Pluralinguisme et poésie à Paris : de quelle langue es-tu et vice versa.

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FULVIO CACCIA

En ce premier juillet, la saison littéraire parisienne s’achève et l’une de ses manifestations majeures est passée presque inaperçue. Il s’agit de la rencontre : «De quelle langue es-tu ? La poésie contemporaine italienne dans une perspective transnationale plurilingue », qui a eu lieu à la librairie La tour de Babel de Paris, le 1er juillet dernier grâce à l’initiative de Mia Lecomte et de ses complices du centre CIRCE-Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.

On aurait tort de réduire cette rencontre entre les poètes Antonella Anedda, Marco Giovenale, Eva Taylor et le critique Fabio Zinelli de l’EPHE à un simple débat entre italianisants. Prenant au pied de la lettre l’injonction camusienne selon laquelle la seule patrie de l’écrivain demeure la langue, les instigateurs de la soirée ont proposé de déconnecter celle-ci du territoire qu’elle est censée représenter.

Entre langue et langage

La poète Italo-allemande Eva Taylor le 1er juillet à la librairie ” La tour de babel” de Paris

A l’heure du Brexit et des replis identitaires en Europe, cette hypothèse est une bouffée d’air qui réaffirme la vocation originelle de toute littérature : rendre compte de la condition humaine. Mais comment la traduire sans tomber de Charybde en Silla : soit dans le piège d’une littérature nationale avide de tirer à elle tout ce qui fait différence ou au contraire une littérature postmoderne qui déconstruit le matériau de la langue ne conservant que la virtualité du jeu pur. On trouve bien là l’opposition entre langue et langage, analysée par les linguistes et déconstruit naguère par un Jacques Derrida.

Pour illustrer cette polarité, l’œuvre de trois poètes a été mise à contribution. Si la poésie d’ Antonella Anedda est empreinte d’un lyrisme très contemporain, ce n’est qu’une apparence. Car elle est travaillée par le dialecte sarde de son enfance qui dédouble la langue d’écriture, l’italien, et lui donne tout son aplomb, c’est-à-dire sa gravité. Ces poèmes dialectaux à l’âpre sonorité latine ne revendiquent pas une identité régionale, explique le critique Fabio Zinelli ; on est loin en effet de la manière dont un Pasolini s’empare du frioulan comme manifeste politique. C’est au contraire de l’intérieur de la langue qu’ils agissent pour la tendre et faire advenir cette parole singulière qui s’échappe du plurilinguisme attribuée trop souvent à la seule déconstruction moderniste.

Formalisme postmoderne

Plus caustique et ludique, donc apparemment plus moderne, Marco Giovenale construit ses poèmes à la manière d’un Francis Ponge comme des modes d’emploi ironiques qui, à chaque mot, se ramifient pour devenir logorrhée dont le rythme seul fait sens. On y retrouve le formalisme de la revue Tel Quel dont la source remonte à Mallarmé et à Valéry, bien sûr, et qu’aujourd’hui un Jean-Marie Gleize prolonge avec une approche intertextuelle très affirmée. Approche dont se revendique également le poète italien en faisant de l’Oggettistica, titre de l’un de ses poèmes, l’objet de son travail sur la langue.

Mais qu’en est-il pour l’exil ? Le plurilinguisme lié à cette expérience peut-il renouveler la langue d’accueil ? L’italo-allemande Eva Taylor ayant fui naguère le communisme de sa patrie d’origine, en doute. «Nous ne sommes pas des cosmopolites mais des réfugiés », avait précisé en introduction Mia Lecomte en citant la poète Amelia Rosselli. La langue seconde sert ici à refroidir la brûlante expérience de l’exil. C’est la langue de la mise à distance.

Sa poésie la reflète à sa manière. Attentive aux menus détails du quotidien, aux changements d’atmosphère, ses poèmes sont autant des signes qui balisent un territoire qu’il s’agit de se réapproprier et donc de nommer en lui incorporant cette torsion syntaxique propre à ceux qui viennent d’ailleurs. Ainsi peut se réaliser en catimini, un certain travail sur la langue. C’est d’ailleurs l’une des leçons de cette littérature contemporaine qui, se percevant en tant que « littérature mineure », accueille sur le même pied le formalisme postmoderne, le poésie dialectale et les écritures venant de l’expérience migrante pour en faire le lieu de convergence d’une littérature postnationale.

Ce n’est pas le cas de la littérature française qui reste, quoiqu’on en dise, profondément nationale dans ses modes de réception. L’idée selon laquelle Paris demeure la capitale mondiale des lettres conduit ses opérateurs à penser que la littérature française en est le réceptacle naturel. C’est cette opération de naturalisation qui est advenue à travers le manifeste d’une littérature-monde signé en 2007 par le gotha des écrivains francophones et français et dont le journal Le Monde a fait grand cas. Voilà bien un réflexe d’une littérature majeure avec ses qualités indéniables d’accueil certes mais aussi avec ses défauts dont le principal consiste à voir les littératures d’ailleurs comme une expression exotique de sa propre centralité. Après Ionesco, Beckett, des écrivains comme Nancy Huston ou encore la mauricienne Ananda Devi, le martiniquais Edouard Glissant, le québécois Jacques Godbout, l’haïtien Dany Laferrière, le congolais Alain Mabanckou, le malgache Jean-Luc V. Raharimanana deviennent ainsi partie prenante de la littérature française.

C’est d’ailleurs tout l’intérêt de cette rencontre qui ne se contente pas de théoriser mais donne à voir presque in vitro les élaborations en cours au sein d’une culture qui se considère « en marge » selon l’acception même d’un Paul Valéry. Nul besoin de remonter à Dante ou Pétrarque qui très vite avaient perçu la fragilité congénitale de l’italien pour comprendre que c’est justement cette faiblesse – le déficit d’état unitaire- qui lui a permis de devenir durant le Cinquecento la langue européenne de la culture.

Die Weltliteratur

Aujourd’hui par rapport au français, à la forte armature syntaxique, l’italien se trouve donc plus à même d’ouvrir une nouvelle et très ancienne perspective sur la langue qui n’est plus seulement le marqueur dune identité nationale mais aussi le véhicule d’une culture qui dès l’origine a été transnationale. Or ceci passe par ce que Deleuze et Guattari ont appelé après Kafka une « littérature mineure » ; ce qui implique l’approfondissement de l’expérience de l’exil et de l’immigration. Car c’est en subsumant l’expérience migratoire dont elle est porteuse avec ces 25 millions de migrants en un siècle que l’italien peut contribuer à faire éclore, en concordance avec les autres langues, l’avènement de ce que Goethe appelait déjà de ses vœux en 1802 : la littérature-monde. Die Weltliteratur

La quatrième dimension

En faisant éclater la chaîne du livre, l’avènement du nouvel environnement numérique peut en quelque sorte la favoriser. Mais pour réaliser pleinement les conditions de cette littérature monde, les opérateurs des littératures nationales (c’est à dire les éditeurs, les critiques, les libraires, les journalistes à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales) doivent prendre en considération un quatrième élément et peut-être le plus difficile : l’œuvre des écrivains ayant publié en dehors de leur aire linguistique d’origine. En acceptant de « rapatrier » ces écrivains autochtones écrivant dans une langue étrangère, ces littératures se grandiraient non pas en récupérant les plus célèbres d’entre eux mais en rendant visible à la face du monde ce qui demeure caché : la nature plurilingue et transculturelle de toute culture nationale. Ce pari n’est pas gagné tant s’en faut. Mais des voix se font entendre désormais pour bousculer le postulat de l’ autochtonie littéraire comme celle de Lamberto Tassinari dont l’essai John Florio alias Shakespeare (éditions du bord de l’eau ) vient d’être publié cette année 1 . C’est pourquoi on ne peut que féliciter les instigateurs de cette rencontre et les encourager à poursuivre ce travail si nécessaire.

1Je vous invite à voir le débat qui a suivi la présentation du livre le 2 février 2016 au PEN CLUB français à l’adresse suivante. https://www.youtube.com/watch?v=Gp1fkhNbRPM