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"TRANSUMANAR"

Fulvio Caccia

«Italianità. Simplicité de vie – nudité intérieure – besoins réduits au minimum – goût du réel poussé à l’essentiel. Fond sombre et légèreté, mais toujours attentive. Insouciance et… profondeur. Secret. Pessimisme contredit d’activité. Depretiatio. Tendance aux limites. Passage immédiat ad infinitum. Ipséité. Aséité. Avantages et désavantages d’une position en marge. Promptitude de la familiarité ; se familiariser systématiquement. Le devenir familier avec, prenant la vigueur d’un principe, étendu à toutes choses intellectuelles et métaphysiques. Sens du procédé».

Paul Valéry

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Comment parler de cette langue devenue étrangère après tant d’années d’un voyage infini ? Comment parler de cette langue maternelle sans évoquer les dialectes qui bruissaient en elle : le dialecte des Pouilles rusé et ironique de la mère et le napolitain chantant et tonitruant du père ? Mon père me les avait interdits tous deux, fier de voir son fils parler le vrai italien avec l’accent de Toscane!

Dans la langue qui prenait possession de moi durant l’enfance, on pouvait donc percevoir le murmuredu plurilinguisme qui lui avait donné naissance, reflet de l’histoire italienne contemporaine. Durant ces premières années de mon enfance, l’ancêtre latin – langue que j’apprendrai plus tard au collège d’un autre pays – était caché. Il avait déjà le visage austère des premiers héros du Latium, comme Caio Muzio Scevola qui n’hésita pas à brûler la main qui avait raté le roi envahisseur et qu’il devait éliminer. Ce personnage me fit une forte impression lorsque, enfant, j’entrevis son portrait dans les corridors de l’école Edmondo de Amicis à Florence. Mais cette première année fut rapidement interrompue par les clameurs de l’autre langue, partie sur les routes du monde.

Que racontait donc cette autre langue dans ses lettres de papier bible ? Elle nous racontait l’histoire immémoriale du voyage, elle racontait que  tutto il mondo è paese , elle racontait la quête d’un bon job, elle racontait la lutte des classes et le mépris des nantis ; elle racontait l’avenir des fils ; elle racontait le départ. Cette langue migrante, susurrante et familière, n’était plus la langue de l’exil où elle naquit « pèlerine par la volonté et la vision d’un seul homme chassé de sa ville natale. Elle était déjà la langue de l’au-delà de l’exil ; la langue de l’au-delà de l’histoire avec ses longues colonnes de déportés.

Si cette langue n’avait rien à partager avec la langue de la modernité orgueilleuse, elle était déjà la langue de l’éloquence. Cette langue que les enfants reçoivent de leur nourrice en suçant le lait de leur sein, l’imitant « sans règles aucune »Cette langue, écrivait le poète, est notre première vraie langue. Comment comprendre autrement son pouvoir de conviction, en mesure de déplacer en un siècle des millions de migrants qui la parlaient mal Cependant, à cause justement de sa faiblesse, de son absence d’état, de ses dialectes qui ont persisté, l’italien « pèlerin » était déjà une langue migrante et, dans la fulgurance de son crépuscule, une langue de la transculture.

Transculture

Quand le cubain Fernando Ortiz formula la notion de « transculturation » au début des années 1940, il voulait saisir les traits susceptibles de définir la cubanitad de son île dont la culture était héritière de quatre traditions : amérindienne, esclavagiste, coloniale, émigrante. « L’immigrant, affirme Ortiz, se trouve, tel un déraciné, dans un double mouvement de mésadaptation et d’adaptation, de déculturation et d’acculturation avant d’arriver enfin à la synthèse : soit la transculturation. »

Ce mouvement hégélien entre horizontalité de l’exil et verticalité de la mobilité émigrante, m’était apparu, dans les années 1980, plus conforme à la réalité. Les expressions en vogue alors comme le métissage, l’interculturalité et ses connotations catholiques, ou encore le multiculturalisme promu par l’état libéral, étaient précisément les notions avec lesquelles on s’est mesurés. 

En tant que langue faible dans le sens où l’entendait le philosophe Gianni Vattimo, l’italien hors d’Italie, accomplissait mieux, je crois, le destin même de sa propre altérité. Comment ? En tant qu’expérience du « transumanar » entrevu à l’origine par Dante. « Transculturar, transumanar », même combat? Avec toute la prudence rhétorique de circonstance, je répondrai oui. Le « transumanar » de Dante ne culmine guère dans le surhomme, sorti tout armé de la volonté de puissance d’un Jupiter et qu’avait su si bien débusquer un Nietzsche avant que l’État nazi l’instrumentalise. Au contraire, ce dépassement se trouve à rebours de l’État, soit dans cet au-delà de la citoyenneté dont l’État est le régulateur. Il s’insinue dans les marges (Valéry), sur la frontière de ce que deviendra le continent caché de la modernité et dont le découvreur fut justement le Poète qui fit de l’expérience de la langue le lieu même de la transfiguration de la condition humaine.

À la langue maternelle, au parler populaire correspondrait donc une langue paternelle, divine, étrangère qui serait la cause, la condition de la cité terrestre et qui aurait pour fonction de dire la loi et donc la parole, toutes deux distinctes des choses terrestres.

En clair, explique l’essayiste canadien Robert Richard1, la Loi de la cité n’est pas le produit du fonctionnement de la Cité (comme l’affirment certains courants de la pensée libérale), la loi (la cause) naît plutôt de l’étrangeté qui se trouve dans la Cité, une étrangeté qui en constitue son cœur intime. Cette étrangeté pourrait être Dieu, soit la parole écrite, sacralisée, et, par voie de conséquence, la poésie. C’est précisément ce que Dante a voulu exprimer par le syntagme eloquentia volgare.

L’italien, langue étrangère

Revenons en arrière, soit au moment où le navire Irpinia, qui devait me conduire à Montréal, détache ses amarres des quais du port de Naples et s’élance vers le large en cette belle journée de septembre 1959. Durant le voyage, sur ce bateau, sur cette mer tempétueuse, entre Ancien et Nouveau Continent, entre les Antilles et le Québec, reparcourant l’itinéraire colonial, la langue italienne devenait pour moi une langue étrangère, la langue du détachement dans le sens premier du terme : qui sépare la parole de la chose désignée. La langue qui rappelle le monde ancien et familier. Elle devenait mémoire et donc langue de l’imagination qui m’obligeait à la retrouver comme signe, comme sumbolon. L’italien, qui s’était éloigné de moi, se rappelait à mon bon souvenir  : j’avais été hôte en sa demeure.

En cette terre nordique qu’est le Québec, j’ai voulu l’oublier, la nier, la cacher dans la cage dorée du souvenir dont elle s’envolait de temps à autre. Toutefois, malgré son inachèvement, elle me demeurait utile. Je m’en servais sans le savoir, tel un pirate, pour arraisonner l’autre langue, saisissant au passage le sens d’une phrase qui résonnait si familière à mes oreilles.

Le français lui ressemblait, il est vrai. Ses “e” muets et son accent tonique en suspens lui donnaient les traits séduisants d’une jeune fille. En revanche l’italien, avec ses formes et ses accents syllabiques plein de « o » et de « a », possède les rondeurs de la mère. Mère et fille, ainsi je les voyais ces deux langues en moi avec leur rivalité et leur voisinage. Une qui monte, l’autre qui descend. Et moi, toujours attentif aux préséances, je cachais la mère sous la table de la cuisine. Par jeu, par honte, par colère.

L’italien retrouvait sa visibilité, pour ne pas dire son honneur, durant les cours du samedi matin à l’école Jean XXIII dans le quartier populaire de Montréal nord que j’habitais alors. Je me retrouvais avec les miens que je rencontrais à cette occasion seulement. Pourquoi? Parce qu’ils étaient de l’autre côté. Ils appartenaient à l’autre aire linguistique et apprenaient l’anglais. Que diable faisais-je donc là, de l’autre côté de la frontière, à nouveau étranger parmi les miens ? L’impression que je conserve de ces années fut un curieux sentiment de malaise, d’être en porte-à-faux. Aujourd’hui je mesure l’ironie symétrique qui m’a toujours conduit à me trouver décalé par rapport à ma communauté originelle.

C’est seulement à ce moment que l’italien redevenait, l’espace de quelques heures, ma langue, la langue du désir. J’étais fier de mieux la parler que mes petits camarades, car, contrairement à eux, moi j’étais né dedans ! Or ce sentiment ne durait pas. La honte reprenait le dessus. Quel fils d’émigrant n’a pas ressenti cela ? . Je n’échappais pas à la règle, comme si, alors, le fait de parler ma langue maternelle avait été un délit. Cette faute était précisément la condition immigrante, dont la langue était la marque, c’est-à-dire sa singularité, par le seul fait d’être hors de son territoire. « L’Italien ne voyage pas, il émigre », chantait avec à-propos Paolo Conte. Alors qu’aujourd’hui l’Italie est devenue un pays d’émigration, cette réflexion de l’auteur-compositeur-interprète continue de résumer les contradictions et le sentiment de culpabilité de la condition immigrante.

Émigrer, qu’est-ce que cela veut dire?

Comment l’immigrant se différencie-t-il de l’exilé évoqué plus haut ? Pour ce faire, il est opportun de le situer dans la chaîne des figures de l’étranger. Si l’exil demeure la catégorie fondatrice du devenir étranger, l’Histoire s’est chargée de lui conférer d’autres avatars. Le plus diffus aujourd’hui – et sans doute le plus tragique –c’est celui du réfugié. Il peuple les camps de fortune, les théâtres de guerre contemporaines : Irak, Syrie, Palestine, Rwanda, Afghanistan… Le réfugié est la contre figure de l’homme contemporain : le symptôme de son déchirement, de son échec à partager la richesse produite par le progrès technologique. Son histoire coïncide avec les luttes et les violences de notre époque. La raconter équivaudrait à raconter la manière dont s’est dénoué le lien immémorial de l’hospitalité à l’épreuve des idéologies du territoire que le Léviathan accélère et instrumentalise.

Ceci constitue la facette politique, mais il y a aussi l’autre facette plus labile, et moins facile à identifier, c’est celle du clandestin, du sans-papier. Certes, ils ont toujours existé mais aujourd’hui, alors que les contrôles et la surveillance sont devenus plus insidieux en se généralisant, leur condition devient le révélateur non seulement de l’émigration légale, mais aussi du rapport à la citoyenneté. Sans la reconnaissance de l’État et souvent dépossédé de ses papiers d’identité, le clandestin est réduit à son unique dimension biologique, dépourvu de la sanction de la Loi puisque justement il se joue d’elle. Une course contre la montre est entamée. Qui sera le plus malin ? le plus rapide? Tout se passe comme si en se dépouillant délibérément de sa citoyenneté originelle, le clandestin refaisait le voyage à rebours, d’avant la loi pour retrouver et défier l’état de nature.

L’immigrant est un exilé postmoderne

La question se reformule ainsi : consentir à perdre ce que l’on a été pour choisir une autre langue. La peur de perdre, de changer, de perdre ce qu’on est, demeure le grand ennemi de l’exilé. L’immigrant l’illustre aujourd’hui de manière évidente car c’est lui qui entre en dernier sur la scène du monde. Toutefois il se distingue des deux figures qui l’ont précédé par un simple détail mais qui pèse de tout son poids : il n’a pas eu à subir la conquête et/ou la colonisation. A la différence de l’exilé ou du colonisé, l’émigrant a choisi son destin. Il est moderne, mieux, postmoderne, ante litteram. La preuve ? Il est branché directement sur le marché en expansion ; ses motivations, dit-on, sont principalement économiques. L’émigrant part pour améliorer ses conditions de vie et celles des siens et non pour fuir une quelconque oppression. L’émigrant part libre. Bien que complexes, ses motivations ne sont pas d’abord assujetties à un cas de force majeure : guerre ou catastrophe naturelle. Certes ces causes peuvent s’ajouter par la suite mais le fait demeure : l’émigrant se détermine seul en définitive. Le candidat à l’immigration peut être également un exilé pour des motifs politiques ou humanitaires. Alors, dans ce cas, il échappe à la définition de l’immigrant in seet redevient prioritairement un exilé. L’immigrant ne sait pas quoi faire de l’Histoire. Il la laisse volontiers à ses comparses.

Cette soumission au flux du capital de la condition immigrante une espèce de main d’œuvre déterritorialisée, fruit du marché mondialisé. Cette condition est difficile à penser car elle n’est ni dramatisée comme le serait par exemple la condition de l’exilé ; elle est acceptée comme transittion. C’est en prenant conscience de leur situation que l’immigrant et ses fils peuvent retrouver la singularité qui les relie à l’exilé et au colonisé. C’est donc dans la traversée de sa condition que l’immigrant accomplit son destin transculturel.

Parvenus à cette étape, l’hypothèse que nous souhaitons formuler est la suivante : l’émigration n’appartient pas aux catégories de la modernité, mieux elle se situe déjà au delà : c’est en tant que telle déjà une expérience postmoderne. Qu’est-ce à dire?

De l’exil naît l’expérience pré-moderne et moderne. Elle émerge au moment où s’affirment l’État et sa volonté de puissance lorsqu’il faut débarrasser le territoire, devenu enjeu de richesse et de pouvoir, des populations qui y résidente

L’État confirme ensuite le nouveau paradigme monarchiste et monothéiste qui conduit ceux qui ont été déplacés à en faire autant avec ceux qui sont plus faibles qu’eux. C’est ainsi que se poursuit le cycle des civilisations avec son cortège de violences et de déplacements. Sisyphe roule ainsi devant lui la pierre de la civilisation avant que, parvenue au sommet, elle ne dégringole. Ce cycle de civilisation sans cesse recommencée se décline sur le mode monarchique ou impérial jusqu’ à ce que la Révolution française ne transforme le vieux modèle monarchique en État-nation moderne. Du côté de la représentation, le discours sur la modernité, né durant la Renaissance à travers la découverte du Nouveau Monde, se conclut durant le dernier tiers du XIXe siècle par la fameuse affirmation rimbaldienne : « Il faut être résolument moderne.» Cette injonction advient au moment même où le marché dans sa phase sauvage déracine des millions de personnes d’Europe créant ainsi un exode massif, d’abord de la campagne vers les villes, et ensuite du Vieux Continent vers le Nouveau.

Certes, nous direz-vous, de quel droit mettre sur un pied d’égalité un fait historique – l’exode de millions de personnes – et l’injonction d’un poète aussi brillant soit-il ? Nous ne sommes plus au XVIIIe siècle où il était encore possible d’oser ce genre de comparaison ! Nous n’en disconvenons pas mais l’écrivain, comme l’historien, travaille à partir du même matériau qu’est la langue. Dès lors que l’écrivain s’en saisit, il peut en faire un instrument de connaissance et de spéculation en extrapolant sur le réel car le réel est également une construction du langage qui possède ses propres lois, comme les mathématiques. C’est pourquoi, nous pouvons interpréter la parabole rimbaldienne non comme une invitation à devenir moderne, mais justement comme une conclusion de cette modernité. De l’Enfer dantesque à la Saison en enfer de génial adolescent, l’Occident accomplit ainsi son destin moderne faisant du dernier siècle du millénaire un doublon, un négatif de ce qui s’était préparé durant les époques précédentes. C’est pourquoi, à mes yeux, l’expérience immigrante apparaît comme le produit même de la postmodernité en un acte qui court du dernier quart du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle au moment même où le discours sur la condition postmoderne se développe en Amérique du Nord. Ce n’est pas un hasard non plus si ces années coïncident avec le déclin de l’immigration européenne et l’émergence du discours sur le postcolonialisme.

Le discours sur le post

Alors la question que nous devrions nous poser est la suivante : que veut-on liquider ? Mieux, que veut liquider l’Occident avec ce discours ? Nous proposons l’hypothèse suivante : c’est justement ce qui fait Loi au cœur de la modernité, soit la référence au principe unique transcendant que la religion puis l’État-nation ont transformé en dogme et en idéologie. « Dieu (Nietzsche, 1886), l’homme (Foucault, 1966), l’État (le postlibéralisme, 1980), héritiers du patriarcat judéo-chrétien», sont mis peu à peu hors jeu en transformant dans le même mouvement leur discours sur la postmodernité en idéologie.

Retour à la condition de l’immigré

Expliquons-nous. Le devenir immigrant est un acte de langage, un experimentum linguae qui se fonde sur deux points essentiels. Primo : le désir de partir. Secundo: l’acte de foi dans la parole de l’ami, du membre de la famille sur les possibilités d’améliorer ses conditions de vie. C’est pourquoi l’immigration est un projet, soit un discours sur le désir qui se montre ainsi au travers du réflexe mimétique. C’est à ce croisement que se trouve « l’éloquence vulgaire ». Elle fonctionne comme une rhétorique du Désir. Dès lors, on peut affirmer que l’émigration est un effet de langage : les conditions économiques ne sont pas suffisantes même si l’avènement de l’État-nation crée les conditions pour migrer.

Pour réaliser son destin, la langue de l’immigrant renoue la parole (séparée) des choses (bien-être, la famille retrouvée sur l’autre rive) pour la faire coïncider. C’est alors qu’elle se cristallise en idéologie avec ses figures comme celles de « l’oncle d’Amérique ». Cette volte-face porte en elle la faute d’être parti pour des raisons vénales et non par nécessité, comme dans le cas de l’exilé ou du colonisé qui appartiennent tous les deux au cycle long de la modernité. « Quand nous serons tous coupables, disait Albert Camus, alors il y aura vraie démocratie. » Ainsi la condition immigrante, soit postimmigrante avec les transformations des seconde et troisième générations convergeant avec celle postcoloniale, pensée par Édouard Glissant, favorise un retournement de perspective qui permet d’entrevoir un nouveau type d’homme et de citoyen.

Aujourd’hui s’affirme de plus en plus, au sein d’une classe moyenne malmenée par les soubresauts de la mondialisation, une frange d’individus qui possèdent en commun une manière d’être différente des idiosyncrasies nationales. En outre, ils pratiquent deux ou trois citoyennetés et autant de langues.

C’est dans cette conjoncture qui fait de ce groupe migrant, encore peu conscient de son rôle politique, le socle d’une «communauté mondialisée qui vient », pour reprendre l’expression de Giorgio Agamben. Ainsi l’italien, première langue vulgaire à devenir illustre par la poésie, réalise son destin en ce début de millénaire. Redécouvert comme langue de culture par ceux qui ont émigré, l’italien ouvre à sa manière la voie à la transculturation de toutes les langues nationales.

Le cycle s’est accompli. Ce n’est pas un hasard si cela le fut à travers cette langue cachée que Dante est parti chasser : la langue de la poésie. C’est une langue qui vient des bois de la mémoire pour affirmer sur la scène du monde son origine et son devenir. Et dessiner la nouvelle ligne gothique.

1Robert Richard, l’Émotion européenne, Éditions Varia, Montréal, 2004

 

FIPA 2014 : Scandinavie-Allemagne, blanches lumières du nord

 Roberto Scarcia

Arvigegne

La série danoise Arvingerne (The Legacy) de Pernilla August a remporté le FIPA d’or du meilleur scénario dans la section : “Séries de télévision”. Les deux premiers épisodes de la série présentés à Biarritz s’ouvrent avec la mort d’une artiste riche et célèbre qui laisse son beau château à une fille illégitime qui gagne la vie en vendant des fleurs. La jeune femme   encore sous le choc de la découverte de son identité, est catapultée dans les méandres des relations avec ses demi-frères et sœurs : les enfants « légitimes » de la grande artiste. On devine les problèmes de succession qui s’étaleront au grand jour dans les épisodes suivants. The Legacy incarne techniquement le genre de la série télé à son meilleur : l’exploration de personnages divers sur des temps longs marqués par des épisodes différents qui permettent un approfondissement des personnages et des situations  qui évoluent au gré des événements et qu’il est difficile de construire dans un simple long-métrage. Il faut le reconnaître, The Legacy confirme la puissance et l’inventivité des séries scandinavesPass Gut auf ihn auf, veut dire en allemand « prends-toi soin de lui » . Avec ce film, Johanne Fabrik a obtenu le FIPA du meilleur scénario dans la section des films de fiction. Il s’agit de l’histoire d’une jeune femme qui se sachant atteinte d’un mal incurable,  va chercher à rabibocher  son mari plus âgé avec son ex-épouse. Vu  sous cet angle culturel, c’est un film stimulant. Je suis tenté de dire, avec un respectueux clin d’œil aux intéressés que si Martin Luther avait été cinéaste et non pas pasteur,  il aurait pu s’appeler Johannes Fabrik, si ce dernier n’était pas né à Vienne, ancienne capitale de la très catholique maison des Habsbourg. Difficile en effet  de ne pas voir un  emprunt religieux dans la jeune femme qui face à la mort imminente (punition divine peut être?) fait une analyse de conscience et sent d’avoir commis un pêché : « je l’ai séduit et pour moi, c’était un jeu » dit-elle « et j’ai gagné ». Et que dire de l’ex-femme du mari qui lui reproche de lui avoir piqué l’homme aimé lorsque celui-ci était « en pleine crise de la quarantaine ». Détail  qui à son importance. devinez  la profession de la première femme ?  pasteure luthérienne ! Mais au-delà des thématiques de la solitude protestante face au vide de la maladie, sans le filet de protection du sacrement de la confession catholique, et au-delà du vertige de la recherche de la rédemption individuelle, ce film permet de dénicher d’autres aspects intéressants dans l’arrière-plan de l’histoire du film. Le mari part souvent travailler en Scandinavie et on ne remarque pas de clivage culturel entre l’allemand et les scandinaves,  si ce n’est  par la différence entre langues sœurs de souche germanique. En d’autres mots,  allemands et scandinaves se traitent entre pairs ; l’allemand est un professionnel et la terre scandinave est le lieu de son travail, non pas un endroit pour se reposer, pour faire la fête, comme souvent sont portraiturés  le pays du bassin méditerranéen. Nuance fondamentale  aujourd’hui  où l’unité européenne bégaye. Peut être est-il  temps de penser une refondation de l’idéal européen en commençant par une première unité partant des similitudes culturelles : Allemagne et Scandinavie germanophones et luthérienne au nord, Italie et Espagne latines et catholiques au sud. Quant à la France  qui se trouve au centre de toutes ses influences  mais ne participe ni à l’un , ni ni l’un ni l’autre, et bien elle est à part:  c’est peut être ça au fond « l’exception française ».

FIPA 2014 : la Grande guerre et la diversité du pacifisme européen

Roberto Scarcia

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2014 n’est pas une année comme les autres : il y a  un siècle l’Europe commençait la page la plus sanglante de  son histoire. La 27e édition du Fipa a marqué comme entendu l’anniversaire de la Grande guerre avec films de fiction et documentaires  et un prix spécial au réalisateur belge Jan Matthys pour son film  In Flamse velden ou Dans les champs flamands, fameux théâtre de la guerre de tranchée.

Le film suit la vie d’une famille bourgeoise de l’époque, celle du Docteur Boesman à Gand et les effets de la guerre sur ces membres. Au-delà de l’histoire d’une famille marquée par l’horreur de la guerre, le film a le mérite de ne pas tomber dans la germanophobie et les  exactions dont est victime la famille allemande de la ville ne sont  pas passées sous silence. Le film de Jan Matthys fait un effort louable pour présenter un univers humain bilingue ce qui rend honneur à la diversité culturelle de la Belgique.

 14, Des armes et des mots, signé par Jan Peter est une touchante coproduction française, allemande, canadienne et slovène. Cette série  s’appuie sur les journaux personnels de  quatorze témoins, ayant vu leurs vies  bouleversée par la guerre. Le film associe fiction et images d’archives. Dommage que seulement le premier épisode ait été présenté. « 14-18, refuser la guerre » de Georgette Cuvelier est un documentaire que raconte la guerre en donnant la parole à ceux qui s’y sont opposés. On y retrouve  non seulement des  noms connus  comme  Jean Jaurès, Romain Rolland, Siegfried Sassoon  ou encore  Bertrand Russell mais aussi d  simples soldats, protagonistes du refus de la guerre et de la conscription.

Venant d’une réalisatrice, le film de Georgette Cuvelier apporte un élément nouveau et  inattendu :  celui critique et sans complaisance des fameuses suffragettes qui ont souvent  choisi la collaboration avec les bellicistes en échange de leur reconnaissance politique.  Cet te série devrait être un outil didactique pour tous les pays qui se disent européens parce qu’elle permet de comprendre les voix  à contre courant dans l’ensemble du continent au moment de  cette tragédie. Mais surtout, il est fondamentale que les nouvelles générations sachent que lors les jours de Noel 1914, le deux tiers du front anglo-allemand ont fraternisé ; que pendant la  offensive meurtrière des Chemin des Dames,  les deux tiers des régiments d’infanterie française se sont mutinés, comme l’a fait la marine allemande plus tard et qu’un million de soldats russes et allemands ont déserté. ce sont là des chiffres éloquents qui illustrent au -delà des frontières  la diversité du refus de la guerre.

Voilà un devoir de mémoire  capital des nos jours où les tambours de guerre du vieux continent ont avoir recommencé à résonner, de la Lybie à la Syrie en passant par la Mali.

FIPA 2014 : entre exil et migration, le rêve et les désillusions

Roberto Scarcia

tibetL’une des spécificités du Fipa est que chaque année des jeunes d’Europe sont sélectionnés pour composer le Jury. Initiative fort intéressante parce que cela permet de comprendre ce qui parle aux jeunes. Cette 27e édition du Fipa a vu ce jury des jeunes se prononcer pour Bringing Tibet Home, un reportage de Tenzing Tsetan Choklay qui raconte l’histoire de l’artiste tibétain exilé à New York Tenzing Rigdol et de son idée de réunir au sens propre les Tibétains en exil en Inde à leur terre du Tibet. L’artiste exilé parvient  donc à introduire clandestinement en Inde 20 tonnes de terre tibétaine. Le film suit donc l’Odyssée de la terre tibétaine du passage de la frontière du Tibet occupé au Népal dans des sacs en plastique portés sur les épaules jusqu’à l’arrivée en camion à Dharmsala en Inde, résidence du Dalai Lama. Le réalisateur a dit qu’il voulait raconter la souffrance des tibétains en exil et, détail éloquent, il a signalé avoir été interviewé aussi par la télé chinoise et a souligné que le régime chinois n’a pas réagi à la sortie du film. Mais l’œuvre de Tsetan Choklay est aussi un hommage à l’artiste Rigdol, peut être le plus connu des peintres tibétains en exil. Ce qui nous interpelle est le fait que les jeunes ont été touchés par la souffrance des exilés et leur recherche d’établir un contact avec leur pays d’origine.

De la recherche du pays d’origine à la recherche de l’histoire du père.La Révolution, mon père et moiest un film d’Ufuk Emiroglu une réalisatrice turco-suisse qui part à la recherche de l’histoire de son père, un ancien combattant engagé dans un processus révolutionnaire en Turquie des années 70 qui fini réfugié en Suisse avec sa femme et sa fille, la réalisatrice. Tout au long du film, on voit jusqu’à quel point la fille immigré a besoin de comprendre l’histoire du père pour entendre sa propre identité, un rappel cinématographique en forme de documentaire où passé et présent ne sont pas des compartiments séparés. Le voyage en Turquie de la jeune turco-suisse est marqué par le contraste entre ses mémoires des histoires du combat révolutionnaire du père et la réalité contemporaine du pays : la plage de la ville d’Antalya où le père clandestin se baignait pour se laver, en ne laissant jamais ses armes, est aujourd’hui privatisée à l’usage des touristes ; l’usine des textiles jadis théâtre des grèves héroïques est  fermée, la production ayant été  transférée en Asie orientale…

Mais ce documentaire offre aussi un regard sur la fille immigrée qui veut s’intégrer dans le pays d’accueil et ainsi se retrouve à être plus royaliste que le roi, ou plus suisse des suisses de souche. « Alors que mes amis voulaient imiter les Américains pour être Américains, moi je voulais être Heidi la petite suisse… » dit elle.

Et voilà le revers de la médaille révélé. L’identité immigré se nourrit autant de recherche des racines d’origine que de volonté d’appartenance au pays d’immigration et dans les deux cas se retrouve confronté à un décalage de fond. D’une part, la Turquie contemporaine n’est plus la terre des combats du père, de l’autre la turque qui veut être suisse se retrouve avec des Suisses qui veulent être américains!  Ni l’une chose ni l’autre donc…. Décalage par rapport au vieux pays et au nouveau. Ce que nous retenons de cette histoire est le défi de tourner ce décalage en atout.

FIPA 2014: Israël, la mémoire et ses démons

Roberto Scarcia 

farwell« Il est maintenant temps de faire le point : 80 films en tant qu’acteur, 16 films en tant que réalisateur, 9 oscars, 4 mariages, 3 tentatives de suicide, 3 ans en hôpital psychiatrique, un corps qui pèse 130 kilos… un père avec un seul œil… » Avec ces mots commence Hashayim Keshmua, ou La vie comme une rumeur (Life as a rumor), le documentaire sur la vie d’Assi Dayan, le fils de Moshe.

La voix rauque, le ton blasé, tabac et cocaïne obligent, le fils du guerrier sioniste raconte sa vie. Né en 45, Assi Dayan m’a accompagné le long  des montagnes russes de sa vie. Il m’a dit « d’avoir été élevé par sa nounou Simcha qui lui racontait les histoires d’Ali Baba qu’elle entendait sur… Radio Bagdad ». Il m’a raconté « qu’enfant il cherchait  l’œil perdu de son père sous le bandeau noir », il m’a révèlé « qu’il s’a fugué adolescent à Chypre, qu’il s’est barré durant son service  militaire et  toute l’armée d’Israël s’est  mobilisé pour le chercher lui, le fils de Moshe Dayan », il chronique ses fait d’armes, ses idées, ses amours et tous ses vices, le tout comme  l’arche de Noë  dans le déluge d’Israël. Il m’a parlé d’une « aventure pirate » et « du désespoir tourné en idéologie ».

La vie du fils de Moshe Dayan n’est pas seulement la chronique d’une relation d’amour et de haine, du fils vis-à-vis son père, mais aussi une métaphore brutale et sans complaisances de la société israëlienne. Les derniers mots avant la fin m’ont touché comme un coup de poignard : « je joue le rôle d’un psychologue qui se fait payer par ses clients pour les conseiller de sauter par la fenêtre et  qui à la fin il se suicide… Mais moi je fais semblant d’être mort couvert de sang, je  suis encore vivant me vautrant dans le ketchup ». Difficile de faire le point à mon tour sur ce courageux chef d’œuvre d’Adi Arbel et Moish Goldberg . Toute  comparaison est nécessairement boiteuse. Que chacun aille le voir et se fasse sa propre idée.. S’il y a bien un film qu’il est nécessaire d’aller voir, c’est bien celui-ci. 

« Je pars chez moi (home)» dit la fille. « Chez toi ?  Dans cette pitoyable diaspora ? » demande le père. « Elle se sent chez elle en Allemagne » répond la mère. « Elle n’a rien en commun avec l’histoire allemande », rétorque le père. « Ce n’est pas important, elle a une patrie (homeland) » dit la mère. « Ce n’est pas une patrie, c’est un simple lieu de résidence » insiste le père. Ce dialogue crucial à trois sur le thème de la patrie et de l’appartenance se fait en hébreu et donne le ton de Schnee von Gestern (Farewell Herr Schwartz ou Adieu M Schwartz) une production allemande réalisé par l’israélienne Yael Reuveny. La réalisatrice part à la recherche de Feivke un grand oncle donné par mort en 1945 qui refait surface sous le nom de Peter en Allemagne de l’est où il meurt en 1987. Michla, la grand-mère de Yael Reuveny devait rencontrer son frère à la gare de Lodz après la guerre, mais dans la salle des pas perdus, les deux rescapés de la Shoah ne se sont pas trouvés et chacun a fait en solitude ses choix de vie et de pays, elle en Israël, lui en Allemagne. Cet adieu à l’oncle Peter jadis Feivke est un voyage initiatique qui embarque deux familles et trois générations. Le film creuse dans les plaies du traumatisme des journées signés par le silence et des nuits marqués par les cris des cauchemars, de la « maudite terre allemande », des photos évoquant et amour et haine, de l’effort d’essayer de comprendre. Peu importe si le jeun cousin allemand retrouvé de la réalisatrice ne soit pas à mon avis à l’hauteur intellectuelle de sa cousine israélienne. Le film est fort et profond. Dommage que la grand-mère et le grand-oncle de Yael Reuveny soient décédés avant la fin du film. 

J’ai écrit cette série de chroniques à la première personne ; ce n’est pas rien . Pourquoi ? Parce que ces deux films, sous le signe de l’étoile de David, sont, chacun à leur manière les meilleurs films que j’ai pu voir à Biarritz : ils m’ont bouleversé et ont transformé mes émotions ; soudain je me suis retrouvé comme un enfant dans le vertige des montagnes russes, Cependant l’un et l’autre font l’impasse sur un fait à mes yeux grave et qui aurait du pourtant interpeller les réalisateurs. C’est l’absence criante de toute référence à la souffrance des Palestiniens. Comme liberté, la  douleur ou plus précisément la mémoire de la souffrance des Israéliens s’arrête là où commence celle des Palestiniens. C’est pourquoi la souffrance de ces derniers constitue la mesure morale des Israéliens. A quoi bon explorer la douleur  passée si on n’est pas en mesure de comprendre celle que l’on inflige à ses voisins les plus proches. C’est une question d’éthique.  Certes ont prétextera que “ce n’était pas là le sujet”; que l’on “peut pas tout aborder”  et que ce n’est pas aux Israéliens de parler de Palestiniens !  Mais alors à quoi bon le courage, l’hauteur de l’espoir, les abîmes du désespoir, l’épaisseur artistique, la sincérité et « tutti quanti »…