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Se souvenir de Todorov

Fulvio CACCIA

Je n’étais pas un proche de Todorov même si je le fréquentais depuis longtemps par livre interposé. Je me souviens encore du choc qu’avait provoqué en moi la lecture de « Nous et les autres » que je tiens comme l’un des meilleurs essais sur l’altérité. Dans ce livre admirable et généreux, il réussissait à faire dialoguer par delà les siècles des auteurs  très différents  en nouant entre eux le fil d’une pensée qui mettait en lumière les deux facette de l’humanisme français -comme de tout humanisme d’ailleurs- : le singulier et  l’universel. Moraliste, il aura sa vie durant décliné ces termes en montrant que malgré leurs paradoxes, ils sont complémentaires. 
En m’installant à Paris, nos chemins se sont croisés. J’ai alors pu lui proposer de les décliner à nouveau puisque la revue ViceVersa dont j’étais un des animateurs  allait consacrer sa  prochaine livraison aux  rapports entre nation, race et culture. Il accepta volontiers. Le titre de son article s’intitulait «A quoi sert la nation ? » C’était en 1991. Sa démonstration très  élégante  n’opposait pas la nation au cosmopolitisme mais l’enrichissait. «  C’est grâce au maintient des cultures particulières qu’on pourra encore accéder à l’universel ».  
Tout l’esprit de Todorov se trouve dans cet  équilibre subtil, cette attitude bien tempérée qui refuse de succomber aux tentations simplificatrices des extrêmes.  

Un autre versant de son humanisme se trouve dans l’amour qu’il portait à  Paris comme il exprima dans cette conférence que vous pourrez lire ici . Alors  conseiller pour le Forum des instituts culturels de Paris  (FICEP), j’avais demandé à Todorov s’il accepterait de prononcer l’allocution de conclusion dédié aux écrivains étrangers à Paris. Encore une fois, il acquiesça de bonne grâce. Le colloque s’est tenu à la Bibliothèque Nationale de France  en 2002 dans cette même salle où jeudi le deux mars prochain un hommage lui sera rendu. Dans son  allocution il convoqua trois poètes. Les relations contrastées d’Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke, Marina Tsvétaïeva avec la France  lui servirent à illustrer une interrogation qui n’était pas étranger à son propre parcours . « Plus concrètement, la question se pose pour eux : se serviront-ils toujours de leur langue natale ou écriront-ils désormais en français ? »  Ah, la langue française ! C’est par elle  qu’il était devenu français. Il l’utilisait magistralement avec une élégance et une transparence qui lui permettait, sans l’air d’y toucher, de  mettre à distance nos certitudes les plus enracinées.

La dernière fois que je l’ai rencontré, c’était par hasard il y a quelques années dans les corridors du métro Châtelet de Paris. Il marchait  juste à côte de moi. Je l’ai reconnu et aussitôt interpellé. Je venais de lire  son remarquable essai «  La peur des barbares »  et je voulais absolument lui consacrer l’émission littéraire que j’animais alors sur une télévision de proximité. Sans doute l’avais-je dérangé dans ses pensées. Il me regarda d’un air perplexe et distant et m’a dit : « Plus tard quand j’aurais un nouveau livre ». J’ai regardé sa  tignasse blanche ébouriffée s’éloigner sur le quai de la ligne deux.  

C’est par mail en 2015 que je me suis rappelé à son bon souvenir. Je lui proposais d’être le conférencier qui ouvrirait le colloque sur les bonnes pratiques en matière de diversité culturelle que l’Observatoire de la diversité  culturelle, association que j’avais co-fondée, organisait à l’occasion des dix ans de la Convention de l’UNESCO du même nom. Mais encore cette fois, la nouvelle rencontre n’a pas pu se réaliser. L’échange fut bref et amical  et se  conclut par ces paroles : « Je vois que les affaires de la diversité culturelle vous tiennent toujours à coeur. A moi aussi.» Avec mon meilleur souvenir »Tzvetan Todorov.  Souvenons-nous de lui. Sa pensée nous manque déjà

 

 

 

La liberté d’expression et son double

Fulvio Caccia

Texte préparé pour le colloque «  Charlie-hebdo : deux après, organisé par PEN CLUB France les 11 et 12 janvier 2017 à Paris

Qu’est-ce qui entrave la liberté d’expression, qu’est-ce qui peut la libérer ? A la première question, je répondrai que c’est justement la liberté, même détachée de son rapport à l’autre, qui l’aliène au sens propre, c’est à dire qui la rend étrangère à soi-même. Cette désolidarisation avec le for intérieur de chacun se traduit d’abord par un hyper individualisme érigé en système lui-même soutenu par un hyper libéralisme économique qui fait de la seule accumulation des richesses et d’argent la finalité suprême.

Cette dérive inverse le fameux article quatre de la Déclaration des droits de l’homme que pourrait dès lors se lire ainsi : ma liberté commence lorsqu’elle s’affranchit de celle d’autre. Cette inversion, ce renversement de toutes les valeurs, cher à Marx, réintroduit dans le même mouvement le droit du plus fort qu’un Rousseau avait dénoncé jadis dans le Contrat social. Alors, il s’agissait d’abolir la société de la dette infinie avec ses obligations de clan ou de famille pour faire advenir une société d’hommes libres s’affirmant par les seuls mérites du travail et de la liberté d’entreprendre.

La liberté individuelle  qui fut le moteur au XVe siècle du formidable progrès intellectuel des humanités européennes et par ricochet du décollage économique, technologique et politique de l’Europe, se paie par un autre paradoxe. Celui d’avoir fait de la liberté d’expression l’alibi, la bonne conscience de l’hégémonie européenne au cours des 500 dernières années. Cette bonne conscience qui couvrira bien des abus -et notamment l’expérience coloniale- introduit un autre paradoxe, et pas des moindres : le relativisme culturel. Car, s’il est vrai que la liberté d’expression peut se comprendre dans le cas d’un citoyen isolé se défendant contre les abus d’une administration toute puissante, elle aura un autre son de cloche lorsqu’elle consiste à diffuser des informations trompeuses ou haineuses. « Liberté d’expression » n’était-il pas le titre de la revue de l’antisémite Druont ?

Aussi je le dirai avec Tzvetan Todorov « la liberté d’expression n’est pas le fondement universel de la démocratie ». Au moment où elle semble triompher, la démocratie induit ses propres maladies immunes comme l’affirmait le psychanalyste René Major lorsqu’il expliquait, à la suite de Freud, le rapport libidinal à l’économie, c’est à dire son rapport à l’inconscient. Mais si l’inconscient peut permettre de comprendre ce qu’est la conscience individuelle, le for intérieur qui se réfléchit à travers et au delà du langage, c’est parce que le langage est bien le cœur,  l’enjeu principal et le théâtre de guerre des forces centripètes et centrifuges qui nous constituent : Éros et Thanatos, l’ouvert et le fermé  et ( reprises en termes moraux)   le bien et le mal. Dans ce contexte,  loin d’être inédite,  cette question se pose : comment l’écrivain peut-il restaurer la liberté d’expression ? Et bien tout simplement en exerçant pleinement son rôle dans l’espace public. Cet espace est celui même de la sphère de la délibération et de la confrontation. Oui mais encore, me direz-vous…

Revenons à la Déclaration des droits de l’homme. Son article 11 qui institue la liberté d’expression prévoit que « les abus doivent être sanctionnés par la Loi ». La mission de l’écrivain consisterait donc justement à prévenir ces « abus ». Quels sont-ils ? Il ne s’agit pas ici, vous l’aurez compris, de se substituer aux juges et aux juristes mais bien de remplir sa mission d’écrivain . Et les abus dont il est question à cet égard ce sont bien les abus de langage. Évidemment. Trouver les mots pour le dire. Dénoncer les avatars, souvent invisibles, de ces abus, bref oxygéner l’espace public en le débarrassant des allégories, ces métaphores mortes, (Michel Tournier) , tel est la tâche de l’écrivain humaniste aujourd’hui. Comme hier.

Il y a beaucoup à faire. Et pour cause ! Jamais la manipulation des esprits n’aura été aussi envahissante et systématique. C’est le triomphe de l’envie, la dictature des égoïsmes qui au lieu de s’équilibrer par la main invisible comme l’avait soutenu Adam Smith, s’accentuent de plus belle. Car il n’y a plus de cadre étatique susceptible de contenir la spirale spéculative qui fait de la liberté le bien privé des happy few. C’est cette spirale effrénée qui a détourné « la liberté d’expression » de son objectif premier en démonétisant, dans le même mouvement, la profession d’écrivain. Car cette liberté est prise en otage par les opérateurs du marché qui s’en servent comme caution, lettre de noblesse de leur propre hubris en faisant miroiter la belle mais utopique illusion de la démocratisation des arts et de la culture. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de récuser le désir de tout un chacun de s’exprimer ; il s’agit de déprendre la liberté d’expression de ceux qui la manipulent pour conforter leur pouvoir en réduisant toute parole au commun dénominateur de la loi du nombre.

Car aujourd’hui l’utopie de la démocratie culturelle est devenue réalité. Tout individu peut être désormais, l’auteur, l’éditeur et le diffuseur de sa propre expression où le critère unique demeure la loi du marché. On connaît tous des éditeurs numériques, de plus en plus nombreux, qui proposent de mettre  en ligne pour une somme modique ou gratuitement le livre à charge de « l’écrivain » de démarcher ses lecteurs ou, mieux, de se faire repérer par le nombre de clics par un « vrai éditeur » qui le publiera. Cela n’est pas nouveau, me direz-vous. C’est du compte d’auteur déguisé. Qui un jour ne l’a pas expérimenté.

Certes, cependant ce type d’édition, somme toute marginale, accompagné d’autres dispositifs qui réduisent l’espace public au réflexe binaire induit par Facebook ou YouTube est déjà la règle. La taille colossale de cette dissymétrie met en danger l’écosystème de l’édition. Avec entre autre comme conséquence une littérature de divertissement, une world literature déjà bien prospère qui a le goût, la posture, la forme de la littérature comme aurait dit Pierre Bourdieu mais qui n’en est pas. Plusieurs auteurs déjà ont dénoncé cette mainmise…qui nous précipitent tous autant que nous sommes, dans le « bruit », la foule des anonymes noyés dans le flux accéléré de l’information.

Comment contrer cette stratégie mortifère qui exige, d’un extrême à l’autre, du consommateur lambda aux fanatique de Daesch, « du temps de cerveau disponible » soit des êtres dociles et décervelés ? Comment lutter contre le refus de penser, contre la généralisation de la « banalité du mal » (Arendt) ? Contre le déclassement de la parole de l’écrivain réduite à devenir le faire valoir d’un marché dérégulé dont la liberté d’expression sert de cache sexe ?

La tâche qui nous incombe, nous écrivains et j’ajoute « humanistes, est donc claire : nous déprendre à notre tour du rôle de « bonne conscience » politique qui nous est attribué d’office pour mettre en lumière le travail d’expression de la diversité des fors intérieurs, de la subjectivité humaine humaine. C’était et cela demeure la « mission historique » de l’écrivain. Mais ce droit de cité n’implique pas la liberté absolue comme certains veulent nous le faire accroire. Il doit tenir compte de l’autre en nous (Rimbaud). C’est l’expression de cet espace délibératif intériorisé qui est le territoire de la vraie liberté d’expression. Encore fait-il éviter les séductions des nouvelles idéologies utilitaristes (Arendt) et les pièges du politique et réinscrire le projet esthétique au cœur du rapatriement de la subjectivité contemporaine.

Aujourd’hui, dans le bruit ambiant , réduit à devenir plus que jamais le publiciste de ses propres travaux, l’écrivain peine à renouer les fils du sens. Les idéologies politiques anciennes sont mortes. L’idéologie économique ou utilitariste est beaucoup plus insidieuse et difficile à repérer. Chacun se souviendra du témoignage de cette  romancière roumaine ,qui  a témoigné l’an dernier , ici même à cette tribune. Après avoir protesté trente ans durant contre la dictature du prolétariat imposé par Ceausescu, elle était « resté sans voix » lorsque son sémillant éditeur allemand lui avait annoncé candidement avoir coupé une centaine de pages de son roman « pour le rendre plus lisible, donc plus commercial ». Méfions de nos amis … dit le vieil adage.

Car nous rendre « sans voix », inaudible, nous les écrivains, telle est bien la stratégie de cette nouvelle idéologie soft qui avance masquée et qu’il convient de démasquer. Quel est le sens du combat ? Qui est notre ennemi ? Qui sont les alliés objectifs ? nos atouts ? Mais d’abord, une question se pose : sommes-nous en guerre ? La réponse là aussi est sans appel : bien sûr que nous le sommes ! Et depuis belle lurette. Et je ne parle pas ici de la « guerre contre le terrorisme » déclarée depuis les attentats de Charlie Hebdo. Je parle de cette guerre culturelle qui commence au tournant des années 80 et qui désormais bat son plein. Pourtant des signes auraient du nous alerter : le décrochage du dollar avec l’or en 1974, l’espace public qui se rétrécit, la fathua sur Salman Rushdie, la publication du Choc des civilisations de Samuel Huntington, manifeste géopolitique libéral s’il en est, surviennent au moment où triomphent les théories monétaristes. Hasard ?

A cet égard l’assassinat de l’équipe de Charlie Hebdo doit être envisagé comme le dernier et tragique épisode de cette séquence commencée au début des années 80 ! Mais attention, il ne fait  pas se tromper d’ennemis. Le djihadisme n’est que l’effet induit d’un ultralibéralisme imposé par les opérateurs de l’école de Chicago et repris ensuite par Reagan et Thatcher.

Alors, comment libérer la liberté d’expression de son excès de liberté ? Que faire ? Le mot de Lénine est plus que jamais d’actualité. Il faut reprendre la parole publique. A cet égard ce colloque est un signe positif ; il faut créer des contre-feux, des lieux de résistance, c’est à dire des lieux d’édition, détourner à leur tour les nouveaux outils numériques, penser une alternative, bref retisser les liens avec la république mondiale des lettres, cette « internationale de créateurs dénationalisés » (Pascale Casanova) qui depuis le Moyen-âge jusqu’ à nos jours » a contribué à fonder les futures littératures nationales mais plus encore à prévoir leur dépassement .

C’est le sens qu’il faut accorder à l’injonction de Goethe lorsqu’il recommandait dès le début du XIXe siècle de dépasser déjà les littératures nationales afin qu’advienne une véritable littérature mondiale : die Weltliteratur. Cette littérature n’est pas ce manifeste exotique proposé il y a une dizaine d’année par le quotidien le Monde et moins encore l’addition des littérature nationales ; il implique la reconnaissance de l’altérité que fonde toute littérature et dès lors toute culture. Cette non reconnaissance, est pour Milan Kundera « le grand échec intellectuel de l’Europe », incapable de ce fait de donner à « sa grande valeur – la diversité culturelle »- sa traduction politique. C’est la raison pour laquelle l’auteur de l’Identité anticipe non sans nostalgie le retour à la tradition où la nouveauté, la modernité et donc le progrès social auront été évacués pour de bon, reconduisant ainsi la volonté de plus fort qui comme nous le rappelle la fontaine , « est toujours la meilleure ». Donc au boulot !

La poésie italienne à l’épreuve de la littérature-monde : les minutes de la rencontre

Fulvio Caccia

L’an dernier, j’avais publié  un compte-rendu  d’une  rencontre littéraire qui posait les  jalons d’une authentique  “littérature-monde” loin des tentations exotiques telles que revendiquées par le manifeste du quotidien ” Le  Monde”  il y a une dizaine d’années. La  célèbre revue  italienne “Nuovi Argomenti” a publié récemment  les minutes de cette rencontre  (voir hyperlien)   qui a eu lieu à la librairie La tour de Babel de Paris, le 1er juillet 2016  à l’initiative de Mia Lecomte et de ses complices du centre CIRCE-Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.

http://www.nuoviargomenti.net/poesie/che-lingua-sei-la-poesia-italiana-contemporanea-in-una-prospettiva-transnazionale-plurilingue/

Diversité culturelle et traduction : la voie européenne

Fulvio Caccia

img_0139Texte rédigé dans le cadre de la présentation de « Io voi Jonathan Hunt », une fiction traduite par Marcella Marcelli et éditée par Cosmo Iannone éditeur. Cette communication a été donnée dans les facultés de langues des universités de Bologne, de l’Università dei Studi internationali di Roma  et de l’università Parthenope de Naples les 24, 26 et 27 octobre dernier.

Partir de sa propre expérience pour comprendre « ce qui se transporte d’un point à un autre », – qui est à la lettre la définition même de la traduction- c’est l’exercice périlleux mais stimulant auquel je vais me livrer dans ce texte. Aussi vous comprendrez mon émotion1 de venir témoigner, après un demi-siècle de migrations, transmigrations2, de ce qui a changé en moi et de ce qui, au contraire, est resté le même.

01Or ce même n’est pas l’identité soit le « caractère de ce qui est un », comme le définit le dictionnaire mais bien le « processus », au sens où l’entend Hannah Arendt, la mise en mouvement justement, la quête d’identification, la chasse . Car cette « chasse spirituelle » qui est le titre de l’un de mes recueils de poésie et dont la mise en jeu de mon propre nom à travers la traduction n’est pas une coquetterie d’auteur, ni un mot d’esprit, tant s’en faut, mais désigne bien par là le processus même d’intégration et donc de création de la valeur qui s’opère par la langue. Permettez-moi ici de citer le prologue de ce recueil3 « la chasse spirituelle »

Rien ne dure sans cette volonté blanche que ta main effleure.

Rien ne chante dans le delta.

Rien que la langue.

Voilà qu’elle se dresse, lovée dans le creux de la mémoire

Cobra

coefficient réalité.

Elle siffle ces mots : « La chasse est ouverte.»

encre 2016 richard Killroy
encre 2016
richard Killroy

Cette chasse qui est ouverte, vous l’aurez compris, consiste à inscrire l’affirmation de la diversité culturelle à travers l’expérience de l’immigration qui conclut la très longue phase de différenciation- assimilation-domination entamée par les premiers empires et les premiers exils. Cette phase civilisationnelle au sens où la civilisation transcende l’empire et la barbarie dont elle est issue (Walter Benjamin), a crée son magistère par la langue.

En émigrant dans une ancienne colonie française devenue anglaise, j’ai du assez tôt me confronter à ce rapport de domination entre langue coloniale et langue colonisée, entre assimilation et différenciation. Cette affirmation d’une langue condamnée à disparaître, (le français) fut conduite avec panache et détermination par toute une génération de poètes québécois qui furent mes modèles et mes maîtres. Gaston Miron et ses amis contribuèrent à renouer le lien essentiel entre la langue et le pays réel ; exactement comme l’avait fait 800 ans auparavant Dante Alighieri avec la langue populaire, (la langue de la mère), méprisée par rapport au latin parlée par l’élite (le latin) . C’est la raison pour laquelle les retrouvailles d’une langue avec la multitude qui la parle, sont toujours un acte d’amour.

Et il convient de les sanctionner et de les célébrer comme il se doit en l’élevant par l’écriture. Mais pour que la conversion soit réussie elle doit aussi être reconnue au niveau du droit, c’est-à-dire de la Loi. C’est à ce moment que la langue obtient doublement ses lettres de noblesse : politiques et culturelles.

Bien que  pouvant se  reconnaître  dans cette démarche, l’émigrant   emprunte  un autre parcours. Voilà pourquoi, à la différence de l’exilé ou du colonisé, il se trouve en marge car   l’émigrant est parti par choix. Il est moderne, mieux, postmoderne, ante litteram. La preuve ? Il est branché directement sur le marché en expansion ; ses motivations, dit-on, sont principalement économiques.

L’émigrant part pour améliorer ses conditions de vie et celles des siens et non pour fuir une quelconque oppression. L’émigrant part libre. Bien que complexes, ses motivations ne sont pas d’abord assujetties à un cas de force majeure : guerre ou catastrophe naturelle. Certes ces causes peuvent s’ajouter par la suite mais le fait demeure : l’émigrant se détermine seul en définitive.

Le candidat à l’immigration peut être également un exilé pour des motifs politiques ou humanitaires. Alors, dans ce cas, il échappe à la définition de l’immigrant in se  et redevient prioritairement un exilé. L’immigrant ne sait pas quoi faire de l’Histoire. Il la laisse volontiers à l’exilé et au colonisé.

Cette soumission au flux du capital fait de la condition immigrante une condition difficile à penser. Pourquoi ? Parce qu’elle n’est pas dramatisée par l’impossibilité du retour au pays natal comme le serait par exemple celle de l’exilé. C’est en prenant conscience de cette situation singulière que l’immigrant et ses fils peuvent retrouver ce qui les relie à l’exilé et au colonisé : la conscience d’être devenu différent du groupe originel auquel il appartenait, la conscience de sa propre altérité.

C’est donc dans la traversée de sa condition que l’immigrant accomplit son destin qui consiste à assumer et exprimer sa diversité, c’est-à-dire sa propre altérité, dont il est l’héritier et qui aussi celle de l’humaine condition.

Or cette prise de conscience et son expression ne peuvent advenir sans la maîtrise de la langue. Car la langue est l’élément moteur de l’accumulation du capital symbolique. C’est aussi le premier système d’intégration de l’expérience humaine. C’est la langue orale, des premiers attachements (langue de l’amour) fixée par l’écriture, qui deviendra la langue du droit puis de culture en constituant un espace public unifié. Ceci constitue l’aspect proprement politique de la langue écrite et qui plus est littéraire. Pas d’espace politique, pas d’accumulation de savoirs scientifiques, économique et financiers sans la fixation et la reconnaissance d’une langue littéraire. Ce fut la grande erreur  du marxisme qui d’ailleurs allait causer sa perte de croire que la superstructure, la culture, le droit dépendaient de l’infrastructure (les moyens de production). C’est exactement le contraire.

Le premier qui l’a compris fut précisément Dante Alighieri lui qui déjà en 1303, se désespérait de ne pouvoir trouver parmi les 14 parlers de la Péninsule, une cour suffisamment puissante pour imposer une langue de référence. Il faudra attendre deux siècles et l’avènement de la monarchie française triomphante pour qu’un monarque impose par ordonnance une seule et unique norme linguistique pour conserver les documents officiels et légaux qui désormais dans son royaume se feront en français « et pas autrement ».

Ces deux derniers mots de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) allaient sceller le destin de ce pays et faire de “Défense et illustration de la langue française”, qu’écrira Joachim du Bellay en 1549 est non seulement le premier manifeste littéraire d’une littérature qui deviendra nationale mais aussi l’acte de naissance du premier espace public européen. Car quel était l’enjeu pour Du Bellay, les poètes de la Pléiade mais aussi pour le pouvoir politique ? L’enjeu consistait à faire du français le rival et le successeur du latin et du grec pour traduire l’immense capital symbolique accumulé depuis des siècles par ces civilisations vers un espace, un espace en voie de constitution qui allait devenir l’espace national ; c’est justement ce capital que Dante avait commencé à transporter à la fin du moyen âge vers l’italien mais que ces lointains successeurs n’ont pas continué, incapable de choisir entre l’italien et le latin encore fortement soutenu par l’Église.

Cette indécision expliquerait le déclin progressif de l’Italie à partir du XVIIe siècle et son remplacement par le français comme langue de référence européenne. Trop visionnaire, l’italien qui fut la première langue littéraire européenne et donc la première langue d’accumulation du capital symbolique et donc du capital tout court aura souffert de son travers congénital qui se vérifie encore aujourd’hui : le manque d’Etat.

La souveraineté, une invention française

Pourquoi alors me direz vous la monarchie, et qui plus est, française a-t-elle pris le dessus ? C’est une question de conjoncture et d’opportunité. Au début du moyen-âge, souvenez-vous, deux universalismes étaient en compétition : l’universalisme de l’empire et l’universalisme de la papauté. Ce fut l’affrontement, comme vous le saviez, entre les Guelfes ( partisans du pape) et les Gibelins (en faveur d e l’Empereur).

Dans cette confrontation, la monarchie française naissante tirera son épingle du jeu. Comment ? En jetant les bases d’un droit nouveau qui allait lui assurer sa stabilité et qui plus tard confortera celui de l’état nation : la souveraineté. La souveraineté consiste circonscrire l’autorité du monarque sur un territoire délimité sans que celui-ci soit assujetti à un autre pouvoir que le sien. Bien qu’entrevu par Machiavel, c’est Jean Bodin qui formulera ce nouveau droit dans  les Six livres de la République (1576). « La souveraineté, dit-il, est la puissance absolue et perpétuelle d’une République (…) C’est-à-dire la plus grande puissance de commander ». Absolue et perpétuelle, la souveraineté l’est avant tout parce qu’elle « n’est limitée ni en puissance ni en charge à un certain temps ».

C’est ainsi qu’allait s’enclencher le processus d’imitation, d’émulation entre les états européens qui allait permettrait à l’Europe de s’imposer sur le reste du monde par la force mais aussi par la puissance de ses innovation et ceci sur tous les plans.

Faisons maintenant un saut dans le temps et transportons-nous à notre époque au moment où ce travail de singularisation culturelle et politique est achevé. Qu’est-ce que l’Europe a encore à donner et à transmettre aujourd’hui au monde sinon ses valeurs ? Mais quelle est la première et la plus grande ? « La diversité culturelle est  la grande valeur européenne » affirmera sans ambages Milan Kundera, romancier tchèque de langue française. L’auteur de « l’Identité » ne voulait pas simplement affirmer une évidence – aucun autre endroit au monde ne concentre autant de diversité culturelle en si peu d’espace- mais corriger une injustice. Je m’explique.

D’habitude lorsqu’on évoque la diversité culturelle, on la fait découler précisément des droits de l’homme de 1789 comme l’affirme d’ailleurs dans son préambule la Convention de 2005 de l’UNESCO et non l’inverse. Mais alors quel mouche a piqué le romancier ? Pourquoi donc faire passer la diversité culturelle avant le droit sensé garantir la justice pour tous par son principe d’universalité ? Sans doute l’auteur de « La plaisanterie »  s’est-il méfié de l’universalisme induit par la « grande civilisation européenne », civilisation qui n’a pas su éviter la barbarie des deux guerres mondiales dont un autre grand auteur français, Paul Valéry, prononcera l’épitaphe en 1919 :« Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles ». Kundera aura pensé à sa petite patrie, la Tchécoslovaquie, trahie, abandonnée par les grandes puissances européennes à Munich en 1936 qui considéraient que son pays était «  a far away country of wich we know to little » (Chamberlain) et ne valait pas la peine que l’on se batte pour lui.

Or les valeurs d’humanisme ne sont jamais aussi bien défendues dans leur universalité qu’à travers l’expérience des cultures locales. Une conviction que défendra un autre grand écrivain français : Michel Tournier. Pour lui, c’est « …La culture (qui) débouche sur l’universel et engendre le scepticisme ». Et non l’inverse. Il poursuit son raisonnement en ces termes : «  S’efforçant d’élargir ses idées à la dimension universelle, l’homme cultivé traite sa propre civilisation comme un cas particulier. Il en vient à penser qu’il n’y a pas « la » civilisation, et en dehors d’elle la barbarie et la sauvagerie, mais une multitude de civilisations qui ont toutes droit au respect4. »

On le voit Tournier croit que c’est l’équilibre et l’émulation entre les cultures qui permettent à chacune d’entre elles de s’émanciper et de bénéficier des contributions des autres. Ce fut la grande chance de l’Europe. On connaît le mot apocryphe de Jean Monnet : « Si c’était à recommencer, je commencerai par la culture ».

Cette compétition, si elle peut rester à l’intérieur du périmètre culturel, demeure, le véritable moteur de l’humanisme européen et sa vraie richesse. Pour y accéder, la traduction en est la voie royale au sens propre et figuré. Pourquoi ? Parce qu’elle combine les trois approches implicites à la diversité culturelle : l’approche multiculturelle, l’approche interculturelle et l’approche transculturelle.

L’approche multiculturelle : l’état des lieux

On a souvent tendance à voir dans le multiculturalisme, une manière de conserver à l’intérieur de leur périmètre identitaire les communautés constitutives d’une nation., bref un conservatisme.
Le républicanisme français se méfie non parfois sans raisons des dérives qu’elle peut induire. Soupçonné de fragmenter encore un peu plus l’unité nationale, le multiculturalisme apparaît alors comme le cheval de Troie d’un ultralibéralisme qui met frontalement en compétition toutes les classes sociales et notamment les diverses strates de la classe moyenne.

Ici on touche la critique rédhibitoire faite au multiculturalisme et à laquelle on a tendance à associer la diversité culturelle : servir d’alibi à l’ultralibéralisme pour légitimer les inégalités qu’il génère. L’Américain Walter Benn Michaels a démontré qu’aux États-Unis l’inégalité des revenus des ménages avait progressé de manière spectaculaire à la fin des années 70 et plus spécifiquement en 1978, année où la Cour suprême déclare légale la discrimination positive dans les universités américaines à condition que celle-ci « serve les intérêts de la diversité ». Pour cet universitaire, le multiculturalisme comme la diversité culturelle ne vise pas à réduire ces inégalités mais à les gérer.

C’est aller un peu vite en besogne. Un autre observateur, et pas des moindres, a un point de vue opposé. Pour le philosophe canadien Charles Taylor le multiculturalisme est d’abord une « politique de la reconnaissance ». Cette reconnaissance, selon lui, demeure fondatrice du lien social et aurait pour fonction d’aplanir les conflits dans une société pacifiée où les disparités économiques, au contraire, se seraient résorbées. Pour Taylor, le multiculturalisme est un « système axé sur le respect et la promotion de la diversité ethnique dans une société » et ceci sans pour autant passer par l’égalité des chances.

Cette opposition entre ces deux conceptions du multiculturalisme est symptomatique des tensions qui existent au sein de la philosophie politique autour de cette notion : l’une, de tradition anglo-saxonne est axée sur l’intérêt de l’individu, l’autre plus latine s’appuie sur l’État régulateur, expression de l’intérêt général.

L’approche interculturelle

L’approche interculturelle servirait de lien ou plus précisément de moyen terme ces deux tendances. Le préfixe latin « inter » ne se situe pas en surplomb comme le « multi » mais se veut « entre » et nous invite donc à nous mettre à la place de l’autre. Cette conscience de l’autre qui naît avec le monothéisme biblique et s’affirme avec le christianisme, fut un tournant dans l’histoire de l’humanité.

Naturellement, comme à chaque transformation majeure, cette conception altruiste comporte à la fois un côté positif et négatif. Le côté radieux, c’est que l’homme se trouve au centre de la création et devient l’acteur de son propre destin. On pourrait dire que l’approche interculturelle fonde l’humanisme européen en célébrant la prise de conscience de sa propre subjectivité.

Sa part d’ombre réside dans les moyens du contrôle et de domestication de cette subjectivité humaine qui, plus tard, dériveront en propagande et manipulation de masse. Un exemple se trouve chez les missionnaires qui non seulement traduisent les cultures amérindiennes et favoriseront leur préservation mais à travers l’approche interculturelle contribuent à les asservir dans le même mouvement. Nous touchons du doigt tout le paradoxe et la complexité de l’approche interculturelle et du libéralisme marchand qui en découle. Car cette capacité de se mettre à la place de l’autre, qui permet une connaissance sans pareille de sa culture notamment par la traduction, est aussi une manière de le trahir.

C’est précisément ce que fait symboliquement le traducteur par l’approche interculturelle, lorsqu’il fait passer un texte d’une langue à une autre. Bien sûr nous sommes ici qu’au niveau symbolique. Car la découverte de l’intériorité met aussi en lumière, ce qui était toujours paru obscur : l’altérité constitutive de l’être. Elle allait ouvrir la voie aux grandes découvertes sur la psychologie et l’inconscient que déjà les poètes occidentaux avaient pressenti comme Rimbaud ( « je est un autre ») mais aussi à une instrumentalisation beaucoup plus fine des foules5.

L’approche interculturelle, mode de gestion de la diversité culturelle

Aujourd’hui l’interculturalité ou le dialogue interculturel est non seulement le mode opératoire du traducteur mais aussi le mode d’administration de la diversité culturelle proposée par la Convention de l’Unesco comme de la laïcité au Québec par la Commission « les termes de la conciliation » « Interculturalité renvoie à l’existence et à l’interaction équitable de diverses cultures ainsi qu’a la possibilité de générer des expressions culturelles, partagées par le dialogue et le respect mutuel » ou sa variante l’interculturalisme6. Mais cela, diraient certains, ne peut advenir que dans un monde pacifié où chaque nation, chaque culture a sensiblement le même poids, la même influence.

Cette approche consensuelle n’est pas sans rappeler symétriquement la posture d’un Jean Lemaire des belges qui dans sa Concorde des deux langues (1513) refuse de choisir entre le latin et le français comme langue de culture.

Évidemment nous n’en sommes plus là. Depuis un demi-millénaire, nombre de langues populaires sont parvenues peu ou prou à s’émanciper de la tutelle des langues et des cultures qui la dominaient et à rayonner hors de leur périmètre grâce à la traduction justement . Cela s’est fait par les guerres et les révolutions mais aussi par la généralisation des états-nations qui a donné droit de cité  aux langues et aux littératures les moins  dotés depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours.

Ce fut le surgissement du peuple sur la scène du monde. Les révolutions de 1848, la pensée allemande avec Herder, puis Marx devait mettre le peuple au cœur du nouveau système de représentation. L’avènement d’une nouvelle génération d’écrivains, issue de la bourgeoisie et non plus de la noblesse, allait en Allemagne par exemple imposer l’homme cultivé, l’homme de la ville à l’homme civilisé, l’homme de la cour. La création, notamment littéraire, est au cœur de ce processus de capitalisation qui est symbolique avant d’être politique puis économique.

L’approche transculturelle : la création

Car la rupture advient dans la mise en place à travers la langue d’un authentique projet esthétique. C’est l’approche transculturelle qui se cristallise travers la création littéraire. C’est la requête de Du Bellay qui prie instamment ses pairs d’arrêter d’imiter servilement les anciens pour les dévorer les assimiler et en faire quelque chose de neuf. À la fois horizontal et vertical, l’avènement littéraire authentique transfigure la création en rompant l’imitation servile, la traduction qui littérale qui reste à cet égard confiné dans une relation interculturelle.

La transculturation comme l’avait pensé son concepteur le Cubain Fernando Ortiz est la création du nouveau. Par ce biais il cherchait à définir l’identité de Cuba, la Cubanitad, à travers son quadruple héritage culturel – indien, espagnol, africain, immigrant. Dans son essai Controverse cubaine entre le tabac et le sucre, Ortiz l’introduit ainsi : « La transculturation  exprime mieux les différentes phases du processus de transition d’une culture distincte – ce qui en toute rigueur ce qu’exprime le mot anglo-américain «d’acculturation » mais que le processus implique aussi nécessairement la perte ou le déracinement d’une culture antérieure – ce que l’on pourrait appeler “déculturation ” et, en outre, signifie la création consécutive de nouveaux phénomènes culturels7».

En réinscrivant la culture nationale dans une dynamique de transformation,  l’ethnologue s’opposait à assimilationniste proposé par l’école de sociologie de Chicago et à sa vision ethnocentriste, voire différentialiste, qui inférait que l’étranger devait s’assimiler.

Mais la tranculturation soit la transformation des cultures qui débouche sur le nouveau aura une autre conséquence  et pas des moindres ; elle introduira l’Histoire comme discipline qui va servir de grande ordonnatrice. Il n’agira plus d’imiter les grands Anciens mais bien de l’assimiler » de les dévorer » comme Du Bellay le proposait d’ailleurs à ses pairs. C’est désormais par l’Histoire qui va s’effectuer le référencement de la valeur artistique.Et de la modernité. Devenue arbitre des élégances, l’Histoire met ce faisant l’Homme en route vers son propre devenir, lui fait accélérer le pas au risque de le perdre. Au risque de trébucher.

Les pièges et les obstacles

La montée en puissance de l’histoire, inspira à Goethe au début du XIXe siècle, cette pensée « La littérature nationale, affirmait-il, ne représente plus grand-chose aujourd’hui, nous entrons dans l’ère de la littérature mondiale ( die Weltliteratur) et il appartient à chacun d’entre nous d’en accélérer cette évolution »8.

Que voulait-il donc nous dire par cette affirmation vieille de plus de deux siècles ? Que la littérature nationale et l’état nation qui la soutient est déjà dépassée ? C’est exactement ce qu’il laissait entendre. Mais non !, argueront certains, la littérature mondiale existe bel et bien puisque c’est l’addition des littératures nationales. Ne nous leurrons pas ; l’addition, on le sait tous, n’existe pas en vérité. On n’a qu’en vérité une superposition de littératures nationales.

Cela est dû au fait que les traducteurs, les critiques, les universitaires, spécialistes d’une langue étrangère auront majoritairement tendance à évaluer les oeuvres de leurs contemporains , à les analyser en fonction du petit contexte, cette à dire à l’aulne de l’histoire nationale du pays à laquelle l’œuvre est rattachée. De la sorte ils font l’impasse sur le grand contexte : l’histoire surpra nationale de l’art  ou du genre pratiqué par l’artiste.

Contre l’exotisme, l’éclectisme

Contrairement à la musique, la littérature est davantage liée à l’histoire de la nation qui la produit à cause de la force centripète de la langue qui maintient les productions littéraires à l’intérieur de son territoire. Hors de la langue, point de salut.

On a tendance à confondre la littérature de voyage comme une manifestation de cette littérature monde ainsi que l’avait affirmé, tambour battant, le quotidien le Monde. Celui-ci réunissait en octobre 2007 autour d’un manifeste intitulé Pour une littérature-monde, une trentaine d’écrivains appartenant à la diversité littéraire francophone. La reconnaissance d’écrivains d’ailleurs participant de plain pied à l’élaboration d’une culture transnationale est en soi un fait positif. L’ennui c’est qu’elle ne peut pas advenir à l’intérieur d’un seul périmètre national et linguistique et être réduit à la seule célébration du voyage. L’exotisme qui le sous tend masque mal les enjeux de récupération nationale.

Or l’exotisme est l’avers symétrique du nationalisme. Les grands fondateurs de littérature comme Dante, Du Bellay, Shakespeare, Goethe ne sont pas exotiques ; ils sont éclectiques ; ils transforment à travers une esthétique qui leur est propre, à travers la langue qu’ils ont choisie , les diverses influences constitutives qui sont à l’origine de toutes les langues. Tel est bien le défi à relever.

L’incapacité à penser, à reconnaître l’avènement d’une littérature mondiale, constitue selon le romancier Milan Kundera « l’irréparable échec intellectuel de l’Europe9». Cet échec de l’Europe ne concerne pas seulement la littérature ; il a des conséquences bien plus graves car cela équivaut à laisser à la seule économie de marché l’énorme responsabilité de créer de la valeur.

Rédigée naguère pour résister à la volonté du marché de marchandiser la culture au moment où l’OMC voulait libéraliser les services -dont les services liés à la culture-, la Convention pour la protection et la promotion de la diversité de l’UNESCO de 2005 voulait permettre aux petites nations de se doter d’une politique culturelle nationale digne de ce nom. Mais aujourd’hui avec la crise de 2008 et le développement accéléré d’Internet 2.0 et des réseaux sociaux, ce sont toutes les littératures qui sont menacées et, ce faisant, le système d’expérimentation et de la valorisation sur lequel s’est construite la société humaine.

La  contestation du droit d’auteur, la crise  de l’économie de la culture, l’effondrement de la presse papier, la rupture de la chaîne du livre, du cinéma et de ses réseaux de distribution, fragilisent toutes les culturesde la planète. Pour résister à cette déferlante il s’agit désormais de passer de l’État-nation à l’État-Culture.

1C’est-à-dire étymologiquement « mouvement »

2Déplacements qui m’ont conduit de l’Italie au Canada puis du Canada en France

3Fulvio Caccia, La chasse spirituelle, Montréal, Le Noroît, 2005

4Michel Tournier, « Culture et civilisation », dans Le miroir des idées, pages 121-122, Folio 2882

5Edward Berney, le neveu de Freud allait se servir des découvertes de son oncle pour affiner les techniques de propagande et de manipulation des masses qu’utilisèrent avec succès les présidents américains avant d’êtres utilisés avec un succès non moins redoutable par le ministère de la propagande de Goebbels. C’est le serpent qui se mord la queue.

6Interculturalisme soit une politique ou modèle préconisant des rapports harmonieux entre cultures, fondés sur l’échange intensif et axés sur un mode d’intégration qui ne cherche pas à abolir les différences tout en favorisant la formation d’une identité commune.

7Ibidem

8 Cité par Milan Kundera, dans Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005 p.50

9 Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p.49

Pluralinguisme et poésie à Paris : de quelle langue es-tu et vice versa.

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FULVIO CACCIA

En ce premier juillet, la saison littéraire parisienne s’achève et l’une de ses manifestations majeures est passée presque inaperçue. Il s’agit de la rencontre : «De quelle langue es-tu ? La poésie contemporaine italienne dans une perspective transnationale plurilingue », qui a eu lieu à la librairie La tour de Babel de Paris, le 1er juillet dernier grâce à l’initiative de Mia Lecomte et de ses complices du centre CIRCE-Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.

On aurait tort de réduire cette rencontre entre les poètes Antonella Anedda, Marco Giovenale, Eva Taylor et le critique Fabio Zinelli de l’EPHE à un simple débat entre italianisants. Prenant au pied de la lettre l’injonction camusienne selon laquelle la seule patrie de l’écrivain demeure la langue, les instigateurs de la soirée ont proposé de déconnecter celle-ci du territoire qu’elle est censée représenter.

Entre langue et langage

La poète Italo-allemande Eva Taylor le 1er juillet à la librairie ” La tour de babel” de Paris

A l’heure du Brexit et des replis identitaires en Europe, cette hypothèse est une bouffée d’air qui réaffirme la vocation originelle de toute littérature : rendre compte de la condition humaine. Mais comment la traduire sans tomber de Charybde en Silla : soit dans le piège d’une littérature nationale avide de tirer à elle tout ce qui fait différence ou au contraire une littérature postmoderne qui déconstruit le matériau de la langue ne conservant que la virtualité du jeu pur. On trouve bien là l’opposition entre langue et langage, analysée par les linguistes et déconstruit naguère par un Jacques Derrida.

Pour illustrer cette polarité, l’œuvre de trois poètes a été mise à contribution. Si la poésie d’ Antonella Anedda est empreinte d’un lyrisme très contemporain, ce n’est qu’une apparence. Car elle est travaillée par le dialecte sarde de son enfance qui dédouble la langue d’écriture, l’italien, et lui donne tout son aplomb, c’est-à-dire sa gravité. Ces poèmes dialectaux à l’âpre sonorité latine ne revendiquent pas une identité régionale, explique le critique Fabio Zinelli ; on est loin en effet de la manière dont un Pasolini s’empare du frioulan comme manifeste politique. C’est au contraire de l’intérieur de la langue qu’ils agissent pour la tendre et faire advenir cette parole singulière qui s’échappe du plurilinguisme attribuée trop souvent à la seule déconstruction moderniste.

Formalisme postmoderne

Plus caustique et ludique, donc apparemment plus moderne, Marco Giovenale construit ses poèmes à la manière d’un Francis Ponge comme des modes d’emploi ironiques qui, à chaque mot, se ramifient pour devenir logorrhée dont le rythme seul fait sens. On y retrouve le formalisme de la revue Tel Quel dont la source remonte à Mallarmé et à Valéry, bien sûr, et qu’aujourd’hui un Jean-Marie Gleize prolonge avec une approche intertextuelle très affirmée. Approche dont se revendique également le poète italien en faisant de l’Oggettistica, titre de l’un de ses poèmes, l’objet de son travail sur la langue.

Mais qu’en est-il pour l’exil ? Le plurilinguisme lié à cette expérience peut-il renouveler la langue d’accueil ? L’italo-allemande Eva Taylor ayant fui naguère le communisme de sa patrie d’origine, en doute. «Nous ne sommes pas des cosmopolites mais des réfugiés », avait précisé en introduction Mia Lecomte en citant la poète Amelia Rosselli. La langue seconde sert ici à refroidir la brûlante expérience de l’exil. C’est la langue de la mise à distance.

Sa poésie la reflète à sa manière. Attentive aux menus détails du quotidien, aux changements d’atmosphère, ses poèmes sont autant des signes qui balisent un territoire qu’il s’agit de se réapproprier et donc de nommer en lui incorporant cette torsion syntaxique propre à ceux qui viennent d’ailleurs. Ainsi peut se réaliser en catimini, un certain travail sur la langue. C’est d’ailleurs l’une des leçons de cette littérature contemporaine qui, se percevant en tant que « littérature mineure », accueille sur le même pied le formalisme postmoderne, le poésie dialectale et les écritures venant de l’expérience migrante pour en faire le lieu de convergence d’une littérature postnationale.

Ce n’est pas le cas de la littérature française qui reste, quoiqu’on en dise, profondément nationale dans ses modes de réception. L’idée selon laquelle Paris demeure la capitale mondiale des lettres conduit ses opérateurs à penser que la littérature française en est le réceptacle naturel. C’est cette opération de naturalisation qui est advenue à travers le manifeste d’une littérature-monde signé en 2007 par le gotha des écrivains francophones et français et dont le journal Le Monde a fait grand cas. Voilà bien un réflexe d’une littérature majeure avec ses qualités indéniables d’accueil certes mais aussi avec ses défauts dont le principal consiste à voir les littératures d’ailleurs comme une expression exotique de sa propre centralité. Après Ionesco, Beckett, des écrivains comme Nancy Huston ou encore la mauricienne Ananda Devi, le martiniquais Edouard Glissant, le québécois Jacques Godbout, l’haïtien Dany Laferrière, le congolais Alain Mabanckou, le malgache Jean-Luc V. Raharimanana deviennent ainsi partie prenante de la littérature française.

C’est d’ailleurs tout l’intérêt de cette rencontre qui ne se contente pas de théoriser mais donne à voir presque in vitro les élaborations en cours au sein d’une culture qui se considère « en marge » selon l’acception même d’un Paul Valéry. Nul besoin de remonter à Dante ou Pétrarque qui très vite avaient perçu la fragilité congénitale de l’italien pour comprendre que c’est justement cette faiblesse – le déficit d’état unitaire- qui lui a permis de devenir durant le Cinquecento la langue européenne de la culture.

Die Weltliteratur

Aujourd’hui par rapport au français, à la forte armature syntaxique, l’italien se trouve donc plus à même d’ouvrir une nouvelle et très ancienne perspective sur la langue qui n’est plus seulement le marqueur dune identité nationale mais aussi le véhicule d’une culture qui dès l’origine a été transnationale. Or ceci passe par ce que Deleuze et Guattari ont appelé après Kafka une « littérature mineure » ; ce qui implique l’approfondissement de l’expérience de l’exil et de l’immigration. Car c’est en subsumant l’expérience migratoire dont elle est porteuse avec ces 25 millions de migrants en un siècle que l’italien peut contribuer à faire éclore, en concordance avec les autres langues, l’avènement de ce que Goethe appelait déjà de ses vœux en 1802 : la littérature-monde. Die Weltliteratur

La quatrième dimension

En faisant éclater la chaîne du livre, l’avènement du nouvel environnement numérique peut en quelque sorte la favoriser. Mais pour réaliser pleinement les conditions de cette littérature monde, les opérateurs des littératures nationales (c’est à dire les éditeurs, les critiques, les libraires, les journalistes à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales) doivent prendre en considération un quatrième élément et peut-être le plus difficile : l’œuvre des écrivains ayant publié en dehors de leur aire linguistique d’origine. En acceptant de « rapatrier » ces écrivains autochtones écrivant dans une langue étrangère, ces littératures se grandiraient non pas en récupérant les plus célèbres d’entre eux mais en rendant visible à la face du monde ce qui demeure caché : la nature plurilingue et transculturelle de toute culture nationale. Ce pari n’est pas gagné tant s’en faut. Mais des voix se font entendre désormais pour bousculer le postulat de l’ autochtonie littéraire comme celle de Lamberto Tassinari dont l’essai John Florio alias Shakespeare (éditions du bord de l’eau ) vient d’être publié cette année 1 . C’est pourquoi on ne peut que féliciter les instigateurs de cette rencontre et les encourager à poursuivre ce travail si nécessaire.

1Je vous invite à voir le débat qui a suivi la présentation du livre le 2 février 2016 au PEN CLUB français à l’adresse suivante. https://www.youtube.com/watch?v=Gp1fkhNbRPM