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Diversité culturelle et traduction : la voie européenne

Fulvio Caccia

img_0139Texte rédigé dans le cadre de la présentation de « Io voi Jonathan Hunt », une fiction traduite par Marcella Marcelli et éditée par Cosmo Iannone éditeur. Cette communication a été donnée dans les facultés de langues des universités de Bologne, de l’Università dei Studi internationali di Roma  et de l’università Parthenope de Naples les 24, 26 et 27 octobre dernier.

Partir de sa propre expérience pour comprendre « ce qui se transporte d’un point à un autre », – qui est à la lettre la définition même de la traduction- c’est l’exercice périlleux mais stimulant auquel je vais me livrer dans ce texte. Aussi vous comprendrez mon émotion1 de venir témoigner, après un demi-siècle de migrations, transmigrations2, de ce qui a changé en moi et de ce qui, au contraire, est resté le même.

01Or ce même n’est pas l’identité soit le « caractère de ce qui est un », comme le définit le dictionnaire mais bien le « processus », au sens où l’entend Hannah Arendt, la mise en mouvement justement, la quête d’identification, la chasse . Car cette « chasse spirituelle » qui est le titre de l’un de mes recueils de poésie et dont la mise en jeu de mon propre nom à travers la traduction n’est pas une coquetterie d’auteur, ni un mot d’esprit, tant s’en faut, mais désigne bien par là le processus même d’intégration et donc de création de la valeur qui s’opère par la langue. Permettez-moi ici de citer le prologue de ce recueil3 « la chasse spirituelle »

Rien ne dure sans cette volonté blanche que ta main effleure.

Rien ne chante dans le delta.

Rien que la langue.

Voilà qu’elle se dresse, lovée dans le creux de la mémoire

Cobra

coefficient réalité.

Elle siffle ces mots : « La chasse est ouverte.»

encre 2016 richard Killroy
encre 2016
richard Killroy

Cette chasse qui est ouverte, vous l’aurez compris, consiste à inscrire l’affirmation de la diversité culturelle à travers l’expérience de l’immigration qui conclut la très longue phase de différenciation- assimilation-domination entamée par les premiers empires et les premiers exils. Cette phase civilisationnelle au sens où la civilisation transcende l’empire et la barbarie dont elle est issue (Walter Benjamin), a crée son magistère par la langue.

En émigrant dans une ancienne colonie française devenue anglaise, j’ai du assez tôt me confronter à ce rapport de domination entre langue coloniale et langue colonisée, entre assimilation et différenciation. Cette affirmation d’une langue condamnée à disparaître, (le français) fut conduite avec panache et détermination par toute une génération de poètes québécois qui furent mes modèles et mes maîtres. Gaston Miron et ses amis contribuèrent à renouer le lien essentiel entre la langue et le pays réel ; exactement comme l’avait fait 800 ans auparavant Dante Alighieri avec la langue populaire, (la langue de la mère), méprisée par rapport au latin parlée par l’élite (le latin) . C’est la raison pour laquelle les retrouvailles d’une langue avec la multitude qui la parle, sont toujours un acte d’amour.

Et il convient de les sanctionner et de les célébrer comme il se doit en l’élevant par l’écriture. Mais pour que la conversion soit réussie elle doit aussi être reconnue au niveau du droit, c’est-à-dire de la Loi. C’est à ce moment que la langue obtient doublement ses lettres de noblesse : politiques et culturelles.

Bien que  pouvant se  reconnaître  dans cette démarche, l’émigrant   emprunte  un autre parcours. Voilà pourquoi, à la différence de l’exilé ou du colonisé, il se trouve en marge car   l’émigrant est parti par choix. Il est moderne, mieux, postmoderne, ante litteram. La preuve ? Il est branché directement sur le marché en expansion ; ses motivations, dit-on, sont principalement économiques.

L’émigrant part pour améliorer ses conditions de vie et celles des siens et non pour fuir une quelconque oppression. L’émigrant part libre. Bien que complexes, ses motivations ne sont pas d’abord assujetties à un cas de force majeure : guerre ou catastrophe naturelle. Certes ces causes peuvent s’ajouter par la suite mais le fait demeure : l’émigrant se détermine seul en définitive.

Le candidat à l’immigration peut être également un exilé pour des motifs politiques ou humanitaires. Alors, dans ce cas, il échappe à la définition de l’immigrant in se  et redevient prioritairement un exilé. L’immigrant ne sait pas quoi faire de l’Histoire. Il la laisse volontiers à l’exilé et au colonisé.

Cette soumission au flux du capital fait de la condition immigrante une condition difficile à penser. Pourquoi ? Parce qu’elle n’est pas dramatisée par l’impossibilité du retour au pays natal comme le serait par exemple celle de l’exilé. C’est en prenant conscience de cette situation singulière que l’immigrant et ses fils peuvent retrouver ce qui les relie à l’exilé et au colonisé : la conscience d’être devenu différent du groupe originel auquel il appartenait, la conscience de sa propre altérité.

C’est donc dans la traversée de sa condition que l’immigrant accomplit son destin qui consiste à assumer et exprimer sa diversité, c’est-à-dire sa propre altérité, dont il est l’héritier et qui aussi celle de l’humaine condition.

Or cette prise de conscience et son expression ne peuvent advenir sans la maîtrise de la langue. Car la langue est l’élément moteur de l’accumulation du capital symbolique. C’est aussi le premier système d’intégration de l’expérience humaine. C’est la langue orale, des premiers attachements (langue de l’amour) fixée par l’écriture, qui deviendra la langue du droit puis de culture en constituant un espace public unifié. Ceci constitue l’aspect proprement politique de la langue écrite et qui plus est littéraire. Pas d’espace politique, pas d’accumulation de savoirs scientifiques, économique et financiers sans la fixation et la reconnaissance d’une langue littéraire. Ce fut la grande erreur  du marxisme qui d’ailleurs allait causer sa perte de croire que la superstructure, la culture, le droit dépendaient de l’infrastructure (les moyens de production). C’est exactement le contraire.

Le premier qui l’a compris fut précisément Dante Alighieri lui qui déjà en 1303, se désespérait de ne pouvoir trouver parmi les 14 parlers de la Péninsule, une cour suffisamment puissante pour imposer une langue de référence. Il faudra attendre deux siècles et l’avènement de la monarchie française triomphante pour qu’un monarque impose par ordonnance une seule et unique norme linguistique pour conserver les documents officiels et légaux qui désormais dans son royaume se feront en français « et pas autrement ».

Ces deux derniers mots de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) allaient sceller le destin de ce pays et faire de “Défense et illustration de la langue française”, qu’écrira Joachim du Bellay en 1549 est non seulement le premier manifeste littéraire d’une littérature qui deviendra nationale mais aussi l’acte de naissance du premier espace public européen. Car quel était l’enjeu pour Du Bellay, les poètes de la Pléiade mais aussi pour le pouvoir politique ? L’enjeu consistait à faire du français le rival et le successeur du latin et du grec pour traduire l’immense capital symbolique accumulé depuis des siècles par ces civilisations vers un espace, un espace en voie de constitution qui allait devenir l’espace national ; c’est justement ce capital que Dante avait commencé à transporter à la fin du moyen âge vers l’italien mais que ces lointains successeurs n’ont pas continué, incapable de choisir entre l’italien et le latin encore fortement soutenu par l’Église.

Cette indécision expliquerait le déclin progressif de l’Italie à partir du XVIIe siècle et son remplacement par le français comme langue de référence européenne. Trop visionnaire, l’italien qui fut la première langue littéraire européenne et donc la première langue d’accumulation du capital symbolique et donc du capital tout court aura souffert de son travers congénital qui se vérifie encore aujourd’hui : le manque d’Etat.

La souveraineté, une invention française

Pourquoi alors me direz vous la monarchie, et qui plus est, française a-t-elle pris le dessus ? C’est une question de conjoncture et d’opportunité. Au début du moyen-âge, souvenez-vous, deux universalismes étaient en compétition : l’universalisme de l’empire et l’universalisme de la papauté. Ce fut l’affrontement, comme vous le saviez, entre les Guelfes ( partisans du pape) et les Gibelins (en faveur d e l’Empereur).

Dans cette confrontation, la monarchie française naissante tirera son épingle du jeu. Comment ? En jetant les bases d’un droit nouveau qui allait lui assurer sa stabilité et qui plus tard confortera celui de l’état nation : la souveraineté. La souveraineté consiste circonscrire l’autorité du monarque sur un territoire délimité sans que celui-ci soit assujetti à un autre pouvoir que le sien. Bien qu’entrevu par Machiavel, c’est Jean Bodin qui formulera ce nouveau droit dans  les Six livres de la République (1576). « La souveraineté, dit-il, est la puissance absolue et perpétuelle d’une République (…) C’est-à-dire la plus grande puissance de commander ». Absolue et perpétuelle, la souveraineté l’est avant tout parce qu’elle « n’est limitée ni en puissance ni en charge à un certain temps ».

C’est ainsi qu’allait s’enclencher le processus d’imitation, d’émulation entre les états européens qui allait permettrait à l’Europe de s’imposer sur le reste du monde par la force mais aussi par la puissance de ses innovation et ceci sur tous les plans.

Faisons maintenant un saut dans le temps et transportons-nous à notre époque au moment où ce travail de singularisation culturelle et politique est achevé. Qu’est-ce que l’Europe a encore à donner et à transmettre aujourd’hui au monde sinon ses valeurs ? Mais quelle est la première et la plus grande ? « La diversité culturelle est  la grande valeur européenne » affirmera sans ambages Milan Kundera, romancier tchèque de langue française. L’auteur de « l’Identité » ne voulait pas simplement affirmer une évidence – aucun autre endroit au monde ne concentre autant de diversité culturelle en si peu d’espace- mais corriger une injustice. Je m’explique.

D’habitude lorsqu’on évoque la diversité culturelle, on la fait découler précisément des droits de l’homme de 1789 comme l’affirme d’ailleurs dans son préambule la Convention de 2005 de l’UNESCO et non l’inverse. Mais alors quel mouche a piqué le romancier ? Pourquoi donc faire passer la diversité culturelle avant le droit sensé garantir la justice pour tous par son principe d’universalité ? Sans doute l’auteur de « La plaisanterie »  s’est-il méfié de l’universalisme induit par la « grande civilisation européenne », civilisation qui n’a pas su éviter la barbarie des deux guerres mondiales dont un autre grand auteur français, Paul Valéry, prononcera l’épitaphe en 1919 :« Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles ». Kundera aura pensé à sa petite patrie, la Tchécoslovaquie, trahie, abandonnée par les grandes puissances européennes à Munich en 1936 qui considéraient que son pays était «  a far away country of wich we know to little » (Chamberlain) et ne valait pas la peine que l’on se batte pour lui.

Or les valeurs d’humanisme ne sont jamais aussi bien défendues dans leur universalité qu’à travers l’expérience des cultures locales. Une conviction que défendra un autre grand écrivain français : Michel Tournier. Pour lui, c’est « …La culture (qui) débouche sur l’universel et engendre le scepticisme ». Et non l’inverse. Il poursuit son raisonnement en ces termes : «  S’efforçant d’élargir ses idées à la dimension universelle, l’homme cultivé traite sa propre civilisation comme un cas particulier. Il en vient à penser qu’il n’y a pas « la » civilisation, et en dehors d’elle la barbarie et la sauvagerie, mais une multitude de civilisations qui ont toutes droit au respect4. »

On le voit Tournier croit que c’est l’équilibre et l’émulation entre les cultures qui permettent à chacune d’entre elles de s’émanciper et de bénéficier des contributions des autres. Ce fut la grande chance de l’Europe. On connaît le mot apocryphe de Jean Monnet : « Si c’était à recommencer, je commencerai par la culture ».

Cette compétition, si elle peut rester à l’intérieur du périmètre culturel, demeure, le véritable moteur de l’humanisme européen et sa vraie richesse. Pour y accéder, la traduction en est la voie royale au sens propre et figuré. Pourquoi ? Parce qu’elle combine les trois approches implicites à la diversité culturelle : l’approche multiculturelle, l’approche interculturelle et l’approche transculturelle.

L’approche multiculturelle : l’état des lieux

On a souvent tendance à voir dans le multiculturalisme, une manière de conserver à l’intérieur de leur périmètre identitaire les communautés constitutives d’une nation., bref un conservatisme.
Le républicanisme français se méfie non parfois sans raisons des dérives qu’elle peut induire. Soupçonné de fragmenter encore un peu plus l’unité nationale, le multiculturalisme apparaît alors comme le cheval de Troie d’un ultralibéralisme qui met frontalement en compétition toutes les classes sociales et notamment les diverses strates de la classe moyenne.

Ici on touche la critique rédhibitoire faite au multiculturalisme et à laquelle on a tendance à associer la diversité culturelle : servir d’alibi à l’ultralibéralisme pour légitimer les inégalités qu’il génère. L’Américain Walter Benn Michaels a démontré qu’aux États-Unis l’inégalité des revenus des ménages avait progressé de manière spectaculaire à la fin des années 70 et plus spécifiquement en 1978, année où la Cour suprême déclare légale la discrimination positive dans les universités américaines à condition que celle-ci « serve les intérêts de la diversité ». Pour cet universitaire, le multiculturalisme comme la diversité culturelle ne vise pas à réduire ces inégalités mais à les gérer.

C’est aller un peu vite en besogne. Un autre observateur, et pas des moindres, a un point de vue opposé. Pour le philosophe canadien Charles Taylor le multiculturalisme est d’abord une « politique de la reconnaissance ». Cette reconnaissance, selon lui, demeure fondatrice du lien social et aurait pour fonction d’aplanir les conflits dans une société pacifiée où les disparités économiques, au contraire, se seraient résorbées. Pour Taylor, le multiculturalisme est un « système axé sur le respect et la promotion de la diversité ethnique dans une société » et ceci sans pour autant passer par l’égalité des chances.

Cette opposition entre ces deux conceptions du multiculturalisme est symptomatique des tensions qui existent au sein de la philosophie politique autour de cette notion : l’une, de tradition anglo-saxonne est axée sur l’intérêt de l’individu, l’autre plus latine s’appuie sur l’État régulateur, expression de l’intérêt général.

L’approche interculturelle

L’approche interculturelle servirait de lien ou plus précisément de moyen terme ces deux tendances. Le préfixe latin « inter » ne se situe pas en surplomb comme le « multi » mais se veut « entre » et nous invite donc à nous mettre à la place de l’autre. Cette conscience de l’autre qui naît avec le monothéisme biblique et s’affirme avec le christianisme, fut un tournant dans l’histoire de l’humanité.

Naturellement, comme à chaque transformation majeure, cette conception altruiste comporte à la fois un côté positif et négatif. Le côté radieux, c’est que l’homme se trouve au centre de la création et devient l’acteur de son propre destin. On pourrait dire que l’approche interculturelle fonde l’humanisme européen en célébrant la prise de conscience de sa propre subjectivité.

Sa part d’ombre réside dans les moyens du contrôle et de domestication de cette subjectivité humaine qui, plus tard, dériveront en propagande et manipulation de masse. Un exemple se trouve chez les missionnaires qui non seulement traduisent les cultures amérindiennes et favoriseront leur préservation mais à travers l’approche interculturelle contribuent à les asservir dans le même mouvement. Nous touchons du doigt tout le paradoxe et la complexité de l’approche interculturelle et du libéralisme marchand qui en découle. Car cette capacité de se mettre à la place de l’autre, qui permet une connaissance sans pareille de sa culture notamment par la traduction, est aussi une manière de le trahir.

C’est précisément ce que fait symboliquement le traducteur par l’approche interculturelle, lorsqu’il fait passer un texte d’une langue à une autre. Bien sûr nous sommes ici qu’au niveau symbolique. Car la découverte de l’intériorité met aussi en lumière, ce qui était toujours paru obscur : l’altérité constitutive de l’être. Elle allait ouvrir la voie aux grandes découvertes sur la psychologie et l’inconscient que déjà les poètes occidentaux avaient pressenti comme Rimbaud ( « je est un autre ») mais aussi à une instrumentalisation beaucoup plus fine des foules5.

L’approche interculturelle, mode de gestion de la diversité culturelle

Aujourd’hui l’interculturalité ou le dialogue interculturel est non seulement le mode opératoire du traducteur mais aussi le mode d’administration de la diversité culturelle proposée par la Convention de l’Unesco comme de la laïcité au Québec par la Commission « les termes de la conciliation » « Interculturalité renvoie à l’existence et à l’interaction équitable de diverses cultures ainsi qu’a la possibilité de générer des expressions culturelles, partagées par le dialogue et le respect mutuel » ou sa variante l’interculturalisme6. Mais cela, diraient certains, ne peut advenir que dans un monde pacifié où chaque nation, chaque culture a sensiblement le même poids, la même influence.

Cette approche consensuelle n’est pas sans rappeler symétriquement la posture d’un Jean Lemaire des belges qui dans sa Concorde des deux langues (1513) refuse de choisir entre le latin et le français comme langue de culture.

Évidemment nous n’en sommes plus là. Depuis un demi-millénaire, nombre de langues populaires sont parvenues peu ou prou à s’émanciper de la tutelle des langues et des cultures qui la dominaient et à rayonner hors de leur périmètre grâce à la traduction justement . Cela s’est fait par les guerres et les révolutions mais aussi par la généralisation des états-nations qui a donné droit de cité  aux langues et aux littératures les moins  dotés depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours.

Ce fut le surgissement du peuple sur la scène du monde. Les révolutions de 1848, la pensée allemande avec Herder, puis Marx devait mettre le peuple au cœur du nouveau système de représentation. L’avènement d’une nouvelle génération d’écrivains, issue de la bourgeoisie et non plus de la noblesse, allait en Allemagne par exemple imposer l’homme cultivé, l’homme de la ville à l’homme civilisé, l’homme de la cour. La création, notamment littéraire, est au cœur de ce processus de capitalisation qui est symbolique avant d’être politique puis économique.

L’approche transculturelle : la création

Car la rupture advient dans la mise en place à travers la langue d’un authentique projet esthétique. C’est l’approche transculturelle qui se cristallise travers la création littéraire. C’est la requête de Du Bellay qui prie instamment ses pairs d’arrêter d’imiter servilement les anciens pour les dévorer les assimiler et en faire quelque chose de neuf. À la fois horizontal et vertical, l’avènement littéraire authentique transfigure la création en rompant l’imitation servile, la traduction qui littérale qui reste à cet égard confiné dans une relation interculturelle.

La transculturation comme l’avait pensé son concepteur le Cubain Fernando Ortiz est la création du nouveau. Par ce biais il cherchait à définir l’identité de Cuba, la Cubanitad, à travers son quadruple héritage culturel – indien, espagnol, africain, immigrant. Dans son essai Controverse cubaine entre le tabac et le sucre, Ortiz l’introduit ainsi : « La transculturation  exprime mieux les différentes phases du processus de transition d’une culture distincte – ce qui en toute rigueur ce qu’exprime le mot anglo-américain «d’acculturation » mais que le processus implique aussi nécessairement la perte ou le déracinement d’une culture antérieure – ce que l’on pourrait appeler “déculturation ” et, en outre, signifie la création consécutive de nouveaux phénomènes culturels7».

En réinscrivant la culture nationale dans une dynamique de transformation,  l’ethnologue s’opposait à assimilationniste proposé par l’école de sociologie de Chicago et à sa vision ethnocentriste, voire différentialiste, qui inférait que l’étranger devait s’assimiler.

Mais la tranculturation soit la transformation des cultures qui débouche sur le nouveau aura une autre conséquence  et pas des moindres ; elle introduira l’Histoire comme discipline qui va servir de grande ordonnatrice. Il n’agira plus d’imiter les grands Anciens mais bien de l’assimiler » de les dévorer » comme Du Bellay le proposait d’ailleurs à ses pairs. C’est désormais par l’Histoire qui va s’effectuer le référencement de la valeur artistique.Et de la modernité. Devenue arbitre des élégances, l’Histoire met ce faisant l’Homme en route vers son propre devenir, lui fait accélérer le pas au risque de le perdre. Au risque de trébucher.

Les pièges et les obstacles

La montée en puissance de l’histoire, inspira à Goethe au début du XIXe siècle, cette pensée « La littérature nationale, affirmait-il, ne représente plus grand-chose aujourd’hui, nous entrons dans l’ère de la littérature mondiale ( die Weltliteratur) et il appartient à chacun d’entre nous d’en accélérer cette évolution »8.

Que voulait-il donc nous dire par cette affirmation vieille de plus de deux siècles ? Que la littérature nationale et l’état nation qui la soutient est déjà dépassée ? C’est exactement ce qu’il laissait entendre. Mais non !, argueront certains, la littérature mondiale existe bel et bien puisque c’est l’addition des littératures nationales. Ne nous leurrons pas ; l’addition, on le sait tous, n’existe pas en vérité. On n’a qu’en vérité une superposition de littératures nationales.

Cela est dû au fait que les traducteurs, les critiques, les universitaires, spécialistes d’une langue étrangère auront majoritairement tendance à évaluer les oeuvres de leurs contemporains , à les analyser en fonction du petit contexte, cette à dire à l’aulne de l’histoire nationale du pays à laquelle l’œuvre est rattachée. De la sorte ils font l’impasse sur le grand contexte : l’histoire surpra nationale de l’art  ou du genre pratiqué par l’artiste.

Contre l’exotisme, l’éclectisme

Contrairement à la musique, la littérature est davantage liée à l’histoire de la nation qui la produit à cause de la force centripète de la langue qui maintient les productions littéraires à l’intérieur de son territoire. Hors de la langue, point de salut.

On a tendance à confondre la littérature de voyage comme une manifestation de cette littérature monde ainsi que l’avait affirmé, tambour battant, le quotidien le Monde. Celui-ci réunissait en octobre 2007 autour d’un manifeste intitulé Pour une littérature-monde, une trentaine d’écrivains appartenant à la diversité littéraire francophone. La reconnaissance d’écrivains d’ailleurs participant de plain pied à l’élaboration d’une culture transnationale est en soi un fait positif. L’ennui c’est qu’elle ne peut pas advenir à l’intérieur d’un seul périmètre national et linguistique et être réduit à la seule célébration du voyage. L’exotisme qui le sous tend masque mal les enjeux de récupération nationale.

Or l’exotisme est l’avers symétrique du nationalisme. Les grands fondateurs de littérature comme Dante, Du Bellay, Shakespeare, Goethe ne sont pas exotiques ; ils sont éclectiques ; ils transforment à travers une esthétique qui leur est propre, à travers la langue qu’ils ont choisie , les diverses influences constitutives qui sont à l’origine de toutes les langues. Tel est bien le défi à relever.

L’incapacité à penser, à reconnaître l’avènement d’une littérature mondiale, constitue selon le romancier Milan Kundera « l’irréparable échec intellectuel de l’Europe9». Cet échec de l’Europe ne concerne pas seulement la littérature ; il a des conséquences bien plus graves car cela équivaut à laisser à la seule économie de marché l’énorme responsabilité de créer de la valeur.

Rédigée naguère pour résister à la volonté du marché de marchandiser la culture au moment où l’OMC voulait libéraliser les services -dont les services liés à la culture-, la Convention pour la protection et la promotion de la diversité de l’UNESCO de 2005 voulait permettre aux petites nations de se doter d’une politique culturelle nationale digne de ce nom. Mais aujourd’hui avec la crise de 2008 et le développement accéléré d’Internet 2.0 et des réseaux sociaux, ce sont toutes les littératures qui sont menacées et, ce faisant, le système d’expérimentation et de la valorisation sur lequel s’est construite la société humaine.

La  contestation du droit d’auteur, la crise  de l’économie de la culture, l’effondrement de la presse papier, la rupture de la chaîne du livre, du cinéma et de ses réseaux de distribution, fragilisent toutes les culturesde la planète. Pour résister à cette déferlante il s’agit désormais de passer de l’État-nation à l’État-Culture.

1C’est-à-dire étymologiquement « mouvement »

2Déplacements qui m’ont conduit de l’Italie au Canada puis du Canada en France

3Fulvio Caccia, La chasse spirituelle, Montréal, Le Noroît, 2005

4Michel Tournier, « Culture et civilisation », dans Le miroir des idées, pages 121-122, Folio 2882

5Edward Berney, le neveu de Freud allait se servir des découvertes de son oncle pour affiner les techniques de propagande et de manipulation des masses qu’utilisèrent avec succès les présidents américains avant d’êtres utilisés avec un succès non moins redoutable par le ministère de la propagande de Goebbels. C’est le serpent qui se mord la queue.

6Interculturalisme soit une politique ou modèle préconisant des rapports harmonieux entre cultures, fondés sur l’échange intensif et axés sur un mode d’intégration qui ne cherche pas à abolir les différences tout en favorisant la formation d’une identité commune.

7Ibidem

8 Cité par Milan Kundera, dans Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005 p.50

9 Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p.49

La « crise des migrants », ou le pouvoir des mots

Sophie Jankélévitch

A partir des tragédies vécues quotidiennement par des hommes, des femmes, des enfants fuyant les conflits qui ravagent leurs pays, les media ont produit un nouvel objet dont se sont emparés les hommes politiques et même les simples citoyens que nous sommes : la « crise des migrants », dont on entend parler quasiment tous les jours. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de nier les difficultés soulevées par l’accueil et la prise en charge de ceux qui toujours plus nombreux débarquent sur les côtes européennes où arrivent par voie de terre dans l’espoir d’une vie meilleure ou simplement vivable. Il s’agit de réfléchir sur le langage, ou plutôt sur un certain usage du langage, consistant à produire des effets par des moyens purement rhétoriques et à créer des fictions à travers la fabrication de formules qui à la fois dispensent de toute réflexion et entraînent des associations automatiques. Victor Klemperer, étudiant la langue employée par les nazis, a bien montré (LTI,- La langue du IIIe Reich, 1946) comment l’instrument de propagande le plus puissant du nazisme ne fut pas les discours des dignitaires du régime, le contenu de leurs déclarations, mais « des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. » C’est donc toute une vision du monde qui s’insinue à travers des façons de manier la langue et que chacun fait sienne sans même s’en rendre compte. Dans notre actualité récente, les exemples ne manquent pas pour illustrer ce pouvoir des mots. Ainsi, en France, il est très à la mode de se demander de quoi on doit avoir peur : la phrase « faut-il avoir peur de … » (des migrants bien sûr, mais aussi : de la cigarette électronique, des OGM, des nouvelles technologies, des sciences sociales, etc.) fait régulièrement la couverture de nombreux magazines, et fonctionne comme un appât pour l’acheteur potentiel en jouant sur ses fantasmes. On se rappelle aussi le « malaise des banlieues », avec sa variante les « banlieues à problèmes », qui emplissait les propos des journalistes dans les années 80 et 90 (des incidents avaient éclaté dans le quartier des Minguettes, à la périphérie de Lyon) et laissait penser que les banlieues françaises étaient de véritables coupe-gorges. De même, dans de nombreux discours politiques dont il est inutile de préciser l’orientation, le « problème de l’immigration » ‒ avatar contemporain de la « question juive » ou « tzigane » ‒ transforme en pathologie un phénomène ordinaire dans un contexte de globalisation et fait apparaître l’immigration comme une sorte de cancer, dont notre société ne peut tirer aucun bienfait.

Il en va de même aujourd’hui avec la « crise des migrants » : ces deux mots sont désormais inséparables, ils sont collés l’un à l’autre, aimantés l’un par l’autre, comme dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert « jalousie » est « toujours suivie de effrénée », ou « ivresse » «toujours précédée de folle »… L’association automatique de certains mots est en effet l’un des mécanismes à l’œuvre dans la production des clichés et des stéréotypes. Qui pense « migrants » pensera donc nécessairement « crise » : les migrants ne sont rien d’autre que la crise qu’ils provoquent. En tant qu’êtres vivants, de chair et d’os, avec leur histoire, leur langue, leur culture, leur famille, ils n’existent pour personne… Leur réalité n’est pas prise en considération, ne suscite aucune curiosité, aucun désir de connaissance ; elle est littéralement gommée, effacée par la formule que composent ces deux mots mis ensemble. Ce qui est caractéristique de ce type de langage, c’est son pouvoir déréalisant. Le mot se substitue à la chose. La prochaine étape sera sans doute le remplacement de la formule elle-même par un sigle : on parlera de la C.M. comme on parle des SDF, des ENAF (enfants nouvellement arrivés en France) ou des PMR (personnes à mobilité réduite) pour désigner des catégories d’individus auxquels la logique administrative a retiré leur humanité, êtres abstraits n’existant plus que pour être  « gérés ».

Mais cette monnaie dévaluée qu’est le langage médiatique, ces signes qui ne se réfèrent à rien, ont en même temps une efficacité redoutable : celle de modifier en profondeur notre perception des choses. La « crise » des migrants ne renvoie pas aux situations qu’affrontent ces personnes prêtes à tout pour échapper à la misère ou aux persécutions, mais seulement aux désordres qu’elles sont susceptibles d’occasionner dans les pays où elles transitent. Il sera ainsi d’autant plus facile d’en faire des boucs-émissaires et de les rendre responsables des maux qui affectent les sociétés européennes.

Je trouve le dessin de Charlie Hebdo sur le tremblement de terre en Italie dégueulasse, méchant, etc. Mais…

Giuseppe A. Samonà

Quand quelques amis, à l’unisson avec la presse quasiment unanime, s’insurgent indignés, faisant remarquer  que ce dessin ne fait pas rire, une question me vient à l’esprit : et pourquoi donc devrait-il faire rire? La satire ne doit pas être confondue avec l’humour, elle ne fait pas rire, ou plus exactement elle peut faire rire, mais ce n’est pas son objectif. Elle doit provoquer, heurter, faire preuve parfois de « méchanceté », voire même être « dégueulasse », pour susciter une réflexion politique et sociale. Ni Dante – qui en fait abondamment usage, et dont on a dit et répété que sa manière de parler de Mahomet faisait pâlir, par sa violence, les fameuses vignettes de Charlie Hebdo– ni Voltaire, auteur satirique s’il en est, n’ont jamais fait rire personne. Cela dit, on peut aimer la satire ou ne pas l’aimer : moi par exemple je ne l’aime pas,  ou pour mieux dire, je ne l’aime pas quand elle est utilisée de manière exclusive, comme si elle était à elle seule un moyen pour comprendre et raconter le monde : d’ailleurs, je ne suis pas un lecteur de Charlie Hebdo et n’ai que très rarement apprécié ses dessins… Mais on ne peut pas demander à ce journal d’être ce qu’il n’est pas.

Les mêmes amis, et la même presse, ajoutent encore plus indignés : non content de tourner les victimes en dérision, ce dessin reprend des stéréotypes lourdement racistes et xénophobes… Là encore, on doit s’interroger. Les journalistes de Charlie Hebdo, de par leur histoire, leur appartenance culturelle, leur orientation politique, manient la dérision – y compris en utilisant les morts – avec désinvolture et souvent une certaine obscénité, mais c’est sur les meurtriers, les bourreaux, et non sur les victimes, que portent leurs sarcasmes: est-il possible qu’en cette occasion ils aient dérogé à leur vocation atavique ? Et surtout que des intellectuels cultivés et raffinés aient repris à leur compte un grossier cliché raciste, vieux de presque cent ans, qui n’a plus cours même parmi les plus rustres et les moins instruits ?  Non, seule une totale méconnaissance des mécanismes de la satire caractéristiques de Charlie Hebdo pouvait attribuer à ces journalistes une telle intention. Si on analyse le dessin à l’intérieur de Charlie Hebdo – les journaux qui ont lancé la polémique l’ont présenté sans rien, hors contexte, en partie tronqué – en s’appuyant aussi sur les nombreuses interventions dans les réseaux sociaux de ceux qui, contrairement à la presse officielle, l’ont compris et ont pris sa défense (parmi les plus significatives, voir l’article publié dans Gli Stati Generali,  et la discussion qui s’en est suivie; ou les prises de position de Sabina Guzzanti, ou encore Roberto Saviano,  on comprend que le dessinateur ne s’en prend pas aux victimes, mais à ceux qui ont construit les maisons ou les ont laissé construire d’une certaine manière, en contournant, ou en négligeant les critères qui s’imposent de manière impérative dans une zone à risque sismique élevé – l’exhibition du corps des victimes permet seulement, ni plus ni moins qu’une photographie,  de constater un fait: si on construit des maisons avec du sable au lieu de ciment (penne gratinées), elles s’écroulent sur leurs habitants, les réduisant à l’état de viande hachée bonne à faire des lasagne, dont se nourrissent aussi ceux qui profitent de la  reconstruction pour s’enrichir cyniquement et malhonnêtement, comme cela s’est passé à l’Aquila. Bref, ce dessin, de manière provocatrice, veut dénoncer un scandale: ce n’est  pas  le tremblement de terre mais l’Italie, le système Italie, qui a causé tous ces morts et tous ces blessés; les morts ne sont pas morts du tremblement de terre mais de l’Italie. Du système Italie. Simplification, raccourci, slogan ? Certainement. Néanmoins, il n’est pas moins sûr que, comme le souligne Norma Rangeri dans le Manifesto du 25.08,  « Aucun pays industrialisé, présentant un risque sismique très élévé comme le nôtre, n’est pulvérisé chaque fois que la terre tremble. » (Et moi j’aurais envie d’ajouter : … avec une magnitude ne dépassant pas 6 degrés). A noter, pour corroborer cette interprétation, la phrase qu’on peut lire un peu plus loin plus loin dans Charlie Hebdo sous la rubrique “Les couvertures auxquelles vous avez échappé” : « On ne sait pas si le trem­ble­ment de terre a crié ‘Allah U Akbar’ au moment de se produire ». Référence claire à L’ennemi d’aujourd’hui, bouc émissaire par excellence – et ce sont les journalistes que cet ennemi a si durement frappés qui se moquent de cela ! –  que l’on charge aujourd’hui de tous les maux dont souffre la société. Quant à l’image de la « pasta », son usage raciste (les macaronis d’antan) est devenu une antiquité poussiéreuse, digne d’un « Musée de l’insulte xénophobe»; il est difficile de penser qu’elle a pu être utilisée au premier degré, avec l’intention d’injurier.  Il ne reste, au second degré, que son évidente  capacité à  représenter immédiatement l’Italie, un peu comme le camembert pourrait représenter la France. A ce propos, une dernière remarque : Charlie Hebdo se moque de tout, il ne connaît ni limites ni frontières, il semble prendre un plaisir presque sadique à frapper les personnes et les idées aux endroits les plus sensibles, France comprise, et c’est pourquoi un grand nombre de Français ne le supportent pas et ne perdent pas une occasion de l’attaquer ; de toutes les accusations dont Charlie Hebdo a été l’objet, celle de chauvinisme  est vraiment la plus injuste et la moins fondée.

Le dessin t’a donc plu? demandent les indignés… Non, mais s’il me déplaît, c’est pour d’autres raisons. Outre le fait que la satire comme vision du monde n’est pas ma tasse de thé, c’est en général l’exhibition de la douleur et du corps des victimes qui me pose problème, eût-elle pour objectif de dénoncer le meurtrier. De ce procédé, Charlie Hebdo fait un usage immodéré et volontairement de mauvais goût, souvent crypté (c’est le cas ici) et incompréhensible pour qui n’est pas un exégète confirmé du journal ; le public non averti, à commencer par les victimes elles-mêmes, ne peut y voir qu’une grossière atteinte à la dignité des morts et des blessés, si bien que le dessin finit par produire un effet opposé à celui qui était visé. D’ailleurs, à propos de ce même événement, le dessin scandaleux de Felix a été suivi par un dessin de Coco qui se présente comme une clarification provocatrice face au tollé général suscité en Italie par le premier : “Italiens, ce n’est pas Charlie Hebdo qui construit vos maisons, c’est la mafia”. Certains diront : qui n’aime pas ce genre de satire, n’a qu’à ne pas acheter le journal. C’était juste dans les années 70 et suivantes, ce ne l’est plus aujourd’hui : pour peu qu’il y ait un intérêt à créer un « cas », n’importe quelle image est instantanément diffusée aux quatre coins du globe, y compris auprès de ceux qui n’achètent pas le journal. D’ailleurs Charlie Hebdo a bien conscience de cette possibilité de manipulation et s’en sert, ne serait-ce que pour se faire de la publicité. Il y a en somme un grand décalage entre les intentions, qui circulent et sont comprises dans un public restreint, et le résultat, qui finit par s’adresser au grand nombre et tombe, comme un excrément mal ciblé, à côté de la cuvette (… fuori dal vaso, vieux dicton populaire italien). C’est pourquoi on peut dire que cette satire échoue à faire réfléchir (car on ne peut appeler «  réflexion », ou du moins pas dans le sens recherché par le dessin, le concert de vociférations qui s’est déchaîné, ni même le besoin de discussion qui s’est manifesté aussi à ViceVersa…), et qu’elle a manqué son but. Dans l’ordre de la satire, en effet, quand on passe de l’écriture à un dessin, potentiellement accessible à tous, il faudrait, justement pour cette raison, être beaucoup plus incisif, avoir bien plus de finesse et de capacité à franchir les frontières: Altan ou Philippe Geluck possèdent cette vocation à l’universalité et racontent un monde, les dessins de Charlie Hebdo, non (du moins à notre avis) ; ils ne sont compréhensibles qu’à l’intérieur d’un cercle restreint de d’initiés. Sans renoncer à l’incontournable (pour Charlie Hebdo) effet macabre, n’aurait-il pas été plus efficace, pour faire passer le message, d’introduire au milieu des décombres quelques politiciens ou entrepreneurs du bâtiment? En ce sens, les occasions d’inspiration en Italie ne manquent pas …

La chose toutefois la plus ahurissante, pour moi (et c’est ce qui est à l’origine de ces lignes), est l’extraordinaire vague d’indignation collective – celle-ci, oui, teintée d’un certain chauvinisme – qui a rassemblé l’Italie contre l’infâme dessin, à l’intérieur et hors des institutions : de la droite fasciste de Forza Nuova, qui regrette que “nous ne les ayons pas tous tués, ces salauds de Français”, à la gauche du Manifesto (03.09.16), qui, dans un article étonnement superficiel, et embarrassant, de Tommaso di Francesco, conclut que « l’arrogance et le mauvais goût restent d’ insupportables spécificités françaises ». Je ne suis plus Charlie : ainsi se sont insurgées de nombreuses personnes qui avaient fait leur le célèbre slogan apparu il y a un peu plus d’un an; ils doivent s’excuser, affirment d’autres, le dessin doit être publiquement condamné (et l’ambassade de France de déclarer que « le dessin ne représente pas la position officielle de la France » !!!) ; les dessinateurs doivent être mis au pilori, on en est même arrivé à une véritable dénonciation au Tribunal par le maire d’Amatrice – et cela sans parler des menaces de mort visant les journalistes et des horreurs qui foisonnent à leur sujet sur le web. Aux repentis du Je suis Charlie, moi (qui n’ai jamais adhéré au fameux slogan mais défendrai toujours l’existence de Charlie et le droit de dessiner « satiriquement »), voudrais rappeler  que ce dessin n’est pas meilleur ni pire  que beaucoup d’autres du même genre – et même il y en a eu de plus vulgaires, de plus insultants et de plus révoltants : ceux par exemple qui s’  « inspirent » des victimes du génocide au Rwanda, ou des enfants syriens morts en traversant la Méditerranée, ou encore, pour rester dans le même sujet, du tremblement de terre en Haïti. Certes, tous ces dessins ont donné lieu à l’époque à des protestations – pas en Italie, toutefois–, mais jamais à une tempête comparable à celle qui vient de se déchainer en Italie, justement : au moins en ce sens-là il s’agit bien d’une affaire italienne.

Entendons-nous bien. Une chose est la douleur en elle-même, celle des victimes et de  ceux qui se sont sentis offensés par ce dessin : devant la douleur des autres on ne peut ni ne doit porter aucun jugement, on ne peut que témoigner silencieusement sa sympathie et sa solidarité. Autre chose en revanche est l’élaboration intellectuelle de cette douleur ; la fabrique de l’indignation collective, les initiatives qui s’en suivent, le recours à des termes comme “honneur” et “outrage”, tout cela suscite une certaine perplexité…  Il est difficile de ne pas penser (mutatis mutandis) aux réactions provoquées dans le monde musulman par les dessins (mauvais eux aussi!) sur le Prophète. Un mauvais dessin touche à quelque chose de sacré (ici le Prophète, là les morts), déchaînant un ouragan collectif disproportionné du point de vue rationnel, mais compréhensible, « proportionné » d’un point de vue religieux, qui considère ce qui est sacré comme intouchable, et les images comme  étant en elles-mêmes dotées de pouvoir. C’est là- dessus qu’il faudrait réfléchir, plus que sur un mauvais dessin qui ne mérite pas tant d’attention. Il faudrait aussi s’interroger sur un curieux déplacement politique. Au lieu de s’en prendre aux choses elles-mêmes, on s’en prend à la représentation des choses ; la fureur collective s’est acharnée sur un médiocre dessin en se détournant de la  réalité dénoncée par ce dessin: de ceux qui, par leurs malversations, leur corruption, leur indifférence, leurs investissements absurdes ou frauduleux, sont responsables, du moins en partie, des désastres environnementaux qui s’abattent régulièrement sur l’Italie.

 

 

EUROPE. Satire? Dazibao sur Charlie Hebdo

Une caricature de “Charlie Hebdo” scandalise l’Italie

Ainsi titre Le Point dans son site internet du 2 septembre mais on pourrait citer d’autres sites français (http://www.lepoint.fr/medias/une-caricature-de-charlie-hebdo-scandalise-l-italie-02-09-2016-2065563_260.php)

Satire ?! Scandale? Ce qui choque, au de-là de la désolante, triste stupidité de cette caricature de Charlie Hebdo sur le tremblement de terre qui a pulvérisé la ville d’Amatrice faisant 300 morts, est qu’en France on en fasse une « affaire italienne ». Comme si la douleur, la bêtise avaient des frontières nationales …Pas d’espoir pour l’Europe si, en France, les médias n’ont pas le courage de condamner cette “satire” humainement, universellement cruelle et gratuite.

Lamberto Tassinari

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Je sais plus qui je suis….

Je n’ai jamais été vraiment fasciné par le tabloïd, je le trouve de mauvais gout bien des fois mais comme Voltaire je me battrai pour qu’il ait sa place parmi les autres  média. Cependant la liberté d’expression semble porter à certains mépris de l’humain chez Charlie et une fois de plus il s’y illustre bien.

Beaucoup de choses se cachent derrière le geste de Charlie :

La catastrophe, en Italie, est « nationale », c’est ailleurs déjà, donc on peut en rire, sans limite. Je n’ose pas imaginer l’inverse et une France meurtrie par un tremblement de terre faire l’objet d’un pareil sarcasme. Je vois d’ici les boucliers se lever et les leçons de bonne conduite assenées à tout va

Les Italiens sont de la « pasta », ce qui n’est pas sans rappeler les vocables qui qualifiaient cette immigration en France, chacune ayant son appellation. Pour les Nord-Africains, c’était « bougnoul » par exemple, les Portugais, des “Portos”, les Polonais, des “Polaks”.

C’est donc une pauvre France que Charlie perpétue ainsi.

Charlie qu’on a pu prendre une foultitude de fois, la main dans le sac, franchissant cette frontière que personne ne peut lui contester au nom de la liberté d’expression

Qu’est ce qui a pris à Charlie de faire de l’humour bourré de mépris sur une tragédie humaine ?.

C’est juste incompréhensible, inqualifiable, lamentable

Karim Moutarrif

Un Avenir révolu : Élégie rétrofuturiste pour l’Autoroute Bonaventure

par Christian Roy

photo © Christian Roy
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Établi à Griffintown en bordure du Vieux-Montréal au début de l’avalanche immobilière balayant ce qui fut le premier quartier ouvrier et « ethnique » au Canada, j’entends avec appréhension se rapprocher de jour en jour et d’heure en heure, derrière le mur de nouveaux condos venus m’en couper la vue entretemps, le claquement des crocs métalliques en train de déglutir par les deux bouts l’Autoroute Bonaventure. En osant me rapprocher du chantier, j’ai vu les mâchoires décrochées de certains de ces tyrannosaures mécaniques reposer dans la poussière telles les idoles de dieux-condors précolombiens au plumage en crochets, au bec acéré et à l’œil opaque. Leur rumeur inexorable et menaçante juste au-delà de l’horizon lorsque les monstres sont en action me rappelle les Langoliers de Stephen King, ces espèces d’enzymes voraces qui, dans le récit éponyme adapté au petit écran il y a vingt ans, grugent les mondes figés (tel en l’occurrence l’aéroport de Bangor) que laissent derrière eux tous les instants dans une voie de garage du temps, afin de les consigner au néant béant en arrière-plan. Car c’est bien tout un pan du passé qui est sur le point d’y basculer sans reste avec les derniers tronçons de cette artère aérienne. —De mon passé en tout cas, puisque si je me suis fixé pour ainsi dire à l’ombre de l’Autoroute Bonaventure, c’est qu’un mystérieux tropisme de ma psychogéographie personnelle a fini par me ramener en ce lieu magique d’une expérience fondatrice.

photo © Christian Roy
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Mes premières sorties en ville pour échapper adolescent à ma lointaine banlieue avaient en effet pour destination le Musée d’art contemporain à son ancien site de la Cité du Havre. C’était alors toute une expédition avec le rare autobus partant du métro McGill pour emprunter le parcours immortalisé dans une fameuse performance photographique de Françoise Sullivan, longeant comme par la voie des airs les alignements cyclopéens des silos à céréales et autres structures industrielles monumentales, pour finalement atterrir dans un quadrilatère bordé d’énigmatiques complexes de béton de faible hauteur, aux airs d’inexplicables sanctuaires d’une race inconnue ou de bases secrètes de recherche interplanétaire ou transdimensionnelle. Je trouverais bien plus tard l’écho de ce trajet initiatique dans certains films de Tarkovski, que ce soit la Zone hantée parcourue de voies ferrées de Stalker ou la longue randonnée silencieuse sur une autostrade de Tokyo dans Solaris.

photo © Christian Roy
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Le charme unique de l’Autoroute Bonaventure tient justement pour une part à un sens quasi « japonais » de l’espace, ou plus exactement de l’espacement (ma) : non seulement le large panorama planant d’un entrelacs de canaux et de chemins de fer, de caissons monolithiques et de chantiers délabrés, mais sous le tablier, la galerie ouverte au plafond strié sur la longueur, sereinement rythmée vers le point de fuite par les poutres des travées, modulées d’angles obtus à leurs extrémités. À la fois trapus et spacieux, ces larges portails ouvrent l’un sur l’autre jusqu’à l’infini, avant d’épouser la courbe survolant le canal de Lachine, plantés dans les eaux ombreuses de ce creuset de l’industrialisation comme des torii dans une onde côtière en pleine nature… Je me console de ce que ceux qui sont ainsi du ressort portuaire du gouvernement fédéral resteront intouchés par la démolition de l’autoroute à partir de sa jonction avec la ville de Montréal. Je me désole néanmoins qu’on ait fait la sourde oreille aux nombreuses interventions et propositions de citoyens, avant, pendant et après les consultations publiques en vue de la bonification du Projet Bonaventure, plaidant pour la préservation d’au moins un tronçon de cet espace irremplaçable en terre ferme, propre à accueillir de multiples usages urbains : « High Line » végétalisé au-dessus et « mail » piétonnier en-dessous[1], ou ne serait-ce qu’un seul « torii » comme observatoire urbain et ironique « arc de triomphalisme », témoin des lendemains qui chantaient encore avec un reste touchant de naïveté à l’apogée de la course à l’espace. Bien que dans une tout autre visée, Tarkovski pouvait alors, sous couvert du futurisme officiel d’une tyrannie progressiste, prendre une telle autoroute ultramoderne comme piste de décollage vers d’inimaginables mondes lointains où tout demeurait éternellement possible. À bien y penser, le MAC était en quelque sorte mon Solaris à moi, et Bonaventure la passerelle vers cette Planète Sauvage de l’art contemporain (pour évoquer un autre classique du genre par Roland Topor sorti alors), qui trouvait son environnement « naturel » dans un paysage industriel dénaturalisé, et partant, poétisé.

Même au-delà de l’anecdote personnelle, voire générationnelle, il serait dommage d’oublier sans au moins une pensée attendrie que l’Autoroute Bonaventure se voulut un pont vers l’An 2000, comme entrée de ville au moment où Montréal fut pour une saison (répercutée sur une décennie —heureusement pour ceux qui comme moi n’ont connu Terre des Hommes qu’après l’Expo 1967) le modèle réduit du village global électronique décrit en même temps par McLuhan de Toronto. En ce centenaire du Canada, le XXe siècle lui appartint bel et bien selon la prophétie de Laurier, fût-ce pour le quart d’heure de célébrité mondiale promis par Warhol à chaque humain de la nouvelle ère qui s’y inaugurait. Cet An 2000 où je trouvais alors volontiers refuge, autorisant tous les espoirs, ou du moins toutes les rêveries, non sans la crainte qui se mêle à l’exaltation au seuil des grandes aventures, n’exista vraiment qu’autour de 1970, quand il sembla pendant quelques années juste à portée de la main, derrière le prochain tournant, avant que le Progrès, emporté par sa propre dynamique, ne déraille pour de bon dans la spirale d’un malstrom dont nous ne voyons plus le fond. Ne pourrions-nous du moins honorer en toute lucidité les illusions de cette époque où l’on liquida allègrement en son nom tant de vestiges d’époques révolues, avec un dédain de taliban des savoir-faire et des univers de sens de tant de générations antérieures ?

En effet, en déniant inconsidérément toute valeur esthétique ou patrimoniale aux réussites de l’architecture brutaliste des années 1960-70, nous perpétuons l’arrogant irrespect pour le passé du modernisme niais qui l’inspirait, au lieu d’inclure ce dernier dans la considération distanciée d’une postmodernité éclairée pour toutes les époques —y compris celle qui prétendit supplanter sans état d’âme l’héritage des précédentes. L’Avenir alors entrevu n’est plus ce qu’il était, je suis le premier à l’admettre et même à m’en féliciter ; mais ce mirage fait partie intégrante de notre passé, à l’égal de tout autre mythe ou mode d’être historiquement spécifique, dont on s’efforce pieusement de conserver ou reconstituer les pendants architecturaux dès qu’il s’agit de ses victimes. L’obstination des autorités à détruire complètement la portion urbaine de l’Autoroute Bonaventure est particulièrement regrettable, alors que l’on s’apprête pourtant à intégrer dans un tel esprit l’an prochain le cinquantenaire de l’Expo 67, en vue de laquelle elle fut conçue, dans une nouvelle célébration de la Confédération en même temps que des 375 ans de Montréal.

photo © Christian Roy
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On veut nous faire croire que les neuf voies de la nouvelle entrée de ville mise à plat auront l’effet paradoxal de cicatriser la balafre dont l’Autoroute Bonaventure lacéra le tissu urbain de Griffintown avec ses neuf voies surélevées (s’ajoutant aux cinq voies de surface des rues adjacentes), coup fatal redoublant la blessure déjà infligée pendant la guerre par le viaduc ferroviaire —qui reste d’ailleurs intouché en dépit de son délabrement. Il est permis de soupçonner que ce curieux calcul répète au moins autant qu’il ne la compense la belle inconscience avec lequel cet ouvrage d’art fut implanté dans Griffintown pour achever de le condamner en tant que quartier habité. Quarante ans plus tard, j’ai pourtant découvert celui-ci dans un état transitionnel de formidable catalyseur local et international de projets et initiatives de réinvention urbaine à même la sédimentation du passé et les interstices du développement. Malheureusement, le cours du raz-de-marée d’une promotion immobilière peu planifiée et le plus souvent mal inspirée ne fut guère affecté par toute cette créativité citoyenne de terrain.

photo © Christian Roy
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Je peine à retrouver quelque trace du Griffintown d’il y a à peine un lustre encore, incubateur d’expériences inouïes pour faire du neuf à même le Vieux, à l’ombre des gratte-ciels qui se bousculent pour l’enjamber, tels les tripodes géants des envahisseurs martiens de La Guerre des mondes. Leur irrésistible avancée va de pair avec l’élargissement du fossé qui nous sépare du passé industriel et de ses monuments, et à travers eux, de l’Avenir qu’ils incarnaient. C’est son souvenir palpable qu’on efface avec toute trace de l’Autoroute Bonaventure, dont le nom même était promesse de ce bel Avenir. Aussi ne suis-je pas seulement triste, mais quelque peu angoissé de la voir disparaître un peu plus chaque jour derrière l’horizon de la prétérition. Symbolisé par elle, c’est bien sûr l’An 2000 qui s’éloigne irrémédiablement de nous dans le passé, soit le rêve utopique qui lui conféra une réalité quasi palpable vers 1970 —bien plus que l’imperceptible tournant du millénaire au calendrier. Or, au fil d’une actualité lourde d’absurde fatalité, je ne puis m’empêcher d’être hanté par l’obscure crainte que l’avenir en ce sens premier ne soit aussi emporté avec le vestige routier de son rêve daté, en cet été qui a quelque chose des derniers mois de la Belle Époque du siècle dernier où le sort d’un monde vacillait au ralenti au bord de l’abîme d’une démolition méthodique, avec en prime l’incrédule déjà-vu du funeste épilogue à son tiers.

photo © Christian Roy
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[1] Voir Marc-André Carignan, « Est-il trop tard pour un High Line montréalais ? », Métro, 4 février 2016, http://journalmetro.com/opinions/paysages-fabriques/912818/est-il-trop-tard-pour-un-high-line-montrealais/.