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Un chien est un chien, merde!

 Giuseppe A. Samonà

Dog Sleeping

Au Guatemala il y a des lacs, des Indiens, quelques touristes, et aussi un chien. Pour le trouver, il suffit de suivre les instructions.

On arrive en bus (les touristes) jusqu’au bord de l’eau (le lac), qui, par ailleurs – on va vers l’heure du couchant – se confond avec le ciel, les rares nuages: c’est rouge, violet peut-être, avec une touche de bleu, et au fond une chaîne de volcans. Et on prend un petit bateau pour arriver jusqu’à l’un des villages qui bordent la côte. Amen.

On grimpe en short vers le sommet, par des sentiers tortueux, tandis que les Indiens, vêtus de couleurs vives, descendent en groupes par les mêmes sentiers, ils chuchotent en riant, et ils demandent: pourquoi montes-tu? Une fois en haut (il y a aussi une église plus longue que large, toute blanche) on se laisse glisser en bas – et les sentiers sont toujours les mêmes – pour croiser de nouveau les Indiens qui à présent remontent comme en volant vers le sommet, et ils chuchotent en riant, et ils demandent: pourquoi descends-tu?

On va vers l’heure du couchant qui n’arrive jamais – le soleil, mourant, oblique, illumine encore, et, encore puissant, inonde tout. Sur la grande place que prolonge l’eau du lac – confondue avec le ciel, rouge et violette avec une pointe de bleu – sommeille, étendu sur le flanc, un petit chien – minuscule. Il attend, heureux dans la tiédeur, que finisse le jour. A chaque respiration son ventre un peu gonflé se soulève et son gracieux petit corps laisse apparaître le dessin de ses côtes. Il est petit, ce chien, encore plus petit sur cette grande place prolongée par l’eau et le soleil mourant.

Un tableau. Dans l’angle opposé, au sommet du sentier tortueux, un beau chien de race. Inattendu, imprévu – énorme. Il se tient tout en haut, dominateur, et surplombe la scène, immobile et attentif.  Il voit au loin l’eau et le ciel, la place inondée de soleil, avec le petit chien. Le temps d’un éclair – il a commencé la descente. Le beau chien de race caracole fièrement, tel un cheval lancé au galop, vers la place, vers le petit chien – qui sommeille, ignorant de tout. Il est de plus en plus énorme à mesure qu’il s’approche: l’écume aux babines, il saute par- dessus la barrière qui entoure la place, ses pattes musclées, léonines, dévorent le sol, soulèvent la poussière – cependant que dans l’angle opposé, au fond de de la place, sommeille toujours le petit chien, ignorant de tout, petit, de plus en plus petit. Petit.

Encore quelques mètres, bribes de temps, de vie. (…Et Achille s’approchait, immense, tel Ényale, le dieu guerrier…) Quand tout à coup le petit chien ouvre les yeux et bondit en avant, en aboyant. Furieux. L’autre, l’énorme chien, freine, ses pattes labourent la terre, dans une déflagration de poussière, de terreur, de défaite. Enorme, de plus en plus énorme, il se détourne et s’enfuit avec à ses trousses le petit chien furieux qui toujours aboyant l’a presque rejoint. Ils atteignent ainsi la barrière qui entoure la place, l’énorme chien la franchit d’un bond – le petit alors s’arrête, s’asseoit, et le regarde disparaître à l’horizon. Puis il regarde l’eau et le ciel, tranquille. Il est humble et petit, de plus en plus petit, il trottine, un peu bancal, vers l’angle le plus reculé de la place, celui d’où il était parti. En arrivant il flaire l’endroit, le reconnaît, arrange d’une patte la terre déplacée par l’incident, et se laisse mollement tomber sur un flanc pour sommeiller à nouveau, heureux dans la tiédeur rouge violette bleue qui finit, et ne finit jamais.

Immortelle agonie.

(Appendice afro-oriental. A Memphis, en basse Egypte, j’ai rencontré à nouveau le petit chien du Guatemala: mais plus de cinq mille ans d’histoire en ont calmé les ardeurs. Il est blotti au pied du Sphynx d’Albâtre, immobile et indifférent au flot incessant de touristes qui défilent à ses côtés, ou stationnent  devant lui, comme s’il était là depuis toujours, avec la même majestueuse simplicité, sourd à la rumeur du monde du grand Ramsès qui repose à quelques pas de là.)

***

P.S. (pour les italophones) – se mi trasporto (traduco?) nella lingua in cui sono nato quel ricordo, o invenzione, sogno, non so perché si dispone in altra maniera. Innanzitutto, c’è la voce dell’autista che, appena varcata la frontiera, urla raccattando la gente per la strada: Guate, Guate (è così che la chiamano, i Guatemaltechi, la loro capitale). Poi, un altro autobus che dalla Ciudad capitale riparte arrancando per strade impossibili. Infine, quando la vera avvenura comincia, è un altro il titolo che mi viene da darle, anche se in fondo il senso è lo stesso:  Un cane è un cane, diavolo!

Non solo in Oriente si scalano le montagne

In Guatemala ci sono laghi, Indiani, qualche turista, e anche un cane. Per trovarlo, basta seguire le istruzioni.

Si arriva con un autobus (qualche turista) sul bordo dell’acqua (il lago), che per altro – si va verso il tramonto – si  confonde con il cielo, le nuvole rade: è rosso, forse viola, un po’ azzurro, con sul fondo una catena di vulcani. E si prende una barchetta per raggiungere uno dei villaggi (gli Indiani) che popolano la costa. Amen.

Ci si arrampica in pantaloni corti verso l’alto, per sentieri tortuosi, mentre in vestiti colorati gli Indiani, per gli stessi sentieri, sciamano verso il basso, ridendo, e parlottano – chiedono: perché sali? Giunti in cima (e c’è pure una chiesa più lunga che larga, e tutta bianca), si rotola verso il basso – e i sentieri sono sempre gli stessi -,  per di nuovo incrociare gli Indiani, che ora volano verso l’alto, ridendo, e parlottano – chiedono: perché scendi?

Si va verso il tramonto, che non viene mai – il sole, morente ed obliquo, illumina ancora, ed inonda, ancora potente. Sul grande piazzale che l’acqua del lago lambisce – confusa col cielo, di viola e di rosso, azzurrati -, un piccolo cane, minuscolo, sonnecchia sdraiato su un fianco. Aspetta, beato al tepore, che il giorno finisca, e la pancia un po’ gonfia si muove al respiro, disegnando le coste del suo gracile, piccolo corpo. È piccolo, il cane, ancora più piccolo in quel grande piazzale lambito dall’acqua, e dal sole che muore, potente.

Un quadro. Con nell’angolo opposto, in cima al sentiero tortuoso, un bel cane di razza. Inatteso, improvviso – ed enorme. Sta in alto, padrone, e dall’alto sovrasta immobile, attento, la scena. Vede, in lontananza, l’acqua ed il cielo, il piazzale assolato, il piccolo cane. È un attimo – la corsa, la discesa è cominciata. Il bel cane di razza caracolla fiero enorme come un cavallo lanciato al galoppo verso il piazzale, verso il piccolo cane – che ignaro sonnecchia.  È avvicinandosi enorme, sempre più enorme: travolge, salta, la bava alla bocca, lo steccato che delimita il piazzale, le sue zampe muscolose, leonine, divorano il terreno, sollevano la polvere – mentre nell’angolo opposto, in fondo al piazzale, il piccolo cane ignaro sonnecchia, ed è piccolo, sempre più piccolo. Piccolo.

Pochi metri ancora, briciole di tempo, di vita. (…E s’appressava Achille gigante… gli fu vicino, simile a Enialio guerriero…) Quand’ecco che il piccolo cane apre gli occhi, improvviso, e scatta. In avanti, abbaiando. Furioso – mentre l’altro, l’enorme, frena, le zampe a solcare la terra, in un fuoco sorpreso di polvere, sconfitta, e terrore. E enorme, sempre più enorme, si volta, e fugge – con il piccolo che furioso lo insegue, abbaiando, e oramai lo ha quasi raggiunto. Così, arrivano allo steccato che delimita il piazzale, e il cane enorme lo scavalca di slancio – il piccolo, allora, si ferma, si siede, e lo guarda scomparire all’orizzonte. Poi, quello scomparso, guarda l’acqua, ed il cielo, tranquillo. E piccolo, sempre più piccolo, un po’ dimesso, trotterella sbilenco verso l’angolo estremo del piazzale, da cui era partito. Arriva, annusa, riconosce, ridispone con una zampa la terra smossa dagli eventi, e si lascia cadere mollemente su un fianco, riprendendo beato a sonnecchiare nel tepore  rosso viola azzurro che finisce, e non finisce mai.

Immortale agonia.

(Postilla afro-orientale. Ho riincontrato a Menfi, Basso Egitto, il piccolo cane del Guatemala: ma cinquemila  e più anni di storia ne hanno placato gli ardori.  Se ne sta accucciato ai piedi della Sfinge di Alabastro, immobile e indifferente all’incessante flusso di turisti che gli passano accanto, o gli sostano di fronte,  come se stesse lì da sempre, con la stessa maestosa semplicità, e indifferenza ai rumori del mondo del grande Ramses, che a pochi passi come se da sempre immobile riposa.)

***

P.S. (per i francofoni) – si je retourne à la langue dans laquelle je vis depuis ma jeunesse,  ce souvenir, cette histoire, ou peut-être ce rêve, se dispose je ne sais pourquoi d’une autre façon. Il n’y a pas de frontières, pas de chauffeurs qui hurlent Guate, Guate (c’est ainsi que les Guatémaltèques appellent leur capitale). Il n’y a pas non plus l’écho de l’Orient et de ses hautes montagnes… on est là, tout de suite, en train de grimper, et c’est lui, le petit chien, qui déjà avec le titre s’impose avant toute chose. Pour en savoir plus, retourner en haut de la page

(Avec la complicité de Sophie Jankélévitch, pour le parcours en français)

Histoire de La Remise des chevreuils

Giuseppe A. Samonà

Grass_closeupJ’ai écrit un texte, cette fois dans ma langue maternelle, l’italien – bien que le titre soit né en français, et en français il est resté : La Remise des chevreuils.

J’ai voulu le traduire en français, traduire en français tout ce qui suivait ce titre en français – je n’y suis pas arrivé.

Je peux écrire en français, comme je le fais en ce moment, je peux traduire vers l’italien, comme je vais le faire dès que j’aurai fini ces lignes « françaises ». Mais traduire vers le français, et de surcroît un texte que j’ai pensé en italien, non posso, je ne peux pas.

J’ai alors effacé le tableau, mon tableau, pour simplement me souvenir d’une idée, comme s’il s’agissait d’un rêve, et essayer de la reproduire en français. Et même si le résultat  peut ressembler, ressemble à une traduction – pour qui est à l’aise dans les deux langues –, il ne s’agit là que d’une illusion : j’ai écrit en deux moments différents, et de deux façons différentes, deux textes différents – même si par magie le deuxième texte, en français, paraît une traduction du premier, en italien…

Pourquoi d’ailleurs traduire – ou devrais-je plutôt dire : adapter, réinventer – en français ? Probablement pour la même raison, banale, qui m’a porté à écrire en français : la plupart de mes amis, depuis longtemps, ne lisent pas l’italien, lisent l’anglais, l’espagnol, le français, et entre ces trois langues c’est en français, de loin, que j’arrive à me sentir le plus à l’aise en écrivant (ici et là quelques lettres en anglais, en espagnol me font rêver de pouvoir m’amuser à fond aussi dans ces deux langues, que j’aime autant que le français…)

Bien sûr, j’aime aussi écrire en italien, et comment ! Que ce soit pour traduire – je frémis à l’idée de traduire ces quelques lignes, et qui sait, peut-être là aussi vais-je tout réinventer – ou tout simplement, directement, pour « écrire ». Par ailleurs, parmi les gens qui le lisent, l’italien, et qui ne lisent aucune autre langue, j’ai aussi des amis, des amis qui viennent de loin, d’un temps dans lequel parfois, quand j’y pense, je n’arrive même pas à croire que c’était moi qui vivais, et pourtant ils sont aussi tellement proches, tellement chers, ce temps et ces amis, …

Ecrirais-je pour mes amis ?  Je le crois. Ou du moins, je crois c’est une de mes motivations les plus profondes.

 Est-il possible d’écrire dans plus d’une langue ? Est-ce possible pour moi ? Peut-être. Ce qui signifie : peut-être oui – mais aussi : peut-être non.

Toutefois, il ne m’est possible de « traduire » que vers une seule langue, et celle-ci est la première dont j’ai appris l’existence : l’italien…

La Remise des chevreuils, comme on pourra le voir (ou comme on l’a déjà vu….), ce ne sont que peu de lignes : mais quel itinéraire déroutant, épuisant, voire parfois douloureux ce fut de le traduire-adapter-réinventer en français…

C’eût même été un itinéraire impossible (et peut-être aurais-je dû le dire d’emblée) si en route je n’avais pas rencontré la complicité d’une amie précieuse, Sophie Jankélévitch, qui m’a aidé à me désintoxiquer, à me séparer, de la version italienne : j’ai commencé à lui envoyer des bribes, des ébauches de phrases, des phrases sur lesquelles je butais, que je n’arrivais pas à terminer, des notes, des idées, elle me les a renvoyées avec des suggestions, je les ai adaptées et les lui ai envoyées à nouveau, avec l’envie, en même temps, de changer d’autres passages que je croyais définitifs, et elle, qui entre temps avait eu aussi des idées, m’a de nouveau envoyé… Vu le caractère inventif et de surcroît pluriel de la procédure, cela tient du miracle que le texte final en français ressemble au texte italien de départ au point de pouvoir être pris pour une traduction.

Ainsi, sans nous en apercevoir, nous nous sommes de fait retrouvés à jouer à quatre mains une valse d’allers et retours, parvenant en quelques jours à façonner et à ciseler  un petit texte que je n’avais pas réussi à terminer en plusieurs semaines.

Si j’avais envie d’écrire encore en italien et en français, et si mon amie aussi en avait envie –  j’attaquerais probablement le français en commençant par ce jeu.

(p.s. Je viens de finir la traduction de ce texte en italien, et je dois le dire : là aussi j’ai inventé, différemment, je crois, mais j’ai inventé, j’ai été même obligé de parler de vomi, et d’ambroisie…)

***

Storia de La Remise des chevreuils

Ho scritto un testo, questa volta nella mia lingua materna, l’italiano – ma il titolo è nato in francese, ed in francese è rimasto: La Remise des chevreuils. (Per chi legge questa traduzione, apparirà un’evidenza, o un indizio: dire La Rimessa dei caprioli è impossibile, è come mettere il vomito al posto dell’ambrosia.)

Ho voluto tradurlo in francese, tradurre in francese tutto quel che seguiva questo titolo in francese – non ci sono riuscito.

Posso scrivere in francese, come l’ho appena fatto per queste righe che sto ora traducendo, posso tradurre appunto in italiano. Ma tradurre verso il francese, e per di più qualcosa che ho pensato in italiano, non posso.

Ho allora cancellato la lavagna, la mia lavagna, per soltanto ricordare un’idea, come si trattasse di un sogno, e cercare di ricrearla in francese. E anche se il risultato può somigliare, somiglia a una traduzione – per chiunque sia a proprio agio nelle due lingue –, ciò è soltanto un’illusione: ho scritto in due momenti diversi, e in due modi diversi, due testi diversi – anche se per magia il secondo testo, in francese, sembra una traduzione del primo, in italiano…

Perché d’altronde tradurre – o dovrei dire piuttosto : adattare, reinventare – in francese ? Probabilmente per la stessa ragione, banale, che mi ha portato a scrivere in francese: la maggior parte dei miei amici, da molto tempo, non leggono l’italiano, leggono l’inglese, lo spagnolo, il francese, e fra queste tre è il francese, di gran lunga, la lingua in cui riesco a sentirmi più a mio agio scrivendo (qui e là qualche lettera in inglese, in spagnolo, mi fa sognare di potermi divertire realmente anche in queste altre due lingue, che amo quanto il francese…)

Certo, mi piace anche scrivere in italiano, e come ! che sia per tradurre, come sto facendo adesso, e con non poco piacere, per queste poche, facili righe francesi – poche, facili: tuttavia (e me ne son reso conto soltanto subito prima d’aver aperto questo inciso!), anche qui sto inevitabilmente finendo con il reinventare… qualche goccia di vomito, qualche altra di ambrosia… –; o che sia, semplicemente, direttamente, per « scrivere ». Per altro,  anche fra coloro che lo leggono, l’italiano, e che non leggono nessuna altra lingua, ho amici, amici che vengono da lontano, da un tempo in cui a volte, quando ci penso, stento a credere che ero proprio io quello che ci viveva, eppure sono anche talmente vicini, questo tempo, questi amici, talmente cari…

Scriverei per i miei amici? Credo di sì. O almeno, credo che sia una delle mie motivazioni più profonde.

È possibile scrivere in più d’una lingua ? È possibile per me? Forse. Che significa : forse sì – ma anche : forse no.

Tuttavia, non m’è possibile « tradurre » che verso una sola lingua, e questa la prima di cui ho appreso l’esistenza : l’italiano…

La Remise des chevreuils, come si potrà vedere (o si è già visto), sono solo poche righe : ma che itinerario spaesante, spossante, persino doloroso, è stato il tradurlo-adattarlo-reinventarlo in francese…

Sarebbe stato addirittura impossibile (e forse avrei dovuto dirlo come prima cosa) se in cammino non avessi incontrato la complicità di un’amica preziosa, Sophie Jankélévitch, che mi ha aiutato a disintossicarmi, a separarmi, dalla versione italiana: ho cominciato a mandarle briciole, proposte, frasi sulle quali m’inceppavo, che non riuscivo a concludere, appunti, note, idee – lei me le ha restituite accompagnandole di suggerimenti, io li ho adattati e glieli ho mandati di nuovo, con il desiderio, nel contempo, di cambiare altri passi che credevo definitivi, e lei, che nel frattempo aveva anche avuto altre idee, mi ha a sua volta di nuovo mandato… Considerando il carattere inventivo e per di più plurale del procedimento, è veramente un miracolo che il testo finale in francese somigli al testo italiano di partenza al punto da poter esser preso per una traduzione.

In altri termini, senza accorgercene, ci siamo di fatto ritrovati a suonare a quattro mani un valzer di andate e ritorni, arrivando in qualche giorno a dar forma a un piccolo testo che non ero riuscito a finire in settimane.

Se avessi voglia di scrivere ancora in italiano e in francese, e se la mia amica ne avesse voglia anche lei – attaccherei probabilmente il francese cominciando da questo gioco.

 

La Remise des chevreuils

Giuseppe A. Samonà

Sun-Grass-1800x2880Vacci, hai detto. Ci sono andato.
Mi sono sprofondato dentro. E anche fuori, al margine. Il mio fiato era trattenuto.

Quattro macchie color nocciola, caprioli: due da una parte due dall’altra, li divide il fiume trasparente – azzurro. E sono solo sguardi, immobili, tutti in direzioni diverse, mentre intorno i tanti colori suonano per sostenere il verde. Sul fondo, dov’è più lontano, un capriolo incurante beve l’acqua con gli occhi – e beve; poco più in là sulla stessa sponda, un altro è voltato all’indietro, dove si inerpica la vegetazione e il fiume risale attraverso l’impetuosa cascata, per poi perdersi laggiù, ancora più lontano, nei territori invisibili della lontananza tutta, quando il ricordo si confonde col sogno, ed è il solo che vive, ed è sempre: un muretto screpolato, le cicale ebbre di sole, le papere che nuotano nel lago, le dispettose danze dei girini… Più vicini – solo il silenzio c’impedisce di toccarli – gli altri due caprioli. Uno ha anche lui il muso verso l’acqua, ma più di sbieco, e con l’occhio raggiunge il mio occhio – mi guarda. Tranquillo. L’altro è anche lui voltato all’indietro, ma non nel fuori lontano, che sogna – il suo sguardo, come inquieto, scavalca la parete rocciosa, attraversa il silenzio: ha sentito un rumore? Eppure non mi sono mosso, il mio fiato è ancora sospeso… Forse allora la sua è una premonizione, neanche lui sa di che, come un sospetto, un odore, un vento di sconosciuto futuro – ma almeno non sono io, quel futuro annunciato, non esserlo tu. Con il passo riservato della memoria, senza respirare, ancora, allontànati in punta di piedi, evitando di quel sentiero foglie e rametti: è così breve l’eternità dell’estasi, e delicata, un nulla può dissolverla, e per sempre – e d’improvviso sarà paura.

N.B. Non confondere con Remise des chevreuils en hiver: di caprioli ce n’è uno solo – e fa freddo.

***

 

Vas-y, tu as dit. J’y suis allé.
J’ai plongé dedans. Et aussi dehors, dans les marges. Mon souffle était retenu.

Quatre taches couleur noisette, des chevreuils : deux d’un côté, deux de l’autre, séparés par le fleuve transparent – azur. On ne voit que leurs regards, immobiles, tous tournés dans des directions différentes; autour d‘eux, un jeu de couleurs pour soutenir la suave intensité du vert. A l’arrière-plan, un chevreuil insouciant boit l’eau des yeux – et il boit ; un peu plus loin sur la même rive, un autre chevreuil est tourné vers l’arrière ; on voit la végétation foisonnante et le fleuve qui remonte à travers la cascade impétueuse, pour finalement se perdre là-bas, encore plus loin, dans les invisibles territoires de la distance absolue, là où le souvenir se confond avec le rêve, et il est le seul qui existe, et existe pour toujours: un pan de mur gercé, les cigales ivres de soleil, les canards qui nagent dans le lac, les danses taquines des têtards… Plus près – seul le silence nous empêche de les toucher – les deux autres chevreuils. L’un d’eux a le museau dirigé vers l’eau, mais plus en biais, et son œil rejoint mon œil – il me regarde. Tranquille. L’autre regarde, lui aussi, en arrière, mais pas au dehors, vers le lointain qui rêve, et fait rêver – son regard, comme inquiet, passe par-dessus la paroi rocheuse, traverse le silence : a-t-il entendu un bruit ? Pourtant, je n’ai pas bougé, mon souffle est toujours retenu… Peut-être n’a-t-il eu qu’une prémonition, de quoi, même lui ne le sait pas, c’est comme un soupçon, une odeur, un vent léger soufflant d’un futur inconnu – mais au moins ce n’est pas moi, ce futur annoncé ; et toi, ne le sois pas non plus … Éloigne-toi sur la pointe des pieds, telle la mémoire, sans respirer, en évitant les feuilles, les branches sèches sur le sentier : elle est tellement courte, l’éternité de l’extase, et si délicate, un rien suffit pour la dissiper, et pour toujours – et tout d’un coup, infinie, ce sera la peur.

N.B. Ne pas confondre avec Remise des chevreuils en hiver: là, de chevreuils il n’y en a qu’un – et il fait froid.

(Avec la complicité de Sophie Jankélévitch, pour la version française)

Devi esistere

Giuseppe A. Samonà

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Devi esistere quelque part: déformée, ou belle – encore –, en Nouvelle Zélande, car de là tu prétendais venir, ou ailleurs, parce que peut-être avec toi aussi la vie aura rebattu les cartes, et tout le reste. Tu dois bien exister, toi, oui, toi : et belle – encore  –, et moi je ne te l’ai jamais dit, et je n’arrive pas à m’en faire une raison. Mais quand ? L’air que nous avons respiré ensemble était un air de liberté, raréfié.

Tu l’as peut-être oublié ? Maybe, you never noticed it. Regarde.

Toi, tu volais à gauche, moi à droite. Légers, omnipotents : sans chaînes (du moins nous le croyions). Autour, partout, pour nous qui dominions d’en haut, des sons lointains de vaches qui paissent, et une odeur de bois brûlé, et des hommes tout petits, et mille et mille univers microscopiques, comme les étoiles immenses, loin de nous, loin les unes des autres, ou encore les tableaux flamands à l’intérieur desquels on se promène on se perd – tout le reste est oublié – dans des pérégrinations sans fin. Sur la crête, en équilibre, comme effleurant le sol, nous nous déplacions, nous passions, les notes d’un violon (l’instrument du paradis des pauvres) dans les oreilles, et sous nos pieds, en bas, cette vallée enchantée, inaccessible, promesse d’un bonheur infini, lointain et en même temps tout proche, presque à portée de main, hors du temps et de l’espace.

Je ne saurais dire, aujourd’hui, pendant combien de jours j’avais voyagé, ni comment et quand, de village en village, j’étais arrivé là-bas. Mais je me rappelle le lieu d’où j’étais parti : un fouillis joyeux et bruyant de bêtes, de cabanes et d’humains, qui m’avait déjà semblé être au-delà du monde que l’on pouvait connaître, et cependant encore joignable, à la portée des trains, des autobus, des canoës ou des éléphants – tout autour, en revanche, se dressaient, immenses, les montagnes enneigées, peuplées de gens dont aucune carte ne portait la trace, innervées de sentiers que ne pouvaient parcourir ni les trains, ni les autobus, ni les canoës, ni les éléphants. Elles étaient irréelles, objets de désir et de rêve, pour tous ceux qui pendant les soirées de chaleur et de soupirs disaient : … Toutefois il est possible d’y aller, en se perdant au monde et à soi-même. Ainsi, un beau matin ( mi son svegliato, oh bella ciao…), je m’aventurai, avec la seule force de mes pieds, par une de ces pensées tortueuses, escarpées… non, non, je voulais dire : par un de ces sentiers tortueux, escarpés – seul (c’était la seule façon possible), à travers des buissons d’hommes et de femmes dont je comprenais, sinon la langue, au moins le sourire accueillant, monter, monter de plus en plus haut, atteindre presque le ciel… Et je me perdis, je perdis la route, l’espace, le temps : soudain, sans savoir comment, je me retrouvai là-bas. Comme si j’y avais été depuis toujours.

Toi aussi (tu y étais arrivée seule – c’était la seule façon possible), à travers des sentiers tortueux, escarpés – ou peut être étaient-ce tes pensées, escarpées et tortueuses –, les mêmes,  et à travers les mêmes hommes et femmes qui souriaient, accueillants, mais dont la langue était incompréhensible, tu montais, tu montais de plus en plus haut, tu atteignis presque le ciel :  même si jamais tu ne me l’as avoué, même si jamais je ne te l’ai demandé, je n’en ai pas eu le courage, et encore aujourd’hui je ne puis m’en faire une raison. Mais je savais : les autres, ceux qui n’étaient pas ces hommes et ces femmes accueillants, et donc moi aussi, toi aussi, ne pouvaient arriver que seuls – c’était la seule façon possible…

De village en village. En marchant sans but précis, ou peut être notre but était-il le chemin en lui-même, et les objets, les êtres qui le peuplaient, fantômes, fantasmes, ombres, rêve, pour nous qui, là-bas, les yeux ouverts, n’avions plus ni commencement ni fin. Un rêve : comment  aujourd’hui, en état de veille, en parcourir à nouveau le sens, les méandres ?  J’entrevois seulement, comme un souffle de vapeur, un parfum, ces départs à l’aube, depuis un lieu habité d’hommes et de femmes qui saluent, pour ensuite errer sous un soleil de plomb qu’on peut presque toucher, et un ciel limpide, violent, à travers des champs de plantes aux mille nuances de vert et d’or, et des ponts de corde suspendus sur des vallées à une distance infinie, et terrifiante – nous, pourtant libres, ailés, immortels : hurlant soudain (mais comme un chant d’amour), seuls, la vie, et la mort, nous, minuscules, insectes parmi les insectes, cachés dans ces buissons de vert et d’or, avec au-dessus de nous le ciel immense, limpide et brûlant, et au-dessous la vallée à une distance infinie, inaccessible, et tout autour, infranchissables, ces montagnes que nous avions pourtant franchies, au cœur desquelles nous nous trouvions, à présent. Oui, insectes,  inaccessibles nous aussi, car dans notre petitesse nous faisions face au reste,  à nous-mêmes, à tout – nous étions l’univers : pendant que la musique de nos voix puissantes, s’abandonnant dans l’air, dansait et résonnait d’un côté à l’autre de ce théâtre sans frontières. Voilà, de cela je me souviens, mais pas des jours tous différents, pas des événements, ni des visages.

Du tien, de ton visage, je crois toutefois me souvenir, à moins que je ne l’invente – mais cela revient au même : c’était un rêve… C’est le matin, j’avance à travers le vert et l’or, quelque chose craque imperceptiblement derrière moi. C’est toi, tu es à mes côtés : et à mon regard étonné, curieux, et déjà plein d’amour – au lieu des yeux, tu as deux amandes –, tu réponds d’un sourire vague – et tu avances, tu me dépasses, je vois ton dos, et puis rien, you vanish : rapide, suave, insaisissable gazelle. Moi aussi alors j’accélère le pas, car le soleil, encore puissant, commence à descendre, et le ciel transforme les couleurs, prépare la nuit : il faut arriver au prochain village – là-bas, le jour, la chaleur est brûlante, et la nuit c’est déjà l’hiver, glacial : on ne survit pas si on n’est pas près du feu. C’est-à-dire, autour du feu : là où immergés dans une obscurité tremblante, à peine une lueur, on parle, on parle, et les récits d’aventures se suivent, et le temps s’est comme arrêté. Pourtant, à toi je ne puis parler, je n’y arrive pas  – et si maintenant, ici, je ne peux pas m’en faire une raison, là-bas (c’est ce que je ressens si je m’y laisse à nouveau transporter), à côté du feu, je m’assoupis dans une timidité béate, bercé par le silence des grillons et par ta voix, qui parle d’une île éloignée de tout, mais indiquée cependant sur les cartes. Et il me semble que tu me souris, à moi. Et c’est comme si c’était depuis toujours, c’est pour toujours : un jour, et puis le jour suivant, et tous les jours l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de jours, ni d’événements. On ne peut plus rien distinguer : marcher, se rencontrer, tu apparais, tu me dépasses, tu disparais, et puis le soir, le feu, le sourire… tout cela est comme un fleuve éternel, égal. On ne peut plus rien distinguer.

Sauf toutefois ceci… – et depuis lors je le garde toujours dans ma poche.

Bientôt arrive le soir: le pas se fait plus rapide. Et j’arrive, mon regard qui à droite domine la vallée enchantée se dirige doucement vers le centre, pour scruter le chemin (nombreux sont les dangers de ces montées escarpées, et il faut bien regarder où l’on met les pieds.) Ainsi, je te vois, toi qui déjà arrivée viens dans ma direction, pendant que ton regard à toi aussi se redresse, doucement, jusqu’à ce que nos yeux finissent nécessairement par se rencontrer, par des déplacements lents, minuscules, comme s’ils entraient dans l’eau pour se baigner. Un instant, un sourire : tu es le soleil. Un instant, et c’est l’éternité (je crois). Mais tu ne t’arrêtes pas, tu m’effleures, tu continues. C’est à moi que tu souris ? Je me retourne, tu ne te retournes pas – peut-être connais-tu l’histoire d’Orphée mieux que moi… La tête tournée en arrière, j’avance légèrement, je voudrais… Et voilà qu’un pied se plante soudain, je trébuche, je me visse sur moi-même –  mes pieds ont perdu le contact avec le sol –, le regard de nouveau vers l’avant, et mes bras essaient de s’ouvrir, comme pour voler. Un instant, moins qu’un instant, qui s’égrène, se décompose, comme les images d’une pellicule au ralenti, comme nos regards qui devaient se rencontrer : j’ai les pouces pris dans les crochets du sac, rouge et lourd, que je porte sur le dos (c’est notre emblème à nous, les voyageurs), les ailes rognées, et le sol se rapproche rapidement, menaçant. C’est l’enclos des cochons, qui se trouve en bordure du sentier, où je tombe tout entier, sans pouvoir me défendre, ni parer la chute avec mes mains qui sont prisonnières. Les cochons, alors, s’éloignent en poussant des cris déchirants, pendant qu’une vague de fange et d’excréments se soulève sous l’effet du choc – et immédiatement après, depuis le ciel, le sac, à peine plus lent que mon corps, atterrit lui aussi, et me flanque de nouveau sur le sol en provoquant un jet de fange et excréments encore plus fort. Un instant je gis, dans le silence : des cochons, des hommes, des femmes. Puis je me relève – trempé, assommé, dégoulinant – et je me retourne. Pour te voir, toi qui  maintenant  t’es aussi retournée, et tu me vois, tu me regardes – et tu ris. Nous rions ensemble, et ce rire submerge ma rougeur – car moi aussi je te regarde, maintenant, et je rougis – pendant que la boue glisse tiède, humide, le long de mon cou, de ma poitrine, de mon ventre – une caresse mouillée, pour moi : pour moi qui ne te parle pas (je n’ai jamais pu te parler, et je ne pourrai jamais m’en faire une raison…), et je suis heureux. Je suis.

(De nombreuses années plus tard. Et si tu étais plutôt celle qui de ses yeux noirs transperçait les murs ? Ou celle qui vivait dans les nuages… ou donnait des baisers furtifs, parmi les arbres métropolitains, et s’enfuyait – mais les autres aussi… ou encore – et je pourrais, me semble-t-il, te retenir – celle qui dansait, légère, sur l’eau ?  Car chaque fois, en te voyant, et en riant,  je ressens cette même caresse mouillée, cette même boue qui glisse tiède, humide, le long de mon cou, de ma poitrine, de mon ventre – et je me demande : si toutes les autres fois après celle-ci, et aussi avant, n’étaient autres que celle-ci ? S’il s’agissait toujours de toi ?)

Paris, novembre 2013

La salamandre

Giuseppe A. Samonà

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Nous arrivons, la chaleur est étouffante.

Et ce devrait être la nuit, et nous devrions être plongés dans le sommeil, mais c’est le jour, et nous sommes réveillés, bien qu’hébétés, et il y a tous ces gens de l’autre côté de la vitre qui frappent de leurs mains, de leurs poings, comme si c’était nous qu’ils voulaient, nous, hébétés, qui venons de débarquer sur la lune, mais une lune que nous n’avions jamais imaginée ainsi, une lune surpeuplée, collante, presque aquatique, nous, qui devrions, qui voudrions dormir et qui sommes réveillés, et il fait chaud, trop chaud, d’une chaleur liquide, et nous voici enfin dehors, et il fait encore plus chaud, l’air est comme épais, moite, et les gens sont toujours là, encore plus nombreux, et il n’y a plus la vitre pour nous protéger, nous  sommes passés à travers, au-delà, Through the Looking-Glass, et tous hurlent s’agitent gesticulent nous entourent, ils se collent sur nous, sur nous, oui, oui, au secours ! et nous tirent de tous les côtés, il nous touchent, nous tripotent, au secours, au secours, hotel, hotel, nous nous retrouvons dans un petit chariot – mais quand y sommes-nous montés ? – hop, à toute allure, le petit chariot a même un moteur, mais que fait-il? attention à la vache, une autre vache, a cow, ou c’est un bœuf, it’s the same, mais… au milieu de la rue ? d’un poil nous évitons un étalage de quincaillerie, un autre se renverse, le vendeur – je crois – vomit des jurons, une avalanche de fruits juteux, magnifiques, roule sur l’asphalte, dans la poussière, mais nous sommes déjà loin, loin dans le petit chariot à moteur qui ressemble à une guêpe grassouillette, et toujours des vaches, des voitures, d’autres chariots, des étalages, j’ai mal au cœur, j’ai peur, mais nous arrivons, hashish hashish heroin, mais que dit-il ? non, non, of course not, ma peur grandit, où sommes-nous ? Vite, entrer dans l’hôtel, entrer dans la chambre, vite, fermer la porte, et se laisser tomber sur le lit, épuisé, collant, immonde, il fait chaud, chaud, et c’est le jour, pour toujours, mais au moins je suis sur le lit, à l’horizontale, en sécurité – quand tout à coup je la vois: juste au dessus de moi, collée au plafond avec ses petites pattes, à ventouse, roses et petites, des pattes répugnantes, et toutes petites, toutes roses, mais tout le reste est étonnamment gros, énorme, et vert, la queue, le ventre, ce ventre énorme et vert qui se gonfle et se dégonfle, lui aussi répugnant, et la grosse tête, qui renversée me regarde de ses yeux indifférents, le cou aussi qui se gonfle et se dégonfle, et la bouche qui s’ouvre et se ferme, comme si elle était en train de déglutir quelque chose, ou comme si elle voulait parler, oui, oui, tandis que les lèvres – elle a même des lèvres, la sale bête ! – dessinent comme un rictus. Elle semble sourire, rire, et en souriant, en riant – mais les yeux comme dissociés restent indifférents – elle me regarde, et enfin (me semble-t-il) elle siffle, chuchote : Je suis la salamandre – dit-elle  et si ça me chante je ‘dépattouille’ mes ‘pattouillettes’  roses à ventouse (ainsi parlent les salamandres…) et je tombe toute répugnante que je suis sur ton visage. Eh oui, c’est très exactement ce qu’elle dit – ou peut-être c’est moi qui lis dans ses pensées – en me regardant, moi qui sur le lit, depuis le lit, la regarde. Et je ne bouge pas.

Partout ailleurs, c’est évident, je partirais en courant, dehors, au loin. Mais là, maintenant, à quoi cela servirait-il? Dehors il y a hashish hashish heroin, et cette circulation effrayante, tout est effrayant, dangereux, les vaches, les chariots, l’asphalte poussiéreux, les avalanches de fruits et de quincaillerie, et les gens, les gens qui hurlent, heroin, hotel, et même mushrooms, et puis, bien sûr, encore et encore hashish, hashish, et ils tirent, poussent, touchent, touchent de leurs mains répugnantes, telles des pattes visqueuses, ‘ventousées’, elles aussi semblent roses, et elles se multiplient, non pas deux, mais dix, cent, mille, comme s’il n’y avait qu’un seul monstrueux humain aux mille petites pattes roses d’amphibien…. Mon Dieu, si je pouvais, je la retraverserais à rebours, cette ville infernale, jusqu’à l’aéroport, au-delà des vitres, back through the Looking-Glass, et hop, à bord, dans l’avion, pour rentrer chez moi – je n’ai même pas vingt ans. Mais je suis trop, trop fatigué, trop collant, il fait une chaleur folle, je ne peux pas. C’est pourquoi je demeure sans bouger, allongé sur le lit, tandis qu’au plafond les pales du ventilateur ont commencé à tourner – qui le leur a demandé ? – en remuant la chaleur, pour moi et la salamandre, qui comme toujours sourit, rit, et me regarde.

(Quand l’obscurité est arrivée, la nuit, elle ne nous a pas fait peur, comme elle aurait dû, elle nous a quelque peu soulagés – comme si tout là-bas avait été à l’envers, ou peut-être était-ce parce que le temps, au moins lui, se décidait enfin à fonctionner normalement, je ne sais – et nous avons mis le nez hors de l’hôtel, deux pas, rien de plus, au milieu des ombres des hommes, toujours frénétiques, hurlants, qui touchent, mais comme d’une manière moins intrusive, presque caressante, et la chaleur ne finit pas, et nous buvons un jus de mangue, c’est délicieux, et nous rions avec le vieillard aux gestes de prince qui nous le vend et essaye de nous faire rire, et nous sentons dans l’air un souffle – donc, ici aussi le vent existe…–, et nous regardons le ciel, les étoiles – donc, aussi le ciel, les étoiles… – et nous rentrons dans notre chambre, je suis de nouveau allongé sur le lit, comme sur le plancher d’un bateau au milieu de la mer infinie, la salamandre est toujours là, mais il me semble qu’elle ne rit plus, elle sourit seulement, et elle est, comme tout le reste, presque acceptable : notre premier jour s’achève, et je m’en aperçois – mais je ne m’aperçois pas, je ne le sais pas encore,  que je suis déjà tombé éperdument amoureux, et à jamais, de l’Inde.)

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 (…Or I could just cite Conrad again, only this time verbatim: “And this is how I saw the East. I have seen its secret places and have gazed into its very soul; but now I see it from a small boat, a high outline of mountains… The first sigh of the East on my face. That I can never forget. It was impalpable and enslaving, like a charm, like a whispered promise of mysterious delight”. How can I, today, not feel a sweet strong emotion seeing again in my mind that smiling salamander hanging over head?)

Paris, mars 2013