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Le regard de Darwin ou le périple de l’affect

 

 

Karim Moutarrif

Charles Darwin
Charles Darwin

Ce qui m’avait frappé dans cette photo de la fin du dix-neuvième siècle, c’était l’expression de son visage.

Le visage est un livre que l’on peut prendre le temps de lire. Il raconte une vie. Un regard triste et d’un infini désespoir. Un regard d’une immense tendresse qui disait « Je n’ai jamais voulu tout ça ».

Il avait fini par se faire oublier, loin des mondanités dans sa ferme. C’était le regard de quelqu’un dont avait trahi la pensée, meurtri par la déformation de ses écrits, anéanti par la récupération idéologique de son travail. Désabusé, voilà le mot, c’était ce qui s’en dégageait. Il ne fallait plus s’attendre à la moindre réaction de sa part.

Comble de l’ironie, à la fin de sa vie, il ressemblait à un orang-outang avec sa barbe qui lui envahissait le visage. Une barbe blanche et ce regard qui faisait aussi penser à un orang-outang. Ironie du destin aussi pour quelqu’un qui avait tenté de comprendre la chaîne de la vie.

Ce regard là m’a obsédé. Je l’ai retrouvé partout. Chaque fois que je me suis arrêté pour voir le ciel, l’air, la fourmi, le lézard ou mes semblables. Chaque fois j’y ai vu la domination.

Quand je regarde un singe, je le trouve bien plus sympathique que moi, avec l’avantage de ne pas devenir agressif gratuitement.

Il fut oublié, même star malgré lui, dans le cycle humain sans fin.

Charles Darwin, que j’ai retrouvé sur le tard, me parlait à travers sa photo, qui à l’heure où je griffonne ces choses, avait déjà deux siècles de traversée dans l’histoire fugace de l’humanité. Et je suis parti visiter le passé pour comprendre ce que le langage de son corps disait, ce qui ne m’avait pas été dit. Je me suis dédoublé pour arrimer le temps au temps.

Il est épuisant de parler, c’est certainement la raison pour laquelle certains êtres humains décident d’afficher, d’entrée, sur leur visage, ce qu’ils sont vraiment et qu’il est inutile de répéter à chaque nouvelle rencontre. Ce sont des gens qui deviennent efficaces dans leur échange avec autrui. Point n’est utile de se lancer dans des tirades démonstratives pour soutenir ce point de vue ou celui là. La parole devenait concise, le regard, éloquent et le souffle devenait rare.

La tristesse envahissait l’immensité de ce regard. Un vieux slogan que je m’étais forgé par le passé me revint à l’esprit : « Eclatez vous mais n’oubliez pas que le monde est triste ». Pour se régénérer, se reconstituer, il est vital de pouvoir se retirer quelque part. Pour passer à travers le désespoir tranquille.

Darwin disait vrai sur beaucoup de choses de la nature. Des choses qui nous concernent. Mais la censure voulut, dans sa plus grande hypocrisie, limiter ça aux autres êtres vivants, la gent humaine étant au dessus de tout. En même temps, on inaugurait l’ère de l’accumulation sans limites et de l’armée industrielle universelle.

Juste avant que ça ne prenne de l’ampleur, juste avant le déferlement, Charles a visité la vie, comme peu l’avaient fait par le passé.

Charles avait déjà constaté que ce qu’il voyait chez les autres êtres vivants, s’appliquait aussi à nous.

Quand je regarde le monde aller, avec ce regard, il n’a pas besoin de parler.

C’est la loi du plus fort à l’intérieur de la même espèce, l’espèce humaine et rien d’autre, l’argent servant à amortir les chocs, saupoudré avec parcimonie, à doses palliatives.

Darwin m’accompagna tout au long de ce périple et j’ai senti son regard partout où j’ai posé le mien. Comme il avait fait partie, de fait, de tous ces bonhommes qu’on vous colle d’office dans votre pedigree, de Pascal à Ibn Khaldoun et les autres. Je lui ai pris le coude et j’ai cheminé avec lui. Il marchait doucement comme l’âge le lui imposait et je ne voulais pas le brusquer. Il avait fini la course depuis longtemps, maintenant il attendait sereinement le Grand Départ.

C’est ainsi que j’aurais voulu cette rencontre, j’en ai rêvé pendant des nuits et des nuits et au bout du désespoir, je me suis rendu compte qu’il ne reviendrait pas mais que son fantôme était là. Alors j’ai continué au conditionnel, parce que rien ne me l’interdisait, ce périple fabuleux avec un esprit.

Je revenais d’un long voyage, j’avais perdu prise en cette terre. Les terres ne m’importaient plus à vrai dire.

Je me souvenais de ce jeune homme, frère d’une amie, qui m’avait tiré les cartes. J’avais retenu : « Tu feras un grand voyage ». A l’époque je n’y aurais pas pensé, une seule seconde. Et puis cette autre voyante qui avait questionné « Vous partez en Sibérie ? ». C’est vrai qu’elle venait de ce que l’on appelait l’Est. C’était sa seule référence au froid.

Nous partîmes vers le froid, faire cette expérience extrême, tous les jours de la vie. S’habituer à vivre six mois, emballés dans des vêtements pour le froid. Attendre avec impatience les beaux jours pour tout ouvrir et laisser l’air traverser la demeure. La chaleur tropicale de l’été puis le retour à l’hiver. Et des températures qui oscillent entre moins 45 et plus 45.

Avec le recul, je constatais qu’on pouvait s’adapter à tout, même à l’incroyable, vu d’ici, ou la chute de neige la plus insignifiante devenait catastrophe nationale.

De magnifiques stalactites de glace se développaient tout le long de l’hiver, sur mon balcon arrière grâce à un défaut du toit. Un spectacle unique, dès que je veux regarder le ciel.

Moins vingt non, ça ne leur entrait pas dans l’esprit

Le monsieur qui se trouvait à deux tables de moi ne dégageait que respect et dignité.

Il avait l’air très sérieux dans ce qu’il faisait. Il avait la peau très foncée et les cheveux grisonnant aux temps, Des lunettes en simili écaille perchées à l’extrême sud de son nez. Il était très concentré dans le déchiffrage d’une page de journal, un stylo en main et prenant des notes. Comme s’il épluchait un dossier captivant, il semblait faire des calculs. En effet, il jouait avec les probabilités. De temps en temps il levait la tête pour accrocher du regard l’image sur l’écran suspendu au dessus des têtes, il y en avait d’ailleurs trois de télés allumées. Le décor était des plus standard, formica simili bois et motifs synthétiques collés dessus se répétant en frise. De toute façon, ils se fichaient du décor, ils venaient pour jouer, la tête en l’air, consommant en automates. Ils repartiront déçus mais reviendront demain pour tout recommencer, les analyses, les échanges de tuyaux et les combinaisons gagnantes. Un bar standard, perdu loin au nord de la lieue du ban, au bout de la ligne de chemin de fer. Un bar où l’on se gave en masse de courses de chevaux, de loto et de jeux légaux payants arrosés de quelques breuvages alcoolisés. Un temple où les plus pauvres se droguent d’illusions pour les pauvres

Plus au sud la grande ville s’était d’avantage densifiée. J’avais perdu l’habitude et je me demandais si j’allais résister au bruit et à la violence de cette cité tentaculaire qui ne finissait pas de s’étendre.

Elle avait déjà rongé l’âme d’une multitude de villes et de villages devenus fantômes, asservis, défigurés par la voie ferrée ou l’autoroute. Pendant les longs voyages en train, vers le bout du monde, s’étalaient les dégâts.

En plus je ne sais pour quelle raison, ils avaient décidés que la vie serait suspendue. Ainsi je me demandais comment on pouvait vivre comme ça, en l’air, treize ou quatorze étages au dessus du sol. Comment des paysans qu’ont été ces immigrants ont digéré le traumatisme ?

Du Massif Central ou d’Indochine. Je n’étais plus dans le grand silence blanc. C’était l’Europe dense, bavarde, bruyante.

Je regardais autour de moi le décor et je voyais ce qu’il avait raconté. Je voyais les luttes féroces livrées en dilettante pour s’approprier le territoire et la richesse. Choses que l’on ne perçoit pas en traversant ce paysage gris, de bric et broc, dans un train de banlieue, quand on n’a pas fini de dormir ou quand on revient et qu’on rêve que d’une chose, son lit.

Le train permettait ce regard, les friches industrielles qui deviennent objet de la convoitise des bâtisseurs, les terrains de l’industrie que les promoteurs immobiliers récupèrent, pour faire des affaires en or et le contrôle perdu sur ces territoires de tous les fantasmes.

Un air de piano m’a extirpé de ces réflexions.

Un air qui me plongeait dans ma candeur d’enfant, il y avait aussi l’accordéon. Un instrument qui m’avait traumatisé, en bien, tout petit aussi.

Nos retrouvailles avec mon frère furent finalement sympathiques. En fait je ne l’avais pas encore écouté. Par hégémonie. Je venais de le faire pour la première fois. J’avais presque la cinquantaine. Je venais à peine de me rendre compte que mon petit frère disait mon grand frère quand il parlait de moi, comme je faisais en évoquant, l’autre frère, le plus grand de tous, que j’admirais comme un dieu. Je réalisais que lui aussi ne s’était pas rendu compte.

Je réalisais l’impact que j’avais eu, celui que j’avais reçu.

J’étais au cœur d’une cité construite au début du siècle dernier déjà. Les pieds sur le pavé et la tête dans cette brique rouge qui fut la charnière d’un siècle à l’autre. J’étais perdu entre des mondes et heureux de ma déperdition. Je n ‘avais plus rien de ces choses matérielles qui vous encombrent.

Je revoyais mon grand père sur son dromadaire. Du temps où il était encore dans le désert. J’essayais de trouver la paix et il fallait à nouveau changer de langue et changer de tête.

ONE : MY NAME IS

(OU BIEN, DUE : COME HO SALVATO LA VITA A GIUSEPPE)

Giuseppe A. Samonà

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My name is Youssef. (Du moins, c’est ainsi qu’on m’appelle depuis toujours.) J’habite une cabane confortable, au bord de la plage. Chaque matin, un peu avant cinq heures, My name is  Muhammed me réveille, sabah el kheir : nous trottinons jusqu’à la rive, nous remontons nos pantalons, nous pataugeons dans l’eau, nous poussons la petite embarcation, nous entrons dans la mer noire, et il fait presque froid. My name is  shueya shueya, piano piano. Nous naviguons quelque temps, jusqu’à My name is  henâk, là-bas, où…. (Muhammed connaît la mer, il connaît cette mer, il connaît beaucoup de choses) : nous arrêtons le moteur, et nous attendons. La lumière arrive – elle monte par derrière les ombres qui se colorent de My name is akhmar, comme la promesse d’un mystérieux bonheur. La mer en même temps devient rouge. Et voilà que My name is  sham’s apparaît, déjà puissant – il est né il y a longtemps, dans les secrets des rochers, de la terre qui déjà est chaude, de l’air (Extase dans l’extase : puis-je ne pas penser aux temps lointains où, encore plus à l’Est, il y a des milliers de siècles, un peuple métissé et généreux l’adorait comme Shamash, et aussi Utu ?) Notre petite embarcation est si petite CIMG0210 – si grand My name is bereshit qui soudain surgit  face à nous, comme un caprice, et pourtant inexorable… les ombres sont devenues matière, montagnes, et plaines fertiles,  c’est peut-être cela, au commencement (c’est ainsi que la première fois j’ai appris bereshit), quand tout advient soudainement…  c’est peut-être cela qui est petit et nous qui sommes grands, en allongeant le bras, henâk, on peut presque  toucher My name is Saudi, à sa gauche Jordan, et encore plus à gauche, comme pour clore l’horizon, Israil –  à l’arrière (inch’Allah),  Ramses et Moshé nous protègent, nous attendent : My name is Sinai. CIMG0146Pendant un moment le temps s’arrête, My name is Youssef et My name is Muhammed, nous sommes petits et immenses dans l’immense et petit univers,  et sham’s caresse sa peau olivâtre, ses grands yeux, son sourire doux et fier. C’est un Prince, il est jeune, il est beau, je voudrais… mais que dis-je ? yalla (My name is…), le temps reprend son cours, il faut se mettre au travail. Démêler et tirer des mètres et des mètres de fil transparent, enfiler les hameçons et les cacher à l’intérieur de petits morceaux de My name is samak mat, mort, affreusement puant, et puis lancer les fils à l’eau, un fil Muhammed, un fil Youssef,  pour caresser les profondeurs de la mer, de haut en bas, de bas en haut, shueya shueya, et puis yalla, yalla, un coup sec… shit, et merde ! Mais Muhammed sourit : My name is mah fihsh… maalesh, ce n’est rien, allez, encore, shueya, à la recherche d’autres samaka, ou plus précisément aasmak, mais vivants. Oh, je le connais bien ce métier, il est né dans la mer, « moi », Youssef, depuis toujours je sais aller dans l’eau.  Mais quand j’étais plus jeune j’étais plus effronté, moins sensible, ou peut-être je ne pêchais jamais rien… quand le premier My name is samak (qui parfois est  ismak…),  mord à l’hameçon et se débat, Muhammed le libère, le jette au fond de la barque, et puis, comme Yanez (Salgari, lectures italiennes, Les tigres de la Malaisie) il allume une énième cigarette et regarde, nostalgique, l’horizon ; moi, en revanche, je regarde My name is samak (ou ismak, etc.) qui s’agite saute tombe resaute retombe, et je vois je comprends qu’il est en train de se noyer d’étouffer l’air lui manque l’air c’est-à-dire l’eau et il étouffe, et je me sens suffoquer avec lui – mais… Ehi Muhammed, Muhammed, My name is…  je me tords les mains, je m’attrape le cou, je le serre, chicken like, je tire la langue, je voudrais, aiwa, oui, je voudrais, si je ne peux pas le sauver, au moins le tuer, ce bénit maudit samak, je voudrais le tuer pour le sauver de l’étouffement, mais je ne sais pas comment faire, je n’ose pas, je voudrais que ce soit lui, Muhammed, qui le fasse, mais Muhammed me regarde avec un sourire mélancolique, comme si derrière moi il voyait bereshit et l’univers entier… il ne dit rien, mais il allume, comme Yanez, une ennième cigarette   – il  parle seulement quand, après une éternité (quelques minutes en fait, mais de quoi est faite l’éternité ?), après un dernier spasme, plus violent, samak retombe au fond de la petite embarcation pour ne plus bouger; c’est seulement à ce moment-là que Muhammed parle,  il a toujours son sourire mélancolique, il montre samak d’un geste pudique mais regarde au-delà, il regarde l’horizon et dit : mat. Mort. Ainsi, jour après jour, et plusieurs fois par jour, les samak, au fond de la barque, se débattent puis  deviennent mat, et s’ils sont trop petits, souvent mat eux aussi, ils serviront un jour d’appât ; les samak vivants adorent les samak mat. On s’habitue, on n’y pense plus, mais moi, je ne m’y suis pas habitué, je n’y suis pas arrivé – parfois il arrive de pêcher un petit samak, de ceux que…   faut-il les garder? et hop,  à l’eau, même si je ne devrais pas: quelle joie (mais selon quelle logique décide-t-on de le faire ou non? Mystère… je me rappelle une fois, un petit samak, je lui souris et je dis tout doucement: à l’eau? Muhammed, lui aussi, hésite, il est sur le point de le libérer, et finalement non, hop, au fond de la barque… je n’ose pas intervenir, je ne peux quand même pas rejeter à la mer toute la pêche…) ; d’autres fois on ne pêche rien, cela arrive, et c’est une joie aussi, même si elle est plus diffuse et plus angoissée, car à tout moment on pourrait ressentir une secousse : c’est un samak, un bon, et le voilà au fond de la barque à se contorsionner, … Quand j’étais plus jeune, je n’étais pas comme ça, j’étais plus effronté, et je ne pêchais rien. Mais il n’y avait pas Saudi, il n’y avait pas Israil. Il n’y avait pas les fils à démêler, il n’y avait pas Muhammed et nos interminables conversations entre un samak et l’autre– moi qui ne parle pas sa langue, lui qui ne parle la mienne, il ne sait dire que son omnipotent My name is ; c’est de là qu’il part pour nommer le monde, en indiquant (pour l’indiquer) – un peu comme Adam dans le deuxième récit de la création, ou Wittgenstein – c’est vrai ! – dans le Tractatus logico-philosophicus –, et me l’enseigner, à moi qui volontiers l’apprends; ou peut-être, comme quand My name is bereshit, est-ce le monde qui se décompose en ses différentes parties, en ses multiples sentiments , et s’avance ainsi en tendant la main, pour se présenter à travers la voix de Muhammed; ou, mieux, pour naître, comme si cette voix était le verbe,  et nos matins,  l’instant renouvelé de la création: My name is…   Douce victoire d’un panthéisme des justes, je peux écouter le soleil, les pierres, le temps lui-même: dayman (My name is…) – c’est beau de tuer, même si cela me pèse. Même les samak qui se débattent sont beaux- mais c’est terrible, la vie, la mort, l’un oui, l’autre non, on hésite, il suffit d’un instant, et puis le destin, le hasard… Mentre, My name is, ne parlo con Muhammed, per conoscere  insieme all’universo la sua vita, e lui la mia… (I know, I just changed my language, a few words ago… but if you can read Italian, go on, you will understand why.)

Due

Ma la storia è un’altra. (Anche se a ben guardare è la stessa).

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My name is Mahmoud – tutti My name is  sempre Mahmoud, laggiù, o Muhammed – My name is Mahmoud, dicevo, che è un amico di My name is Muhammed, ancora grufola, ma sveglio, avvolto nel suo lenzuolo bianco, sotto il porticato (il suo letto, la sua casa), siamo appena tornati dalla pesca. Ma quello che è ? Ah quello… quello è un amico shalom di Mahmoud che lo ha trovato in mezzo alla strada, dall’altra parte della frontiera, accucciato, e lo ha raccolto, ma poi è dovuto ripartire, e lo ha lasciato là, accanto a Mahmoud che si stava svegliando, toda raba, shoukran, e là è rimasto, sempre accucciato, come tramortito, un mucchietto di ossa. Un piccolo cane.CIMG0276

La giornata comincia, caffé, scherzi. Il piccolo cane non si muove, sempre dorme (dorme ?). Il sole gira, ci tocca, ci spostiamo, e spostiamo il piccolo cane, per depositarlo poco più in là, all’ombra, e sempre non si muove. E’ stanco, e ha caldo (dice Mahmoud). E se fosse malato ? (My name is taa’bân, sokhn, ayyân) Ma ha sete, sete, quando fa così caldo bisogna bere. Due colpi di lingua svogliati, due goccie d’acqua addosso, per rinfrescarlo, e certo, sì, è vivo, ma che fiacca, subito si riaccuccia. È normale, fa caldo, non è normale, è troppo stanco, ed è così piccolo… Forse un po’ di latte, quando son così piccoli. Ma niente, un’annusata svogliata, e via, a dormire (ma veramente ? dorme ?) Ancora scherzi, caffé, altra gente che arriva, e sempre il piccolo cane dorme ( ?) – ma io scherzo più piano, perché sono preoccupato, il cane è così piccolo, sono già affezionato, e se stesse morendo ? e anche Mahmoud e Muhammed sono affezionati, credo, ma loro sono abituati, i pesci, la vita, la morte, non farebbero caso a quella loro, di morte, figuriamoci a quella di un piccolo cane. Poi ecco sulla tavola del cibo, perché sì, fa caldo, ma bisogtna pur mangiare. E Muhammed, per scherzare, allunga un pezzetto di My name is lahma al piccolo cane, e la risata sta per partire (la mia più piano), della carne a un cane così piccolo ! ma il piccolo cane più rapido della risata si avventa e trangugia quasi senza respirare il pezzo di carne, e allora dopo un momento di sospensione, eccola la risata, ma diversa, perché un cane così piccolo mangia così voracemente, e giù altri pezzi di carne, e altre risate, di divertimento e anche di liberazione, perché il piccolo cane mangia, e poi beve, ora con entusiasmo, aveva fame, fame, e mangia, e beve, è vivo. Così piccolo, quel piccolo cane, che sazio, sulle sue gambotte mal ferme, parte a correre, a esplorare, annusare, abbaiare e giocare dietro agli altri tre cani del vicinato, molto più grossi di lui, e devono fare attenzione a non travolgerlo – ed anche si slancia dietro ai rari passanti, lungo la grande strada di terra battuta (il largo sentiero) che separa le case dove si dorme dai bivacchi ombreggiati dove si vive, di fronte al mare, o persino a un grande cammello, sempre abbaiando, scodinzolando di vita gioiosa, gli va quasi sotto le lunghe gambe, mentre quello, e sembra un proverbio, lungo il largo sentiero indifferente passa. E corre, il piccolo cane, parte, riparte, ma sempre ritorna al nostro tavolo – ed è bello allora carezzarlo, e lui puttanella si lascia andare sulla schiena, la panciotta piena e rosa – abbaiando scodinzolando felice : è vivo, vuol vivere. Il piccolo cane è la sua storia, e la sua storia nasce da quel pezzo di carne. E come ogni essere che nasce e vive ha bisogno di un My name is. Yussef, dico (ho bisogno, io, che il suo My name is sia il mio), e tutti accettano battendo le mani. Ed ecco la nuova giornata, Muhammed, Mahmoud, Yussef (l’umano) e Yussef (il cane), che tutti chiamano, e lui corre, perché ha accettato, è d’accordo, è vivo e felice. Ma poi a sera, sorge un piccolo grande problema. My name is Mahmoud mi spiega che My name is Mahmoud (un altro), o forse è Muhammed, comunque sempre un altro (e sempre My name is), costui insomma, molto sensibile alle questioni teologiche, arguisce che quel nome a un cane non è possibile, per via del Profeta di cui, si dice, Yussef era un lontano parente – come fare ? Idea, dico ancora io, sarà la traduzione italiana : è una lingua che a volte mastico, con qualche piacere, e i cui suoni, incomprensibili ai più, non offendono nessuno. Così il piccolo cane è diventato Giuseppe, il che ha anche il vantaggio di non fare confusione con me che, umano, sono appunto Yussef – quando qualcuno ci chiama, non dovremo correre tutti e due. Io del resto al mare preferisco restare seduto, all’ombra, o con un lieve sole che appena filtra attraverso le frasche – così, seduto, senza timore che nessuno mi chiami, resto molte ore, a guardare la commovente vita : il piccolo Giuseppe che correndo parte e riviene. Carezze. CIMG0060

Per sempre ? No, il dramma è in agguato, si consuma imprevisto in due parti, anche se, come capita a volte, solo la seconda rende tale la prima. (Non dirò, per ovvie ragioni narrative, come andò a finire, ma sia pur sottovoce – la parentesi – dirò, perché non posso resistere, che a volte sia pur rare il male può essere sconfitto).

Il giorno dopo tornando dalla pesca: dov’è Giuseppe ? L’abbiamo dato a My name is quello che vende le ciabatte e altre cianfrusaglie poco più in là, gli darà da mangiare lui, qui abbiamo già tre grossi cani. Vado a trovarlo, mi riconosce, corse e carezze – in fondo basta fare due passi, e può farli anche lui, infatti li fa. Ma ecco che il giorno successivo – il terzo, da quando Giuseppe è entrato nella mia vita – tornando dalla pesca Giuseppe non c’è : dorme. A quest’ora ? Così giovane ? (cfr. Totò in Totò Truffa, con il padrone di casa, non c’entra niente ma non posso fare a meno di pensarci ogni volta che pronuncio questa frase – e torniamo a Giuseppe). Non c’è neanche il quarto giorno : ma è sicuro che dorme ? Non proprio, dormiva, poi son passati tre bambinelli, oh che carino, lo possiamo prendere ? certo, e son partiti con Giuseppe alla volta del villaggio. Exit Giuseppe, ma non ti preoccupare starà bene laggiù, con i bambinelli.CIMG0289

Lungo il grande sentiero dove passano cani e cammelli, e poi dune di sabbia, terreni lunari, il villaggio dista un paio d’ore : la curiosità, diciamo, o anche il desiderio di rendere una visita, un dovere di cortesia – in realtà, è un vago e indefinibile senso di inquietudine, un oscuro e tuttavia speranzoso presentimento, a dar prurito alle nostre gambe. (Lo dico subito : il passaggio dall’io al noi – le nostre gambe – non è dovuto a sbadataggine grammaticale, anzi, siamo sempre stati due, sin dall’inizio, a volte persino nel mare, con Muhammed – ma la pesca è storia di uomini soli, raccontata da uomini soli, anche quando pescano le donne, anche se pescano meglio degli uomini…). Polvere e case bianche volentieri diroccate, stradine, donne infoulardate che preparano bozzime, mocciosi, polli e cani che giocano o si affrontano, insieme. E poi, ecco, come un lampo : polveroso, mogio, appena riparato dal feroce shams accanto a un ammasso di pietre lo vediamo. Giuseppe. Ci vede, muove la coda, ci ha riconosciuto, ma appena la muove : è stanco, come il giorno che lo abbiamo conosciuto, e peggio, sembra moralmente abbandonato, avvilito – la vita non è mai stata bella, fa schifo ! Lo prendo in braccio, lo avvolgo, e chiedo a destra e a sinistra : hena ? hena ? qui ? qui ? (My name is ana, io, mio, ma non ricordo nel panico My name is tu, tuo) – nessuno lo vuole, neanche i bambinelli che spuntano da una viuzza, son distratti, il cane va bene per giocare un po’ : ma chi si prenderebbe veramente un’altra bocca da sfamare ?

Così, siam ripartiti con Giuseppe – e arrivando alle nostre capanne, di nuovo My name is Muhhammed gli ha dato acqua e, soprattutto, un pezzo di carne e hop, via, il miracolo, Giuseppe è ripartito, e – My name is men fadl-ak – per favore, per sempre, anche se ci sono già tre grossi cani. E Muhhammed sorride. Va bene.

Questa insomma è la storia di Giuseppe, il piccolo cane giudeo-musulmano, cioè di nuovo la vita, la morte, uno sì, e se un attimo prima, l’altro no, forse, esitando, e poi, il destino, il caso… come mai ? avrebbe potuto morire, anzi no, era praticamente morto, e invece per caso, o meglio My name is inch’allah, l’ho incontrato io, ed è vivo, e di giorno corre esplora e gioca con gli altri tre grossi cani. A lungo mi sono chiesto come mai di notte dormisse nella capanna di Muhammed, e non nella nostra : il pezzo di lahma (My…) che Muhammed per primo gli diede vale più della vita che io gli ho salvato ? O forse sapeva, meglio di noi, che dovevamo partire.

È avvenuto un giorno, senza preavviso. My name is Madame ed io ci siamo lasciati alle spalle il grande sentiero dei cammelli e ci siamo avviati verso la grande strada asfaltata delle macchine. Ci hanno accompagnato sino al limite estremo, là dove la sabbia lambisce il catrame, per poi lasciarci là, prima che arrivasse l’autobus, per poi tornare indietro – senza parlare. Così, in ultimo, mentre si allontanavano insieme, li abbiamo visti di spalle : i tre grossi cani, Mahmoud, Muhammed e Giuseppe. Ed io non so aggiungere altro – tranne di aver pensato che non avevo mai chiesto quale is My name del mare.

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***

Ora / Maintenant

Le due storie, uno e due, stanno qui insieme, a dire di un tempo e di uno spazio armoniosi, alba mai esistita dell’umanità (è nostalgia del futuro), quando appunto i nomi si potevano pronunciare per intero, senza tema di offendere alcuno. Se invece di un racconto – di un ricordo, o di un sogno, je ne sais avessi scritto un saggio, un articolo, avrei cercato di spiegare come quel villaggio, al centro dei confini dell’antico centro del mondo, poi lontana periferia, in cui coabitavano come di nascosto nei lunghi e sonnolenti giorni di ogni giorno, come in un pezzo di eden dimenticato, musulmani, cristiani, ebrei, sia diventato un inferno di fuoco.  CIMG0256

Les deux histoires, un et deux, sont ici ensemble, pour dire un temps et un espace harmonieux, une aube qui n’a jamais eu lieu (nostalgie du futur), quand on pouvait prononcer les noms en entier sans crainte d’offenser personne. Si, au lieu d’un récit, d’un souvenir, ou d’un rêve, je ne sais, j’avais écrit un essai, un article, j’aurais essayé d’expliquer comment ce village, au carrefour des frontières qui délimitent l’ancien centre du monde, devenu lointaine périphérie, où Chrétiens, Juifs et Musulmans cohabitaient, presque en cachette, pendant les longs jours somnolents d’un Eden oublié, a pu devenir un enfer (de feu). En montant dans le bus, au moment de partir, My name is Madame et moi, nous ne savions pas que nous ne reverrions plus ces lieux, ces gens, le petit chien Giuseppe. My name is Madame, c’est Sophie Jankélévitch,  elle a aidé le texte français à prendre forme, elle est aussi l’auteur des photos, et je l’en remercie.

 

 

Les plantes tinctoriales

Joanne Rochette

**Cuando Lamberto Tassinari me invitó a escribir para Viceversa, mi propuesta fue la de redactar ensayos o reflexiones sobre autores y artistas desconocidos por el Main  Stream o canón de Beaux-Arts. El objetivo es hacer justicia a la labor de vanguardia, de originalidad, calidad, muchas veces dejado de lado, de escritores y artistas casi desconocidos. Es así que propongo al lector este cuento de Joanne Rochette. Escritora quebequense de Montreal, autora de dos novelas: Vents Salés y Quartz. El cuento será antesala a un ensayo que se verá en Viceversa, precisamente sobre su novela: Quartz. Ángel Mota.  Buena lectura.

Photo credit: Joanne Rochette
Photo credit: Joanne Rochette

 

            Je me regarde dans le miroir. Ma coiffeuse s’acharne mais n’y arrive pas, ça ne fonctionne pas. Je ne m’en fais pas trop, j’y porte à peine attention en réalité, cela fait tant d’années que je viens la voir, je connais sa minutie et son talent, elle n’a pas à faire ses preuves. Elle a décidé de me faire une tête superbe et elle insiste. Elle est en pleine forme Anna aujourd’hui. Pendant que ses mains travaillent avec grâce, elle me raconte son bonheur avec son amoureux, avec son enfant, tout va tellement bien c’est absolument merveilleux c’est fantastique, non? Après tant de problèmes ! Il faut en profiter, dit-elle. Alors elle veut prendre le temps d’élaborer une mise en plis dernier cri, quelque chose de souple, féminin, dégagé. Pourtant, je ne lui avais demandé que d’appliquer la couleur. Après avoir accompli cette tâche et lavé mes cheveux longs, elle refuse de les coiffer de manière banale.

Mais, malgré tout son savoir-faire et son enthousiasme, rien ne prend forme.

−Tes cheveux ne sèchent pas, déclare-t-elle.

−Quoi ?

−Oui, je ne sais pas pourquoi, tes cheveux ne sèchent pas aujourd’hui, répond-elle, calme, le sourire aux lèvres.

 Voilà un bon moment qu’elle s’active, mèche par mèche, avec son séchoir haute technologie pour créer des courbes larges. Elle s’y prend à plusieurs reprises, recommençant encore et encore ses manipulations savantes. C’est un peu pénible, mais j’y porte peu attention parce que je flotte encore. Mon âme n’a pas encore atterri, elle vogue quelque part entre mon histoire et la découverte, entre mon univers et celui d’en bas, de l’autre Amérique, d’où j’arrive après deux mois; je flotte entre Montréal et Bogotá.

Photo credit: Joanne Rochette
Photo credit: Joanne Rochette

J’ai un peu mal car Anna enroule chaque mèche sur une grosse brosse ronde qu’elle laisse ensuite pendre comme ça, sur ma tête. Puis elle prend une seconde brosse, fait la même chose de l’autre côté, et encore sur le dessus et derrière la tête. Sur chacune elle dirige l’air chaud du séchoir. Je me regarde, ainsi affublée de ses outils, ça tire et bien que j’aie l’habitude de me laisser faire, ce n’est vraiment pas ma tasse de thé ces élaborations, non vraiment. Je porte d’ailleurs les cheveux longs car c’est à mon avis beaucoup plus simple, je ne les coiffe pas, je les laisse tomber naturellement, parfois je me dis que je devrais me donner la peine de créer quelque chose de plus intéressant en les organisant de manière originale, mais je me suis contentée de les colorer en rouge. Je n’ai pas la patience des longs soins de beauté, il y a trop à faire et à vivre.

−Je te dis, je ne sais pas ce qui se passe, tes cheveux ne sèchent pas. Si ça continue on va y passer l’après-midi.

Je sors de ma bulle : c’est impossible, des cheveux qui ne sèchent pas. Qu’est-ce qui se passe? Il me vient à l’esprit, bien sûr, que j’arrive tout juste de la Colombie. Et dans ce pays, il se passe toujours des choses mystérieuses. Moi je m’étais habituée, là-bas, je m’attendais à toutes sortes de surprises, des choses incompréhensibles, mais ça ne sert à rien d’essayer d’expliquer, on ne peut pas concevoir cela de Montréal. Il faut y être allé pour saisir ; pour accepter cette réalité. Alors j’essaie de revenir à une perspective plus terre à terre, de voir avec elle ce qu’il peut bien y avoir de différent dans ma chevelure, de trouver une explication logique, quoi.

−Peut-être parce que j’ai mangé un gros bol de papaye à chaque matin pendant deux mois.

−Tu crois ?

−C’est un des fruits les plus extraordinaires de la planète.

−Ah oui ?

−J’en ai abusé quotidiennement.

−Ah oui ? fait-elle, incrédule, elle qui n’aime pas les fruits.

 Je retombe dans ma bulle. Je n’arrive pas à lui raconter la jouissance que je me suis «infligée» en Colombie, grâce à la perfection du goût de la papaya, doux et sensuel à mort, non elle ne peut pas imaginer, de telles saveurs n’existent pas dans notre pays et même le fruit importé n’y ressemble pas, lui qui a mûri dans un avion, un bateau, je ne sais trop, mais loin de son arbre.

 −Peut-être que mes cheveux sont complètement transformés par le plaisir.

−Ils sont si soyeux.

−À moins que ce ne soit l’altitude.

−Tu crois ?

−Ça donne toutes sortes d’idées étranges l’altitude… ça doit bien modifier un brin la composition du cheveu. Et puis ça multiplie les globules rouges en plus, alors avec Bogotá à 2 640 mètres d’altitude, tu peux compter sur une crinière voluptueuse ; si tant est que les globules rouges fortifient le poil…

−Bon, je ne sais pas si tout ça met plus d’humidité dans tes cheveux, mais ils ne sèchent toujours pas.

Photo credit: Joanne Rochette
Photo credit: Joanne Rochette

 Elle enroule une autre mèche, installe une cinquième brosse sur ma tête. Convaincue, elle persévère afin de créer de belles boucles souples.

 −Peut-être que l’eau est différente là-bas, dit-elle.

 Mmmm…. l’eau de Montréal sent l’eau de Javel en permanence.

 −Pourtant, dis-je, l’air de Bogotá est si pollué que je devais laver mes cheveux deux fois plus souvent que d’habitude.

 Je songe au bruit, au chaos d’où j’arrive, je pense à la joie, à l’amitié, aux librairies et aux poètes, aux montagnes qui jouent avec mon ventre, à mes fibres toutes entières qui se déploient quand je suis là-bas, moi pourtant si attachée à mon monde.

 −Ça ne fonctionne toujours pas.

−C’est impossible.

−Je te dis, tes cheveux restent mouillés.

−Laisse tomber, dis-je.

Elle continue son labeur, le bonheur l’habite, elle s’entête à donner.

−C’est pas le pays de la cocaïne ça ?

−Le pays de tellement d’autres choses…

 Peut-être que la pluie de Bogotá a réussi à élever le taux d’humidité de mon cerveau, à délier les nœuds et assouplir les concepts. Peut-être que de nouveaux fluides, inconnus, ont commencé à circuler dans mon corps, que le sourire des Colombiens a ouvert en moi des canaux fermés depuis des siècles.

 −En tout cas je te le dis : tes cheveux sont infiniment plus soyeux qu’avant.

 Alors, mes cheveux seraient devenus vivants plus que vivants en baignant dans une verdure délirante, habitée de mille oiseaux couleurs de mangues, de mûres et de tous les melons ? J’ai avalé trop d’onctuosité je crois. Moi née dans la neige, amoureuse de nos durs espaces, je me suis gorgée des guanabanas laiteuses, de l’art charnu, des livres forts et des mots qui questionnent.

Photo credit: Joanne Rochette
Photo credit: Joanne Rochette

−Je ne peux pas te laisser sortir les cheveux mouillés, tu vas avoir des glaçons sur la tête, me dit-elle.

La première neige de l’hiver m’a accueillie hier, à l’aéroport. Nos latitudes ressemblent au combat ; et à la ouate aussi. Alors c’est quoi cette Amérique du Sud, pourquoi nous remue-t-elle tous ? C’est nous et ce n’est pas nous, c’est l’Amérique et c’est comme nous, colonisateurs et colonisés, c’est si puissant cette nature c’est comme nous mais ce n’est pas nous. Là d’où j’arrive, des esprits regardent l’espace avec le tranchant de la raison et quatre millénaires de musiciens ensemencés de trois continents enfantent des sons verts, noirs, rouges et jaunes. Qu’est-ce encore, le corps, la danse? Une vibration, une onde, une vague oui, tiens, ça doit avoir à faire avec l’eau, une goutte qui colore, des gorgées qui ne deviennent pas neige, une lumière qui ondule, des montagnes humides qui entrent dans la peau.

 Lentement, le temps fait son œuvre. Anna réussit à façonner les boucles qu’elle envisageait depuis le début. Et je perçois les digues qui ont lâché, la folie et les mystères absorbés, la courbe que j’ai assumée. Elle me sourit, satisfaite, les mains sur les hanches pendant que je me regarde dans le miroir. Il me renvoie cette évidence, terrienne et tordue, qu’il y a longtemps que je suis colombienne.

 

 

 

 

 

MARINO

Omar Alexis Ramos

 

Una selva de cristales de cuarzo

devela la materia incandescente de la aurora.

Mi nombre es Ulises.

Tengo la piel encendida con relatos,

mi voz es  astillero donde nacen barcas de mármol

para poblar el mausoleo de los mares.

Photo credit: Angel Mota Berriozábal
Photo credit: Angel Mota Berriozábal

 

 

Camino con la frivolidad del vampiro

para seducir la danza invernal.

Me ato las venas de aquí al infinito,

demoliendo la roca calcárea de los días.

Mientras viajo, mi sangre corre intrépida

entre los monumentos

a las horas vividas

con la esperanza agolpada entre presagios oníricos.

Amo la Perla de un desierto utópico,

única habitante del canto,

donde no hay brisa.

Ni luz.

Sólo caudales de silencio.

 

Quelques réflexions sur la sociologie aujourd’hui en France

Sophie Jankélévitch

*****

A propos du livre de Bernard Lahire, Pour la sociologie et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », Paris, La Découverte, 2016 .

*****

Il peut sembler étrange, en 2016, presque cent ans après la mort de Durkheim, de voir la sociologie toujours accusée de nier la liberté humaine et de destituer l’individu de sa souveraineté. N’était-ce pas là déjà ce qui était reproché, au tournant des XIXe et XXe siècles, au fondateur de la sociologie française ? La nouvelle discipline ne s’est pas imposée dans l’Université sans provoquer de vives résistances ; l’auteur des Règles de la méthode sociologique, aux yeux d’une tradition universitaire très conservatrice, était coupable de faire voler en éclats ‒ suivant les traces de Spinoza ‒ la croyance dans un libre-arbitre autonome et tout-puissant, et de ne voir dans l’individu qu’un simple produit de la communauté, dans ses comportements comme dans ses représentations, ses projets ou ses désirs les plus intimes.

Ce sont pourtant ces mêmes résistances qui s’expriment aujourd’hui derrière les reproches adressés à la sociologie par un certain nombre d’intellectuels, de journalistes ou d’hommes politiques. Et bien sûr, les conflits théoriques, voire philosophiques, sont porteurs – comme ils l’étaient à l’époque de Durkheim – d’enjeux politiques particulièrement forts dans le climat actuel de la France. Les tensions à la fois révélées et exacerbées par les attentats de janvier, puis de novembre 2015 à Paris ravivent une controverse qu’on aurait pu croire éteinte, ou du moins apaisée, après plus d’un siècle de travaux sociologiques publiés en France et ailleurs…  Il était nécessaire de prendre la défense de la sociologie : c’est la tâche à laquelle  Bernard Lahire consacre son dernier livre. Il y rappelle la force critique et le pouvoir explicatif du regard que porte cette discipline sur la réalité humaine, mais surtout il s’attache à réfuter la principale accusation portée contre elle : la sociologie ne serait qu’une vaste entreprise de justification de la délinquance en général. Contextualiser les incivilités, les actes de terrorisme ou les crimes reviendrait  à excuser leurs auteurs ; chercher à reconstruire le parcours singulier d’un élève en échec scolaire, d’un kamikaze, d’une prostituée ou d’un trafiquant de drogue à partir des expériences qu’ils ont vécues et des contextes sociaux, économiques, culturels et familiaux  dans lesquels ils ont évolué, ce serait  simplement les déresponsabiliser. La sociologie est ainsi accusée par ses adversaires de diffuser ce qu’ils appellent une culture de l’excuse… Mais elle n’est pas la seule visée. Il est clair que les sciences sociales dans leur ensemble le sont également (on pourrait, par exemple, en arriver à reprocher à des historiens comme Raul Hilberg ou Christopher Browning, ou à des chercheurs en psychologie sociale comme Harald Welzer, d’avoir justifié les bourreaux nazis parce qu’ils ont mis à jour la logique du processus génocidaire et essayé de comprendre comment des « hommes ordinaires » deviennent des « meurtriers de masse »…)

Il est difficile de vaincre les résistances, parce qu’elles proviennent d’une vision du monde ancrée dans une sphère non rationnelle, mais affective : chacun est maître de son destin, choix et comportements sont le fait d’une volonté  individuelle que rien ne détermine en amont, la réussite d’une vie n’est due qu’à des dons naturels (et les inégalités sont donc elles aussi de nature…)  Toute mise en cause de ces croyances suscite, encore aujourd’hui, de vives réactions émotionnelles. Mais on peut en revanche dissiper les malentendus et les différentes formes de méconnaissance dont la sociologie continue d’être l’objet. C’est ce que ce livre s’attache à faire, en déconstruisant certaines idées reçues dont la plus répandue est sans doute la confusion entre expliquer, comprendre et excuser.  Le contexte social et politique d’aujourd’hui donne un relief particulier à quelques problèmes centraux que la sociologie a affrontés dès sa constitution comme discipline scientifique : le rapport du fait et du droit, la question du déterminisme et du sens à lui donner dans le champ des phénomènes sociaux, la place de l’individu.

Au risque d’enfoncer des portes ouvertes depuis déjà un certain temps (mais qui ont tendance, en ce moment, à se refermer…), il faut quand même rappeler que la connaissance scientifique est désintéressée. Elle n’a pas pour objectif premier de transformer la réalité, mais de la connaître, en dégageant des régularités dans la profusion des faits qu’elle observe, décrit et classe. Elle dit ce qui est, non ce qui doit être. Là encore, la posture du sociologue est analogue à celle de Spinoza (que cite Lahire et dont Bourdieu lui aussi revendiquait l’héritage) face aux choses politiques : mettre ses soins « à ne pas tourner en dérision les actions des hommes, à ne pas pleurer sur elles, à ne pas les détester, mais à en acquérir une connaissance vraie »  (Traité politique, chapitre 1). Mais si le savant s’abstient de porter un jugement de valeur sur ce qu’il étudie, cela ne l’empêche pas d’avoir, de par le choix de son objet, sa grille d’interprétation ou son engagement dans la cité, ce que Max Weber appelait un rapport aux valeurs, et qu’il distinguait, justement, de l’appréciation morale. C’est la confusion des deux qui amène à voir dans la sociologie une « culture de l’excuse ». Préférer vivre dans une société qui respecte les droits fondamentaux des individus, et dans laquelle la sécurité ne soit qu’un moyen de garantir la liberté,  celle-ci restant la fin dernière de toute organisation politique, privilégier la prévention par rapport à la répression, l’éducation par rapport à la coercition, cela ne signifie aucunement qu’on cautionne les actes de délinquance et n’interdit pas à la justice de faire son travail. Par ailleurs, la suspension de toute visée d’action immédiate sur la réalité et l’effort vers plus de détachement affectif – autant  que faire se peut– à l’égard des actes en question et de leurs auteurs (la « distanciation » dont parlait Norbert Elias) sont aussi ce qui permet à la sociologie d’avoir un intérêt pratique : comprendre les processus à l’œuvre dans la transformation d’un délinquant « ordinaire » en criminel ou en terroriste, par exemple, aiderait à trouver des solutions durables et à prévenir l’apparition de comportements répréhensibles.

Quant au déterminisme, la défense de la sociologie consiste d’abord à dépasser la classique opposition de la société et de l’individu que Lahire, dans le sillage d’Elias, se refuse à considérer comme deux réalités séparées, extérieures l’une à l’autre, telles le sel et le poivre (la formule est d’Elias), dont la première agirait mécaniquement du dehors sur la seconde. Le rapport entre société et individu ne doit pas être pensé en termes d’influence, mais d’interdépendance ; dans cette perspective, l’individu est tout sauf un produit passif de la collectivité. Il se constitue par le réseau des relations et le contexte dans lesquels il est inséré ; la sociologie, loin de le déprécier, lui donne au contraire une dignité, en lui restituant l’histoire et l’expérience sociale qui seules peuvent rendre compte de son parcours singulier. Accuser alors la sociologie de ne faire aucune place à l’individu relève au mieux de la méconnaissance, au pire de la paresse intellectuelle  et de la mauvaise foi, puisqu’elle cherche au contraire à le comprendre dans sa singularité, à rendre intelligibles ses choix, ses errances, ses succès et ses échecs. Il n’est rien dont elle doive renoncer à rendre raison, et la libre volonté auto-engendrée pour expliquer un acte ou un comportement n’est que le refuge de l’ignorance. Il ne s’agit pas de nier la volonté qui se manifeste par des choix, mais  de la voir comme un effet et non plus comme une cause. C’est alors seulement qu’on est en mesure d’analyser, entre autres, les situations de domination. La volonté individuelle a une genèse, les choix ne sont pas faits dans un vide, mais toujours à partir d’un ensemble de conditions familiales, affectives, culturelles, sociales, économiques, d’un enchaînement de situations qui ont ouvert des chemins (et en ont fermé d’autres). Ainsi, on voit bien qu’un « contexte » ne détermine jamais  directement l’existence d’un individu, contrairement à l’image caricaturale de la sociologie que les détracteurs de cette discipline présentent à l’opinion publique ; il ne fait que délimiter un espace de possibilités.

La formation du citoyen n’est certes pas une préoccupation nouvelle en France, mais depuis les attaques terroristes de janvier 2015 à Paris, on assiste à un véritable déferlement d’injonctions bien-pensantes et de discours édifiants, qui s’adressent en particulier aux « jeunes ». L’institution scolaire est bien sûr concernée en priorité. Journées «  laïcité », enseignement civique et moral incluant notamment l’apprentissage de la Marseillaise et la connaissance des symboles de la République, affichage obligatoire dans tous les établissements scolaires de ces symboles, de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen de 1789 et, depuis 2013, de la Charte de la laïcité, l’Education nationale n’épargne aucun effort pour faire pénétrer dans l’esprit des écoliers, collégiens et lycéens français les fameuses « valeurs de la République ». Transmettre et faire partager ces valeurs n’est plus seulement une « mission », mais, aujourd’hui, l’une des « compétences » professionnelles des enseignants…

On a déjà vu plus haut comment la compréhension sociologique, en resituant les actes humains dans leur contexte et en en éclairant les déterminations, peut offrir une alternative au recours à l’autorité répressive pour résoudre les problèmes que rencontre notre société. De façon parallèle, dans le champ de l’éducation, l’esprit sociologique pourrait représenter une alternative à cette approche moralisatrice, largement dominante en France, de la question de la citoyenneté. Argument supplémentaire en faveur de la sociologie et de la fonction qu’elle pourrait avoir aux côtés d’autres disciplines, selon Lahire, si ses acquis et les « habitudes intellectuelles » qu’elle met en œuvre étaient enseignés dès l’école primaire (au prix des adaptations pédagogiques nécessaires). Plutôt que de prêcher la tolérance et le respect de la différence, on pourrait sensibiliser très tôt les élèves à la diversité sociale, culturelle et religieuse du monde : par la pratique de  l’observation, de la comparaison, de l’enquête, de la description à l’aide d’un vocabulaire approprié, par l’apprentissage des langues étrangères, vivantes et mortes, à travers lesquelles ils découvriraient d’autres manières de penser, de sentir et d’organiser la réalité, par l’histoire et la géographie, par la littérature (La comédie humaine, les Essais de Montaigne, Les Buddenbrook, Le guépard, pour ne donner que ces exemples,  sont aussi à leur façon des œuvres sociologiques, ou à dimension sociologique). La plupart de ces disciplines sont bien entendu déjà enseignées, même si certaines comme les langues anciennes sont aujourd’hui menacées. Mais, généralement réduites à leur enjeu purement scolaire dans la panoplie des « compétences » à maîtriser à l’issue de la scolarité obligatoire,  elles le sont rarement dans le but de faire acquérir aux élèves des façons de questionner, de réfléchir, de percevoir le monde. C’est pourtant ce à quoi devrait s’employer l’institution scolaire, au lieu de fabriquer des individus formatés et disposés à accepter comme naturelles les positions dominantes ou dominées que les circonstances de la vie leur feront occuper.