Art, combien d’étoiles?

Lamberto Tassinari

Ce texte m’accompagne depuis bientôt vingt ans, autrement dit, il s’agit d’idées esthético-politiques qui fondent, qui constituent ce que je suis (…ou ce que je crois être). Les trois premiers paragraphes sont les mêmes qui se trouvent en Art, euthanasie de l’aura, texte publié dans l’ouvrage collectif “Utopia. De quelques utopies à l’aube du 3e millénaire” (PUL, Syllepse, 2001) et dans ce même site.

Le quatrième et dernier paragraphe est d’aujourd’hui, énième variante d’un texte que j’aimerais indéfini.

Tout est lié

Tout est lié. Aurions-nous oublié que le battement d’ailes d’un papillon en Chine produit un ouragan dans les Antilles? Ou, peut-être, n’avons-nous jamais cru que cette image poétique illustrant la théorie du chaos possède valeur de vérité. Pourtant, nous avons tranquillement reçu l’idée de globalisation sans pour autant comprendre que l’économie globalisée est le dernier des phénomènes qui nous relient, manifestation galvaudée d’une liaison beaucoup plus profonde, cosmique, laquelle nous donne la certitude que nous sommes faits de la même étoffe que les étoiles. Si accueillie et comprise cette vérité a des conséquences décisives autant sur notre façon d’interpréter le monde que d’y vivre. Il nous faut avouer que la matière n’est plus ce qu’elle était. Peu à peu, elle nous a révélé son esprit, le principe caché du monde physique, de la réalité qui s’est révélé de façon partielle tout au long de l’histoire humaine. De cet esprit, c’est-à-dire du fonctionnement secret de la matière, l’expérience sensorielle, la religion, la science et l’intuition nous ont permis de cueillir quelques manifestations. Mais depuis un siècle, nous avons commencé à porter un regard de plus en plus aigu à son intérieur. Maintenant, le meta  de la métaphysique devrait avoir cessé de nous apparaître comme un au-delà, une transcendance, pour devenir une présence profonde, une immanence, un dedans, et la métaphysique finalement se montrer pour ce qu’elle est, la partie cachée du monde physique. Le monde certain et solide de Newton et du sens commun est  devenu un bizarre et paradoxal mélange d’ondes et de particules, gouverné par les lois de la probabilité plutôt que par celles rigides de la causalité. Ainsi, nous pouvons voir les manifestations abstraites, invisibles et «intérieures» – la pensée, l’inconscient, le rêve, l’imagination – comme des infiltrations du monde quantique dans le quotidien des objets et des faits… L’art est l’immense espace d’activités et d’œuvres créé par cette énergie interne, invisible de l’être humain. Plus que d’autres capacités l’art, sous toutes ses formes, constitue le portrait, la projection fascinante et mystérieuse de notre richesse et de notre puissance. Les artistes ont su, de tout temps, regarder au fond de l’être humain et des autres phénomènes de la nature. Les mots de William Blake «si les portes de la perception étaient toutes ouvertes les choses nous apparaîtraient telles qu’elles sont, c’est-à-dire dans leur infinité», et de Goethe «si nous étions capables de regarder la nature dans son ensemble, elle nous mènerait, sans aucun doute, jusqu’à la pensée», sont plus que jamais éclairants à l’époque numérique quand ces portes ont commencé à s’ouvrir et le regard porté sur la nature à y pénétrer quasiment  jusqu’à la pensée. Karl Nierendorf, dans l’introduction au livre de photographies du botaniste allemand Karl Blossfeldt, écrit en 1928: «Tout comme la nature qui est l’incarnation d’un grand secret obscur, dans la monotonie du devenir et du disparaître, l’art est une deuxième création, pareillement insaisissable. Elle a germé dans l’intellect et dans le cœur  de l’homme, du point de vue organique. C’est au désir de durée et d’éternité qu’elle doit la lumière du jour.». A propos de l’invention Goethe écrit dans ses Maximes et réflexions : «Que signifie inventer, et qui peut affirmer avoir inventé ceci et cela? De la sorte, s’entêter sur un droit de propriété, c’est de la véritable folie, et ne pas vouloir honnêtement se reconnaître comme des plagiaires, c’est un acte de présomptueuse inconscience.» Kafka, quant à lui, en réfléchissant sur la création, observe dans son Journal  le 25 février 1918:

 « Les inventions nous devancent comme la côte n’est sans cesse à la rencontre du vapeur sans cesse secoué par sa machine. Les inventions produisent tout ce qui peut être produit. On a tort à dire par exemple: l’aéroplane ne vole pas comme l’oiseau, ou bien, jamais nous ne serons en état de créer un oiseau vivant. Certes non, mais l’erreur réside dans l’objection (…) L’oiseau ne peut pas être créé par un acte originel, car il est déjà créé, il est sans cesse recréé en vertu du premier acte de la création et il est impossible d’entrer de force dans cette série (…) Mais – et c’est cela qui importe – la méthode et les tendances de la création n’ont pas besoin d’être différentes pour l’oiseau et l’aéroplane, et l’explication des primitifs qui confondent un coup de fusil et le tonnerre peut contenir une part restreinte de vérité».(1) Les formes inventées par les êtres humains ont un lien profond avec les formes purement naturelles. L’artiste crée  en trouvant, en «plagiant », en jetant son filet dans le magma de ce qui est pour en tirer une œuvre, grande ou petite, représentation fictive d’un des infinis mondes possibles. Aujourd’hui, cette vérité, que n’est plus seulement l’artiste ou le scientifique visionnaire à être capable de voir, est encore plus évidente. Tout le monde commence à se sentir libre et capable de regarder au fond de la matière et de découvrir aussi sa propre capacité à «composer»  de l’art. En ce sens la révolution informatique aura des effets qu’iront bien au-delà de la technologie. À la fin des années 1920 Paul Valéry avait préconisé avec une extraordinaire lucidité ce bouleversement révolutionnaire: « Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut pas être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle‑même, aillent peut‑être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art.».(2)  En procédant de ce constat de Valéry et en particulier des mots que j’ai souligné, je mettrai en relief le rapport essentiel existant entre esthétique et politique. Repenser d’une façon radicale la signification de l’art me semble être l’une des rares chances que nous avons de reprendre la route vers la cité, vers le politique à la suite de la faillite des disciplines sociologiques traditionnelles. Si la notion de l’art et l’invention elle-même peuvent être merveilleusement  modifiées, cela signifie que cette possibilité a toujours existé en puissance, sous forme de tendance, d’utopie.

De l’art

Aujourd’hui, les problèmes de l’art révèlent un malaise profond qui va au-delà des polémiques entre historiens, critiques et artistes. La distance aussi entre l’art «difficile»chargé d’aura, et la majorité des gens exige une révolution esthétique dont nous voyons depuis longtemps les prémisses mais que notre temps est encore incapable d’achever. L’art du vingtième siècle n’a pas réussi à transformer la société, même si les technologies de production et de diffusion de l’art ont provoqué des changements profonds, quantitatifs et qualitatifs. Tout l’art est en cause, pas simplement l’art visuel contemporain, le plus exposé et scandaleux des arts, car il révèle mieux le caractère commun et facile de l’expression artistique. C’est la signification même de l’art, sous toutes ses formes et dans tous les temps, qu’il faut redéfinir. Tout d’abord, qu’est-ce que l’art? On pourrait répondre avec Goethe que «l’art c’est l’art», évitant ainsi tout risque de banalité. Pourtant ce n’est pas autant sa définition que son sens et surtout son rôle qui font problème. L’art, c’est la capacité de regarder et de donner une forme à des idées, des images, des sons, selon des critères spontanés et appris. Capacité commune à tout être humain, comme celle de parler, de courir ou de se reproduire. Au-delà de la distinction de nature anthropologique et culturelle existant entre l’art «actif» préhellénique, magique ou primitif et l’art post-hellénique de plus en plus esthétisant, dans les arts de tout temps et lieux – autant dans les peintures d’Altamira, dans les statues grecques et les dialogues de Platon, dans la Gioconde de Léonard, dans l’ Olympia  de Manet, dans le Décameron  de Boccace, dans l’Ulysse  de James Joyce que dans la Croix, 1950  de Joseph Beuys on retrouve la même capacité de connaître, de saisir le langage de l’univers. C’est toujours nous, qui, par notre regard parlant , réussissons plus ou moins  à entrevoir le pli caché dans les choses de la vie, à en deviner a poco a poco le secret, la vérité cachée en elles que nous essayons de révéler, depuis que nous sommes communauté parlante, par des formes, des signes.  A un certain moment de l’Antiquité, cette habileté a été appelé Tekne à Athènes, ars  à Rome et, pendant la Renaissance, art, qui était synonyme de science. Capacité de comprendre le monde des phénomènes, la nature des choses et, par conséquent, technique, habileté dans la construction d’objets, machines, fabriques, œuvres en accord avec la nature et ses lois. Art signifiait aussi d’abord la reconnaissance de l’humanité dans la Nature, dans ce qui existe hors de soi. Par la suite, à l’époque moderne, surtout après sa séparation de la science et de la technique destinées à asservir la nature, l’art est devenu communication privilégiée de la part de l’artiste, du Génie, de la découverte de formes et de valeurs «nouvelles», il est devenu la sphère esthétique  gérée et administrée selon les principes de la société capitaliste naissante. L’art du vingtième siècle a fini pour coïncider avec «ce qui est artistique», avec les produits, avec l’univers des artistes, des historiens de l’art, des critiques, des marchands, des entrepreneurs.

De la marchandise

Avec une rapidité extraordinaire se sont élargies, à partir des avant-gardes du début du siècle, les frontières de ce qui est considéré artistique. Quand on a consenti d’appeler art toute œuvre  réalisée sans les habiletés traditionnelles, sans la maîtrise des artistes du passé, les portes de l’art se sont entrouvertes. Les avant-gardes historiques d’abord ont passé puis, dans l’espace de quelques décennies, avec le Pop Art et les autres innombrables mouvements, tout est devenu art: le corps, la terre, tout ce que l’Artiste peut toucher. Cela a été le moment crucial de la crise de l’art moderne, car les frontières de l’art ont été justement poussées à l’infini mais sans que cela n’amène à une nécessaire, logique et officielle démocratisation de l’art. La révolte a été vite contenue, maîtrisée et récupérée d’une façon complexe par le système. Les langages, les idées, les formes, les médias, promus par les vagues avant-gardistes dans tous les champs artistiques, des surréalistes aux situationnistes à Fluxus jusqu’aux années soixante-dix, ont été acceptés. Au lieu de subvertir le réel, cet art a eu libre accès aux galeries, aux musées, aux maisons d’édition etc., et il a été investi de l’aura par l’establishment  critique, par les médiocrates et totalement récupéré comme marchandise de luxe. Une véritable contre-révolution qui a amené, en même temps, à la coupure définitive des élites artistiques avec 90 pour cent de la société. Pris dans le tourbillon du triomphe capitaliste, l’art vit, depuis, entre la subversion et la subvention. Soudainement tous les grands phénomènes de la modernité que la civilisation capitaliste a suscités et qui lui ont fait cortège à travers sa crise sans fin, se présentent aujourd’hui sous une lumière nouvelle. L’art est finalement en train de recevoir le traitement qu’il mérite: il est négligé, à l’avantage d’autres activités plus utiles au public. La culture marchande représente désormais, pour l’humanité du Nord de la planète, la nature dominante  et la démocratie s’avère plus que jamais un ballet pénible de corporations, de lobbies, non pas un espace de communication et de partage. Et pourtant, en même temps, les limites de ce système en tant que créateur de liberté, de démocratie et de beau commencent à se révéler aux yeux des gens. Le cas de l’art, comme celui d’autres activités civiles essentielles, montre en fait avec une clarté grandissante les contradictions pénibles surgissant entre les intérêts du capital et ceux de la société. C’est dans l’art lui même, dans sa puissance subversive, laquelle demeure intacte, dans le fait qu’il est la négation subtile mais obstinée de la valeur d’échange, de la valeur marchande du temps et de la vie, que se trouvent les raisons et les énergies pour le refondre. La crise actuelle nous apprend quelque chose de nouveau sur un phénomène très ancien: que l’art est, sinon hostile, à tout le moins profondément étranger à l’esprit du capitalisme. Si la modernité naissante a soustrait les arts de la sphère religieuse en les employant progressivement comme outil d’humanisation  et de laïcisation, il a fallu par la suite à la société capitaliste presque trois siècles pour les transformer en marchandise. Mais l’art ne meurt pas. Les têtes imaginatives non seulement existent mais elles sont plus nombreuses qu’auparavant, malgré que le marché aplatisse et uniformise les talents qui ne coïncident pas avec ce qu’on voit célébré en peinture, musique, cinéma, écriture, etc. Ce qui doit être profondément transformé, ce sont les critères de l’interprétation et de l’emploi de l’art. Aujourd’hui, au moment même de la plus grande confusion et d’une crise généralisée, il est possible et nécessaire d’affirmer que la créativité artistique et ses produits (l’art) ne doivent plus être perçus comme exception individuelle mais plutôt comme normalité de la vie humaine commune.

Au quotidien

Essayez (vous l’avez sûrement déjà fait) de suivre chaque semaine les chroniques littéraires et artistiques dans les pages de votre quotidien ou revue. Si vous parlez plus d’une langue, faites le même exercice dans vos autres langues.

Vous remarquerez alors que chaque semaine il y a des nouveautés « extraordinaires » concernant des « premiers romans » écrits par des auteurs « de grand, très grand talent » souvent comparés à des classiques proches ou lointains : un Houellebecq rappelle Ferdinand Céline, cet autre a du Franz Kafka, etc. La même chose se produit pour des peintres, sculpteurs et artistes d’autres disciplines. Que veut dire tout cela ? Cela veut dire, je crois, que le talent artistique est chose commune et qu’avec l’éducation de masse, à partir des années 1950, le nombre des artistes n’a fait que croître. L’intérêt et l’activité, l’enthousiasme que suscite cette créativité commune, je les considère par le biais de l’éclairante, à mon sens, métaphore du sport. S’intéresser et s’animer pour ces « chefs-d’œuvre » annoncés au grand public chaque semaine par les médias, c’est comme se promener dans des parcs publics pour assister à des matchs de tennis, de basket ou de foot joués par des gens ordinaires. Il arrive, bien sûr, qu’on voit de très belles choses, parfois même extraordinaires, et vous êtes là, le seul spectateur de ces exploits mémorables – pas de journalistes, ni radio, ni télévision pour en témoigner et consacrer tant de beauté. Toutefois, après dix minutes d’un match de tennis entre joueurs ordinaires (c’est-a-dire médiatiquement inconnus) vous vous en allez et continuez votre marche dans le parc sans ressentir le moindre intérêt pour l’identité des ces joueurs ni d’envie de retourner les voir la semaine suivante. Si l’industrie culturelle ne vous proposait pas, par des annonces qui résonnent dans un cellulaire au fond même de vos poches, cette série sans fin de génies inouïs et talents sublimes, vous ne leur accorderiez pas plus de temps et d’argent que ce que vous faites avec les joueurs du parc public. La conclusion de tout ça?

La conclusion, c’est que toute activité ludique-artistique nous fait plaisir, indépendamment de la valeur (essentiellement économique) que lui accordent ceux qui ont le pouvoir de le faire. L’art qui vraiment nous atteint, nous émeut et nous transforme, est rare et il ne se manifeste pas ponctuellement chaque semaine. Malgré ce don, il faudrait pas en faire un objet de culte ou d’adoration, il suffit de le reconnaître. Le reste n’est que du jeu commun.



1 Ces deux citations, dans Percorsi dell’invenzione (1993) de Maria Corti, historienne de la langue italienne et écrivain, qui procède à un intéressant et érudit compte-rendu de l’invention dans la culture occidentale.

2 Paul Valéry, La conquête de l’ubiquité , Pièces sur l’art, 1929.