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DON QUICHOTTE ET HAMLET La Spanish Connection de Shakespeare

Lamberto Tassinari

Ce titre vous donne des frissons ? À moi aussi…, mais laissez-moi vous expliquer.

La route qui lie don Quichotte à Hamlet part de Londres, c’est-à-dire de Shakespeare, de son identité incertaine. La Shakespeare Authorship Question, ainsi qu’a été définie la question de la paternité des œuvres de Shakespeare, n’est pas le résultat d’une paranoïa qui dure depuis quatre siècles, mais une affaire très sérieuse à laquelle se sont intéressés des esprits parmi les plus brillants des nos temps modernes : Walt Whitman, Charles Dickens, Mark Twain, Henry James, Sigmund Freud, parmi d’autres.

En 2007, deux acteurs shakespeariens réputés, sir Dereck Jacobi et Mark Rylance, ont parrainé une initiative internationale, la Declaration of Reasonable Doubt About the Identity of William Shakespeare, dont le but est justement de faire le jour sur l’énigme littéraire la plus importante de l’histoire. Il est donc légitime et raisonnable de douter !

JF y Quijote

Shakespeare n’a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui. Alphonse Allais, 1854-1905.

Londres

Même la critique shakespearienne officielle admet que la personne de Shakespeare manque de consistance, que l’homme n’est pas là . La personnalité de l’auteur a explosé en s’éparpillant dans les personnages de son théâtre et de sa poésie à un niveau et d’une façon qui n’ont pas d’égal chez d’autres écrivains modernes de la même stature. Autre fait frappant : aucun contemporain parmi les écrivains et les correspondants étrangers à Londres n’a jamais eu le grand dramaturge comme ami, compagnon ou adversaire. De tous les documents qu’on possède datant de son vivant, aucun n’est vraiment personnel, et aucun ne présente comme un écrivain l’homme de Stratford. Shakespeare, à son époque, apparaît comme une réputation littéraire, comme un nom, un auteur abstrait plutôt qu’un protagoniste réel de la vie mondaine et culturelle. Nous ne possédons aucun manuscrit du Barde, à peine six signatures tremblotantes, pas une seule lettre reçue ou envoyée. Il n’a jamais dédicacé une pièce de théâtre à ses prétendus mécènes et personne ne lui a jamais dédicacé quoi que ce soit. Le génie autodidacte de Stratford, ni noble ni instruit, aurait écrit des œuvres pleines d’érudition pour les rois et pour les privilégiés, mais ses deux filles signaient d’une croix… Si on examine Shakespeare, son histoire, on y perçoit deux courants distincts et irréconciliables. D’un côté, la vie assez bien documentée mais insignifiante d’un acteur médiocre et imprésario de théâtre qui a été baptisé, qui n’a, probablement, fréquenté que quelques années l’école, sûrement pas l’université, qui s’est marié, a eu des enfants, a acheté des propriétés, n’a jamais voyagé, a été usurier, a connu des ennuis judiciaires, n’a pas possédé un seul livre, pas même une bible. Ce même personnage a dicté à un avocat un testament d’une banalité déconcertante (voir http://www.johnflorio-is-shakespeare.com/will.html) mais si parfaitement en accord avec la vie qu’il a vécue. De l’autre côté, il y a une œuvre théâtrale et poétique parmi les plus grandes sinon la plus grande de tous les temps, d’une complexité, d’une richesse culturelle et linguistique infiniment supérieures aux œuvres des auteurs contemporains britanniques.

Si l’homme de Stratford possède une identité embarrassante, il faut dire que ce vide a représenté une occasion idéale pour l’imaginaire critique : tout est dans le texte, la vie ne compte plus, ont conclu les critiques littéraires.

Mais rapprochons-nous de l’embouchure du tunnel.

Dans ma recherche sur Shakespeare, le véritable tournant a été la découverte de l’existence de Giovanni Florio, né à Londres en 1553. Il y a notamment, dans La Tempête, un passage utopique, un exploit philosophique prononcé par Gonzalo (2,1,143-152) que la critique a reconnu depuis toujours être le calque du Discours sur les Sauvages de Montaigne. Or le traducteur anglais du texte de Montaigne que Shakespeare a copié est, justement, John Florio. À partir de cette trace, ma recherche s’est concentrée sur le traducteur oublié. J’ai assez rapidement compris que Florio, loin d’être un acteur secondaire, était un protagoniste essentiel de la vie culturelle et littéraire de l’époque. Je me suis alors demandé pourquoi ce linguiste, lexicographe, traducteur, courtisan, ami des plus puissants parmi les nobles de son époque, durant seize ans secrétaire personnel de la reine Anne du Danemark et grand diffuseur des cultures européennes en Angleterre a été boudé par tous les universitaires de la planète. Pourquoi a-t-il été classé par toute la critique comme un technicien, un « col bleu », à côté des vrais artistes ? Pourquoi les seules et rares études qui présentent Florio comme un intellectuel majeur et un écrivain de grand talent datent-elles toutes d’une courte période entre les années 1920 et 1930 ? Pourquoi, depuis, ces quatre-vingts ans de silence ? Enfin, pourquoi un acteur si important pour la connaissance de la Renaissance anglaise et en particulier pour l’œuvre de Shakespeare a-t-il été ignoré ?

Au moment où j’ai lu les deux biographies de Florio, la première publiée en français en 1921 par Clara Longworth de Chambrun, Giovanni Florio. Un apôtre de la Renaissance en Angleterre à l’époque de Shakespeare, et la deuxième en anglais, John Florio, The Life of an Italian in Shakespeare’s England de Frances Amelia Yates, j’ai décidé de me consacrer à ma recherche avec une énergie nouvelle. Sept ans plus tard, en février 2008, mon livre a paru en italien. En 2009, j’ai publié la traduction anglaise intitulée John Florio, The Man Who Was Shakespeare. Avec ce livre, j’ai pu conclure que John Florio a écrit des œuvres de poésie et des pièces de théâtre, soit en les laissant anonymes, soit en les signant sous le pseudonyme de William Shakespeare, soit parfois avec le seul nom de plume Shake-speare, écrit ainsi, avec un trait d’union.

Les écrits du linguiste Florio ont évidemment beaucoup d’éléments en commun avec les pièces de théâtre signées Shakespeare ! L’analyse comparée de toute cette matière permet de conclure philologiquement qu’il s’agit en réalité d’un seul et unique auteur, John Florio, qui utilise son patronyme pour les œuvres d’érudition, et un nom de plume, Shakespeare, pour ses œuvres de fiction (shake spear, où la « lance » est évidemment sa plume). Des centaines et des centaines de mots, phrases, proverbes, idées utilisés par Shakespeare se retrouvent, très souvent antérieurement, dans les œuvres de Florio. Les deux hommes, Florio et Shakespeare, sont les plus importants créateurs de néologismes de leur époque. Le linguiste en a créé 1149, le dramaturge 1969.

Les  deux hommes ont le même style, utilisent les mêmes tournures de phrase, ils créent leurs mots à partir de l’italien, du français et du latin en suivant la même méthode. Mais il y a une différence cruciale encore une fois : Florio a étudié, il possède une éducation universitaire (il a fréquenté l’université de Tübingen en Allemagne et l’université d’Oxford), il possède une érudition certaine, il a résidé et voyagé en Europe et, dans son testament, a laissé à son ex-élève et protecteur William Herbert, troisième comte de Pembroke, une bibliothèque de plus de 700 volumes en quatre langues, l’une des plus riches de l’époque ! (Soit dit en passant : tous ces livres ont depuis disparu…) L’acteur de Stratford, de son côté, a peut-être fréquenté six ans l’école élémentaire, n’a jamais quitté son île et n’a pas laissé d’indice d’avoir possédé un seul livre…

Madrid

C’est le moment de pénétrer dans le tunnel.

Après avoir montré dans mon livre les raisons de la coïncidence de Shakespeare avec John Florio, en poursuivant mes recherches sur le même terrain, j’ai fait une découverte étonnante. Durant la courte renaissance anglaise, un rôle extraordinaire a été joué par la traduction : tout devait être traduit (les classiques et les modernes, les Italiens, les Français, les Espagnols) dans cette île qui, à l’époque, était plutôt « barbare » comparée à l’Italie, à la France et à l’Espagne. Avec une langue que personne ne parlait sur le Continent, elle était la Cendrillon de l’Europe. Or je l’ai dit, John Florio, alias Shakespeare, a été un des plus grands traducteurs de son temps mais, parmi ceux qui ont accompli un ouvrage remarquable, j’ai découvert aussi le traducteur du Don Quichotte, un certain Thomas Shelton. Je me suis dit que l’Irlandais Shelton aurait pu connaître Florio, Italien de lointaine origine juive espagnole et qui était dans une position de premier plan à Londres. Mais non, de Thomas Shelton il n’y a presque pas de traces dans l’Histoire. Il a traduit un chef-d’œuvre comme le Quichotte et rien d’autre : mille pages de grande littérature qui ont été lues par tous les écrivains anglais jusqu’aux XIXe et XXe siècles, mais rien sur le traducteur. Et pourtant, Cervantès et Shakespeare étaient tous les deux encore vivants en 1612… Le cas est trop vaste et complexe pour le présenter ici de façon exhaustive. J’ai écrit un long texte destiné à devenir bientôt un livre. J’ai réalisé que les rapports entre Shakespeare et Cervantès ont été perçus depuis très longtemps : il existe d’étranges consonances, d’incroyables similitudes et des coïncidences entre les œuvres des deux écrivains. Plusieurs exégètes se sont penchés sur la proximité entre la poétique de Cervantès et celle de Shakespeare, sur la parenté existant entre la philosophie de don Quichotte et celle d’Hamlet, entre l’esprit de Sancho et celui de Falstaff, etc., malgré la délicatesse du sujet qui touche à la susceptibilité de deux nations ex-impériales. Cela a retardé, voire carrément empêché une confrontation approfondie – historique, linguistique, sémiotique – entre ces deux cultures géographiquement distantes et entre ces deux langues. La simple possibilité que leur Génie national puisse dépendre de quelque façon que ce soit de l’autre grand rival étranger a suffi à décourager les spécialistes des deux côtés. Cependant, malgré ce tabou, comme toujours, il y a eu des gens qui ont vu et qui ont écrit. Ainsi a pris forme la question du rapport entre Shakespeare et Cervantès. Aujourd’hui, l’histoire du Cardenio, l’œuvre théâtrale perdue que Shakespeare aurait écrite avec John Fletcher et dont la matière provient du Don Quichotte, se trouve au centre de l’attention dans les deux camps. Mais déjà en 1860 l’écrivain russe Ivan Tourgueniev, dans une célèbre conférence parisienne, avait élaboré sur la très forte affinité entre Shakespeare et le Don Quichotte. José Ortega Y Gasset de son côté avait approfondi le lien en 1914. En 1916, James Fitzmaurice-Kelly dans une conférence intitulée « Cervantes and Shakespeare » soutenait :

«  … il n’y a aucun doute que Cervantès était à portée de main de Shakespeare. La traduction par Thomas Shelton de la première partie du Don Quichotte a bien été publiée en 1612. Est-ce que Shakespeare l’a lue ? Il me semble absolument probable que oui. »

L’intérêt est toujours si vif que, en 2005, l’Université d’Alicante a décidé d’organiser un séminaire portant sur le rapport entre les deux grands écrivains avec le titre « Cervantes and Shakespeare : New interpretations and comparative approaches » dont les actes ont été publiés l’année suivante. Dans l’introduction, J.M. Gonzalez Fernandez de Sevilla écrit, entre autres : « Bien qu’ils [Cervantès et Shakespeare] aient été considérés comme les plus grands modèles de la littérature occidentale, les spécialistes ont prêté peu d’attention à l’étude et à l’analyse de certains aspects similaires et contrastants qui pourraient par contre nous les faire comprendre davantage » (je souligne).

Un livre sur le sujet est paru en septembre 2012, The Quest for Cardenio. Shakespeare, Fletcher, Cervantes, and the Lost Play aux Presses de l’Université d’Oxford. Ce premier recueil d’essais témoigne de l’importance du rapport entre Shakespeare et Cervantès pour la recherche universitaire. Ce qu’il m’intéresse de souligner est que le rapport très étroit entre Shakespeare et Cervantès n’est pas le fruit de l’esprit troublé d’un investigateur isolé, mais bien un argument défini et étudié dans les universités. En étudiant et en comparant les quatre écrivains – Shakespeare, Cervantès, Florio et Shelton –, je me suis aperçu qu’il y avait beaucoup de chevauchements !

Voici une courte liste des similitudes entre Shakespeare et Cervantès qu’on a constatées au fil des siècles, mais que la critique a généralement négligé d’interpréter :

  • Sans éducation formelle, les deux réussissent à écrire des œuvres très riches en culture, en savoir : Cervantès ingenio lego (esprit inculte) comme Shakespeare, génie autodidacte.
  • L’ampleur de leurs lectures : le Don Quichotte, défini comme « un libro que habla sobre libros » ; les pièces de Shakespeare qui renvoient à des centaines de livres appartenant, à tout le moins, à cinq littératures : l’italienne, la française, la latine, l’espagnole, l’anglaise.
  • La bibliothèque de don Quichotte et les livres de Prospero, c’est-à-dire la bibliothèque fantôme de Shakespeare.
  • La culture encyclopédique de Shakespeare et de Cervantès.
  • La tendance commune aux emprunts, presque au plagiat. Les deux pillent au gré de leurs besoins.
  • L’influence italienne, des emprunts substantiels aux œuvres de Boccaccio, Sannazaro, Aretino, Tasso, Ariosto, la commedia dell’arte, Machiavelli, Cinzio, Castiglione, Bandello, etc.
  • La surprenante familiarité avec la Bible, évidente dans les œuvres de Shakespeare, est identique à la tout aussi surprenante culture biblique de Cervantès.
  • La grande, comparable connaissance des systèmes juridiques et légaux de leurs pays.
  • La musique : les deux ont une sensibilité et une culture musicales semblables.
  • Le fait que, comme dans le cas de Shakespeare, il n’existe pas de portrait certifié de Cervantès.
  • Les manuscrits : autant pour Shakespeare que pour Cervantès, leur absence est totale.
  • Coïncidence finale : les dernières pièces du Barde et les Novelas ejemplares de Cervantès sont des romances.

Outre ces points de contact concernant la biographie et la formation littéraire, il y a de nombreuses analogies structurelles, profondes entre les deux œuvres. Le Don Quichotte, le seul livre génial de Cervantès d’après Jorge Luis Borges, apparaît à Madrid l’année même où Angleterre et Espagne signent un traité de paix en 1605 à Valladolid. Mais le roman, promu par la Cour et jouissant d’un bon succès « de public », sera toutefois reçu avec hostilité par les écrivains espagnols. Considéré come un livre un-Spanish, il ne sera vraiment accueilli que deux siècles plus tard par la culture espagnole désireuse alors de rentrer dans la modernité. Sa fortune et son épanouissement en Angleterre, par contre, ne feront que grandir avec le temps.

Un livre possible...
Un livre possible…

Finalement, le tunnel Londres-Madrid nous mène vers plein de surprises : l’Anglais, le plus grand dramaturge moderne, et l’Espagnol, le premier romancier moderne, ne sont pas liés que par des traits esthétiques et stylistiques formels, mais par un lien bien plus profond et, je dirais, fort « charnel ». L’étude de cet improbable « quatuor » littéraire est la clé qui permet la transformation radicale de notre conception du début de la modernité et de notre interprétation de la fabrication des littératures nationales.

Dogs in the bottle: CANE MARCO

Giuseppe A. Samonà

“Ein Hund der stirbt / und der weiss dass er stirbt wie ein Hund / und der sagen kann dass er weiss dass er stirbt wie ein Hund / ist ein Mensch”.

C’est Elisabeth de Fontenay, à l’interieur d’une remarquable réflexion sur l’ineffable et changeante, mobile frontière entre les humains et les animaux (Sans offenser le genre humain : Réflexions sur la cause animale, 2008) qui m’a fait découvrir en traduction cette  phrase d’Erich Fried : « Un chien qui meurt / et qui sait qu’il meurt comme un chien/ et qui peut dire qu’il sait qu’il meurt comme un chien / est un homme » (mais l’allemand, je ne saurais dire pourquoi, est ici encore plus proche du centre de l’univers)… La frontière, ou la différence, ne serait-ce pas la capacité de fabriquer des métaphores ? Du point de vue de l’humain, peut-être. Mais c’est surtout au point de vue du chien que j’ai pensé en lisant ces pages. En particulier, j’ai repensé à une petite histoire que j’avais écrite pour un livre sur les chiens, justement, qui n’a jamais vu le jour : elle s’est coincée dans une bouteille, Dogs in the bottle, que j’aurais voulu au moins jeter à la mer… Même pas… Je la sors aujourd’hui de ce livre qui n’est jamais sorti, cette petite histoire, car elle montre, me semble-t-il, qu’à côté du pouvoir de la métaphore, qui se perd parmi les étoiles, et appartient au Ciel, il y a un pouvoir des chiens, qui ne se perd jamais, il appartient à la Terre… Ne sont-ils pas, les chiens, sur cette terre, en raison de leur queue (qu’ils remuent) et de leur extrême gentillesse (ils remuent la queue), la meilleure partie de l’humanité ? (Mieux :  les chiens, avec les chats et mêmes les ânes, mes animaux préférés, tous vivant ensemble, avec nous, les misérables humains… ) The story is in italian: I dream of a world in which mes amis francophones, and my english speaking friends, y los amigos que hablan y bailan castillano can read italian, e gli italofoni possano leggere l’inglese, il francese, lo spagnolo, tutti possan leggere le lingue di tutti… ViceVersa’s dream,  la utopía más bella. Ed anzi,  l’utopia, vorrebbe buttar dentro anche il tedesco, l’ebraico, l’arabo, il turco, il gujarati… Scriverlo adesso, ricordando, mi fa prendere una boccata d’aria fuori da questo mondo di merda…Cane Marco

cane Marco

è la storia per l’appunto la storia d’un cane (anzi del cane, l’idea di cane, ché nel concreto la storia si svolge in più cani). E poi di un uomo, all’epoca un ragazzino, che molto amando i cani si era fatto cane egli stesso, e in quanto cane – o anche, è lo stesso, in quanto tale (cioè appunto cane) – è stato uno dei migliori uomini che io abbia mai incontrato. È chiaro ? (No – Allora mi spiego…).

Marco era un mio amico d’infanzia che amava i cani. Ne aveva tre o quattro. Vivevano insieme in una grande casa nel quartiere Italia, a Roma. Almeno due volte al giorno li scendeva a passeggio, come si dice pudicamente nel linguaggio dei cani. Tutti insieme, due volte, ma anche poi uno e poi un altro, perché, spiegava, era importante che si sentissero amati tutti insieme e uno per uno, e viceversa (Marco amava esser amato da tutti insieme, e da uno alla volta) – ciò comportava un considerevole numero di ‘discese’, diciamo almeno una decina : Marco insomma passava una gran parte del suo tempo ‘a passeggio’, ora con tutti i cani, ora con un cane solo (e poi un altro, un altro, un etc.). Così, la gente che lo vedeva diceva : Ecco Marco con i cani, o anche (un etc., appunto): … con il cane, o infine (i cani da sempre attirano l’attenzione più di chi li accompagna) : Ecco il cane di Marco. Ma, lo si ricordi, la storia si svolge a Roma, e a Roma le parole sono affettate, arrotate, masticate… – insomma, rispettivamente si diceva :  Marco ch’ii cani, Marco cor cane,  cane ‘e Marco, anzi, più esattamente, biascicando : Marchii cani, Marcoor cane, canee Marco – con un attestarsi sempre più sicuro su quest’ultima forma : che finì per appiccicarsi indistintamente alle bestie, alla bestia, e al padrone.  Dovremmo forse vedere in tutto questo impastato dislocar parole una sorta di premonizione ? o, per dirlo con più rigore, il primo segno, sia pur magico, di  un processo di caninizzazione in atto ? In ogni caso, anche a volersi limitare prudentemente ai fatti, non si può non notare che chi vive insieme finisce per assomigliarsi: e il mio amico Marco passava la vita divisa fra appartamento al quartiere Italia e passeggiate in strada, ma sempre con i cani. Intendiamoci (voglio essere onesto), sto parlando della porzione di vita del mio amico Marco che abbiamo vissuto insieme: che era molta, e bella, ma non tutta – nell’altra vita, quella che non vivevamo insieme, i genitori dell’amico Marco erano separati, e l’amico Marco viveva ora con l’una ora con l’altro… Ma importa ? o meglio, importava ? No, quest’altra vita per noi non era che un’ombra, un’astrazione, soltanto importava a noi la nostra, di vita, e nella nostra vita,  io con altri amici ci ritrovavamo nel grande appartamento del quartiere Italia dove l’amico Marco viveva  solo con i cani, perché il proprietario adulto, credo il padre, era quasi sempre via per affari – ed eccoci spontaneamente uniti in banda, una decina, senza distinzione fra ragazzini e cani (eravamo comunisti, che meraviglia !), scatenati nel dolce appropriarci del luogo, e più in là (fuori dalla finestra, il mondo !), ognuno con la propria creatività, chi ridendo, chi urlando, chi abbaiando, chi gettando nel cortile balle di cotone inzuppato d’alcol e cerini o con fionda contro i vetri delle macchine che sotto sfrecciavano dolorose biglie di vetro, ferro e fuoco appunto, ma innocenti, wouf wouf (which means: bau bau) – è forse mai morto qualcuno ? o anche rimasto ferito ? Eppure una volta è salito il portiere (il Portiere) – Marco abitava al quinto piano – inferocito (s’inferociva facilmente, il brav’uomo, e questo era per noi, regazzini e cani, oggetto ambiguo di paura e divertimento), ammettiamolo, fors’anche un po’ bruciacchiato, ma solo un po’, vale la pena di arrabbiarsi per questo ? Eppure appunto era salito inferocitissimo, e stava lì davanti la porta, con (il mio amico) Marco che coraggiosamente era andato ad aprirgli. Scambi sempre più accesi fra (il mio etc.) Marco, che difendeva la soglia, e l’inferocito incalzante portiere che avrebbe volouto controllare cosa succedeva dentro ma non poteva ché l’eroico difendente Marco non recedeva di un millimetro, mentre noi dietro nascosti – non per paura ma perché il portiere non doveva sapere il nostro numero consistente, e tuttavia impauriti lo eravamo e proprio per questo, che bello, anche divertiti, esistenti – noi nascosti insomma impauriti e impavido-divertiti sghignazzavamo abbaiavamo in silenzio. Quando ecco il Portiere affondare, imprevisto: … Ho trovato in terrazza delle cacche – va detto che l’elegante palazzina in cui si situava l’appartamento di Marco comportava un sesto piano, e si chiudeva appunto con un ampia terrazza condominiale – e Marco pronto, educato : Guardi che io i cani li scendo due volte al giorno… Al che il geniale Portiere, imprevedibile e imprevisto (e si noti nel climax finale il passaggio da ambo le parti al tu « d’ira ») : No, non hai capito, io so riconoscere, quelle sono cacche umane… Al che Marco livido di rabbia : Ma che sei scemo, io c’ho ‘r cesso ‘n casa, mo vvado a cacà’ ‘n terrazza, a gennaio, cor freddo che fà ????!!! Mentre noi gioiosi furiosi incontenibili – cosa mai potevano più contare le convenienze ? – irrompiamo gridando ridendo  abbaiando, e fugge il sorpreso Portiere – ♫ viva la libertà. (Abbaiando, chi ? I cani ovviamente, ma anche il loro capo, e il nostro. Sì, Marco sia pur parlando abbaiò – Ma che sei scemo etc. fu detto abbaiando, parlava e abbaiava, era lo stesso, e infatti capivamo noi e loro, i cani. Un miracolo. Dov’erano gli sciocchi che lo prendevano in giro da anni per un presunto difetto di pronuncia ? Wouf wouf, miracolo, miracolo. Miracolato anche il Portiere, di cui solo adesso misuro la portata del genio. Perché egli, tutti precedendo, per primo aveva intuito l’inquietante coincidenza fra l’uomo e la bestia, anche se certo confusamente, magari odiosamente, e senza potere – gli mancò forse il coraggio ? – tirar le conclusioni della sua faticosa riflessione scatologica – cacca umana versus cacca canina – e, anche questo lo capisco soltanto ora, non noi con le nostre grida, né i cani abbaiando, ne provocammo la fuga, ma Marco, il solo e semplice Marco, che irremovibile gridabbaiando sulla soglia gli era apparso per quel che veramente era, la soluzione tremenda dell’enigma bicacchico da egli, il Portiere, sollevato : cane ! sì, proprio lì, in quel momento, il regazzino Marco si rivelava, concretizzava la sua vocazione, si era fatto cane – il miracoloso processo si era insomma compiuto : cane Marco, cane Marco. Wouf). Viva, sì ♫ viva la libertà, ed evviva cane Marco.

Dice – sapete la voce fuoricampo che intercala sempre dicendo… dice –  ma invece no, non dice niente, l’ho saputo, che è tutta n’artra cosa… Ho dunque poi saputo che l’altra vita è continuata : i suoi genitori riuniti dalla morte, lui stesso ha fatto tre o quattro figli e altri cani; si è, mi dicono, un po’ appesantito (ai tempi della mia storia era un fringuello).  Io anch’io appesantito – la mia altra vita – non son diventato né ricco né famoso, e a questo punto comincio a dubitare. Ma sogno, e questo posso continuare a farlo, sogno che un giorno queste pagine possano arrivare all’amico Marco, e che lui, malgrado il peso degli anni e la paternità, ci si riconosca. Abbaierebbe di nuovo, e a me sembrerebbe di essere immortale – e potrei finalmente morire. Cane Marco, wouf wouf…

Ses chroniques

Arturo Mariani

Parfois mes amis me demandent d’arrêter de m’exalter et de ne plus leur parler des histoires que certaines créatures terriblement dipsomanes me révèlent lorsque je prends un coup avec elles. Je suis sûr que, par exemple, mes copains s’inquièteraient ou se moqueraient de moi et qu’ils trouveraient invraisemblables les récits qu’un personnage tout à fait spécial et pittoresque est en train de me rapporter aujourd’hui même.
Il me les relate à voix haute depuis ce matin, lorsque je l’ai trouvé au dépanneur du coin, tout enfermé entre murailles vitrées. Ce sont de très belles tirades. Un peu violentes et dédaléennes, certes, mais toujours avec un excellent conseil à garder, une délicieuse morale à retenir, une judicieuse philosophie à saisir, comme cette chronique sur le fou qui, à force de jouer aux échecs, rêvait souvent qu’il était à l’extrémité d’une diagonale ouverte d’où il pouvait guetter une tour à encercler, une dame à conquérir ou encore un roi à tuer, ou cette histoire de l’homme qui imaginait à son tour des histoires qui poussaient comme de splendides fleurs colorées dans une bouteille de pinot noir, l’homme qui un jour, lors d’un grand accès de colère provoqué par un oubli inouï – digne d’une étude de la part des plus célèbres médecins du monde – les avait toutes bues sans les avoir jamais racontées.

..les avait toutes bues sans les avoir jamais racontées.
..les avait toutes bues sans les avoir jamais racontées.

Pour ma part, j’aurais voulu vous dire plus sur mon interlocuteur d’aujourd’hui. Mais j’ai encore soif, mon armoire est terriblement vide, il ne me reste que sa bouteille, et je pense que, sans l’élément dont il prend son inspiration, il va se taire bientôt. Et cela me cause beaucoup de peine : avec ses chroniques, le ver qui parle et ondoie dans cet alcool mexicain aurait gagné les plus prestigieux prix d’art oratoire, ou il aurait pu, grâce à l’entraînement à la nage qu’il a eu tous les jours depuis son enfermement, se rendre même aux Olympiades. Dommage que je doive boire le contenu de sa piscine et arrêter d’écouter ses histoires. J’aurais voulu en savoir davantage.

Désert blanc

 

Karim Moutarrif

Préambule

Les noms de lieux, les mots pour qualifier les choses sont, la plupart du temps approximatifs dans la vie de tous les jours. En plus ils sont proie à l’empire du préjugé. Le malaise de se situer est-il si important, ou est-ce un besoin créé? Au-delà de la perception humaine y a t’il vraiment un quelque part?

Ne vit-on pas là où on est?

En fait les lieux n’ont pas d’importance, ils sont justes investis culturellement pour des raisons idéologiques. Si les lieux n’ont pas vraiment d’importance, l’histoire est d’abord humaine. Et le héros, le citoyen lambda, qui ne se nomme pas parce qu’il ne s’appelle pas. Même dans les moments de dialogue intérieur, il parle avec son double; son double étant lui-même, il a encore moins de raisons de se nommer.

texture de papier abstrait arrière-plan flou – banque photo libre de droits

Il est de n’importe où, la souffrance ou l’amour ne sont pas racistes.

À l’heure où les questions – qui es-tu ? D’où viens-tu ? – deviennent dérisoires, tant il est évident que nous sommes tous pareils et qu’il n’y a qu’une seule race, la race humaine. Le héros est citoyen de la terre dans un gouvernement fédéral, où toutes les xénophobies et tous les fatras de la bêtise humaine seront un jour jugulés. Et dans la Constitution de la Terre, il faudrait inscrire le droit de rêver.

Tout cela est né de la fumée comme un sortilège dans un conte iranien.

Assis près du feu, dans ce bois. La nuit recouvrait tranquillement le jour de son voile noir.

Bientôt il n’y eut plus que la nuit. Et une multitude de constellations au-dessus de la forêt infinie. C’est dans le feu magique, dans la danse des flammes que s’est joué l’épilogue de cette his­toire.

Avec l’esprit des premiers habitants de cette terre. Même quand ils ne sont pas là, il y a leur fantôme. Ils étaient là et leurs esprits hanteront cette lande à jamais. Les lieux qu’ils ont nommés ont gardé la marque à l’épreuve du temps et de toutes les amnésies.

Le bois, la terre, l’eau et le feu leur font écho. D’ailleurs ce soir là leurs esprits bienveillants étaient avec nous.

 Il fit un rêve.

Photo: Pierlucio Pellissier
Photo: Pierlucio Pellissier

Le soleil projeta l’ombre de l’aigle sur la terre aride de soleil et dans le déploiement de son ample plumage, il s’élança vers les territoires de la mémoire. Des territoires comme l’étalement infini des dunes sculptées au gré des caprices du vent.

La mémoire comme une immensité passée.

L’ombre de l’animal traversait les zébrures de l’ombre des vagues de sable, comme par enchantement.

Une musique d’Afrique lui balaya la tête, comme un coup d’harmattan, laissant derrière elle un goût de sable dans l’air.

 Il survolait la savane.

D’un battement d’ailes, savamment dosé, l’animal jouait avec le vent, en toute sérénité. Comme un vaisseau des airs, il était porté par le courant.

Il faisait le point.

Les images de sa vie défilaient. Le point au bout d’une longue course. Le bateau s’était échoué sur la rive d’un grand fleuve, au bout du voyage. Tout était mélangé dans sa tête depuis longtemps.

Il se sentait coupable d’avoir tout planté.

L’ombre de l’aigle parcourait son existence, débitrice de sa mémoire. Dans le monde de l’enfance d’abord.

Ce n’était pas un décor inventé.  Je l’avais déjà vu dans nos galopades enfantines, à travers les coupures de ronces et d’herbes.

Je peux témoigner.

Quand j’étais petit, ça me semblait immense. On l’appelait “Le Secret” On, c’était une bande de gamins. Les plus vaillants explorateurs découvrirent un lieu où l’on pouvait se rouler dans l’herbe roussie par le soleil de l’été.

Ils gardèrent le secret et le lieu prit ce nom. Quand je suis revenu dix ans plus tard, j’ai apprécié la dis­torsion de l’âge.

D’autant qu’un immeuble était venu saigner la colline, en son flanc. L’immeuble que nous avions habité était d’un modernisme strict et bon marché du début des années soixante.

Au moment où ce pays était brutalement propulsé vers la civilisation des villes, où le mot “moderne” était magique. Il avait, comme d’autres bâtiments de l’ère fonctionnaliste, mal vieilli. Il en était pitoyable.

Dire que ceux qui y ont acheté un appartement croyaient avoir fait l’affaire du standing. Les mots anglais, ça faisait bien. Une entrée clinquante dans la modernité.

Mais tout est obsolète.

La ville avait changé. Après dix ans d’absence, il était presque impossible de retrouver les traces. Au pire les miettes d’un ancien décor transparaissaient de temps à autre.

Il était revenu incognito par la force des choses, mais en sus il était inconnu. Il n’avait jamais existé, habité, parcouru, usé ses fonds de culottes sur les bancs de la maudite communale, chapardé dans les vergers, péché l’anguille à la fourchette dans la ri­vière, dépouillé les cerisiers. En plus ça prenait un pedigree pour ronchonner.

Il fallait être blanc.

 J’avais cru exister dans la candeur de l’enfance.

Et déjà je te cherchais.

Tu étais cette première petite fille qui m’avait embrassé sur la joue, quand on s’est dit au revoir, un soir, en remontant de nos jeux. Dans la cour bitumée pour les voitures.

Mais un soir d’été, c’est sûr. 

Tu avais un nom de fleur au parfum délicat, un nom latin en plus.

Les magouilles politiques avaient permis à des entrepre­neurs voraces de couper la ville en deux par une autoroute qui vous passait par-dessus la tête, juste à la sortie de la gare. La maison du facteur, celle de l’instituteur, la vieille gen­darmerie, rien n’a été épargné par le progrès.

Les maisons mignonnettes d’antan ont été remplacées par des immeubles.

Plus de jardins, plus de tuiles rouges.

 Il aurait été inutile de savoir ce que tu étais devenue, toi, cette petite fille que j’avais aimée et dont j’avais longtemps rêvé.

Toi qui m’as donné mon premier picotement au coeur.

Longtemps après, dans ma déportation, j’ai fantasmé sur la continuité de ce sentiment.

C’est drôle, c’était toujours dans un arrière plan où il y avait des herbes roussies par le soleil de septembre.

Et puis les petites filles sont vêtues de robes à fleurs dans cette période de l’année en rime avec la résurrection de la nature et l’exubérance du végétal.

Le vieux cinéma qui était le coeur de la vie folklorique lo­cale avait perdu la course, objet de fierté d’antan, il avait fini comme le reste à la casse. Au nom de la rentabilité et du business.

La spéculation avait atteint ce petit bled au bord de la mer, comme un typhon des Caraïbes. À la seule différence qu’ici la vague de béton s’est pétrifiée en prenant toute la place. C’est devenu un solarium géant. Un pays de quelques cen­taines de milliers d’âmes envahi par des millions de bi­pèdes six mois sur douze. Et comme Attila, là où sont passées ces hordes, l’herbe ne repoussera plus.

Les pécores qui travaillent onze mois sur douze venaient se bronzer la couenne ici. Quinze jours de location à un prix délirant et au menu quo­tidien des sandwichs jambon beurre.

Avec des immeubles, le stockage est plus facile, c’est vrai. Ils ne cherchent pas à connaître les gens du pays, ils arri­vent en terrain conquis après avoir vidé leur compte en banque. Ils repartiront vers le Nord avec des photos pour rendre jaloux leurs collègues qui n’ont pas pris de vacances cette année-là.

«Ils» avaient consommé son bled, «ils» l’avaient vendu par parcelle. Le boucher n’assurait plus, ils ont ouvert un supermarché. La boulangerie où il fleurait toujours bon cette odeur gour­mande de pain au chocolat chaud n’existait plus. Et pour cause, on était rendu au pain industriel. Qui aurait pu imaginer que le corps du Christ serait ainsi bradé.

Au début, ils avaient habité à l’intérieur des terres. Un hameau perdu dans les champs et les vergers.

 Ils avaient saccagé la terre de mon enfance. J’avais demandé à mon hôte de me déposer en haut de la côte. Je voulais déchirer mon désarroi tout seul.

J’avais envie de crier Assassins. Mais qui devais-je nommer?

Au fur et à mesure que je dévalais la pente, je démantelais mon rêve pierre par pierre. Sur mon chemin j’ai croisé la maison mystérieuse. Celle qui n’était jamais habitée. Sauf dans la cave, un travailleur agricole.

Elle avait rapetissé. Elle était laide. Et même l’ouvrier devait avoir perdu son travail depuis des années.

Ensuite j’ai rencontré le désert.

Photo:Pierlucio Pellissier
Photo:Pierlucio Pellissier

Toutes les demeures étaient vacantes, volets fermés, en­través de bardeaux. En train de se dégrader. J’eus une illumination. Je venais de comprendre. La terre avait été achetée par le gouvernement. Du temps où on croyait que ça allait toujours être comme ça.

Des projets mégalomaniaques avaient été échafaudés mais la crise, comme ils disent, avait tout remis en question. En attendant, les gens ont été obligés de déménager.

Ainsi, ils ont été dispersés.

Au bas de la côte je me suis arrêté pour regarder la maison que j’avais habitée.

La maison de mon enfance.

Là où j’avais rencontré le loup, le renard et la belette, la poule à famille nombreuse, les lapins, les papillons, les lé­zards, les fourmis, la rivière et les roseaux, sans oublier le coq de la voisine qui m’avait appris à prendre les jambes à mon cou.

Les prunes, les pêches, les cerises, les raisins, les mûres, les myrtilles, les ronces et la pêche à l’anguille, j’avais appris tout ça dans cette baraque.

 Au temps où les locomotives étaient ces monstres de fer­raille noire crachant des nuages de vapeur à chaque arrêt, dans un bruit infernal.

 Et tu étais sur le quai d’en face. Dans une petite robe de dentelle. Avec tes parents, en ha­bits d’époque.

Le jour où j’ai débarqué.

Ma mère me traînait par la main et pour la première fois, ce que j’avais compris plus tard, j’avais été attiré par toi, même si tu étais loin.

Toi, cet enfant d’ailleurs que moi. L’attirance de la différence et l’amour pour désintégrer toutes les barrières.

Et dans ma petite tête, je serais resté juste pour attirer ton attention, établir une relation.

(À suivre)

 

Le visage transculturel de La Tribune Juive

Souvenir de Ghila Sroka

Par Lamberto Tassinari

Photo prise par Ghila de la fenêtre de son appartement
Photo prise par Ghila de la fenêtre de son appartement

Pour le trentième anniversaire de La Tribune Juive, Ghila m’avait demandé, à moi et à une douzaine d’autres montréalais, d’écrire un texte portant sur son journal. En pensant à elle, un an après sa mort, je publie dans ViceVersa son article.

Au moment de notre rencontre dans les années 1980, en principe, c’est-à-dire idéologiquement, la Tribune Juive et ViceVersa avaient tout pour ne pas s’entendre. La Tribune de Ghila est née en 1982, à une époque où le magazine ViceVersa n’était encore qu’en gestation, lui qui verrait le jour en juin 1983.

Remarquez seulement nos titres : de son côté une « tribune », et juive de surcroît, de l’autre un « magazine transculturel » libre de toute appartenance nationale et linguistique — justement, transculturel. En principe, je le répète, nous étions comme l’huile et l’eau : faits pour demeurer séparés. La transculture, en tant que vision du monde, se voulait une anti-idéologie, à tout le moins une négation des idées fortes, de tous les partis pris. Nous proposions non seulement le refus de l’idée même de nationalisme mais aussi celui de toute appartenance ethnique. ViceVersa avait choisi de renoncer au confort de sa propre communauté (qui aurait en principe dû être italienne) et, donc, à un usage exclusif de sa culture et de sa langue maternelles. L’italien était une des langues utilisées à côté du français, de l’anglais et, plus tard, de l’espagnol, sans jouer le jeu de la traduction sinon dans les éditoriaux. Si nous avions eu la même optique que Ghila qui avait choisi une tribune juive pour communiquer avec le monde, nous aurions dû nous identifier comme « Italiens », car nous étions, nous, les cinq fondateurs, tous originaires de l’Italie. Nous étions décidés à en finir avec l’ethnicité, mais il fallut du temps avant que le public comprenne le sens de la « transculture », si jamais cette idée fut comprise… Ce que la Tribune Juive et ViceVersa avaient en commun, en tout cas, c’est certainement ainsi que les Québécois « de souche » nous percevaient, c’était d’être deux publications immigrantes, étrangères, d’impure laine, nées à peu près au même moment dans le Québec postréférendaire.

GHILA

L’amitié entre nos deux initiatives métèques s’est manifestée poco a poco, en dépit de la différence de notre approche, de nos théories, ce qui, surtout quand on considère cela avec trente ans de recul, est selon moi très beau. La revue et le magazine ont évolué, dialogué et échangé avec à peu près le même lectorat, puisant dans le même bassin démographique montréalais, chacun selon son style. La tribune avec beaucoup de polémiques, à haute voix et en français, avec des majuscules et beaucoup de points d’exclamation. Le magazine avec plus de légèreté, en trois ou quatre langues, en voulant séduire par les images, l’étrange, l’inédit, l’imprévu. D’où vient alors que nous nous soyons rencontrés? Je crois que cette convergence inattendue, aussi improbable que la vie sur Terre, est due au fait que la tribune et le magazine étaient « authentiques ». Malgré la grande différence de style et d’idées aussi, il y avait un fond d’honnêteté et de passion qui m’a progressivement amené à apprécier celle qui a été la responsable, l’animatrice, la force explosive de la Tribune. À un certain moment, je ne me souviens plus exactement quand, j’ai arrêté de fuir Ghila aux lancements, aux rencontres culturelles canoniques durant les années 1990. J’ai compris que le voyage, l’errance et l’exil étaient le socle invisible mais concret sur lequel nos deux initiatives reposaient. C’est cela qui nous a rendus amis, enfin. Ce n’est pas que la tribune et le magazine aient été interchangeables, absolument pas, mais l’écran idéologique qui nous séparait est devenu transparent : la devise de sa Tribune m’est soudainement apparue claire et de son côté, elle, la Tribune-Ghila, s’est reconnue « transculturelle ». Dans le souffle, dans la vie même, nous nous sommes reconnus, identiques dans la différence. Au cours de ces trente ans, Ghila est descendue de sa tribune et a rencontré toute sorte d’humanité par le biais de ses chroniques et débats incendiaires, des Juifs de la diaspora, bien sûr, mais une infinité d’autres personnes — commodes et incommodes — qui ont animé ses pages. C’est comme ça que je l’ai d’abord acceptée et comprise, et ensuite aimée, en réalisant enfin ce que j’avais toujours su mais que j’avais oublié : que juif signifie transculturel et que nos différences ne produisaient pas une opposition mais qu’elles étaient au contraire complémentaires et équivalentes à cause de l’authenticité de nos intentions. C’est cela la beauté dont je parlais.