L’AUMÔNE

Giuseppe A. Samonà

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Ce qui suit n’est pas un texte, mais un tableau : les mots ne s’y trouvent que pour dessiner des traits, des courbes, suggérer des mouvements, ou faire surgir des couleurs. Un rêve ? Une rencontre?

Boulevard Saint-Germain, deux ou trois pas après le Café de Flore, en allant vers l’Odéon, il pluviote. Au loin, le long du trottoir peu fréquenté, s’avance en sens opposé – c’est-à-dire de l’Odéon vers le Flore – un homme-torse : les mains agrippées à une canne, le buste vertical, son ventre effleure la poussière, puisque ses jambes, ouvertes dans le signe de la Victoire, forment un angle droit avec son torse – selon les lois de la morpho-physique qui nous façonnent, cela est impossible –, s’allongent parallèlement au sol, traînent le long du trottoir, comme  si elles voulaient le balayer – car oui, l’homme-torse, en balayant aussi les principes qui régissent la gravitation des corps, avance… Les jambes, qui trainent, et qui sont de toute évidence sans vie –   la vie, elle, est dans le bras qui s’agrippe à la canne, scintillant sous le soleil qui par moments perce à travers les nuages (c’est une de ces journées d’automne, à Paris, où la lumière tout en annonçant l’hiver se souvient encore de l’été): une béquille, sans doute, ou peut-être (ses reflets, sa forme changent, à mesure que l’homme-torse s’approche) un sceptre, un glaive, une croix : est-il un roi ? un ancien guerrier ? un messager de paix ? Pendant que le torse de l’homme, c’est-à-dire l’homme, se soulève de terre quelques centimètres, comme – dit-on – certains sâdhus orientaux en méditation particulièrement entraînés, et le bâton fait un bond de presque un demi mètre en avant – la main l’empoigne, le bras le guide – et les jambes sans vie sont parcourues par une secousse électrique, et l’homme serpent dauphin sirène avance, avance, despiadado, fait si l’on peut dire un grand pas, pendant que la croix, la béquille, le glaive, le sceptre (la canne), atterrit de nouveau retouche le sol, et de nouveau les mains toujours agrippées, ça recommence, ça continue, la secousse, l’électricité, il est un dauphin dans l’eau, une sirène, un dieu marin qui s’est trompé de route – et il avance : sa monstruosité m’appelle, m’interpelle, mi avvolge.

Il arrive au feu, je peux voir qu’une de deux mains qui s’agrippent s’agrippe à la canne seulement avec le pouce et l’index, formant une sorte d’anneau aussi résistant que l’acier   – pendant que le petit doigt et  l’annulaire tendus en avant tiennent en équilibre – autre prouesse à la limite des lois de la physique –  un grand verre en carton, le tendant au monde, pendant que le majeur, libre, semble me pointer, me capturer, m’hypnotiser, moi, et avec moi l’humanité entière. Pendant qu’il marmonne – mais c’est comme le pianissimo au théâtre, qui doit pouvoir s’entendre jusqu’aux dernières loges : J’ai faim.

Faire? Ne pas faire l’aumône? Valider – ou ne pas valider – la purulente existence des pauvres et l’indécente opulence des riches par un geste de fausse générosité? Soulager – ou ne pas soulager – la vie d’un homme, et ma conscience avec, par un petit geste de piété individuelle ? Mais là, et de nouveau ici, maintenant que j’écris, je suis « agi », comme en transe, je ne raisonne pas, je ne choisis pas, comme si son doigt qui me pointe commandait mes mouvements, déroulement d’un film au ralenti, ou mieux, comme s’il m’aspirait dans un tableau où tout avait déjà été peint – car les mouvements ne succèdent pas l’un à l’autre, ils sont tous là, pour toujours : je suis devant le monstre au milieu de la rue, ma main est dans ma poche, elle cherche des pièces de monnaie, une deux, trois, elles tombent dans le verre en carton.

Mais pendant… pendant – tout s’est magiquement passé en superposant des pendant – que sans jamais me tourner  je sors, suis sorti, je crois, du tableau, suis arrivé de l’autre côté de la rue, la voici, derrière moi : la voix. Elle est sonore, tonitruante même, aux couleurs de femme : Lève-toi, tu marches mieux que moi. C’est comme si elle me frappait par devant, cette voix de femme, ou peut-être c’est que sans m’en apercevoir, comme aspiré, je me suis tourné, car je le vois de nouveau, l’homme-torse, avec à côté une grosse matrone, sur la soixantaine (je viens de me rendre compte que l’homme-torse n’a pas d’âge), grande, bien portante, qui lui parle, et sa voix est puissante : Lève-toi donc – qu’elle répète – et marche. Puis, en me voyant, elle sourit, et me dit : Il court même – il pense que comme ça les gens lui donnent davantage. Je le connais bien, moi. Nous travaillons parfois ensemble. Moi aussi je fais la manche. D’ailleurs, n’auriez-vous pas quelques petites pièces ? Et moi, avvolto, extatique, de lui répondre : Je suis désolé, Madame, je viens de lui donner tout ce que j’avais…

Ah ! j’oubliais : la pluie vient de s’arrêter, le ciel est soudainement libre de nuages, d’un bleu contagieux, la dame porte un gilet dont la couleur jaune me rappelle une toile de Vermeer.  

(C’était en 2008. Jamais auparavant ma vie  ne s’était croisée aussi suavement avec la littérature, et cela ne s’est plus jamais produit. Au Café de Flore je venais de rencontrer un éditeur pour un projet sur Albert Cossery, qui était mort quelques mois plus tôt. Comment se fait-il que j’y pense seulement aujourd’hui ? Depuis son arrivée à Paris, en 1945, jusqu’à ses derniers jours, c’est justement assis au Flore que le sublime apôtre écrivain des mendiants a passé la plupart de ses après-midi, tout simplement à regarder la vie. C’est lui qui m’a envoyé l’homme-torse et sa compagne. Que ces lignes, chronique ou rêve, lui rendent hommage)

 

La « crise des migrants », ou le pouvoir des mots

Sophie Jankélévitch

A partir des tragédies vécues quotidiennement par des hommes, des femmes, des enfants fuyant les conflits qui ravagent leurs pays, les media ont produit un nouvel objet dont se sont emparés les hommes politiques et même les simples citoyens que nous sommes : la « crise des migrants », dont on entend parler quasiment tous les jours. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de nier les difficultés soulevées par l’accueil et la prise en charge de ceux qui toujours plus nombreux débarquent sur les côtes européennes où arrivent par voie de terre dans l’espoir d’une vie meilleure ou simplement vivable. Il s’agit de réfléchir sur le langage, ou plutôt sur un certain usage du langage, consistant à produire des effets par des moyens purement rhétoriques et à créer des fictions à travers la fabrication de formules qui à la fois dispensent de toute réflexion et entraînent des associations automatiques. Victor Klemperer, étudiant la langue employée par les nazis, a bien montré (LTI,- La langue du IIIe Reich, 1946) comment l’instrument de propagande le plus puissant du nazisme ne fut pas les discours des dignitaires du régime, le contenu de leurs déclarations, mais « des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. » C’est donc toute une vision du monde qui s’insinue à travers des façons de manier la langue et que chacun fait sienne sans même s’en rendre compte. Dans notre actualité récente, les exemples ne manquent pas pour illustrer ce pouvoir des mots. Ainsi, en France, il est très à la mode de se demander de quoi on doit avoir peur : la phrase « faut-il avoir peur de … » (des migrants bien sûr, mais aussi : de la cigarette électronique, des OGM, des nouvelles technologies, des sciences sociales, etc.) fait régulièrement la couverture de nombreux magazines, et fonctionne comme un appât pour l’acheteur potentiel en jouant sur ses fantasmes. On se rappelle aussi le « malaise des banlieues », avec sa variante les « banlieues à problèmes », qui emplissait les propos des journalistes dans les années 80 et 90 (des incidents avaient éclaté dans le quartier des Minguettes, à la périphérie de Lyon) et laissait penser que les banlieues françaises étaient de véritables coupe-gorges. De même, dans de nombreux discours politiques dont il est inutile de préciser l’orientation, le « problème de l’immigration » ‒ avatar contemporain de la « question juive » ou « tzigane » ‒ transforme en pathologie un phénomène ordinaire dans un contexte de globalisation et fait apparaître l’immigration comme une sorte de cancer, dont notre société ne peut tirer aucun bienfait.

Il en va de même aujourd’hui avec la « crise des migrants » : ces deux mots sont désormais inséparables, ils sont collés l’un à l’autre, aimantés l’un par l’autre, comme dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert « jalousie » est « toujours suivie de effrénée », ou « ivresse » «toujours précédée de folle »… L’association automatique de certains mots est en effet l’un des mécanismes à l’œuvre dans la production des clichés et des stéréotypes. Qui pense « migrants » pensera donc nécessairement « crise » : les migrants ne sont rien d’autre que la crise qu’ils provoquent. En tant qu’êtres vivants, de chair et d’os, avec leur histoire, leur langue, leur culture, leur famille, ils n’existent pour personne… Leur réalité n’est pas prise en considération, ne suscite aucune curiosité, aucun désir de connaissance ; elle est littéralement gommée, effacée par la formule que composent ces deux mots mis ensemble. Ce qui est caractéristique de ce type de langage, c’est son pouvoir déréalisant. Le mot se substitue à la chose. La prochaine étape sera sans doute le remplacement de la formule elle-même par un sigle : on parlera de la C.M. comme on parle des SDF, des ENAF (enfants nouvellement arrivés en France) ou des PMR (personnes à mobilité réduite) pour désigner des catégories d’individus auxquels la logique administrative a retiré leur humanité, êtres abstraits n’existant plus que pour être  « gérés ».

Mais cette monnaie dévaluée qu’est le langage médiatique, ces signes qui ne se réfèrent à rien, ont en même temps une efficacité redoutable : celle de modifier en profondeur notre perception des choses. La « crise » des migrants ne renvoie pas aux situations qu’affrontent ces personnes prêtes à tout pour échapper à la misère ou aux persécutions, mais seulement aux désordres qu’elles sont susceptibles d’occasionner dans les pays où elles transitent. Il sera ainsi d’autant plus facile d’en faire des boucs-émissaires et de les rendre responsables des maux qui affectent les sociétés européennes.

Désert blanc  (II)

Par Karim Moutarrif

Les salles de classes en préfabriqué, avec un poêle au fond et le stock de charbon dans la cour.

Les encriers et l’encre offerte par le gouvernement.

La bouteille et son bec verseur. Et la dictature du maître.

L’école des garçons séparée de celle des filles par un haut mur.

Et le nom de ce maudit ministre qui avait donné la connais­sance aux siens et la domination de la race supérieure sur l’ensemble de l’Afrique au même moment, gravé sur le fronton de l’édifice.

Son nom était sur toutes les bâtisses de ce genre   construites à travers le pays.

Dans ce temps là, la propagande de la révolution avait be­soin d’édifier la machine à modéliser des citoyens, disait son vieux prof un peu, beaucoup à gauche.

Je ne savais pas tout ça quand j’étais petit.

Plus au fond de la campagne, il avait connu aussi les écoles sans noms. Celles installées à la hâte dans des anciennes fermes.

Il fallait marcher à travers les labours pour y accéder.

Ils se retrouvaient en bande sur la route. Une espèce de ca­ravane, chargés comme des mulets de sacs d’école bourrés de cahiers et de livres, plus le casse-croûte.

Dans l’unique salle de classe tout le cours primaire était as­séné.

Les gamins de différents âges étaient regroupés selon la classe.

Les cancres étaient stationnés au fond, c’est vrai, ignorés des autres.

 Plus de rivière, plus de roseaux.

Ils avaient tout aplani, rasé les fermettes, et derrière, sur un fond de campagne, taillés à la serpe et à l’équerre, on voyait se détacher, comme dessinés sur le plan, l’autoroute et son péage.

 Adieu veaux, vaches et fromages.

 J’ai continué à marcher pour revoir l’épicerie cantine et la ferme où j’allais chercher le lait de la vache que la fermière trayait devant moi.

L’épicerie avait dû fermer depuis plusieurs années. L’état de décrépitude en témoignait.

Elle était ridiculement petite par rapport à l’image que j’en avais gardé.

La ferme est devenue une fermette, et dans le pacage il n’y avait plus de trace de mammifères depuis longtemps.

Le petit vallon sympathique avait été démantelé, il ne res­tait plus que les fantômes.

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À des milliers de kilomètres de là, c’est vrai qu’il y avait une rivière.

Mais dans le fond c’était encore une image déformée de l’enfance

Elle avait été asséchée.

En fait il n’est jamais bon de se retourner, de revisiter le passé.

On y froisse ses illusions.

Dans ces moments de vertige, où rien ne sert de rse repèrer.

Quand l’amour n’est plus.

Le rêve cassé.

 

Cette rivière je l’entendrais, trente plus tard.

Elle fut le déclencheur.

C’est le bruit de l’eau qui m’a emporté très loin derrière.

Dans un bois canadien, chez un ami.

Surtout le bruit de l’eau.

Et dans mon désespoir, je me suis réfugié sur le bord de la rivière de mon enfance.

Les grenouilles jouaient une symphonie de leur chant nup­tial.

Par une nuit d’été.

Quand une multitude de fleurettes toutes plus belles les unes que les autres font une brève apparition, tapissant un parterre de verdure, éclairé par la lune.

Et l’envie de rêvasser dans ce magnifique tableau.

La rivière en arrière et le bois au fond, au milieu des bruits mystérieux de la forêt.

C’est de là que je venais avant de te rencontrer.

L’odeur du café chatouillait les narines, la maisonnée s’éveillait tranquillement.

La relâche était perceptible dans l’air

C’était samedi, journée des petites annonces.

Ils recevront des montagnes de curriculum vitae.

Ils choisiront tranquillement sur les milliers.

Il souriait devant les définitions de poste comme ils disent.

Les jobs étaient de plus en plus bizarres.

Il y en avait de moins en moins et en fond sonore, on en­tendait le bruit du vent dans le feuillage des arbres.

De sa fenêtre il pouvait voir un océan de verdure.

C’était le grand show de l’été.

Il n’y avait plus qu’un petit bout de ciel, les feuilles avaient tout envahi.

Il n’y avait que ça de vrai dans le fond.

Le reste n’était qu’artifice.

Le réveil de la nature était à chaque fois une leçon.

Dire que, quand l’hiver les plumait de ses blizzards, ces mêmes arbres semblaient morts à jamais.

Vont-ils fleurir et faire pousser des feuilles comme l’année dernière?

Verra-t-on les bourgeons pointer?

Jusqu’aux dernières provocations des éléments, c’est tou­jours la grande attente.

Puis un matin en sortant, le miracle s’est produit.

La nuit a porté la vie et au jour, une multitude de petites pousses sont apparues sur les branches.

Pendant ce temps je marche dans la tempête, c’est halluci­nant.

La neige avait tout confondu de son immense manteau blanc.

La ville n’avait plus de sens.

Les voitures étaient anéanties, le bitume enterré.

Et je rêve que ça le reste pour toujours

Je suis tout seul dans le paisible tourbillon de neige,

La ville n’existe plus, elle est irréelle.

Je suis un nomade dans le désert blanc.

Je marche dans une matière friable, fragile dans laquelle je m’enfonce.

J’entends le doux  crissement de mes pas dans la neige fraîche. Je marche sur un parterre immaculé, d’une blan­cheur extraordinaire.

Et je pense à toi.

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Les halos de lumière des réverbères font miroiter les flo­cons de coton suspendus qui se déposent doucement, sur mon chapeau, sur mon manteau dans les moindres replis du tissu.

Mon image devient floue et peut-être que je serais effacé de l’image.

Que je disparaîtrais dans le blanc.

C’est vrai que le journal du samedi devait coûter un tronc d’arbre par numéro, facile.

La fin de la lecture était assez tumultueuse.

Il regrettait toujours, une fois le torchon secoué, d’avoir mis autant d’argent dedans.

Mais chaque samedi, il se faisait une petite gâterie: il ache­tait un tronc d’arbre pour le jeter dans le bac de récupéra­tion, une fois écoeuré.

Il était mal à l’aise, avait l’esprit ailleurs.

Je savais déjà que tu me prenais pour un raté.

Tu m’avais dit que je n’étais qu’un pauvre type.

C’est pour ça que j’étais reparti revisiter ma vie.

Depuis la première fois où tu me l’as dit.

Pour comprendre comment se fabriquait un pauvre type.

Les années avaient usé l’amour et je n’avais, pas plus que toi, de contrôle sur ces choses là.

Il avait apporté dans ses bagages tous ses souvenirs et très peu d’effets.

Il les avait posés dans un coin du patio à l’abri de la circu­lation, sur le zellij aux couleurs de la Méditerranée.

Il imagina des valises en carton, en bon immigrant de re­tour au pays.

Parfum bon marché et cravate en sus.

Ce qui le ramenait sur ses pas était un rendez-vous très particulier.

Dans un cimetière pour pauvres où la plupart des tombes étaient de terre.

Un décor dénué de fioritures.

Le décor des humbles que l’histoire oublie.

Le taxi l’avait déposé loin là-bas, sur le bord de la route.

Pendant le parcours il avait mesuré les changements.

Il était parti de la Ville des corsaires, en longeant la côte vers le sud.

Il avait traversé le fleuve sur une barque, pris un taxi col­lectif jusqu’à la limite de la ville, puis avait fini par pendre un taxi à lui tout seul.

Il avait longé les murailles de torchis de l’enceinte “pré-co­loniale ” de la ville, comme ils disent dans les bouquins d’experts.

Il avait été surpris par la densité, le nombre de piétons, le bruit.

C’était en fin de journée.

Dieu que j’avais perdu l’habitude, j’aurais du le savoir

Ici aussi, ils bitumaient, rasaient des quartiers, défonçaient des cimetières.

Le sol était réquisitionné pour la rareté.

Ailleurs on parlait de qualité de la vie, de trou dans la couche d’ozone, du cancer provoqué par le tabac, etc.

Il n’y avait pas beaucoup d’arbres dans le décor

La ville minérale, vorace comme une tornade balayait tout sur des dizaines de kilomètres.

Non ce n’est pas San Francisco, mais si ça continue, ils feront plus fort que San Francisco, ce sera un pays minéral.

Mélangé à l’exode rural, à la pauvreté, à l’entassement…, à l’absence de moyens.

Je me souviens de dépotoirs à ciel ouvert, entre les hommes et la mer.

J’avais appris plus tard, à l’école que c’était à l’opposé de ce qu’il fallait faire. Mais mes livres n’avaient pas vu la misère et les enfants jouaient dedans au soleil couchant.

L’aridité donnait des traits ascétiques au paysage.

A beaucoup d’endroits le sol avait été emporté et depuis des décennies plus rien n’y pousse.

Une croûte que même les orages violents ne défont plus.

Ça lui était brutalement revenu à l’esprit.

J’ai marché de la route jusqu’au royaume du silence,

J’ai foulé la poussière rouge jusqu’à l’emplacement.

De toute façon je marchais sur mes espoirs comme j’aurais claqué du talon sur un macadam luisant. La nuit, sous la lumière maussade des réverbères.

Dans le partage des pouvoirs de l’ombre entre deux lampa­daires.

La vie peut être vue à travers ces petites choses absurdes, incongrues.

Dans une lecture parallèle tout à fait plausible.

Rien ne l’interdisait.

Debout devant l’endroit où il ne devait plus y avoir qu’un engrais, fixant la pierre tombale, il se mit à parler en fran­çais dans un cimetière musulman.

L’épitaphe de marbre avait perdu ses caractères arabes.

Une très belle écriture calligraphique, noire jadis, sculptée dans le marbre.

Il jeta un regard circulaire pour s’assurer de leur intimité et s’entendit dire:

 Ça fait bien longtemps que je ne t’ai pas rendu visite, je te boudais maman, je te boudais Mnaya et maintenant je re­viens à toi, plus âgé que toi avec toujours la même frustra­tion de ne plus te revoir.

C’est ça la mort vue par les vivants.

Je suis venu te dire que je t’admirais.

Je suis venu te dire que je suis toi.

 Il se disait en lui-même que cette espèce de rite païen était absurde, mais c’était plus fort que lui.

Il n’aurait supporté aucune intrusion. Ni la moindre ingé­rence dans la mise en scène.

C’était à lui, ça lui appartenait tout seul et personne au monde n’aurait pu remettre en question cette exclusivité.

Aucun rationalisme ne pouvait la balayer.

De toute façon, il avait choisi la discrétion pour n’interférer dans l’existence de personne.

Un cimetière au crépuscule, c’est rarement fréquenté.

Et le reste fut laissé à l’océan.

Très peu de personnes venaient se recueillir sur cette tombe.

La mort emporte dans l’oubli.

Je trouve le dessin de Charlie Hebdo sur le tremblement de terre en Italie dégueulasse, méchant, etc. Mais…

Giuseppe A. Samonà

Quand quelques amis, à l’unisson avec la presse quasiment unanime, s’insurgent indignés, faisant remarquer  que ce dessin ne fait pas rire, une question me vient à l’esprit : et pourquoi donc devrait-il faire rire? La satire ne doit pas être confondue avec l’humour, elle ne fait pas rire, ou plus exactement elle peut faire rire, mais ce n’est pas son objectif. Elle doit provoquer, heurter, faire preuve parfois de « méchanceté », voire même être « dégueulasse », pour susciter une réflexion politique et sociale. Ni Dante – qui en fait abondamment usage, et dont on a dit et répété que sa manière de parler de Mahomet faisait pâlir, par sa violence, les fameuses vignettes de Charlie Hebdo– ni Voltaire, auteur satirique s’il en est, n’ont jamais fait rire personne. Cela dit, on peut aimer la satire ou ne pas l’aimer : moi par exemple je ne l’aime pas,  ou pour mieux dire, je ne l’aime pas quand elle est utilisée de manière exclusive, comme si elle était à elle seule un moyen pour comprendre et raconter le monde : d’ailleurs, je ne suis pas un lecteur de Charlie Hebdo et n’ai que très rarement apprécié ses dessins… Mais on ne peut pas demander à ce journal d’être ce qu’il n’est pas.

Les mêmes amis, et la même presse, ajoutent encore plus indignés : non content de tourner les victimes en dérision, ce dessin reprend des stéréotypes lourdement racistes et xénophobes… Là encore, on doit s’interroger. Les journalistes de Charlie Hebdo, de par leur histoire, leur appartenance culturelle, leur orientation politique, manient la dérision – y compris en utilisant les morts – avec désinvolture et souvent une certaine obscénité, mais c’est sur les meurtriers, les bourreaux, et non sur les victimes, que portent leurs sarcasmes: est-il possible qu’en cette occasion ils aient dérogé à leur vocation atavique ? Et surtout que des intellectuels cultivés et raffinés aient repris à leur compte un grossier cliché raciste, vieux de presque cent ans, qui n’a plus cours même parmi les plus rustres et les moins instruits ?  Non, seule une totale méconnaissance des mécanismes de la satire caractéristiques de Charlie Hebdo pouvait attribuer à ces journalistes une telle intention. Si on analyse le dessin à l’intérieur de Charlie Hebdo – les journaux qui ont lancé la polémique l’ont présenté sans rien, hors contexte, en partie tronqué – en s’appuyant aussi sur les nombreuses interventions dans les réseaux sociaux de ceux qui, contrairement à la presse officielle, l’ont compris et ont pris sa défense (parmi les plus significatives, voir l’article publié dans Gli Stati Generali,  et la discussion qui s’en est suivie; ou les prises de position de Sabina Guzzanti, ou encore Roberto Saviano,  on comprend que le dessinateur ne s’en prend pas aux victimes, mais à ceux qui ont construit les maisons ou les ont laissé construire d’une certaine manière, en contournant, ou en négligeant les critères qui s’imposent de manière impérative dans une zone à risque sismique élevé – l’exhibition du corps des victimes permet seulement, ni plus ni moins qu’une photographie,  de constater un fait: si on construit des maisons avec du sable au lieu de ciment (penne gratinées), elles s’écroulent sur leurs habitants, les réduisant à l’état de viande hachée bonne à faire des lasagne, dont se nourrissent aussi ceux qui profitent de la  reconstruction pour s’enrichir cyniquement et malhonnêtement, comme cela s’est passé à l’Aquila. Bref, ce dessin, de manière provocatrice, veut dénoncer un scandale: ce n’est  pas  le tremblement de terre mais l’Italie, le système Italie, qui a causé tous ces morts et tous ces blessés; les morts ne sont pas morts du tremblement de terre mais de l’Italie. Du système Italie. Simplification, raccourci, slogan ? Certainement. Néanmoins, il n’est pas moins sûr que, comme le souligne Norma Rangeri dans le Manifesto du 25.08,  « Aucun pays industrialisé, présentant un risque sismique très élévé comme le nôtre, n’est pulvérisé chaque fois que la terre tremble. » (Et moi j’aurais envie d’ajouter : … avec une magnitude ne dépassant pas 6 degrés). A noter, pour corroborer cette interprétation, la phrase qu’on peut lire un peu plus loin plus loin dans Charlie Hebdo sous la rubrique “Les couvertures auxquelles vous avez échappé” : « On ne sait pas si le trem­ble­ment de terre a crié ‘Allah U Akbar’ au moment de se produire ». Référence claire à L’ennemi d’aujourd’hui, bouc émissaire par excellence – et ce sont les journalistes que cet ennemi a si durement frappés qui se moquent de cela ! –  que l’on charge aujourd’hui de tous les maux dont souffre la société. Quant à l’image de la « pasta », son usage raciste (les macaronis d’antan) est devenu une antiquité poussiéreuse, digne d’un « Musée de l’insulte xénophobe»; il est difficile de penser qu’elle a pu être utilisée au premier degré, avec l’intention d’injurier.  Il ne reste, au second degré, que son évidente  capacité à  représenter immédiatement l’Italie, un peu comme le camembert pourrait représenter la France. A ce propos, une dernière remarque : Charlie Hebdo se moque de tout, il ne connaît ni limites ni frontières, il semble prendre un plaisir presque sadique à frapper les personnes et les idées aux endroits les plus sensibles, France comprise, et c’est pourquoi un grand nombre de Français ne le supportent pas et ne perdent pas une occasion de l’attaquer ; de toutes les accusations dont Charlie Hebdo a été l’objet, celle de chauvinisme  est vraiment la plus injuste et la moins fondée.

Le dessin t’a donc plu? demandent les indignés… Non, mais s’il me déplaît, c’est pour d’autres raisons. Outre le fait que la satire comme vision du monde n’est pas ma tasse de thé, c’est en général l’exhibition de la douleur et du corps des victimes qui me pose problème, eût-elle pour objectif de dénoncer le meurtrier. De ce procédé, Charlie Hebdo fait un usage immodéré et volontairement de mauvais goût, souvent crypté (c’est le cas ici) et incompréhensible pour qui n’est pas un exégète confirmé du journal ; le public non averti, à commencer par les victimes elles-mêmes, ne peut y voir qu’une grossière atteinte à la dignité des morts et des blessés, si bien que le dessin finit par produire un effet opposé à celui qui était visé. D’ailleurs, à propos de ce même événement, le dessin scandaleux de Felix a été suivi par un dessin de Coco qui se présente comme une clarification provocatrice face au tollé général suscité en Italie par le premier : “Italiens, ce n’est pas Charlie Hebdo qui construit vos maisons, c’est la mafia”. Certains diront : qui n’aime pas ce genre de satire, n’a qu’à ne pas acheter le journal. C’était juste dans les années 70 et suivantes, ce ne l’est plus aujourd’hui : pour peu qu’il y ait un intérêt à créer un « cas », n’importe quelle image est instantanément diffusée aux quatre coins du globe, y compris auprès de ceux qui n’achètent pas le journal. D’ailleurs Charlie Hebdo a bien conscience de cette possibilité de manipulation et s’en sert, ne serait-ce que pour se faire de la publicité. Il y a en somme un grand décalage entre les intentions, qui circulent et sont comprises dans un public restreint, et le résultat, qui finit par s’adresser au grand nombre et tombe, comme un excrément mal ciblé, à côté de la cuvette (… fuori dal vaso, vieux dicton populaire italien). C’est pourquoi on peut dire que cette satire échoue à faire réfléchir (car on ne peut appeler «  réflexion », ou du moins pas dans le sens recherché par le dessin, le concert de vociférations qui s’est déchaîné, ni même le besoin de discussion qui s’est manifesté aussi à ViceVersa…), et qu’elle a manqué son but. Dans l’ordre de la satire, en effet, quand on passe de l’écriture à un dessin, potentiellement accessible à tous, il faudrait, justement pour cette raison, être beaucoup plus incisif, avoir bien plus de finesse et de capacité à franchir les frontières: Altan ou Philippe Geluck possèdent cette vocation à l’universalité et racontent un monde, les dessins de Charlie Hebdo, non (du moins à notre avis) ; ils ne sont compréhensibles qu’à l’intérieur d’un cercle restreint de d’initiés. Sans renoncer à l’incontournable (pour Charlie Hebdo) effet macabre, n’aurait-il pas été plus efficace, pour faire passer le message, d’introduire au milieu des décombres quelques politiciens ou entrepreneurs du bâtiment? En ce sens, les occasions d’inspiration en Italie ne manquent pas …

La chose toutefois la plus ahurissante, pour moi (et c’est ce qui est à l’origine de ces lignes), est l’extraordinaire vague d’indignation collective – celle-ci, oui, teintée d’un certain chauvinisme – qui a rassemblé l’Italie contre l’infâme dessin, à l’intérieur et hors des institutions : de la droite fasciste de Forza Nuova, qui regrette que “nous ne les ayons pas tous tués, ces salauds de Français”, à la gauche du Manifesto (03.09.16), qui, dans un article étonnement superficiel, et embarrassant, de Tommaso di Francesco, conclut que « l’arrogance et le mauvais goût restent d’ insupportables spécificités françaises ». Je ne suis plus Charlie : ainsi se sont insurgées de nombreuses personnes qui avaient fait leur le célèbre slogan apparu il y a un peu plus d’un an; ils doivent s’excuser, affirment d’autres, le dessin doit être publiquement condamné (et l’ambassade de France de déclarer que « le dessin ne représente pas la position officielle de la France » !!!) ; les dessinateurs doivent être mis au pilori, on en est même arrivé à une véritable dénonciation au Tribunal par le maire d’Amatrice – et cela sans parler des menaces de mort visant les journalistes et des horreurs qui foisonnent à leur sujet sur le web. Aux repentis du Je suis Charlie, moi (qui n’ai jamais adhéré au fameux slogan mais défendrai toujours l’existence de Charlie et le droit de dessiner « satiriquement »), voudrais rappeler  que ce dessin n’est pas meilleur ni pire  que beaucoup d’autres du même genre – et même il y en a eu de plus vulgaires, de plus insultants et de plus révoltants : ceux par exemple qui s’  « inspirent » des victimes du génocide au Rwanda, ou des enfants syriens morts en traversant la Méditerranée, ou encore, pour rester dans le même sujet, du tremblement de terre en Haïti. Certes, tous ces dessins ont donné lieu à l’époque à des protestations – pas en Italie, toutefois–, mais jamais à une tempête comparable à celle qui vient de se déchainer en Italie, justement : au moins en ce sens-là il s’agit bien d’une affaire italienne.

Entendons-nous bien. Une chose est la douleur en elle-même, celle des victimes et de  ceux qui se sont sentis offensés par ce dessin : devant la douleur des autres on ne peut ni ne doit porter aucun jugement, on ne peut que témoigner silencieusement sa sympathie et sa solidarité. Autre chose en revanche est l’élaboration intellectuelle de cette douleur ; la fabrique de l’indignation collective, les initiatives qui s’en suivent, le recours à des termes comme “honneur” et “outrage”, tout cela suscite une certaine perplexité…  Il est difficile de ne pas penser (mutatis mutandis) aux réactions provoquées dans le monde musulman par les dessins (mauvais eux aussi!) sur le Prophète. Un mauvais dessin touche à quelque chose de sacré (ici le Prophète, là les morts), déchaînant un ouragan collectif disproportionné du point de vue rationnel, mais compréhensible, « proportionné » d’un point de vue religieux, qui considère ce qui est sacré comme intouchable, et les images comme  étant en elles-mêmes dotées de pouvoir. C’est là- dessus qu’il faudrait réfléchir, plus que sur un mauvais dessin qui ne mérite pas tant d’attention. Il faudrait aussi s’interroger sur un curieux déplacement politique. Au lieu de s’en prendre aux choses elles-mêmes, on s’en prend à la représentation des choses ; la fureur collective s’est acharnée sur un médiocre dessin en se détournant de la  réalité dénoncée par ce dessin: de ceux qui, par leurs malversations, leur corruption, leur indifférence, leurs investissements absurdes ou frauduleux, sont responsables, du moins en partie, des désastres environnementaux qui s’abattent régulièrement sur l’Italie.

 

 

EUROPE. Satire? Dazibao sur Charlie Hebdo

Une caricature de “Charlie Hebdo” scandalise l’Italie

Ainsi titre Le Point dans son site internet du 2 septembre mais on pourrait citer d’autres sites français (http://www.lepoint.fr/medias/une-caricature-de-charlie-hebdo-scandalise-l-italie-02-09-2016-2065563_260.php)

Satire ?! Scandale? Ce qui choque, au de-là de la désolante, triste stupidité de cette caricature de Charlie Hebdo sur le tremblement de terre qui a pulvérisé la ville d’Amatrice faisant 300 morts, est qu’en France on en fasse une « affaire italienne ». Comme si la douleur, la bêtise avaient des frontières nationales …Pas d’espoir pour l’Europe si, en France, les médias n’ont pas le courage de condamner cette “satire” humainement, universellement cruelle et gratuite.

Lamberto Tassinari

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Je sais plus qui je suis….

Je n’ai jamais été vraiment fasciné par le tabloïd, je le trouve de mauvais gout bien des fois mais comme Voltaire je me battrai pour qu’il ait sa place parmi les autres  média. Cependant la liberté d’expression semble porter à certains mépris de l’humain chez Charlie et une fois de plus il s’y illustre bien.

Beaucoup de choses se cachent derrière le geste de Charlie :

La catastrophe, en Italie, est « nationale », c’est ailleurs déjà, donc on peut en rire, sans limite. Je n’ose pas imaginer l’inverse et une France meurtrie par un tremblement de terre faire l’objet d’un pareil sarcasme. Je vois d’ici les boucliers se lever et les leçons de bonne conduite assenées à tout va

Les Italiens sont de la « pasta », ce qui n’est pas sans rappeler les vocables qui qualifiaient cette immigration en France, chacune ayant son appellation. Pour les Nord-Africains, c’était « bougnoul » par exemple, les Portugais, des “Portos”, les Polonais, des “Polaks”.

C’est donc une pauvre France que Charlie perpétue ainsi.

Charlie qu’on a pu prendre une foultitude de fois, la main dans le sac, franchissant cette frontière que personne ne peut lui contester au nom de la liberté d’expression

Qu’est ce qui a pris à Charlie de faire de l’humour bourré de mépris sur une tragédie humaine ?.

C’est juste incompréhensible, inqualifiable, lamentable

Karim Moutarrif