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Traduire, troisième dimension de la langue

Jean-Charles Vegliante
“Cartographies” – Mia Lecomte

Nous partirons de cet état de fait : tout le monde parle désormais de la traduction, au sens plus ou moins extensible, et presque tout le monde traduit (aussi bien de langues proches, sans nécessité de les avoir étudiées, que de langues éloignées, pour lesquelles on dispose soit de versions ancillaires, soit d’informateurs variés plus ou moins fiables, proches, vivants ou électroniques). Une fois surmonté l’obstacle pour ainsi dire technique, autrefois principal, reste apparemment le talent, sinon le “génie” du traducteur – bien souvent une traductrice, d’ailleurs, aujourd’hui. Les maisons d’édition, depuis quelques décennies, privilégient en général ce talent plutôt que d’avoir recours aux anciens spécialistes et surtout aux professeurs des langues concernées, trop exigeants et responsables il est vrai par le passé de quelques « laides fidèles » qui ont pu à juste titre les échauder. Il y a donc à la fois une conjoncture favorable – avec une évidente amélioration de la qualité des traductions courantes – et une certaine démission devant des textes d’arrivée difficiles, un peu à contre-courant des tendances littéraires du moment, échappant aux cadres historiques et aux canons de la mode. Pour simplifier : ni « classiques » méconnus à faire revivre, souvent à moindre coût, ni possibles « découvertes » à insérer dans quelque rituelle rentrée littéraire de l’année. Enfin, et cela n’est pas anodin, peu propices à l’échange de bons procédés entre qui traduit et qui est traduit, ainsi qu’entre les éditeurs des uns et des autres (le traditionnel renvoi d’ascenseur). Un seul exemple, que je connais bien, hélas, des deux côtés des Alpes : le poète méridional Lorenzo Calogero, un des maîtres reconnus d’Amelia Rosselli, trop tôt disparu. Un choix de lui, déjà maquetté et bon à tirer, est disponible dans notre site CIRCE de Paris 3.

Pour essayer – vainement, peut-être – de coordonner les réflexions en cours autour de la traduction pour le moins littéraire, voire ne concernant que les langues relativement proches que sont en gros les langues de l’Europe (pardon aux langues non indo-européennes et aux langues minorées qui se sentiront exclues), je propose d’aborder la vaste question du traduire à partir d’un accès limité et apparemment indirect qui serait celui de la trace laissée par le fait traductif ou l’idée même du traductif dans un texte donné, que j’ai proposé jadis d’appeler effet-traduction. Cette trace est visible sans grand effort dans les productions de scripteurs bilingues par choix ou par nécessité – “cosmopolites”, comme on disait autrefois, ou déplacés de la langue plus récents – ainsi que tous les degrés de gradation entre les uns et les autres. Les œuvres traduites de quelque résonance influencent évidemment leur langue, y important parfois un « style de traduction » (G. Raboni). Pour ce qui est du domaine italien, ou italique, une thèse récente soutenue en français mais publiée en italien[1] serait là pour fournir d’abondants exemples. Est-il raisonnable d’essayer d’unifier – sans uniformiser – quelques points de départ dans une réflexion concernant un domaine à la fois aussi varié, étendu, ancien mais récemment réorienté autour de la traductologie comme théorie se voulant autonome ? Je pense que oui, ne serait-ce que pour parvenir à une vraie discussion susceptible de passer outre les querelles de territoire et d’exclusions dogmatiques ; ainsi que les crispations ou le « narcissisme des petites différences » : autre face, au fond, de la croyance au fameux “génie” (forcément solitaire) évoqué plus haut. Par expérience, il me semble qu’une telle base d’accord minimal est possible, ne serait-ce que parce que la traduction collective (où tout est effectivement élaboré et produit ensemble), ou encore collective-participative (lorsque la voix de l’auteur peut entrer aussi en ligne de compte), est possible. Là encore, il se trouve que quelques exemples sont disponibles, aisés d’accès, aussi bien pour la poésie de Calogero mentionnée ci-dessus que pour un large choix de la nouvelle poésie italienne (et aussi italophone, ou minorée) vivante aujourd’hui, de Zanzotto à Mario Benedetti, et de sa pensée du paysage singulière à la vaste thématique de la disparition[2].

L’effet-traduction, comme certains « effets » mieux illustrés en littérature (effet de réel, selon Riffaterre et Barthes, pour n’en rappeler qu’un) est évidemment tout interne au discours qui le porte. On néglige ici les reflets induits par les critiques externes et la réception. Il résulte d’un usage particulier des mots, au sein du message global sur lequel repose le caractère littéraire même du discours en question. Néanmoins, il produit sur nous l’effet, très précisément, de renvoyer d’emblée directement à du différent, à de l’autre : non seulement à un « double fond » de nouvelle signifiance, ainsi que tout texte littéraire devrait le faire, mais plus radicalement à une autre dimension linguistique. L’effet-traduction, en ce sens, révèle la présence de l’altérité dans l’identique. Il affecte en effet tous les niveaux de la langue – à commencer par ses structures de surface les plus apparentes – et il traverse ou, si l’on peut dire, dépasse le monosystème de chaque langue concernée : la langue d’origine, qui révèle dans la traduction des potentialités latentes voire invisibles au regard monolingue, et bien sûr la langue de destination qui est poussée jusque dans ses extrêmes, y compris connotatifs, « décentrée » dans l’acception donnée à cette métaphore par Meschonnic. On en dira autant du texte original et du texte de destination produit, qui participent d’ailleurs à l’extension-construction infinie de leurs langues respectives ; d’où l’apport du traduire comme exégèse à la compréhension des textes et à la critique littéraire en général[3]. La traduction, seule de son espèce, est d’un même mouvement hyper-lecture et écriture créative d’un texte ; ce dernier est à la fois contraint (évidemment par l’original, mais aussi par l’horizon de celui-ci) et nouveau pleinement, à juste titre (donc avec une autonomie relative, y compris sous un horizon différent, et en mouvement constant par son acte même[4]), autrement dit libre, au même titre que tout texte littéraire. Autre et identique, encore une fois. De ce point de vue, le texte traduit déçoit, défait – à l’inverse des éventuels effets de réel – ou en tous cas compromet toute illusion possible de « nature », sans devenir jamais pour autant clos sur lui-même et auto-suffisant. Voilà le premier sens de la dimension tierce, supplémentaire, du titre de cet exposé. J’y reviendrai, car la « nature » n’a peut-être pas dit son dernier « mot ».

Mais il faut aller plus loin. Déjà au départ production seconde, la traduction décroche visiblement le texte des référents habituels, donnés pour acquis, quel que soit leur degré de (feinte) « réalité ». C’est pourquoi, spéculairement, un travail sur la poésie dite réaliste (à tout le moins italienne) m’a semblé intéressant, non par hasard en parallèle à des analyses, et à des illusions hâtives, ayant porté naguère sur la littérature transnationale liée aux phénomènes migratoires des dernières décennies (voir n. 1 supra). Sur un plan plus vaste et général, des écrivains bi- ou plurilingues (de Beckett à Meneghello à Amelia Rosselli déjà mentionnée, à Emilio Villa) ne nous ont pas attendu pour tirer parti de l’effet-traduction dans leurs propres œuvres. Ainsi, Ungaretti dès les années Vingt du siècle dernier faisait se superposer et s’échanger, à la lettre, aura “brise” et urne “urna”, entre ses deux langues du cœur, français et italien. Ce décrochage du référent (et donc de l’illusion référentielle), si cultivé par ailleurs dans une certaine récente littérature “nouvelle” – même si l’on est en droit de comprendre le célèbre « écrire, verbe intransitif » de Barthes (1970) comme une blague –, recouvre deux phénomènes distincts, mais qui semblent devoir in fine se rejoindre :

            un manque et une perte chez l’émigré, qui, adulte, se retrouve non seulement (en général) déclassé, mais littéralement in-fans ;

           et un surplus, un effet (cette fois, de style) recherché, enrichi par l’intertexte translinguistique, chez le créateur affranchi de la syntaxe ordinaire, parfois jusqu’à l’illusion d’une « subversion de la langue » ; où la subversion a bon dos, mais ce serait un autre problème. Quoi qu’il en soit, chez un poète tel qu’Ungaretti, à la fois émigré et créateur translinguistique, la brise (aura) est effectivement au delà de l’image une urne renvoyant à ses chers disparus et à l’archi-texte commun occidental, diffus et mouvant de Pétrarque à Jules Laforgue (« Mon cœur est une urne » … etc.).

S’ils peuvent se rejoindre, ces deux phénomènes peuvent aussi se moduler, de façon positive (enrichissement, débord) ou en négatif (malaise de l’appartenance), l’un et l’autre. Jusqu’à l’excès : glossolalie et langues inventées, là ; anomie et perte du lien aux références, ici. Un autre poète : « Est-ce qu’ici est encore loin ? » (Thierry Metz, L’homme qui penche, 1997), comme à dire que l’on est de toute façon à côté d’un fonctionnement pacifié de la langue, selon une analyse traditionnelle de celle-ci. Son ferme sol se dérobe. Bien loin de créer “spontanément” (ne dit-on pas “langue naturelle” ?) le lien « nécessaire » entre signifiant et signifié qui renvoie à un référent (Benveniste), le locuteur – ou l’écrivain – décentré semble aller à la pêche de mots appropriés, plus ou moins ambigus, mystérieux, pour exprimer ce qu’il aurait à exprimer ; ce n’est qu’en un deuxième temps qu’il s’efforce, pour être compris, de les introduire dans un système singulier, renouvelé lui-même par cette sorte de traduction primaire, fondamentale. Thierry Metz encore :

[…] il faut extraire les mots de là où ils sont. Puis les mettre en langue.

C’est pourquoi j’ai cru bon d’insister plus d’une fois hélas sur l’appartenance autant (au moins autant) que sur la compétence langagière allant de soi[5]. Mais ici, l’expression « mettre en langue », et non utiliser une langue préexistante idéalement, réunit – ainsi que nous le pressentions – le créateur prétendument élitiste et l’immigré soumis au dispatrio (Meneghello). Beau mot du moyen français : dispers. Pour l’un comme pour l’autre, il existe forcément une distance, voire une double défiance vis-à-vis de la langue commune, le passe-partout de la doxa : on sait intimement, douloureusement parfois, son inadéquation, et aussi sa non-innocence (non par hasard, Ungaretti cherchait ailleurs un « pays innocent »). Beau mot de la langue allemande : Grund (Grundlage). Il n’y a pas d’autonomie de la sphère culturelle, dont on sent bien confusément qu’elle est tenue et gérée par les « héritiers » de toujours, de bourdieusienne mémoire. Et l’on est d’autant plus porté à l’utiliser, cette langue conquise, gratuitement parfois, de façon ludique, aussi pour ajouter (contre son usage marchand) de la beauté au monde (Philippe Denis : « Non pas une parole, / pour rien, / nous sommes venus / avec notre langue d’étrangers ») ; d’où les jeux de mots bien connus des exilés (voir l’humour juif), du névrosé (et de l’analyste), du prisonnier (y compris en conditions extrêmes, comme Primo Levi). À titre ici de simples illustrations :

           – le premier contact avec le nouveau pays est souvent placé sous le signe de la (fausse) familiarité, à la fois réconfortante et dérisoire (le Maghrébin qui lit Bagagès sur le mur de la gare, l’Italien du sud qui entend crier Bagaches ! en arrivant à Charleroi, et feint de s’offenser alors que son compatriote rit amèrement devant l’enseigne “Che-miserie moderne”)…

         – l’humour décalé, à tout le moins non aligné, d’un écrivain peu conventionnel tel que Michaux : « D’un continent on s’évade. De l’espèce, non » (1974) ;

       – le jeu langagier à la Perec – en l’occurrence, un palindrome bilingue – chez un survivant de la déportation : « In Arts it is repose to life : È filo teso per siti strani » (Primo Levi “Cuore vorticoso”, in Lilit e altri racconti, 1981)[6].

Abordée sous l’angle de son effet interne, la traduction oblige donc à accepter le paradoxe du « pleinement linguistique », affectant tous les niveaux de l’analyse en même temps, et du « non-linguistique » impensé, latent (pré-, post-, infra-linguistique par allusion à l’approche novatrice de Gianfranco Contini au travail de Pascoli, en 1955), voire d’un regard esthétique plus vaste encore, relevant d’autres types d’expression (spatiale, musicale, de formes plastiques etc.) que sa destination en un autre code (selon la « transmutation » générale dont parlait déjà Jakobson) permet ou exige. Les « intraduisibles » dont s’est occupée (entre autres) Barbara Cassin ne seraient rien d’autre que des discours jouant à plein sur tous ces tableaux, et demandant pour cela même d’être indéfiniment retraduits, leurs destinations étant censément multiples. Des termes, des expressions ou phrases, des textes que l’on ne cesse pas de reprendre en mains et de retraduire seraient, de par leur épaisseur de sens même, infiniment destinés à être traduits de nouveau. Ils « demandent » en somme (le verbe est celui qu’utilisait Walter Benjamin) plusieurs traductions, plusieurs destinations, que leurs différences enrichissent et qui font à leur tour signe, en vue d’ultérieures lectures, récritures, traductions. Ils seront dits, en général, des « classiques ». Très concrètement, dans le domaine que je connais le moins mal (entre deux langues proches), ce travail va consister à rechercher le “même” par des moyens évidemment différents, mais aussi à faire résonner (dans un texte), en les acceptant pleinement, les divergents “gui” ou “cerf-volant”, certes à distance des – si différents ! – vischio et aquilone, bien propres à désespérer l’étudiant d’italien en quête d’une transparence totale. Il s’agit plutôt de suggérer, de faire sentir autrement (une fois de plus) les valences particulières, mortifère pour l’un (mais “glu” a bien conditionné, dans l’histoire de la langue, le signifiant gui) et fabuleux pour l’autre (par chance, le cerf-volant est aussi un insecte aux mandibules extraordinaires). La langue-culture française garde d’ailleurs lointainement le souvenir sacré des rituels druidiques pour le premier, littéraire des méditations plus récentes de R. Caillois pour le second. Mais, de proche en proche, je voudrais suggérer que cette question est plus générale et touche à strictement parler tous les signes linguistiques, si le regard ne s’élève pas au delà du signe en soi, jusqu’à faire fantasmer la chimère de deux systèmes isomorphes parfaitement correspondants signe à signe (le Quijote de Borges, la « copie à la vitre » de Chateaubriand, le hobby de Jiri Fried, l’illusion du débutant). Ce qui, en bonne logique, ne se peut. C’est donc en changeant tout, en déplaçant les formes de surface, si nécessaire, que la fidélité textuelle peut se transmettre dans l’autre système, lequel devient au sens propre destinataire. Chez Pascoli, puisque c’est de deux mots-thèmes de son œuvre que je suis parti, il s’agit de restituer avant tout la singulière vibration – frêle et invincible – dont ils s’entourent poétiquement, à savoir aussi dans la matérialité du texte qui les contient, sa subtilité métrique, etc.

Regard esthétique vaste, dimension autre, matérialité, vibration… voilà ce par quoi j’aimerais finir, tout à fait provisoirement s’entend, bien sûr. Or, tout le monde s’accorde à dire – comme je l’ai fait ci-dessus – que le texte littéraire doit suggérer, faire sentir, rendre présent ce qui justement lui échappe (l’objet, le monde, le réel). Mallarmé : « Je dis : une fleur ! » etc… Presque tout le monde donne, en ces domaines, une place considérable au corps (ou “corps”, selon qu’on est, là comme ailleurs, « puissant ou misérable » vis-à-vis de la bonne distance), du côté de la création autant que pour la réception (ou mieux désormais, consommation). On parlera en effet de rythmes corporels, de rythme du souffle, de la marche, des battements du cœur, et ainsi de suite, sans besoin d’ajouter d’autres viscères également convoqués. Or, puisqu’il s’agit ici de textes, il serait paradoxal d’oublier que la langue, a fortiori la parole, dans sa dimension orale et son apparence transcrite, comporte bien toujours un versant réel, physique, matériel si l’on veut : on l’entend, le voit par écrit, on peut en suivre voire en accompagner les cadences, etc. On en perçoit, pourrait-on proposer de dire, une manifestation globale avant toute analyse, un holo-signe certes largement conventionnel mais plus proche de la matérialité de ses référents et du corps qui le reçoit ou le produit – y compris à l’instant où je saisis ces lignes sur mon clavier. Un cas particulier en serait le texte enjolivé, manuscrit, disposé en calligramme, mis en cases ou en bulles, voire représenté par la peinture (les cartouches, les glyphes figuratifs des Aztèques) ; ou encore le texte déclamé, dit et entendu, associé à une musique, voire chanté ; ou à la limite le discours mentalement écrit, transcrit, par la minorité dite des « ticket tapers » (mais curieusement, Barthes a pu oser un jour « Je vois le langage », 1975), comme re-matérialisé dans l’image cérébrale que nous en formons à l’instant. Dans le cas le plus général, il y aurait donc, marginalement à côté de la double articulation de la langue humaine une sorte de troisième dimension qui serait celle de ses manifestations et sensations corporelles produites et induites. Pris par l’autre bout, Sylvie Kandé s’en approche peut-être : « du geste qui ne s’entend ni ne s’écrit / n’est-il pas juste de dire qu’il est / pensée qui s’effile dans l’air / propos qui cogne le vide / ombre portée du néant » (Brève de main)[7] ? Ou la nature, en effet…

Cette troisième articulation, si les purs linguistes me passent cette métaphore, bien entendu elle aussi culturelle en dépit de son attache préservée à la matérialité du monde physique, ne serait pas – contrairement aux deux autres – une exclusivité du langage humain. De récents acquis de l’éthologie montrent la complexité du système de signaux très divers mis en œuvre par d’autres êtres vivants, capables eux aussi d’organiser culturellement un certain nombre de messages et de comportements fondamentaux. La productivité des signaux – avec ou sans les signes linguistiques traditionnellement attachés à la langue humaine – n’est plus à démontrer, ne serait-ce que dans les progrès déjà anciens des études de gestique et de la communication non verbale en général. Approfondir ces approches serait précieux pour nous aider à comprendre la possibilité du lien extrêmement fort entre langue et monde naturel : lien qui fait, en premier lieu, que continue d’agir efficacement l’effet de réel dans le texte (avec ses illusions), et plus largement que la rhétorique – y compris dans assemblées ou tribunaux – soit toujours aussi puissante. (Sans être trivial, je me demande pourquoi l’effet de réel peut, sans cela, continuer à retenir le lecteur naïf une fois dévoilé comme artifice). La littérature, et la poésie en tout cas, fait bien sûr un usage privilégié, dans la « fonction poétique » particulièrement, de cette capacité à convoquer un certain nombre d’isotopies assez puissantes pour rester liées au monde (commun) des références, dont les plus directement agissantes seraient celles de cosmos, anthropos et logos – avec, pour cette dernière, le rôle éminent de la traduction –, que l’on peut supposer universelles. On est là, de diverses façons mais avec des phénomènes liés au corps en particulier (par exemple à travers le rythme, exprimé conventionnellement par le mètre), à l’intersection de l’arbitraire, de la convention, et de la nature : les antiques notions de phùsis, thésis et aussi enérgeia y concourent ensemble. Naturel apparent de l’effet, abstrait du signe, réunis pour donner tous deux sa force aux constructions de mots. Mot comme manifestation visible, concrète, de la galaxie sémantique et expressive appelée ailleurs lexème. Mot comme anneau de conjonction entre monde et image mentale, attache puissante du texte à une réalité. Que celle-ci ne soit pas la réalité (ni la vérité), c’est une évidence. Comme le texte de destination (traduit) n’est pas le texte original. L’essentiel, pourtant, peut encore être transmis si la dimension supplémentaire de la langue subsiste à travers ses diverses « transmutations », aussi bien dans un autre code que dans une forme autre de communication. C’est peut-être même ce qui dure et subsiste enfin, au delà des troubles profonds du langage, “passant” du sens malgré tout, et produisant donc un effet par les moyens variés du contact physique, matériel, grâce à quoi le monde effondré de certaines catastrophes peut garder une face sémantisée, communicante, c’est-à-dire humaine. Parfois compassionnelle autant qu’une caresse (le « toucher » de Hölderlin), pourquoi pas. En d’autres termes, encore et toujours traduisible.

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[1] Mia Lecomte, Voix poétiques des Italiens d’ailleurs – La poésie transnationale italophone (1960-2016: thèse, Univ. Paris 3, 2016 (430 p.) ; éd. ital. Di un poetico altrove – Poesia transnazionale italofona (1960-2016), Firenze, F. Cesati, 2018 (335 p.).

[2] Voir, respectivement, site CIRCE et notre Blog Une autre poésie italienne http://circe.univ-paris3.fr/Lorenzo_Calogero.pdfhttp://uneautrepoesieitalienne.blogspot.com/ .

[3] A fortiori à celle des littératures comparées. Sur ce point, je me permets de renvoyer à ma contribution au volume collectif (dir. Anna Dolfi) Traduzione e poesia nell’Europa del Novecento, Roma, Bulzoni, 2004, “Traduzione e studi letterari: Una proposta quasi teorica” (p. 33-52).

[4] Ce que voulait signifier le titre de mon ancien D’écrire la traduction, Paris, PSN, 1996 (20002).

[5] Voir par exemple : “Bilinguismes ou bi-appartenances”, Babel 18, 2008, p. 121-27 (en ligne : http://journals.openedition.org/babel/288 ), intervention au colloque de Sienne « Ripensare il Mediterraneo », mai 2008.

[6] Cité également dans : Pietro Scarnera, Une étoile tranquille, Paris, Rackham, 2015 (p. 171). Coups d’arrêt de Henri Michaux (naturalisé français) a été republié chez Unes en 2018 (p. 19). On faisait allusion plus haut aux toponymes arabes en -ès (Haouès, Béni-Abbès…), à l’insulte bagasce “prostituées” (vivace en Italie du sud), à une lecture de surface courante de l’inscription Chemiserie moderne.

[7] Sylvie KandÉ, Gestuaire, Paris, Gallimard, 2016.

 

(Donald J. Trump II) Narcisse : Être, Paraître, Mensonges et le Politique

Heinz Weinmann

 

Écho des assemblées politiques

Alors que la présidence de Donald Trump vient de passer les  cinq cents jours, on constate les conséquences de plus en plus nombreuses découlant du narcissisme primaire qu’on a mis en lumière dans notre premier texte. Penchons-nous ici sur les conséquences les plus lourdes, les plus graves de ce narcissisme touchant le domaine politique.

On a pu se rendre compte, dès son inauguration, le 20 janvier 2017, avec la querelle sur le nombre de l’assistance, que la «véracité» allait être un des enjeux centraux de cette présidence. En effet, le Washington Post vient de se  livrer à un recensement des « mensonges » de Donald Trump depuis son entrée en fonction : ces mensonges s’élèvent à plus de trois mille ! Très évidemment, le mensonge ici ne saurait être une erreur involontaire, un de ces  « actes manqués » (Fehlleistungen) dont parlait Freud mais devient un outil pointu d’une gouvernance qu’on devra bien qualifier d’« alternative». Il s’agit probablement là d’un des changements de paradigme politiques les plus radicaux depuis l’Antiquité.

Rappelons que Platon dans sa République a cherché désespérément un point d’ancrage, un point d’Archimède où arrimer sa politeia, parce que celles de la vie politique ambiante se trouvaient  chamboulées par des « révolutions » (metaboloi) provoquées par les changements de régimes qui, régulièrement, s’accompagnaient d’exactions, de massacres, de « nettoyages ethniques » soit par la mise en exil soit carrément par l’extermination des habitants des cités conquises dont Troie, Thèbes et Carthage ont été les exemples les plus illustres. Pour Platon, il s’agissait évidemment aussi de contrecarrer les metaboloi intérieures, causées par le dysfonctionnement des régimes politiques, notamment celui de la démocratie directe telle que pratiquée dans les assemblées politiques (ecclesia), les tribunaux et généralement de tout rassemblement public.  Assemblées en butte aux  manigances des démagogues et autres sophistes pour qui cette « démocratie » a été une proie facile pour leurs visées autoritaires, tyranniques. Voici comment Platon décrit une  de ces assemblées  houleuses dans tous les sens du mot où les foules, au gré des « arguments » pour ou contre, se laissent emporter par des vagues de fond dans un sens et puis dans son contraire, obnubilées davantage par le bruit des huées et des applaudissements que par l’argumentation des rhéteurs :

Lorsqu’ils siègent ensemble [les Athéniens assis dans l’ecclésia], en foules pressées dans les assemblées politiques, dans les tribunaux, dans les théâtres, dans les camps et dans quelques autres réunions publiques, et qu’ils blâment ou approuvent à grand bruit certaines paroles ou certaines actions, également outrés dans leurs huées et dans leurs applaudissements, et que les rochers et les lieux où ils sont, font écho à leurs cris et doublent le fracas du blâme et de la louange[1].

Platon décrit admirablement le déroulement des assemblées publiques, –chez nous notamment en période électorale, maintenant permanente dans les pays aux élections à date fixe –, comment les paroles (logoi) se perdent dans un brouhaha de huées  et d’applaudissements, renforcés –faisant quasiment fonction de haut-parleurs—par l’écho de ce boucan renvoyé par les rochers de la Pnyx, rocher au fond de l’ecclésia. Pour Platon, les véritables récepteurs des  « messages », ce sont bien  les rochers qui se renvoient l’écho des bruits en circuit fermé, brouillant les discours en un  amalgame cacophonique[2]. L’écho joue ici un rôle central. Nous savons que dans le mythe de Narcisse, Écho a été l’amante de ce dernier, consumée et finalement pétrifiée, devenue littéralement rocher,  par le rejet brutal et irrévocable de son amant. Écho a été réduite à n’être que l’écho de la voix d’un Autre, alors que Narcisse est mort de  n’avoir voulu être que le reflet de lui-même. Autrement dit, le mythe de Narcisse met en scène le rapport entre l’Être et le Paraître, plus précisément, la relation entre l’original et le double. La Pnyx, le rocher dont parle Platon ici, c’est bien Écho pétrifiée, mais cette fois devenue écho d’elle-même.

C’est que nous assistons chez Platon à la naissance de la «chambre d’échos», ici encore à ciel ouvert sur l’Acropole ! Il s’agit bien d’un écho qui a perdu la voix d’origine—jamais sa voix, celle de Narcisse à l’origine–, condamnée à répercuter sans cesse les échos des échos, embrouillés à l’infini par leurs répétitions sonores, dissonantes. Platon décrit ici le discours de tout démagogue donc forcément aussi celui de Donald Trump et aujourd’hui de Doug Ford. Ce qui compte pour le démagogue, ce ne sont point les logoi, c’est-dire l’enchaînement des arguments en un discours logique mais bien au contraire sa fragmentation en une série  de logorrhées où imprécations contre les ennemi(e)s et auto-encensements se chevauchent, déclenchant dans les viscères des auditeurs des passions irrépressibles comme la haine, l’exécration de l’Autre et la dévotion aveugle, fanatique à une cause idéologique préconçue telle race, sexe, immigrant etc. Comme noté déjà chez Platon, huées et  applaudissements s’entre-nourrissent,  au point où les auditeurs/spectateurs, semblant en apparence applaudir le rhéteur, s’applaudissent en vérité eux-mêmes, devenant, par une sorte de borborygme ventriloque, l’écho de leur propre écho. Nous avons compris que la Pnyx, aujourd’hui, ce sont les Facebook, Twitter, Instagram qui font  répercuter tout en délayant en « likes » et « smileys » les réactions des quarante millions d’adeptes, quarante millions de yes-men et de yes-women qui, ensemble, créent un volume d’échos certes incommensurables, mais  tout aussi unanimistes.

Revenons encore au texte de Platon. Dans sa suite, le philosophe s’interroge comment l’auditeur/spectateur, surtout le jeune, immergé qu’il est dans un tel discours-spectacle, pourra-t-il résister sans se laisser entraîner par les flots logorrhéiques qui, par un effet ventriloque, semble émaner du corps même de l’auditeur.

En pareil cas, que devient, comme on dit, le cœur d’un jeune homme ? Quelle éducation privée [ou politique] résisterait et ne serait emporté dans ces flots de blâme et de louange au gré du courant qui l’entraîne. Ibid.

Narcisse et Platon entre Être et Paraître

C’est que Platon voudrait arracher ce jeune aux flots changeants de la politeia athénienne du temps dont il est prisonnier comme le sont les  habitants de la caverne, véritables  «caves» des constitutions politiques actuelles (Politeiea, VII, 515c  sq.). On sait, pour Platon sortir de cette prison psycho-politique signifie  détourner son regard du monde ambiant sensible, monde des apparences, des opinions (doxa) où tout est changement (metabolè), pour  tourner ce regard vers ce qui est stable, reste immuable donc éternel, à savoir le monde  des Idées. Ce nouveau regard en direction des Idées, Platon l’appelle théoria,  « contemplation ». C’est là le point d’ancrage, le point d’Archimède où Platon voudra arrimer sa politeia. Ce n’est pas le lieu ici d’analyser la structure de l’« État » platonicien. Poussons plutôt plus loin la question de l’Être et du Paraître, amorcée avec le mythe de Narcisse, mais cette fois en le confrontant avec la philosophie platonicienne.

Comme noté, Narcisse préfère son Paraître, son apparence, sa persona, son reflet à son Être, sa personne physique en chair et en os. Le texte des Métamorphoses d’Ovide est très clair là-dessus :

« Il aime un espoir sans corps (spem sine corpore amat), prend comme corps une ombre.

Il est ébloui (adstupet) par sa propre personne et, visage immobile (vulutque immotus),

Reste cloué sur place (haeret), telle une statue en marbre de Paros.[3] »

 

On constate, dans ce beau texte que le corps physique de Narcisse est comme « avalé » par  son « ombre », son « reflet » — umbra voulant dire les deux–,  « aimant un espoir sans corps »,  « espoir » qui toujours précède, à jamais  hors d’atteinte, contrairement à l’ombre qui suit. On assiste ici sur le vif à la « narcose de Narcisse », analysée jadis par Marshall McLuhan dans sa Galaxie Gutenberg (1962). La contemplation de sa  propre image  –un autre genre de théoria — comme par l’absorption d’un stupéfiant,  met Narcisse dans une transe narcotique, littéralement « stupéfait » (adstupet) par son propre reflet. Rappelons que la fleur de narcisse en laquelle Narcisse se métamorphose à la fin, contient un puissant narcotique qui, pris à fortes doses, peut être mortel. Morale de l’histoire : Narcisse meurt d’une  overdose de lui-même. Le meilleur antidote (pharmakon) pour Narcisse et de façon générale contre le narcissisme, c’est de tourner son regard vers l’Autre. Comme l’a bien souligné le jeune Gide dans son Traité du Narcisse (1892), il suffit simplement que Narcisse retourne son regard, le détourne de son image létale pour être guéri de sa narcose du Moi.

Le mythe de Narcisse, avons nous dit, pose la question de l’Être et du Paraître, de l’Original et du Double. Par sa « révolution », Platon en a changé radicalement la donne de départ. Otto Rank, disciple de Freud, dans son Don Juan et le double (1932) a avancé l’idée reprise par Edgar Morin (L’homme et le mort, 1951),  que l’ombre a été la première, la plus primitive représentation de l’âme humaine, âme extérieure, immatérielle, susceptible de survivre à la mort du corps.  Ce qui voudrait dire que le mythe de Narcisse tel que raconté par Ovide est une élaboration rationalisante ultérieure, puisque  le narrateur, surmoi adulte, y veut faire entendre raison à l’adolescent de ne pas se laisser duper par un simulacre fugace : « Naïf, pourquoi vouloir saisir une image qui sans cesse te fuit » (Ibid. III, 432). Or, inspiré probablement par le pythagorisme, Platon change radicalement la donne de l’ombre en intériorisant cette image inconsistante, ce reflet tout en rehaussant, en valorisant hautement leur fonction en les transformant en psukhè /âme : l’image qualifiée de fugace chez Ovide, le paraître du monde sensible dit quotidiennement «monde réel», ainsi intériorisée et faite essence (ousia), devient du coup chez Platon Être, Original,  Paradigme, idéal et immobile, dont le monde sensible à l’inverse se mue en image floue, flottante, fugace.  Prisonnière du corps, qu’elle considère son cercueil, pour cette psuchè/âme, la mort cessant  d’être une fin, est une libération, le début de sa véritable Vie, essentielle, après la montée de l’âme vers l’empyrée, règne des Idées, montée articulée à travers différents mythes platoniciens dont l’attelage ailé du Phèdre est sans doute le plus célèbre.

Mensonges et politique

Voilà le terrain  préparé pour qu’on aborde la question du mensonge dans le régime d’un président narcissique, question posée d’entrée de jeu. Mais avant de nous y atteler, jetons un dernier regard sur Platon pour ce qui est de cette question du mensonge. Le mensonge étant un écart entre une vérité communément acceptée (T.S. Kuhn) ou un fait réputé vrai, le mensonge chez Platon dure tant que l’écart entre l’Idée et le monde sensible existe, c’est-à-dire ici sur terre nous vivons en permanence dans un mensonge métaphysique, seul le philosophe via la contemplation des idées (théoria) peut, à des moments privilégiés, entre-apercevoir cette Vérité.

On s’en doute, Narcisse est aux antipodes du philosophe platonicien. On pourrait dire qu’il est un menteur ontologique, parce que, par sa nature même, il tient ou tombe avec ce mensonge. Il ne servait à rien que le narrateur des Métamorphoses l’admoneste à ne pas tomber dans le panneau des apparences, Narcisse vit dans et par le mensonge. Si ce n’était pas incongru, on dirait presque que Narcisse est un « martyr » du mensonge. Il vit et meurt pour ce mensonge.

Pour ce qui est du personnage narcissique, il hérite largement du « mensonge ontologique » de Narcisse. Est « mensonge » ou « mensonger » pour lui, tout ce qui n’est pas lui ou n’émane pas de lui, parce que la Vérité c’est lui. Tout ce qui le contrarie, l’oppose, le contredit est mensonge. De là la fréquence exponentielle du mot fake dans ses discours ou ses tweets. Mot d’origine incertaine, mais certains linguistes pensent qu’il pourrait dériver de l’allemand argotique, du langage interlope, venant de « fegen », signifiant dans son sens courant «balayer», «nettoyer» et dans son sens dérivé «voler», «tromper : on balaie à fond, on nettoie au point que même le ou les objets disparaissent ! Même en français courant ce sens est présent dans la locution «il a nettoyé son assiette», c’est-à-dire qu’« il a tout avalé, sans rien laisser.» Dans le « vol » au sens de larcin,  son autre  sens (envolée) reste présent, la légèreté de l’objet, disparaissant rapidement comme par lévitation ; ce double sens est aussi actif dans le mot latin correspondant, furtum (de là notre « furtif »). Dans  « subtiliser », euphémisme pour voler, on souligne la « sublimation » donc la  disparition quasi inhérente à  la matière, sans aucune présence de la main voleuse.

Voyons comment tout cela s’opère chez le personnage narcissique. Ce dernier accuse de « fake » les nouvelles émanant des autres, plus particulièrement  des médias « sérieux » qui croisent doublement ou triplement (counter-check) leurs informations –le New York Times, le Washington Post, CNN–, dans un premier temps pour les discréditer en les qualifiant de «fausses», «fallacieuses», « mensongères », quelques-uns des sens que peut porter fake. D’ailleurs l’anglo-saxon, particulièrement américain, abonde en synonymes pour fake : sham, phoney, bogus, forged, counterfeit, mock, feigned et la liste continue…Or, le personnage narcissique, menteur ontologique, ne saurait s’arrêter à ce sens commun de fake. Derrière lui se mobilise l’autre sens, évoqué plus haut : « voler » dans le sens de faire disparaître subrepticement, purement et simplement l’« objet » qualifié de fake. Comme Narcisse a jeté son dévolu sur l’apparence pure, considérée par lui comme son «vrai corps», le personnage narcissique met en cause pas seulement la nature mensongère de l’objet —comme fausse représentation–,  mais son existence même donc sa base « ontologique ».  En éradiquant  complètement la vérité de l’Autre, il s’auto-statufie en « Vérité », prenant pour « vérités » ses avis les plus farfelus, apparemment les plus mensongers, mais crus par ses adhérents comme des « vérités » irrévocables avec une sorte de « foi du charbonnier ». On s’en doute, cette  transvaluation (Umwertung) radicale du faux et du vrai auquel on retire  la possibilité même d’un fondement ontologique, ne manque pas d’avoir des conséquences redoutables sur  la gouvernance d’un État. Cernons maintenant  les conséquences politiques qu’aura un personnage narcissique qui accède  au pouvoir d’un État souverain.

Comme nous l’avons montré dans État-nation, tyrannie et droits humains. Archéologie de l’ordre politique (Liber, 2017), la «souveraineté» est le point d’arrimage, le « pivot » dira Bodin de l’État souverain moderne. On sait que Bodin dans Les six livres de la République (1574) crée cette instance de la souveraineté pour mettre l’État au-dessus de la mêlée chaotique  des guerres de religion et des querelles dynastiques. Certes, vu la situation politique de la France en 1574, il veut  un souverain absolu, c’est-à-dire « absous de la puissance des lois  » (Bodin, op cit, I, chap. 8), non entravé par les loi, les siennes propres et celles des autres ; mais non sans pour autant poser des garde-fous au souverain au-dessus de la loi : les «lois naturelles» devenues chez nous droits humains et droits civiques et surtout une parole fiduciaire dont le souverain se porte garant, socle de l’État de droit (rule of law). Bodin a bien compris que la loi se distingue du contrat en ce que ce dernier se conclut entre deux partenaires par une parole donnée de l’un à l’autre, c’est dire qu’un contrat consenti entre les deux ne saurait être rompu unilatéralement sans l’accord explicite des deux : « Et ne peut l’une des parties y contrevenir [contre le contrat], et sans le consentement de l’autre ; et le Prince en ce cas n’a rien par-dessus le sujet  (id.). » Étant sur un pied d’égalité avec le sujet, le souverain perd sa souveraineté, cessant d’être au-dessus la loi, une fois engagé dans un contrat. Rousseau en a tiré les dernières conséquences dans son Contrat social.

Nos démocraties parlementaires étant de plus en plus contractuelles (voir Théorie de la Justice de John Rawls) , la parole donnée y joue un rôle central, devant être respectée comme une chose sacrée, surtout venant du «souverain» –président ou premier ministre etc. –, garant suprême d’une telle parole. C’est ce que  Bodin avait déjà pressenti en son temps : « Car la parole du Prince doit être comme un oracle, qui perd sa dignité quand on a si mauvaise opinion de lui, qu’il n’est pas cru s’il ne jure, ou qu’il n’est pas sujet à sa promesse, si on ne lui donne  de l‘argent (id). »

Le psychodrame narcissique du G-7 en Charlevoix

Le psychodrame qui vient de se jouer en ce début de juin 2018 à Charlevoix lors du sommet du G-7 doit être décodé sur cette toile de fond qu’on vient de tisser. D’un côté les six qui croient à la parole donnée, au contrat conclu (déclaration commune), authentifié par leur signatures apposées en bas du document. De l’autre Donald Trump qui l’a signé aussi dans un premier temps. Dans l’entrevue à Charlevoix tout semblait « baigner», Trump donnait 10 sur 10 à Justin Trudeau pour leurs bonnes relations. Or, une fois envolé dans l’Air Force One, il retire son accord dûment signé. Il expliquera en tweetant que Trudeau, lors de sa conférence de presse a fait « de fausses déclarations ». Dans un deuxième tweet, il en rajoute  une couche : « Justin Trudeau a agi de façon si docile (meek) et douce (mild) […] pour dire  ensuite qu’il ne se laisserait pas bousculer. Très malhonnête (dishonest) et faible (weak). » Réactions catastrophées autour du Monde : déclin de l’Occident –annoncé depuis Spengler–, chaos, fin de l’ordre mondial. Trump a réussi son coup, celui de Narcisse, il est devenu l’acteur principal d’un spectacle global, diffusé urbi et orbi, l’urbs, jadis la ville de Rome, c’est  lui maintenant, le centre d’attention mondiale : son centre étant là ou il se trouve. Des conséquences négatives futures, il  n’en a cure, car Narcisse vit au présent…

 

Reniement de contrats, non respect de signatures, comme constaté, c’est dans la nature même de Narcisse. Car Narcisse n’entend que l’écho de sa propre voix. Les autres, même s’il les écoute, il ne les entend pas. Il ne connaît que le monologue, le dialogue ne fait pas partie de son vocabulaire. Ici il faut se rappeler la photo devenue virale, ayant fait le tour du monde : Angela Merkel—la doyenne des G-7—appuyant ses deux mains sur la table, avec les autres leaders politiques debout tout autour, Merkel penchée vers Donald Trump qui, seul assis dans un fauteuil, a les bras croisés, le visage bougon, renfrogné, comme un élève sermonné par sa maîtresse. Décidément, Trump s’est fait pousser par les six dans ses derniers retranchements. Il était d’abord fâché contre lui-même, puisqu’il a cédé à la pression des autres, les a écoutés, pis, a obéi aux autres : c’est contre sa nature. Une fois seul dans l’avion, son naturel revient au galop. Pour les autres il renie son engagement, dûment signé, alors que pour lui, tout seul, cet engagement était fake dans le sens de «volé», non existant.

Du coup la situation se retourne : il n’a jamais menti, si, il avait menti, dans un moment de faiblesse (weakness), d’aliénation au sens premier du mot, lorsqu’il s’est fait imposer de force la voix des autres. Le grand menteur, ce n’est pas lui, c’est Justin Trudeau : ce dernier devient le  bouc émissaire (Sündenbock) sur lequel il projette publiquement ses propres faiblesses, celle notamment d’avoir cédé aux autres : oui, il a été «docile et doux» (meek and mild) et «malhonnête et faible» (dishonest and weak) au regard de sa propre nature. Pour disculper publiquement leur patron des incohérences qu’on lui reproche, les conseillers vont jusqu’à réactiver la Dolchstosslegende (légende du coup de poignard dans le dos) qui avait fait merveille du temps de Hitler : « Trudeau stabbed us in the back »,  Larry Kudlow, son conseiller économique dixit. Ce dernier a d’ailleurs été  frappé après avoir proférés ces mots par une attaque cardiaque ! Et avec le regard tourné vers la droite fondamentaliste, Peter Navarro, autre conseiller,  surenchérit: « There’s a special place in hell for any foreign leader that engages in bad faith diplomacy ». Voilà Trudeau relégué aux Enfers, sans espoir d’un Purgatoire !

Il ne fallait surtout pas oublier que le G-7, n’était pour Donald Trump qu’un tremplin vers Singapour, où a eu lieu la rencontre avec le dictateur d’un des pires États totalitaires, des plus sanguinaires du globe, Kim Jong-un, que Trump a déjà qualifié d’« honnête » et après leur rencontre, comblé de superlatifs tels « très talentueux », « très intelligent » et « très bon négociateur» », qualificatifs d’habitude conférés aux amis. D’ailleurs, Donald Trump avait fait déjà des yeux doux à d’autres dictateurs, comme Vladimir Poutin qu’il voulait inviter au G-7. Trump adore les « hommes forts », «décisionnistes » (Carl Schmitt) dont les ordres sont illico exécutés, qui n’ont pas à se tracasser des fake news, de  la «critique négative», cherchant la petite bête parce que leur Journal officiel s’appelle justement « Pravda » (Vérité) ; ces autocrates qui n’ont pas à s’embarrasser de  tous les palabres des parlements («parlement» vient de «parler»). En se référant à la réunion du G-7, Putin ne parlait-il pas de « babillage inventif ? » Narcisse alors parmi les dictateurs ? Il veut, il doit paraître aussi fort qu’eux. Selon le conseiller Kudlow, Trump « trahi par le premier ministre canadien, était obligé de  réagir  pour empêcher d’être vu comme faible avant sa rencontre avec Kim Jong-un.  » Paraître « homme fort », parce qu’il a osé humilier le plus « gentil » (meek and mild) des participants… une fois seul en vol, une fois tourné le dos aux personnes en chair et en os. Décidément, Narcisse politicien préfère le Paraître à l’Être.

Renversement d’un paradigme politique occidental fondamental

Comme noté au début, on assiste à travers ce psychodrame narcissique à un renversement fondamental des valeurs politiques qui ont eu cours en Occident depuis l’Antiquité grecque. En effet, depuis Platon en passant par Dante et Bodin, la véritable la place des tyrans et dictateurs a toujours été l’Enfer. Écoutons la comparaison que Bodin établit entre le  bon souverain (« monarchie royale ») et le   tyran/dictateur (« monarchie tyrannique ») : «L’un (bon roi) attend la vie heureuse ; l’autre (tyran) ne peut éviter le supplice éternel. L’un est honoré en sa vie, et désiré après sa mort ; l’autre est diffamé en sa vie et déchiré après sa mort.  » (Les six livres… » ; L. II, chap. IV) Dans le « New Deal » narcissique de Donald Trump,  à l’inverse, on voue  aux gémonies les bons souverains qui respectent scrupuleusement les droits des citoyens et les droits humains, alors que le dictateur qui laisse croupir près de 200 000 hommes et femmes, des familles entières, dans ses goulags, devient un ami respectable auquel on serre, devant les caméras du monde entier, chaleureusement la main, « ami » qu’on élève au Ciel d’une reconnaissance politique internationale, avec la devise :« In Kim we trust ! » Triste spectacle vu ainsi dans une perspective longue de plus de deux mille ans !

Revenons à Narcisse. Pour ce dernier, menteur ontologique, le mensonge n’existe pas, puisqu’il ne connaît qu’une Vérité (Pravda), qui est lui-même, sa vérité, mais qui est au fond tromperie, duperie volontaire/involontaire sur sa vraie nature : le cercle vicieux est total. Il sait fort bien, c’est seulement dans un régime autoritaire qu’il pourrait imposer cette « vérité » par un claquement des doigts. Heureusement pour lui, dans nos démocraties occidentales, il y a depuis quinze ans les médias sociaux—dont il est d’ailleurs la créature–, médias qui captent et amplifient ses désirs, ses pulsions, faisant de ces échos multipliés des quasi réalités : 40 millions d’échos, c’est une quasi plébiscite : imaginez, la population du Canada ! Mais puisque nos démocraties occidentales reposent de plus en plus sur les contrats, à savoir des paroles données réciproquement, échangées, le mensonge élevé en règle de gouvernance, les tuerait carrément dans l’oeuf. Le point d’arrimage que Platon a cherché jadis pour sa politeia au Ciel,  nos démocraties l’ont trouvé dans la parole fiduciaire du souverain, garante dernière  des paroles données, fondement de notre vie politique. Depuis Bodin tous les grands philosophes politiques modernes, de Grotius, Hobbes, Locke en passant par Kant, ont souligné l’importance vitale de la «véracité », condition de possibilité de nos États de droit. Le vieux Kant est sorti de ses gonds lorsqu’il a vu Benjamin Constant défendre le mensonge dans un État, fût-ce par «humanité » : « La véracité (Wahrhaftigkeit) est un devoir, on doit le considérer comme le fondement de tous nos devoirs qui doivent se fonder  sur un contrat, et sa loi chancelle et devient inutile si on lui concède la moindre exception[4]. »

C’est sur cette citation que se termine notre État-nation, tyrannie et droits humains, assorti du commentaire suivant, écrit en mars 2017 :

Alors que nos systèmes démocratiques sont minés par les médias dits « sociaux », règne des rumeurs et de l’alternative truth, et que des ennemis des États se servent de ces systèmes pour déstabiliser ces États, on voit les risques graves et imminents pour nos démocraties. Il est à craindre que l’ère de la post-vérité inaugurée n’annonce une ère post-politique où Big Brother tweetera dans[5] toutes les chaumières ces post-vérités que chacun boira comme parole d’Évangile.

 

 

 

 

[1] Platon, La République, VI, 492 b-c ; trad. Émile Chambry, Les Belles Lettres, 1996.

[2] Voir également le même constat dans Euthydème, 303 b : « Alors, si je puis dire, les colonnes mêmes du Lycée applaudirent les deux hommes [Ctésippe et Dionysodore, les deux dialoguistes] témoignent leur joie ».

[3] Ovide, Métamorphoses, III, 417-418.

[4]  Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité 1797.

[5] Heinz Weinmann, État-nation, tyrannie et droits humains, archéologie de l’ordre politique, Liber, 2017, p. 384 ; citation légèrement modifiée.

Désert blanc (V)

Karim Moutarrif

Les gouttelettes de pluie s’échouaient à un rythme soutenu sur la vitre.

La voiture roulait le long du fleuve en surplomb.

En bas on pouvait voir le quai du port fluvial.

Le fleuve était rouge de la terre que les torrents de boue y déversaient.

Le ciel était gris et bas.

Une mélancolie douce l’envahit et lui rappela un autre lieu.

Le ronronnement du moteur l’invita à la léthargie.

 Stock Photo Water, Water, Splashes, Purity

Je vis des collines jusqu’à la mer.

Je sentis le vent.

Je marchais dans la campagne mouillée avec mes bottes et mon ciré.

Le champ s’arrêtait de manière brutale au bord de la fa­laise.

La mer était déchaînée et m’envoyait ses embruns sur le visage.

L’océan paraissait immense et moi, je me sentais tout petit.

L’odeur du fumier, de la terre mouillée et de l’iode se mé­langeait.

C’est peut-être pour ça que j’avais aimé cette terre-là.

Mais c’était aussi la terre des druides, des forêts magiques et des menhirs. Des paysages pesants de mystère et de ma­gie propres au monde celtique.

À la fin de la terre.

Quand nous nous sommes rencontrés, il y a longtemps, nous y avons été.

 

 

 

La voiture s’arrêta.

 

Il était à l’entrée de la ville arabe, grouillante de monde.

Les parfums d’épices assaillirent ses sens.

Il voulait marcher là dans la foule.

Il voulait humer cet air coloré.

Il avait toujours aimé ça.

 

Quand il quittait les rues principales, il cheminait entre ces demeures bâties de torchis et recouverte de chaux, dans des ruelles étroites.

Un véritable labyrinthe, qu’il s’était complu  à reconnaître entièrement autrefois.

Il imaginait le temps des corsaires, les yeux accrochés au bout de ciel bleu.

D’un bleu tout à fait particulier.

Un ciel d’Afrique.

Il donna rendez-vous à son ami de l’autre côté du fleuve.

 

Quand je marchais dans la médina, j’étais sûr d’oublier le métal, le rationnel et tout le tapage de la civilisation.

Quand je passais la muraille, j’entrais dans un monde ma­gique.

Une ville conçue pour des êtres humains.

Construite avec la terre et ancrée dans la terre.

Quand je marchais dans la médina, je me perdais dans l’histoire vivante de ses murs humblement de terre.

Je voyageais ainsi dans le temps puisque certaines choses ici sont immuables, le principal était de franchir la fron­tière entre les deux mondes.

Je pénètre un monde fantastique, je voyage dans le temps

La paix des ruelles retirées est magique.

 

Puis il déambula ainsi dans le marché aux perles.

Un peu plus loin l’odeur du cuir annonçait les boutiques dé­bordantes d’articles faits de cette matière.

La lumière du soleil striait le pavé au rythme des lan­guettes servant de parasol, donnant un air étrange à l’en­semble, aux marchandises sur les étals et aux humains.

Il finit dans le marché aux puces.

Là on vendait des rebuts de métaux, de ferraille, d’habits et chaussures et autres breloques inutilisables.

Au pied de la muraille fortifiée.

 

Il flâna à travers ce décor.

 

Le coeur n’y était plus.

Il aurait voulu qu’elle soit là, qu’il lui serve de guide.

Qu’il la promène dans ce monde des mille et une nuits.

Il regrettait de ne pas avoir pu le faire.

 

 

Malgré les apparences, les choses avaient changé.

Comme dans sa vie.

L’industrie du cuir avait balayé bon nombre de ces petits artisans qui constituaient l’âme de ce monde à part.

Il se souvenait.

La vieille ville et ses trésors dépérissaient chaque jour dans l’indifférence générale.

 

Passé la muraille, je traversais la route et me retrouvais au bord du fleuve.

Et là, des barques assuraient le passage pour une somme modique.

Cette ruse me permettait d’éviter la densité des heures de pointe et de voyager somme toutes  dans des conditions beaucoup plus agréables. Au lieu des gaz d’échappement, j’humais l’air du delta et une brise légère me caressait le vi­sage.

Pendant la traversée j’appréciais l’iode de l’océan en le re­gardant ruer là-bas sur la digue

Sur l’autre rive, je débarquais sur la plage et marchais jus­qu’à la ville.

 

La dernière fois qu’il y était retourné, quinze ou vingt ans plus tard, l’échoppe était close.

Toute la petite cour autrefois grouillante de va-et-vient et d’artisans besogneux s’était tue.

De son ami, le cordonnier plus de nouvelles.

Stock Photo Beaches, White, Textures, Loose Sand

Il ajusta son siège, dérégla son dossier pour l’adapter à ses mouvements.

Il venait d’avoir son affectation.

Il alluma l’écran, composa son nom, prénom et code.

Le nouveau plan de vol s’afficha.

Il alla chercher de l’eau pour ne pas se dessécher la gorge et un crayon à mine et revint s’asseoir.

Il mit son casque et demanda l’autorisation de décollage.

Il prit une inspiration, appuya sur enter.

Le premier numéro de téléphone s’afficha avec toutes les indications complémentaires: nombre d’appels, nombre de refus, rendez-vous, nom.

 

Par-dessus le cubicule, un bout de ciel passait par la fe­nêtre.

Il était gris et la vitre était constellée de gouttelettes qui ressemblaient à des joyaux éphémères.

Comme on ne voit nulle part ailleurs.

Dimanche matin, quand tous les bourgeois ont la tête dans le seau de la fête de la veille.

Parfois il les tirait du lit, violeur de la vie privée. Il bre­douillait des excuses et pendant quelques secondes il espé­rait que le prochain ait déjà bu son café avant de décrocher.

 

Puis il prenait une nouvelle inspiration.

Comment trouvez-vous la vinaigrette que nous avons ex­pédiée chez vous?

La dame est contente. Elle trouve ça excellent.

Un bon point, ça mettra de l’entrain dans le sondage.

À la fin, on lui offre de lui livrer…encore une vinaigrette. Waw! Super! La dame jubile. Elle serait sortie du téléphone pour m’embrasser.

 

Dans dix jours “Ils” vous rappelleront pour recueillir vos impressions.

 

Et vous monsieur, si on vous donne un téléphone, plein d’interurbains incompréhensibles et un service télépho­nique reviendrez-vous avec nous?

Certainement, moi je suis un fidèle.

Utilisez-vous des condoms comme moyen de contraception?

Faites-vous l’amour, vraiment, peut-être, peut-être pas ou jamais.

Sur une échelle de un à dix où un veut dire “nul” et dix, “sublime”, comment jugez-vous l’onctuosité de la crème à raser unisexe?

 

Etes-vous conservateur progressiste, votant pour les puri­tains mais aussi séparatiste?

 

Il combinait ainsi parfois plusieurs scripts et imaginait le cocktail comique que cela pouvait représenter.

 

Ils les entendaient tous grogner. Ils étaient tous piégés comme des rats.

Pour eux la société post-industrielle est arrivée par le dé­sert. La dignité en prenait un coup.

Plus de job. Que faire?

 

Attendre que les sondages reprennent.

 

Et mon double me disait que j’étais un nègre du capitalisme comme tous mes collègues.

Nous nous faisions cracher à la figure par des gens que nous harcelions sans arrêt.

Tous les jours nous faisions des milliers d’appels télépho­niques pour sonder l’âme d’un peuple hétéroclite.

À la fin de chaque questionnaire, nous déshabillions la per­sonne par une multitude de questions indiscrètes.

 

Nous étions gênés et payés pour.

Le casque plein les oreilles et l’écran à bout portant.

Les cubicules bien alignés et la moquette grise, nous bai­gnions dans le néon qui rebondissait sur l’écran pour nous percuter la face.

 

Le raton laveur se roulait dans les feuilles mortes après s’être gavé de pommes mures. Cela aurait pu être un ourson ou un bébé panda. Avec la même grâce et la même insou­ciance qu’un être libre.

Les feuilles de toutes les couleurs, de l’ocre rouge au jaune doré, virevoltaient de ses roulades.

Parfois, c’était des chevreuils qui venaient déguster les fruits à même l’arbre.

De la fenêtre de cette charmante maison de ferme, ils pou­vaient admirer le spectacle avec une vue plongeante sur le lac. Ils regardaient en silence, côte à côte, de la fenêtre de la cuisine.

Il se dégageait une paix infinie de ce tableau.

Ils avaient marché jusqu’au lac aux castors.

Les infatigables travailleurs se hâtaient de faire les der­nières réserves avant l’hiver.

L’odeur de l’automne et de l’humus emplissaient le bois.

C’était le début du déclin.

C’était revenu sur son écran pour lui faire oublier sa condi­tion.

Il retomba dans une réalité moins réjouissante.

 

Instrument de tous les fantasmes de l’argent, nous exécu­tions froidement ce qu’il y avait à l’écran.

Il faut rappeler après plusieurs refus. La tyrannie du quota à atteindre est impitoyable.

Je n’ai jamais vu pareille indécence. Face au droit de ne pas répondre, d’être supposément libre.

Finalement, c’était comme vouloir obtenir des aveux de personnes qui n’ont rien envie de dire. Par le harcèlement, par des agressions répétées.

Comme ailleurs, on aurait fait pour des raisons politiques.

Ici, c’est pour des raisons de fric – aller vous gratter les derniers sous noirs – mais cela revenait au même dans le fond.

Après le typhon des factures des courses et tout le reste.

Ils vous achèveront et pour vous fermer le clapet, ils diront: “Ah! Mais vous étiez libre de consommer”.

 

.La valse des questions lui donnait le vertige.

Parfois, il s’entraînait comme au théâtre.

Il travaillait le texte, en français et en anglais, diction et respiration.

Il pataugeait.

 

Au fur et à mesure que le temps passait, je me rendais compte que je travaillais pour du vent. En fait nous étions la courroie de transmission. Nous étions un laboratoire mobile pour des produits débiles qui se déplaçait au gré du quadrillage téléphonique.

Les besoins étaient, en apparence très loin, nous naviguions dans le désir.

 

 

Il ressentit un besoin violent d’oxygène.

Il aurait voulu être à des milliers de kilomètres de là.

Loin du carnage de la consommation et du culte de l’ego.

 

Les vingt ans d’un revuiste

Philippe Démeron* 

couverture Citadelles 20

Il voulait refaire le monde

pour que chacun soit heureux.

Mais lui-même ne tenait qu’à un fil,

car c’était un soldat en papier

Boulat Okoudjava

Si, comme le dit le poète Pedro Sin Cerebro « le présent est toujours le résultat d’une longue, longue attente », c’est aujourd’hui à l’aune des Citadelles une attente de vingt ans, puisque le premier numéro date de 1996 et qu’il ne paraît qu’un numéro par an !

Notre revue de papier, cette anthologie, est ouverte à la diversité des voix poétiques, pas seulement celle de chaque auteur mais aussi celle du style et du choix du mode d’expression. Un éclectisme, venu d’abord « naturellement », au rythme des textes reçus, et par la suite recherché consciemment. La revue ambitionne plus que jamais d’être le reflet de ces différentes voix et recherches d’écriture d’aujourd’hui ainsi que, dans la mesure du possible – car le champ est évidemment immense et on ne peut que « butiner large » – l’écho de différentes langues.

La diversité linguistique comme source de richesse est en effet pour nous une valeur, dans un monde à la fois curieusement cloisonné malgré les nouveaux moyens de communication, qui sont aussi une source d’uniformisation. Certes, toutes les langues n’ont pas les mêmes référents, le même arrière-plan culturel, la même notoriété etc. mais toutes sont passionnantes à découvrir et c’est respirer plus largement que de passer de l’une à l’autre.

Raisons pour lesquelles la revue comporte de nombreuses traductions, souvent juxtaposées au texte original. Solution qui autorise non seulement la comparaison de la langue écrite mais aussi celle des flux sonores. Mais surtout, à mon sens, la présentation bilingue ne juxtapose pas, elle a pour effet de construire un nouvel objet littéraire, un tout indissociable, la traduction dût-elle alors sembler être en position subordonnée.

La modestie convient au revuiste ; il ne prétend en effet qu’élaborer et  proposer une promenade possible dans la réunion de diverses écritures poétiques mélangées, et l’on sait bien qu’une revue de poésie, étant faite de poésie, « ça dit, littéralement et dans tous les sens ! ».

La revue publie principalement des contemporains mais ne craint pas de faire une place aux auteurs du passé : Marceline Desbordes-Valmore, Samain, de Régnier ou Antoinette Deshoulières ont leur place dans Les Citadelles. La période, le style ou l’école ne sont pas primordiaux. Le plus important, ce qui conditionne la qualité du poème, c’est pour moi la cohérence du texte par rapport au projet d’écriture. Le lecteur contemporain est rompu à identifier le parti pris d’écriture dès les premières lignes, les premiers mots, ou même l’aspect général ou la disposition du texte écrit.

Dans cette promenade sur ce qu’il est convenu de considérer comme des lisières, des marges/marches, il faut mentionner cette frange qui s’appelle la poésie en prose. C’est pourquoi, sans accorder toutefois trop de portée à la distinction vers/prose, il est proposé dans ce numéro une rubrique « récits » faite de textes en général non narratifs et de longueur inhabituelle.

Comme l’image du tableau ou du film, la poésie a ce pouvoir de  faire cohabiter des perspectives différentes dans l’unique espace du poème. Une phrase crée son propre espace, qui existe par référence à celui qu’une autre phrase a créé, comme un volume suggéré, en regard d’étendues à deux dimensions, s’affirme avec plus de présence. C’est pourquoi il faut réfléchir aux rapports entre le texte et l’image.

Les montages texte / photogrammes de Mauricio Hernández, Rod Mengham ou Joël Grip, de même que les dvd de films proposés plusieurs fois avec la revue, ont montré la fertilité de ces rapprochements.

Le poète Peter Horn, réécrivant les Métamorphoses d’Ovide sur la terre sud-africaine, expose le processus par lequel le poème (comme toute création) s’engendre lui-même :

Au début les poètes n’existaient pas

mais le premier poème fabriqué engendra le second :

comme aucun poème n’a de sens par lui-même

le premier poème impliquait tous les autres

qui devaient encore être écrits

et tous les poèmes qui furent écrits se souviennent

[du premier.

Une revue de poésie, qui appelle de nouveaux textes, de nouvelles voix, bourgeonne elle aussi. Puisque chaque année revient l’envie de persévérer dans la parole poétique, nous espérons, au-delà de nos vingt ans, pouvoir continuer dans cette « longue, longue attente », mais aussi de vivre le présent avec « ce cadeau d’altérité » qu’est la poésie.

*Cet article est paru dans le n° 20 de la revue Les Citadelles, dont Philippe Démeron est le directeur.