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Desert blanc (IV)

Par Karim Moutarrif

Tout avait basculé. Il fallait changer de vie, changer de corps.

Il s’en voulait d’être parti. D’avoir fui parce que c’était de­venu insupportable.

Il était revenu parce que c’était insupportable de rester si longtemps loin d’ici.

Mais tout ça était absurde dans le fond.

S’il était parti, c’est qu’il ne pouvait plus rester.

 

Je sentais que je ne pouvais pas être que d’ici.

Tout petit, il m’est resté gravé dans la mémoire l’image de ce bateau qui fendait les eaux.

Dans le fond, il n’y avait ni ici ni là-bas.

Il y avait surtout ici-bas.

Quand je regardais la carte je voyais un point perdu dans le globe et le reste à parcourir.

J’étais déjà frustré à l’idée que je ne pourrais pas tout voir.

Il relisait cela dans de vieux cahiers où il avait inscrit sa rage d’adolescent.

Beaucoup de choses s’étaient définitivement jouées à ce moment là.

 

Il reprit le chemin de terre rouge, cette terre ferrugineuse que le soleil desséchait inexorablement, un peu plus chaque jour, pour accéder au bitume de la route.

Il se demandait toujours comment la sécheresse n’avait pas fini par tout désintégrer.

 

De l’autre côté, il y avait l’océan, immense, mystérieux dans la nuit tombante.

Il était seul dans le soir couchant et sa solitude coïncidait avec les ruades des vagues sur le roc impassible.

Il reprit le chemin vers ses hôtes.

 

Il vit une enseigne de Coca-Cola traduite dans la langue du pays. Jusqu’où le Royaume du Plastique était prêt à aller pour vendre.

C’était à la fois drôle et tragique.

 

J’ai bu du Coke aussi, cette boisson qui a violé toutes les intimités culturelles de la planète.

Je ne suis pas fier de moi.

C’est rare que j’en boive aujourd’hui.

Là-bas, je n’avais pas de recul. C’était, comme ils disent, sweet.

Le Coke c’était l’Amérique, et l’Amérique un cliché.

Plus tard, j’ai vu l’Amérique, ça n’avait plus rien à voir avec la douceur du folk et du grand rêve que j’avais à l’esprit.

Du Coke, j’en ai vu, jusque dans le tréfonds du pays de mon père. Dans son bled natal pourtant collé à la préhistoire.

Il n’y avait pas d’électricité mais il y avait du Coke!

La route s’arrêtait loin de là, la piste faisait une bonne quarantaine de kilomètres. Mais au bout il y avait du Coke et un générateur à essence pour alimenter une TV noir et blanc.

Action at a skateboarding park

D’ailleurs, le téléphone a sonné, dans une autre vie.

Quelque chose ou quelqu’un a décroché.

Un très mauvais enregistrement d’une voix féminine très suave se fit entendre.

De plus en plus d’ailleurs, il devenait difficile d’avoir un être humain au bout du fil.

Depuis la naissance des ressources humaines.

Arrière musical bon marché d’une radio commerciale. Une voix d’homme.

Le monsieur vous interpelle. C’est à quel sujet. Vous expo­sez votre problème. Il vous demande votre immatriculation d’abord, avant d’aller plus loin.

Ensuite il disparaît dans la ligne et du jazz de supermarché prend la place.

On sent le second palier plus soigné, l’univers plus feutré.

 

Il resurgit dans le récepteur: tout est sous contrôle.

Je suis sur son écran. Il m’a dit mon nom et mon adresse.

Je lui ai dit que justement j’appelais pour signaler que je n’habitais plus là.

Si je déménage, je serais de nouveau leur client.

Je voulais juste changer le nom sur la facture de téléphone, je n’habite plus ici.

Je serais toujours sur leur écran.

Un mariage de raison pour avoir l’électricité.

Pour la définition des couleurs de ma télévision que j’allume que très rarement.

Et justement d’un coup de télécommande, il illumina l’écran.

Des images d’un désert de sable apparurent.

Quatre amazones participaient à un rallye.

Suréquipées et bardées de gadgets.

Très fières, elles contaient leur périple dans la misère.

Aux nouvelles, bien sûr, au moment de la cote d’écoute la plus chaude.

Le jeune pasteur qui les observait se demandait quels pê­chés elles avaient commis.

Non loin de là, la femme courait dans le soir tombant.

Les cheveux au vent. Le foulard dépareillé.

Soulevant sa robe pour mieux courir vers nulle part.

Cette femme vient de perdre son enfant.

Elle revient de l’hôpital, le seul qu’il y a dans ce pays.

La mort du nouveau-né, le troisième, est due à des causes mystérieuses.

Le mauvais oeil y est pour quelque chose.

La femme ne courait vers nulle part, elle ne sentait même plus ses chevilles se tordre dans cet immense champ labouré, qui la séparait du bidonville où elle habitait.

Elle était hallucinée et des larmes amères coulaient de ses yeux, sur ses joues. Cet enfant qu’elle avait porté plus de huit mois, qu’elle avait senti grandir et bouger en elle était devenu un mirage.

Elle venait d’apprendre la nouvelle.

Elle venait de voir l’enfant mort à jamais.

Dans ces pays, pas de suivi médical de la grossesse, pas de prévention, pas d’argent, de toute façon.

C’est drôle comme les mêmes êtres, selon les endroits n’ont pas la même valeur.

Le rallye est passé à côté, dans un bruit infernal et une tempête de poussière.

Quelques indigènes sont morts. Mais que ne pourrait-on pas faire pour distraire les gens du Nord.

Bien sûr, personne n’avait vu la femme qui courait dans son désespoir. Elle non plus.

 À travers la fumée de ma cigarette, entre l’abat-jour et la fenêtre, je revoyais ces images.

Je reconsidérais la situation.

Je me suis levé.

Je suis sorti, engoncé dans mon manteau d’hiver.

Je méditais ainsi en marchant dans la neige.

L’été était bel et bien fini et les tropiques quittèrent avec lui les lieux.

Vers le Sud.

D’ailleurs quand l’hiver s’installe, on oublie qu’il y a un été.

Et moi j’étais là, et ma tête moutonnière avait suivi, vers le midi.

Le répondeur enregistrait les messages en attendant mon retour.

Ces images me hantaient, elles revenaient à mon insu m’oc­cuper l’esprit. Je regarde sans voir. Elles occupent toute ma vision.

 Maintenant que tu m’as retiré de ta vie, j’essaie de reconsti­tuer le puzzle de la mienne, avec des pièces qui m’arrive  en désordre, des archives de la mémoire.

Je suis ici et ailleurs et je ne sais plus où je suis.

Après tant d’années d’absence, il allait s’asseoir en tailleur dans un coin du patio. À même le zellij propre.

Regarder le rituel du thé illuminé d’une intrusion solaire.

La bouilloire siffle.

La poignée de thé dans la théière.

La rincée.

L’addition de la menthe et du sucre et le retour au feu avant la dégustation.

Les bruits de bouche pour refroidir la boisson chaude.

Rien n’avait changé.

Quelqu’un frappe à la porte, entre et s’installe.

 

Il pensa à la simplicité de la mort, dans ces contrées encore bibliques pour un temps.

Les gens du peuple n’avaient que la terre pour sépulture.

Seul artifice, une pierre orientée différemment indiquait le genre de l’occupant.

Le vent et la pluie finissaient par avoir raison du petit tumulus et la pierre tombale se couchait.

La Nature réintégrait ainsi son bien.

Quand la mort n’était plus un culte, le sable avait déjà recouvert l’ensemble pour l’éternité.

 

D’ailleurs le sable et l’éternité ne font qu’un.

Le sable est un miroir.

Il rappelle la condition première.

 

Et tu redeviendras poussière.

Dans un mouvement inexorable.

Une fatalité sympathique, en somme.

 Valmalenco (IT) - laghetto di Campagneda - pattinata su lago ghiacciato

Je voulais m’enfoncer loin dans le temps.

Au tout début.

Comment les choses se sont imbriquées.

Je voulais m’éloigner de ce monde qui m’avait envahi, pour voir un peu plus clair. Me défaire de mon barda, redevenir nu comme le premier homme, puis revenir par les méandres de moi-même.

 

Pendant qu’il cheminait entre les collines que la ville avait sauvagement assaillies, les orangers amers de la grand rue dispersaient le parfum de leurs fleurs.

 

C’était un parfum fétiche. Qui remontait à la nuit des temps.

Une brise soufflait de la mer par un beau soir de printemps.

Il avait l’impression que toutes les maisons étaient closes sur leurs habitants.

Qu’il était seul dans la ville.

Il aurait voulu marcher longtemps sur cette route.

Même le bitume était devenu amical.

 

 

Je regardais la patinoire de ma fenêtre.

La neige avait habillé la ville de sa robe blanche.

 

Sur le stationnement d’en face toutes sortes de voitures que l’Amérique, le Japon et l’Europe avaient pu produire, étaient garées.

 

En fait, la tranquillité du quartier était elle-même contes­table. L’immeuble où il nichait, était pris entre le  chemin de fer, en-deça du fil qui chante et une rue qui descendait droit d’un hôpital avec le cortège d’ambulances qui l’accom­pagnent.

De surcroît la proximité d’un croisement permettait de compter tous les véhicules qui s’arrêtaient au stop, toute la nuit.

L’été y était torride.

 

Le thermomètre indiquait moins quarante avec le facteur vent.

Puis j’ai cru avoir la berlue.

Une caravane de chameaux faméliques apparut dans le sta­tionnement puis les animaux s’écroulèrent un à un avec leur passager.

Les voitures démarrèrent en contournant les bêtes et les hommes.

On aurait dit que les uns et les autres n’appartenaient pas au même monde. Que les automobilistes voyaient des obs­tacles, des formes, sans saisir la réalité.

Peut-être bien qu’ils ne voyaient rien du tout?

 

J’ai saisi mes jumelles et scruté de plus près.

Il me sembla que la situation était grave.

Qu’on ne pouvait pas laisser cela se passer sans intervenir.

J’ai décroché le récepteur de mon téléphone, il n’y avait plus de tonalité!

 

De ma fenêtre, je vis plusieurs passants sur les trottoirs longeant le stationnement. Ils n’accordaient aucune atten­tion à la scène qui se déroulait à quelques mètres d’eux.

 J’ai ouvert ma fenêtre et me suis  mis à crier à l’aide, mais apparemment personne ne réagissait à mes sollicitations.

Comme si on ne m’entendait pas.

J’ai couru pour ouvrir la porte, la serrure était bloquée.

Il se réveilla en sursaut.

C’était une espèce de cauchemar que la chaleur tropicale ambiante favorisait fortement. Il était superstitieux.

Ce rêve avait une signification. C’était un appel.

Et le climat y était propice.

L’air chaud et humide était étouffant.

Il était neuf ou dix heures du matin et ce qui lui parvint fut une odeur écoeurante de végétaline et de frites provenant du poulet frit Kontiki du coin de la rue.

Il se précipita dans la salle de bain pour se rincer le visage et continua sur sa lancée vers la cuisine où il lança une grosse cafetière.

Il remonta le store et le soleil envahit la pièce en même temps que l’odeur du breuvage.

Pendant qu’il s’en versait une tasse, il alluma une cigarette.

En avalant une rasade, il tira une bonne bouffée.

Il envisagea sa journée tout en allumant la radio.

Aux nouvelles, on annonçait que ces maudits sauvages s’a­musaient, justement, à planter du “pot”.

Tout le monde était gêné, le ministre, la police, les journa­listes.

C’était toujours délicat de “faire de quoi” vis-à-vis de gens qui posaient d’énormes problèmes de conscience à la ma­jorité “blanche”, disait un commentateur attitré.

Il sourit devant toute cette hypocrisie, tout en cheminant vers ses ablutions.

Il ne fallait pas se prendre la tête de bon matin.

C’était drôle de se retrouver tout seul.

Dans un appartement. Venu de nulle part, allant nulle part.

Tu n’étais plus là pour partager un café.

Je me souviens que par le passé, c’était un rituel auquel nous nous pliions avec un certain plaisir.

Nous parlions beaucoup toi et moi, c’était peut-être une erreur car nous avions fini par trop nous connaître.

Mais peut-être aussi que nous avions mieux appris à cacher ce qui ne relevait pas de notre relation.

Pour garder des jardins secrets qui devraient s’ouvrir au moment où nous ne serions plus ensemble.

Il avait reçu un coup de téléphone insolite du bout des âges.

 L’homme qui parlait était mon père.

Je n’ai senti aucune émotion de mon côté.

Il disait mon fils.

Il semblait fatigué par les années

Mais c’était trop tard.

Non, non ce n’est pas un mauvais remake de l’Étranger de Camus.

C’est la vérité nue des choses.

Quelque chose s’était détraquée il y a longtemps. Personne n’a crié gare.

Ils s’étaient éloignés l’un de l’autre depuis belle lurette.

Un vrai malentendu de a à z. Mais qu’y faire?

 

Mon père parlait une langue autochtone, à laquelle moi pur produit de la colonisation et de l’impérialisme, je n’ai jamais pu accéder.

Je n’en fais pas un drame comme lui ou d’autres.

C’est drôle d’être père et fils sans parler la même langue.

 

Il avait même dit à son père qu’il ne voulait pas faire subir à ses enfants ce que lui a vécu.

Le vieux n’a pipé mot, mal à l’aise.

C’était ainsi que les choses se sont passées.

Ils avaient de la difficulté à se comprendre.

Mais comment lui expliquer que de toute façon, au moment où il lui parlait, sa vie, lui son rejeton, était à terre.

Il lui aurait répondu, dans sa fermeture, tu n’aurais pas dû vivre avec une infidèle.

 

J’aurais monté le ton pour lui dire que rien n’y aurait changé.

Que l’infidèle je l’aimais, enfin que moi aussi j’étais un infi­dèle!

En raccrochant le récepteur, je suis resté là-bas.

 

Désert Blanc (III)

Par Karim Moutarrif

Je me souviens.

C’était un matin de mai. Mais je suis seul à connaître cette histoire. C’était il y a quelques décennies déjà.

Dans une petite ville du sud de l’Europe, au bord de la Méditerranée.

Dans la brume du temps, je me souviens.

Du premier voyage entre les cultures, de la rencontre des “autres”.

Je me souviens de la rivière, de mon grand chien blanc.

De la découverte des fourmis et des poussins, du jardin familial et de l’été.

Je pense que c’est là que s’est passé le plus beau.

Quelque temps après, un matin de mai, elle est partie.

Elle n’est jamais revenue, la pauvre.

Ce fut son trentième et dernier printemps.

Ce fut très bref. La fin brutale d’un cocon d’amour.

Une longue errance, celle d’une existence, s’ensuivit.Après le café noir matinal et les étirements devant le soleil, il glissa une cassette dans le lecteur.

Automne sur Cape Cod – banque photo libre de droits

Il retournait vers sa mère, parce qu’elle était la première femme qu’il avait aimée.

La première à partir.

Cet amas de terre restait le dernier lieu de rencontre avec celle par qui la vie était venue.

 Et même si j’étais revenu ici pour effleurer tes restes abs­traits, je ne t’ai pas connue ici.

Je t’ai connue dans un autre pays et tu n’étais déjà plus d’ici.

Tu avais changé, tu étais bien entrée dans le jeu de la dé­couverte de ce nouveau monde.

Tu me parlais une autre langue.

Peut-être que tu voulais m’extraire.

Ne parler qu’à tes enfants.

Tu ne m’as jamais dit que ce n’était pas “chez nous”.

C’est vrai que pour des enfants, ce sont des choses un peu abstraites.

D’autres s’en sont très vite occupés, mais je ne les ai jamais pris très au sérieux, bien qu’ils soient effrayants d’igno­rance parfois.

Avec toi, je ne faisais que suivre, tous les pays étaient les nôtres.

Cet amas de terre n’existera bientôt plus, la concession de la ville arrivait à sa fin.

L’année prochaine, les bulldozers passeront, les os seront rassemblés dans une fosse quelque part.

La pression foncière et les requins de l’immobilier se mo­queront alors de son culte.

Des hommes bien gras viendront visiter les lieux dans de grosses mercedes noires, cigare au bec.

Et les paris seront ouverts.

À ce moment là, il n’y aura plus aucun endroit pour la re­trouver.

Ses restes rejoindraient l’inconnu, l’immatériel.

Ça deviendra un coin de rue.

Le dernier lien avec cette terre sera rompu.

Ensuite il n’y aura plus que son imagination.

Elle était proche, mais je la sentais  absente.

Elle avait fermé petit à petit sa complicité envers moi.

Chaque jour, je perdais de ma substance.

Nous allions vers l’inévitable.

Il feuilleta son carnet de téléphone.

Cherchant une fuite vers l’ailleurs.

À qui parler?

Il passa en revue l’alphabétique.

Personne.

Asi vivait en Europe, il n’en avait plus de nouvelles, depuis belle lurette. Mariée à un beau parti, trois enfants, réussite sociale, gauche caviar.

Al était en quelque part en Afrique pour la vie,

Il n’aimait pas l’Occident même s’il y était né et y avait été bercé.

Il avait fini par fuir définitivement.

Il eut un dernier sursaut quand sa compagne accoucha, il repartit en Europe le temps d’une naissance.

Sa dernière adresse: une espèce de magasin général où on balance le rare courrier par un avion qui passe par là une fois par semaine et qui n’atterrit que quand cela s’avère d’une extrême nécessité.

Pas loin du lac Tanganyika et très proche des pygmées.

Kum s’était perdu à New York.

Il avait été impossible de le retrouver.

Pourtant je fis des recherches. Je finis par perdre espoir au bout de quelques années.

Entre-temps le pays où il était né avait changé de vocation, d’une domination à une autre. Lui qui envisageait déjà de clarifier les choses pendant la dictature antérieure, devait être à terre.

Kum était un excellent guitariste, mais maintenant il ne jouait plus. Il vendait des steaks sucrés et louait des voi­tures chez les humanoïdes.

Malik avait aussi pris la route du Nord. Il s’y était perdu.

Plus de nouvelles depuis.

Les années ont passé et les copains et les copines étaient devenus bedonnant.

Il y avait aussi ceux qui étaient morts sur la route, entre vingt et quarante ans, suicide, overdose ou sida.

Et pourtant l’été était magnifique et le ciel d’un bleu d’Afrique tout à fait particulier.

 

Il jeta de nouveau un regard circulaire sur ce monde du si­lence puis se retourna pour observer la mer qui ruait sur le platier de rochers, là-bas, au-delà de la route.

Il eut le sentiment d’appartenir à l’élément.

D’autant que l’océan ne se proclamait pas de la petitesse des hommes, il appartenait à tout le monde.

L’air iodé lui pénétrait les poumons.

C’était cette rupture qui le hantait.

La fin d’une course et l’heure des bilans.

La fin d’une vie et le début d’une autre.

 

Il avait choisi ce moment avec intention.

Il se souvenait de la magie du décor dans ce pays.

Quand le jour n’est plus le jour.

La tête dans les nuages, il était assis sur un tapis de nattes.

Dans un café de la ville du détroit.

Un café aménagé en terrasse.

Avec un grand verre de thé à la menthe, à portée de main.

Sur le bord d’une falaise. Vue sur la mer.

Les jours de beau de temps, de l’Afrique, on voyait l’Europe. Le monde à portée de la main et l’envie de traverser. Voir ce qui se passe derrière ces montagnes mystérieuses.

Y a t-il des gens comme ici? S’aiment-ils ?

Sont-ils solidaires? Sont-ils romantiques?

Les pensées se perdaient ainsi dans les sirènes des bateaux et le grondement des eaux de l’océan

Je me souviens de ces cieux chamboulés où rougeurs de l’astre de feu et nuages échevelés se livraient à une der­nière joute, à la nuit tombante

 Il n’était pas nostalgique et tentait de ne retenir que les éléments objectifs de ses souvenirs.

Souvenirs qu’il tentait de piéger là, sur la page.

Arrière-plan de l'été – banque photo libre de droits

Le cimetière était à l’écart des passages.

Il voulait ménager leur rencontre.

Ainsi, ils seraient en tête-à-tête.

Il repensait à tout ça, en regardant de la fenêtre de son bu­reau, au vingtième étage d’un building.

En bas, les humains  grouillaient comme des fourmis.

C’est sûr maintenant, il n’était plus un raté.

Il avait fait de l’argent comme ils disent, beaucoup d’argent.

Mais il s’en fichait. Comme il s’était toujours fichu de l’ar­gent, il le distribuait, faisant juste attention à toujours en générer par ses affaires, pour pouvoir en faire ce qu’il vou­lait vraiment.

Il aurait aimé lui en faire profiter à elle, mais elle n’était plus là.

Puis il leva les yeux vers le ciel et quand son regard se perdit, il eut une vision.

Le noble animal se détacha de la falaise en vol plané, les ailes déployées.

On pouvait suivre son ombre sur la roche ridée.

Il avait fait un rêve où il était un aigle, cette fois-ci.

On lui avait dit que Mouss travaillait dans une ville voisine. Il était employé de banque. Après avoir été un jeune foot­balleur de génie. D’une souplesse phénoménale.

Son voyage vers le nord n’avait pas été brillant.

Il n’est pas revenu bardé de diplômes comme beaucoup de ses congénères. En rentrant, il a tout recommencé.

Les chemins avaient divergé et ils ne s’étaient plus donnés de nouvelles.

 

Je me souviens de Mouss.

Un romantique.

Au lycée, tous les mercredis après-midi, moment de liberté pour nous pensionnaires, Mouss rentrait saoul et chantait Ne me quitte pas de Jacques Brel, dans les toilettes. Il en braillait et nous, public fidèle nous venions assister à la performance.

Il était très bon.

Je n’ai encore jamais vu personne faire aussi bien.

Il se disait que Mouss l’avait certainement oublié et pour­tant, il l’aimait bien.

Parfois l’enfant qui est en nous est réprimé au nom des contingences sociales.

Peut-être que s’ils se retrouvaient un jour, Mouss balaye­rait du revers de la main tous ces rêves, prétextant le temps qui passe ou encore la paternité.

Peut-être qu’il n’aimera pas parler du passé.

Il aurait aimé juste faire un tour dans ce passé.

Voir comment toutes ces personnes qu’il avait connues, avaient pris de l’âge.

Juste par curiosité.

À l’heure du bilan, il restait Mari.

Elle écrivait la terre rouge au pays des amérindiens et joi­gnait le sable à l’hiver.

Elle écrivait étrangement et plein de poésie.

Elle mélangeait le désert dans ses tableaux, la couleur de la terre avec ses vers.

Elle avait vu ce grand silence de poussières, toute petite, et c’était gravé dans sa mémoire, entre le plastique et le métal quelque part en Amérique.

Du coup, elle avait pris la langue à bras-le-corps et la fa­çonnait comme elle l’entendait.

Comme une dompteuse aurait amadoué un félin sans le moindre claquement de fouet, elle faisait mouvoir le monde par son verbe.

Mais même avec Mari, heureusement qu’il y avait cet ins­trument démoniaque appelé téléphone.

Sans le fil qui chante, leur amitié aurait périclité à coup sûr.

 D’ailleurs quand je déprime, je pense à Mari et c’est comme quand j’écoute du reggae, elle me stimule.

Mari, je l’admire.

Nous nous sommes connus, et nous sommes devenus  amis au téléphone. C’est dire les maléfices que cachent les appa­rences froidement design de cette invention.

Un autre hiver s’était écoulé sans qu’il puisse la voir. Mais il se dit que la prochaine fois qu’il lui rendra visite, il aura une bouteille de scotch cachée sous le paletot.

Peut-être même qu’il aura un manuscrit à soumettre à son regard acerbe. A sa réaction, il saura si ça vaut vraiment le coup de tenter la publication.

Mais peut-être qu’il ne la reverra pas.

Il faut dire que tout cela s’est passé en Amérique, et le temps y avait une autre valeur.

Le noble animal avait détourné sa migration vers le Sud.

Vers des territoires plus sauvages.

Il se recroquevilla pour observer de près cette ultime de­meure.

Il prit une poignée de terre et l’écrasa dans sa main tout en la soulevant.

Juste ce geste me rappelait que je n’avais probablement pas palpé la matière de cette façon-là depuis des années.

J’avais été happé par la civilisation des villes, j’avais perdu ces réflexes. Oublié de me référer à la terre et au ciel pour savoir quel temps il fera demain.

 Tout cela je l’avais appris.

Tout le monde le savait autour de moi, il était une fois.

Le dieu du vent fit le reste. La terre fut emportée

Cette tombe n’était qu’une porte vers ailleurs.

Vers un inconnu où se perdaient les êtres chers.

Un inconnu que les humains étaient incapables de décrire.

Autour de lui, il n’y avait que ça.

Que des gens désincarnés dont les corps n’existaient plus dès que la machine du temps s’était arrêtée pour eux.

Ils étaient probablement partis vivre une autre vie ailleurs.

Son regard se fixa sur la terre affaissée.

Témoin muet des secrets de la vie, de la mort.

Il resta ainsi à méditer pendant de longues minutes sur les années d’absence, de distance, de détachement.

 Je suis revenu pour flairer la trace de la première femme que j’avais aimée et qui m’avait laissée au bout du déses­poir.

Je suis revenu après avoir été délaissé de la femme que j’aimais.

Au bout du désespoir.

Et dans le fond, contre toute attente, c’était toi qui m’inspirais.

Je l’ai regardée à travers toi.

Je m’en suis rendu compte longtemps après

 

Désert blanc  (II)

Par Karim Moutarrif

Les salles de classes en préfabriqué, avec un poêle au fond et le stock de charbon dans la cour.

Les encriers et l’encre offerte par le gouvernement.

La bouteille et son bec verseur. Et la dictature du maître.

L’école des garçons séparée de celle des filles par un haut mur.

Et le nom de ce maudit ministre qui avait donné la connais­sance aux siens et la domination de la race supérieure sur l’ensemble de l’Afrique au même moment, gravé sur le fronton de l’édifice.

Son nom était sur toutes les bâtisses de ce genre   construites à travers le pays.

Dans ce temps là, la propagande de la révolution avait be­soin d’édifier la machine à modéliser des citoyens, disait son vieux prof un peu, beaucoup à gauche.

Je ne savais pas tout ça quand j’étais petit.

Plus au fond de la campagne, il avait connu aussi les écoles sans noms. Celles installées à la hâte dans des anciennes fermes.

Il fallait marcher à travers les labours pour y accéder.

Ils se retrouvaient en bande sur la route. Une espèce de ca­ravane, chargés comme des mulets de sacs d’école bourrés de cahiers et de livres, plus le casse-croûte.

Dans l’unique salle de classe tout le cours primaire était as­séné.

Les gamins de différents âges étaient regroupés selon la classe.

Les cancres étaient stationnés au fond, c’est vrai, ignorés des autres.

 Plus de rivière, plus de roseaux.

Ils avaient tout aplani, rasé les fermettes, et derrière, sur un fond de campagne, taillés à la serpe et à l’équerre, on voyait se détacher, comme dessinés sur le plan, l’autoroute et son péage.

 Adieu veaux, vaches et fromages.

 J’ai continué à marcher pour revoir l’épicerie cantine et la ferme où j’allais chercher le lait de la vache que la fermière trayait devant moi.

L’épicerie avait dû fermer depuis plusieurs années. L’état de décrépitude en témoignait.

Elle était ridiculement petite par rapport à l’image que j’en avais gardé.

La ferme est devenue une fermette, et dans le pacage il n’y avait plus de trace de mammifères depuis longtemps.

Le petit vallon sympathique avait été démantelé, il ne res­tait plus que les fantômes.

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À des milliers de kilomètres de là, c’est vrai qu’il y avait une rivière.

Mais dans le fond c’était encore une image déformée de l’enfance

Elle avait été asséchée.

En fait il n’est jamais bon de se retourner, de revisiter le passé.

On y froisse ses illusions.

Dans ces moments de vertige, où rien ne sert de rse repèrer.

Quand l’amour n’est plus.

Le rêve cassé.

 

Cette rivière je l’entendrais, trente plus tard.

Elle fut le déclencheur.

C’est le bruit de l’eau qui m’a emporté très loin derrière.

Dans un bois canadien, chez un ami.

Surtout le bruit de l’eau.

Et dans mon désespoir, je me suis réfugié sur le bord de la rivière de mon enfance.

Les grenouilles jouaient une symphonie de leur chant nup­tial.

Par une nuit d’été.

Quand une multitude de fleurettes toutes plus belles les unes que les autres font une brève apparition, tapissant un parterre de verdure, éclairé par la lune.

Et l’envie de rêvasser dans ce magnifique tableau.

La rivière en arrière et le bois au fond, au milieu des bruits mystérieux de la forêt.

C’est de là que je venais avant de te rencontrer.

L’odeur du café chatouillait les narines, la maisonnée s’éveillait tranquillement.

La relâche était perceptible dans l’air

C’était samedi, journée des petites annonces.

Ils recevront des montagnes de curriculum vitae.

Ils choisiront tranquillement sur les milliers.

Il souriait devant les définitions de poste comme ils disent.

Les jobs étaient de plus en plus bizarres.

Il y en avait de moins en moins et en fond sonore, on en­tendait le bruit du vent dans le feuillage des arbres.

De sa fenêtre il pouvait voir un océan de verdure.

C’était le grand show de l’été.

Il n’y avait plus qu’un petit bout de ciel, les feuilles avaient tout envahi.

Il n’y avait que ça de vrai dans le fond.

Le reste n’était qu’artifice.

Le réveil de la nature était à chaque fois une leçon.

Dire que, quand l’hiver les plumait de ses blizzards, ces mêmes arbres semblaient morts à jamais.

Vont-ils fleurir et faire pousser des feuilles comme l’année dernière?

Verra-t-on les bourgeons pointer?

Jusqu’aux dernières provocations des éléments, c’est tou­jours la grande attente.

Puis un matin en sortant, le miracle s’est produit.

La nuit a porté la vie et au jour, une multitude de petites pousses sont apparues sur les branches.

Pendant ce temps je marche dans la tempête, c’est halluci­nant.

La neige avait tout confondu de son immense manteau blanc.

La ville n’avait plus de sens.

Les voitures étaient anéanties, le bitume enterré.

Et je rêve que ça le reste pour toujours

Je suis tout seul dans le paisible tourbillon de neige,

La ville n’existe plus, elle est irréelle.

Je suis un nomade dans le désert blanc.

Je marche dans une matière friable, fragile dans laquelle je m’enfonce.

J’entends le doux  crissement de mes pas dans la neige fraîche. Je marche sur un parterre immaculé, d’une blan­cheur extraordinaire.

Et je pense à toi.

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Les halos de lumière des réverbères font miroiter les flo­cons de coton suspendus qui se déposent doucement, sur mon chapeau, sur mon manteau dans les moindres replis du tissu.

Mon image devient floue et peut-être que je serais effacé de l’image.

Que je disparaîtrais dans le blanc.

C’est vrai que le journal du samedi devait coûter un tronc d’arbre par numéro, facile.

La fin de la lecture était assez tumultueuse.

Il regrettait toujours, une fois le torchon secoué, d’avoir mis autant d’argent dedans.

Mais chaque samedi, il se faisait une petite gâterie: il ache­tait un tronc d’arbre pour le jeter dans le bac de récupéra­tion, une fois écoeuré.

Il était mal à l’aise, avait l’esprit ailleurs.

Je savais déjà que tu me prenais pour un raté.

Tu m’avais dit que je n’étais qu’un pauvre type.

C’est pour ça que j’étais reparti revisiter ma vie.

Depuis la première fois où tu me l’as dit.

Pour comprendre comment se fabriquait un pauvre type.

Les années avaient usé l’amour et je n’avais, pas plus que toi, de contrôle sur ces choses là.

Il avait apporté dans ses bagages tous ses souvenirs et très peu d’effets.

Il les avait posés dans un coin du patio à l’abri de la circu­lation, sur le zellij aux couleurs de la Méditerranée.

Il imagina des valises en carton, en bon immigrant de re­tour au pays.

Parfum bon marché et cravate en sus.

Ce qui le ramenait sur ses pas était un rendez-vous très particulier.

Dans un cimetière pour pauvres où la plupart des tombes étaient de terre.

Un décor dénué de fioritures.

Le décor des humbles que l’histoire oublie.

Le taxi l’avait déposé loin là-bas, sur le bord de la route.

Pendant le parcours il avait mesuré les changements.

Il était parti de la Ville des corsaires, en longeant la côte vers le sud.

Il avait traversé le fleuve sur une barque, pris un taxi col­lectif jusqu’à la limite de la ville, puis avait fini par pendre un taxi à lui tout seul.

Il avait longé les murailles de torchis de l’enceinte “pré-co­loniale ” de la ville, comme ils disent dans les bouquins d’experts.

Il avait été surpris par la densité, le nombre de piétons, le bruit.

C’était en fin de journée.

Dieu que j’avais perdu l’habitude, j’aurais du le savoir

Ici aussi, ils bitumaient, rasaient des quartiers, défonçaient des cimetières.

Le sol était réquisitionné pour la rareté.

Ailleurs on parlait de qualité de la vie, de trou dans la couche d’ozone, du cancer provoqué par le tabac, etc.

Il n’y avait pas beaucoup d’arbres dans le décor

La ville minérale, vorace comme une tornade balayait tout sur des dizaines de kilomètres.

Non ce n’est pas San Francisco, mais si ça continue, ils feront plus fort que San Francisco, ce sera un pays minéral.

Mélangé à l’exode rural, à la pauvreté, à l’entassement…, à l’absence de moyens.

Je me souviens de dépotoirs à ciel ouvert, entre les hommes et la mer.

J’avais appris plus tard, à l’école que c’était à l’opposé de ce qu’il fallait faire. Mais mes livres n’avaient pas vu la misère et les enfants jouaient dedans au soleil couchant.

L’aridité donnait des traits ascétiques au paysage.

A beaucoup d’endroits le sol avait été emporté et depuis des décennies plus rien n’y pousse.

Une croûte que même les orages violents ne défont plus.

Ça lui était brutalement revenu à l’esprit.

J’ai marché de la route jusqu’au royaume du silence,

J’ai foulé la poussière rouge jusqu’à l’emplacement.

De toute façon je marchais sur mes espoirs comme j’aurais claqué du talon sur un macadam luisant. La nuit, sous la lumière maussade des réverbères.

Dans le partage des pouvoirs de l’ombre entre deux lampa­daires.

La vie peut être vue à travers ces petites choses absurdes, incongrues.

Dans une lecture parallèle tout à fait plausible.

Rien ne l’interdisait.

Debout devant l’endroit où il ne devait plus y avoir qu’un engrais, fixant la pierre tombale, il se mit à parler en fran­çais dans un cimetière musulman.

L’épitaphe de marbre avait perdu ses caractères arabes.

Une très belle écriture calligraphique, noire jadis, sculptée dans le marbre.

Il jeta un regard circulaire pour s’assurer de leur intimité et s’entendit dire:

 Ça fait bien longtemps que je ne t’ai pas rendu visite, je te boudais maman, je te boudais Mnaya et maintenant je re­viens à toi, plus âgé que toi avec toujours la même frustra­tion de ne plus te revoir.

C’est ça la mort vue par les vivants.

Je suis venu te dire que je t’admirais.

Je suis venu te dire que je suis toi.

 Il se disait en lui-même que cette espèce de rite païen était absurde, mais c’était plus fort que lui.

Il n’aurait supporté aucune intrusion. Ni la moindre ingé­rence dans la mise en scène.

C’était à lui, ça lui appartenait tout seul et personne au monde n’aurait pu remettre en question cette exclusivité.

Aucun rationalisme ne pouvait la balayer.

De toute façon, il avait choisi la discrétion pour n’interférer dans l’existence de personne.

Un cimetière au crépuscule, c’est rarement fréquenté.

Et le reste fut laissé à l’océan.

Très peu de personnes venaient se recueillir sur cette tombe.

La mort emporte dans l’oubli.