Du pigeon Jean-François ceci n’est pas l’histoire

Giuseppe A. Samonà
Dessin de Fulvio Caccia

Tu es assise sur ton minuscule balcon, le matin est frais, agréable, et voilà : tu entrevois une silhouette noire là-haut, parmi les feuilles délicates de ton lierre bien aimé, un sac en plastique tombé du balcon de la voisine, penses-tu – pauvre humanité, toujours aveugle… – et tu te lèves pour le saisir, quand, la main arrivée à proximité de la silhouette, et derrière elle les yeux – plus aptes à voir que les mains… – haaa, tu sursautes … Oui, haaa, et non pas blaaa comme on le ferait en se retrouvant face à un cafard ; haaa : dans lequel il y a bien sûr le dégoût, mais aussi la peur, ou qui sait, l’horreur, une horreur ancienne, le souvenir des temps où nous aussi étions dotés d’ailes, de plumes – bien installé parmi les feuilles vertes, avec son œil de verre, épouvantable, il te regarde. Un énorme pigeon. Puis, avec un terrible effort, tu t’arraches à cette terreur pétrifiée – combien de temps a duré le regard de Méduse ?  – tu rentres précipitamment dans la cuisine, tu l’enfermes à l’intérieur, c’est-à-dire, à l’extérieur : le monde entier est une immense prison. Tu attends, lui aussi, tu le regardes, lui aussi, à travers le mur de verre. Finalement, par la porte à peine entrouverte, tu fais passer un balai, et frappes avec violence le pot, et l’énorme pigeon ouvre les ailes, frrrr, frrrrrrrrrr, mais il ne vole pas, il ne bouge pas, comme s’il ne pouvait ou ne voulait, on dirait un épervier, un fantôme, l’ombre répugnante et redoutable de la Mort. Et boum, désespéré, un autre coup de balai, et un autre, un autre, avec des trajectoires différentes, jusqu’à ce qu’enfin cette grosse bête affreuse et obstinée tranquillement s’envole.

Je n’y étais pas, et je ris, le soir, quand tu me le racontes. Les femmes, elles exagèrent toujours – mais je ressens en moi un frisson d’inquiétude.

Mais j’y suis quand tu me réveilles. Il est revenu, dis-tu (tu es déjà debout). Moi aussi je me lève, je te suis. A travers la vitre, dans l’obscurité, je peux enfin voir, semblable à une claire lune de diamant, trônant sur le lierre lascif, son terrifiant œil de verre. Il n’est pas possible de l’attaquer maintenant, ni d’ouvrir la porte, ne fût-ce une ouverture minime : en même temps que l’affreux regard pourrait entrer la nuit entière. Nous y penserons demain, dis-je. Mais nous mettons très longtemps à nous endormir. Les ténèbres, le futur, sont oppressants.

Le matin, comme prévu, il est toujours là, bien accroupi, installé dans son pot de lierre : l’œil de verre, le corps énorme et gris, excepté pour le cou, qui est blanc. Certes, maintenant notre geste est sûr, la trajectoire est calme, étudiée. Au premier coup, l’énorme pigeon s’envole, et se perd dans l’air. Mais nous savons qu’il reviendra. En effet, il revient. Pendant deux jours nous nous alternons, toi et moi, pour donner le coup de balai.

Puis, l’intuition, l’œuf de Colomb (s’il m’est permis de le dire). Le pigeon est une pigeonne, ou mieux une palombe – je suis à mes moments perdus chercheur en zoologie – le cou blanc  ne laisse pas de doute. Et toi, en son absence, sans parler, presque sans respirer, et sans accord préalable, tu as fouillé dans le fond de son pot, et tu as trouvé  comme un fil, une petite branche, puis une autre, et une autre, étaient des dizaines de fils entrelacés, que tu as pris, démêlés un par un, jetés. Et puis, encore plus dans le fond, à mon tour – tuer est le travail des hommes – j’ai caressé la plante, je l’ai tâtée de ma main meurtrière, jusqu’au moment où je l’ai senti, et pris entre le pouce et le médius. Sa blancheur était aveuglante, son ovale émouvant. Je l’ai gardé dans ma main pendant quelques instants, comme si je ne savais qu’en faire. J’ai eu à nouveau sept ou huit ans, j’ai éprouvé cette même joie tiède, presque sexuelle, que m’avait donnée la naissance des enfants des canaris dans ma maison familiale, et puis j’en ai eu de nouveau cinquante, et j’ai ressenti la douleur de sa mère. Et même, je me suis senti mère moi aussi: je savais – les mères savent ces choses-là – qu’il s’appellerait Jean-François. Mais la nature ne connaît pas la pitié, chacun défend son territoire; et surtout, faut-il le rappeler ? entre les hommes et les pigeons c’est la guerre totale…

Ceci justement n’est pas l’histoire du pigeon Jean-François – ou si l’on veut, pour le dire plus précisément: ceci est la non histoire du pigeon Jean-François, c’est-à-dire une histoire qui n’a jamais été – celle, en d’autres termes, d’un pigeon qui aurait pu être et ne fut pas. Même si cela m’a, nous a rempli de tristesse.

N.B. Ce que je viens d’écrire n’est surtout pas, ni ne veut être, une réflexion théologique sur le commencement ou la substance de la vie, ni un pamphlet pour la défendre, la vie, sous la forme d’une croisade, que sais-je, contre l’avortement, voire l’euthanasie… Ce n’est pas non plus un appel en faveur du permis de tuer, ni un éloge des armes et de la violence, ni, Dieu nous en préserve, une métaphore pour justifier les frontières ou – per carità – le droit d’un peuple à habiter un territoire (ou pas).  Non. Ce n’est qu’une petite histoire vraie, et même pas de ces histoires vraies très à la mode que l’on vend comme des cacahuètes, car justement c’est la vraie histoire d’une non histoire… J’ajouterai juste ceci : parfois je revois dans l’obscurité cette énorme pigeonne épervier qui bat des ailes, comme l’ange de la mort, et la peur me saisit… Et si un jour je me retrouvais de nouveau face à elle, revenue pour me réclamer vengeance de son fils Jean-François ?

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Photo de Sophie Jankélévitch

Post scriptum. Sophie Jankélévitch, que je remercie, voit dans cette histoire un écho de la célèbre épopée de la mouette Marie-Jeanne. Le lien est bien sûr intrigant, et j’espère avoir la possibilité de faire les recherches nécessaires en vue d’une prochaine publication.