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Le regard de Darwin ou le périple de l’affect (V)

Par  Karim Moutarrif

Quand tu ne parles pas beaucoup, le regard t’est d’un grand secours.

Les chats se ruaient sur la table puis à terre où elle avait fini par placer le plat d’olives, mais ils exigeaient aussi du melon d’eau. Je n’avais jamais vu des félins baver sur ce genre de fruits. Il me semblait qu’ils étaient carnivores. J’appris plus tard que chez les chats on retrouvait aussi des originaux. L’un d’entre eux plus touchy que l’autre, aimait les crèmes au chocolat, les yaourts, le riz au lait. Enfin, il faisait dans le dessert sucré.

J’étais au cœur d’une cité construite au début du siècle dernier déjà. A nouveau c’était Panam.  Les pieds sur le pavé et la tête dans cette brique rouge qui fit charnière entre le siècle dernier et celui d’avant. J’étais égaré  entre les mondes et heureux d’être porté disparu. Je n’avais plus rien de ces choses matérielles que l’on accumule dans la sédentarité. Je revoyais mon grand-père sur son chameau, lui, sa maison et son mobilier. Je voulais la paix dans ce statut en suspens.

Il fallait à nouveau changer de langue et de terre. Et c’était excitant.

D’ailleurs, à plus de dix milles mètres d’altitude j’avais confirmé cette sensation, entre l’humanité et dieu. Entre Le Nouveau et le Vieux continent. Dès que l’oiseau de fer prit son envol, je vis la terre se transformer en illusion. Et dans l’entre deux ce fut un immense parterre de coton surplombé d’un ciel bleu turquoise surmonté de rougeur du soleil couchant, comme on peut en voir quand on s’approche de dieu. C’est à cette altitude que l’on peut prendre du recul. Au fur et à mesure que l’oiseau s’élevait, la nuit recouvrait le cosmos de son manteau sombre. Au point que le halo de lumière du plafonnier captura les veines de mes mains sur le hublot devenu noir. J’étais suspendu dans les cieux.

Après le vieux continent, ce fut l’Afrique.

D’abord ce fut la brume.

Une fraction de seconde j’ai pensé au dérèglement climatique. Mais non, j’avais juste oublié. Cela commence ainsi certains matins, un peu brumeux et frisquets. Ces matins là, le réveil du soleil est plus laborieux que d’autres jours. C’est sur un tapis de nattes que j’ouvris les yeux. La maison était vide mais avec ses hauts plafonds et son allure altière, elle était belle. Je sentais dans ses murs l’amour qu’elle m’avait distillé autrefois, j’y étais bien. C’est pour ça que je sentais ses vibrations. Comme autrefois. Même désertée par les enfants qui avaient grandi, puis par les parents prenant de l’âge et préférant, une habitation à un seul niveau.

Le four, qui était au  premier niveau, avait fermé depuis au moins une décennie déjà. Quand le Père, entendez un respectable patriarche, réalisa que la boulangerie semi industrielle n’était plus rentables Mais le four était aussi public, les gens amenaient leur pain sur des planches recouvertes d’un tissu. Du pain qui fleurait bon la levure. Le fournier reconnaissait tous les plateaux, des centaines. Il arrivait parfois que des erreurs se produisent mais tout finissait par s’arranger moyennant une ou deux galettes gratuites ou la prochaine cuisson offerte par la Maison. Beaucoup de boulangers travaillaient alors et l’activité était incessante. La clientèle domestique était tout aussi colorée et l’heure du repas de la mi-journée, quand le soleil est au zénith, l’activité y est plutôt bourdonnante.

Quand le four a arrêté de fumer avec lui s’est tu le foisonnement et ce bout de quartier perdit sa vie. Cette maison avait porté beaucoup d’événements majeurs de mon existence, mais aussi de toute la tribu qui y a gazouillé pendant deux bonnes décennies. Elle m’avait pris dans son antre, me protégeant dans sa chaleur, m’épargnant les misères de l’errance, la nuit.

J’y entrais et les maîtres des lieux me désignaient une place que je prenais parmi eux. Je me souviens. En face il y avait le bidonville, la terre rouge et la misère qui n’avait pas régressée d’un iota. C’était visible et enrageant. J’observais pour la énième fois les lieux. Un aïeul habillé comme dans un autre temps, une autre histoire, marchait le long d’un des murs qui encadraient grossièrement cette ouverture donnant sur la fameuse carrière. Il s’arrêta, souleva sa burne et se soulagea. Les habits, les enfants, la saleté ; la poussière qui s’élève et reste suspendue au dessus de cette carrière. Ce refuge pour paysans en rupture de terre. Comme on désherbe une friche. A la troisième génération, je pensais à Karl, contemporain de Charles dont le regard m’obsédait. La reproduction sociale, c’est terrible.

Seul le palmier, dressé avec ses cheveux de rasta, dominait la mêlée et sauvait sa peau.

Je me suis retiré dans ce patio au carrelage bleu délavé et aux murs blancs donnant sur le ciel.

Cela donnait une touche d’aquarelle prononcée au tout. Irréel mais pas si loin, car ici tout est suspendu, on pénètre dans la pesanteur. Le soleil accapare le temps et le ramollit. Coup de chance je n’avais pas de montre et la vieille maison refusait de me livrer le temps. J’étais perdu toute la journée et c’était délicieux. J’ai mainte fois tenté d’apprécier l’heure mais j’en fus incapable d’autant que j’arrivais d’un long voyage. Que j’avais perdu le sens de mes ancêtres, les Sauvages de cette terre.

J’avais dormi dans une vague toute la nuit. Mon lit était un matelas gonflable qui s’était quelque peu dégonflé. Non rien n’avait changé, le satellite et le portable s’y étaient mêlés.

Je suis resté plusieurs jours sans nouvelles de rien et sans téléphone. L’intensité des bruits avait chuté brutalement, loin des métropoles du Nord. Ici les mouches avaient encore le droit de cité, on pouvait les entendre voler dans les longs moment d’accalmie. La dernière journée de l’été, la température grimpa comme un lézard sur un mur, très haut, au-delà de 30°.

Plus tard dans la nuit, la voix des muezzins se répandit sur la ville qui commençait à s’assoupir.

Mon ami m’extirpa de la densité des villes. C’est là qu’il m’emmena dans la montagne, loin des turpitudes de l’humanité. Nous étions en altitude mais la montagne était plus haute encore. Accrochée aux nuages elle distillait son pouvoir magique vers la plaine et les hommes. De temps en temps on entendait le chuintement de pneus sur la route que silence faisait aussitôt taire. J’ai passé des heures à la regarder, à essayer de comprendre sa genèse, dans l’air envahi par l’odeur d’olives fraîchement pressées. C’est sûr elle représentait l’éternité, indifférente aux cycles ridicules des petits êtres qui l’ont foulée, enfin depuis qu’ils existent.. Des touffes de nuages à différentes altitudes l’accompagnaient vers le ciel. C’était un vieux massif qui en avait vu des glaciations et des cataclysmes. C’est ici que le destin m’avait mené pour méditer ce retour, entre ses mamelons pointés vers le ciel, sous un soleil de plomb.

En fin de course l’étalon vieillissait, son galop s’alourdissait, je vieillissais aussi. Je n’étais plus compétitif. L’artiste que j’étais n’avait jamais assimilé le côté mercantile des choses.

Je commençais à fatiguer sérieusement sans voir venir d’occupation pour mes vieux jours.

Dans ces errances  j’ai rencontré un ami qui m’a hébergé dans sa famille pendant qu’il était volage. Mal lui en prit je me suis retrouvé du jour au lendemain à la rue dans une ville où je venais de débarquer, sur ma route vers le nord.

La nuit, la cocaïne, l’alcool, l’ecstasy, je n’avais jamais fait de combinaisons aussi  explosives, mais mon corps en avait vu d’autres en plus de n’être qu’un visiteur. Le jour s’est levé avec un soleil aveuglant.

C’était la Catalogne, Barcelone, la ville de ce fou qui est mort sans terminer son œuvre. Je veux dire Antonio Gaudi pour lequel j’avais une admiration sans bornes. Le matin avait une autre couleur. J’ai dormi par bribes dans un bureau d’attente où j’ai passé une bonne partie de la journée. N’ayant pas enlevé mes chaussures depuis un bon moment, une désagréable odeur s’en échappa. Quelque chose qui rappelait la fermentation. J’haïssais ce genre de laisser aller mais en même temps je me suis dit que cela n’arrivait pas qu’aux autres.

Cela me rappelait ma lointaine adolescence et l’odeur qui me réveilla dans un squat  où j’avais sombré en ébriété. Mais même la tête dans la brume, l’odeur m’avait réveillé et j’en étais ressorti en pleine nuit pour marcher jusqu’à chez moi. Paris, Montmartre.

Le regard de Darwin ou le périple de l’affect (III)

par Karim Moutarrif

Je me suis baigné dans la rivière, tôt le matin, dans un silence irréel, une rivière non polluée, au milieu  d’immenses galets qui avaient dû être transportés il y a bien longtemps par des glaciers d’une autre ère. Au bout du monde, un silence troublé quelquefois par un bruit de véhicule qu’on aurait voulu éradiquer de la bande son, mais surtout par les ânes, les chèvres, les chevaux et les coqs. J’avais perdu l’habitude de l’existence de ces êtres là aussi.

Un luxe dont l’Occident m’avait dépossédé, sauf dans l’immensité écrasante de l’Amérique. Et même là-bas, il fallait l’entremise de la technologie pour y accéder.

J’étais venu avec la peur du choc après une si longue absence, mais ce ne fut que continuité dans des changements notables. Ailleurs cet endroit serait dans un parc naturel. Une exclusivité délaissée.

Je savais que je reviendrais en arrière dans le temps.

Le voyage à la montagne fut une excellente occasion de se perdre. On pouvait même y faire des rencontres en dehors du temps. Un paysan, plutôt de bonne humeur, que nous avons croisé avait dit, « Si tu es bien dans ta folie pourquoi cherche tu la raison ? » Lui le montagnard, qui, selon les apparences n’avait jamais quitté le pied de la montagne, dispensait des pensées surréalistes au vent, à qui l’entendra. Un fou qui colportait les propos d’un sage.

Ciel dramatique sur la route dans une vallée — Photo #10215012

Il n’y avait pas d’horloge et le mouvement du soleil restait la seule référence. Mais ce qu’il disait était sensé et je pensais qu’il n’y avait pas de hasard, qu’il m’avait laissé un message.

Je me gardais bien de demander l’heure à mes coreligionnaires, tous très bien équipés des derniers gadgets de l’Occident, portables et autres montres synthétiques. J’avais quelques jours pour réduire l’activité cérébrale au strict minimum, pour me laisser porter par cette langueur ambiante dans laquelle personne n’exprimait quelque inquiétude que ce soit.

D’ailleurs on se sentait y glisser irrésistiblement jusqu’à l’impression que le temps s’est arrêté, que plus rien ne se passera, que jamais on pourra s’en libérer. Jusqu’à l’étouffement.

Méditer.

Il fallait que je maintienne le fil de l’écriture, trop d’événements se bousculaient à l’entrée de ma raison.

Les choses restaient toujours dans le flou, rien n’avait changé.

La prise en otage, la désagréable impossibilité de dire quoi que ce soit. La liberté déjà brimée dans les rapports intimes, avant de quitter le foyer, vous avez déjà un aperçu de ce qui se passera dehors Un mal être qui se répercute sur les autres. C’est dans ce contexte aussi que je fis ce qu’ils appellent un retour aux sources. En toile de fond il y avait la misère dans une société qui ressemblait plus à une jungle qu’à autre chose, plus qu’ailleurs. La loi du plus fort était la seule. Les plus faibles se résigneront à leur sort. La souffrance dans les visages des gens dans la rue, les trottoirs éventrés, les grosses mercedes. Dans beaucoup d’expressions, la résignation aussi. Une pyramide de petits pouvoirs qui régissaient ainsi toute une lande. Je sentis très fortement la pression virtuelle mais bienveillante que me fit Charles à l’épaule. En Angleterre, c’était crado aussi au moment de la Révolution industrielle. Ici, il n’y a jamais de révolution, jamais eu de pays. Ceux du Sud n’ont jamais rencontré ceux du Nord. C’est un mariage forcé.

Je suis venu constater que plus rien ne serait comme avant.

C’était comme attendre le facteur au bord de la route, le voir passer et vous faire dire qu’il n’y a rien pour vous.

Loin de ma fille, je la languissais. Nos discussions, nos câlins, nos promenades, nos solitudes, sa joie et sa bonne humeur, ses créations, ses projets me faisaient défaut. Heureusement qu’il y avait l’écriture pour colmater la brèche.

Ici aussi j’avais trouvé un ordinateur. Ici, j’étais « rentré au pays », loin de la France et du Canada.

De la fenêtre de la maison où je logeais je voyais la carrière qui avait été envahie il y a longtemps par des squatters devenus depuis propriétaires.

Entrée mystérieuse — Photo #55945709

« Vieux à vendre » disait la voix depuis des siècles. Il y avait encore et toujours, ces acheteurs de vieux. Chacun chantait sa chanson dans son style y ajoutant bouilloire ou théière ou ferraille. écaille écaille écaille Dans la ville des corsaires et du djihad maritime, un terme qui était très d’actualité mais sur terre cette fois.

J’étais cloîtré, quand je sortais un petit moment j’avais suffisamment d’images pour méditer le restant de la journée. Une chose était sûre, je ne pouvais plus vivre ici, j’étais une fausse note et venir le constater me soulageait pour les derniers doutes que j’avais. J’avais déjà donné douze ans de ma vie, ce qui n’était qu’une broutille.

Hier le sort du monde se jouait dans une élection, celle de l’Empereur éponyme et le monde entier attendait fébrile, l’issue : Va-t-il être bon ou méchant le prochain président ? C’était quand même dérisoire à quoi tenait le destin de l’humanité. Le lendemain, nous nous sommes relevés avec la gueule de bois. Une chose s’achevait, une autre commençait.
J’avais cherché au pif, dans ce pays où un homme ne peut pas parler à une femme sans se faire surveiller, les traces de mon passé, de mes amours impossibles. J’avais retrouvé le nom de son frère, cette blonde d’il y a 24 ans. Sa maman allait bien, elle avait les problèmes de santé de l’âge.

« J’ai gardé le foulard que tu m’avais offert et les lettres fleur bleue que tu m’écrivais. Tu es le premier garçon qui m’a embrassé. Je vis seule, je suis mieux. » C’est ce que j’ai retenu de l’échange téléphonique. Le seul que nous eûmes.

Connaissant les susceptibilités ambiantes, je me suis présenté sur la pointe des pieds mais le message est parvenu. J’étais heureux. Le ton était chaleureux au téléphone ! En fait elle ne me rappellera plus et je ne la reverrais pas comme je l’avais espéré.

Puis je me suis enquis d’une visite à l’école où j’avais été formé. Là où il n’y avait plus de traces de moi.

Tout avait changé.

J’ai pleuré devant ce désert. Vingt sept ans, toute une vie. J’ai demandé son âge à un répétiteur qui s’étonnait de ce que je faisais là avec mon badge de visiteur, dans ce territoire qui avait été le mien, dans une illusion passée,  « Vingt sept ans », je lui ai dit, « j’ai quitté quand tu es né ». Il en fut interloqué.  Une bande de lycéennes ont débouché du tunnel, j’ai vu ma dernière parmi elles, elle avait le même âge. Je me suis rendu compte pour la première fois de la fragilité de cet âge.

Brutalement j’ai revu tout ce que j’avais traversé.

Je suis ressorti comme chassé d’un monde qui n’était plus le mien, avec le sentiment d’avoir été dépossédé. Il ne restait que des fantômes, de ces armées de professeurs, de pions, de surveillants généraux qui avaient contribué à mon cheminement. A l’évidence beaucoup d’entre eux n’étaient plus de ce monde.

J’ai refait le chemin de l’écolier que j’empruntais autrefois, il ne restait que la route, tout le reste avait changé. Les villas avaient progressivement été remplacées par des immeubles. La physionomie avait été remodelée, dans un bâti sans goût ni cohérence. Le quartier avait changé, violemment.

Je vieillissais.

Sentier de la forêt au coucher du soleil — Photo #2768282

Juste écrire, des fois c’est vital. Je sentais bien que je déprimais quand je ne pouvais pas brancher cette machine dont j’étais devenu dépendant. Juste pour colmater les bleus.

Mon ami me disait qu’il chattait comme ils disent mais qu’il ne pouvait rien conserver. La machine n’autorisait pas l’opération. Il ne doit pas rester de traces de vous, c’est confidentiel. On saisit ainsi chaque fois un peu plus le sens du mot virtuel comme vivre dans un rêve. Les langues mouraient chaque jour un peu plus sous les doigts des internautes pressés de communiquer. Tous les claviers y passent. Le temps de la machine devient la référence

Quand le virus a planté ma machine et que j’ai du réinstaller tout le système, mes fichiers avaient disparus à jamais. Heureusement je les avais immortalisés sur un disque compact. Au moment où j’avais tant de choses à dire, où ce que je ressentais partait en fumée au coin d’une autre idée et la tristesse d’en faire des orphelines perdues à jamais aussi.

La chose que je notais le plus c’était cette marque des années sur les corps et tous ces morts sur la route. Je n’avais plus vingt ans.

Dans cette ville où j’avais autrefois vécu tant d’années, l’émerveillement s’était évaporé.

J’étais un bohémien de cinquante ans qui n’avait pas encore trouvé sa route. J’attendais des formalités sans le sou. Je vivais aux crochets de mon frère et de l’ami qui m’hébergeait. Je me rationnais pour ne pas abuser.

Et je repensais à ce voyage au pays des ancêtres et la squaw me disant « Tu as souffert ». « Je n’ai pas fini j’ai juste appris à le faire en silence » aurais-je du répondre mais je ne voulais pas entrer dans les détails, en rajouter.

A l’heure qu’il était j’étais seul et j’aurais voulu parler à un être exquis qui m’aurait écouté en acquiesant de la tête, en appuyant mon propos.

J’étais reparti ailleurs. Paris XIVe.

Je suis allé là-bas à cet endroit où je l’avais connue, étudiant insouciant.

Mon cœur s’est serré quand j’ai regardé à travers une ouverture du portail qui donnait sur cette cour.

Il y avait un code à composer et je ne le connaissais pas. Je ne pourrais pas aller plus loin. Ma mémoire me restitue les scènes manquantes sans mal. Elles resurgissent.  Juste devant les boîtes aux lettres qui étaient là, juste en entrant sur la droite. Moi vérifiant mon courrier et elle passant le porche avec ses courses.

C’est là que je l’avais croisée pour la première fois dans une sortie hâtive en peignoir de bain.

Le regard de Darwin ou le périple de l’affect (II)

Paris, dix-huitième arrondissement.

Puis je revis la scène de la tentative du vol. L’homme me bouscula de son coude, il feint  l’ébriété, me dépassa puis revint sur ses pas pour me chercher noise  et dans un faux débalancement il entra en contact physique avec moi. Dans ce bref laps de temps il glissa subrepticement sa main vers ma poche pour en extraire mon portefeuille. Je le regardais dans les yeux. J’avais suivi le mouvement et je partis à la réception de l’objet. A sa sortie de ma poche j’avais la main sur mon bien. « Rends moi mon portefeuille bonhomme » ai-je dis, c’était sorti spontanément. Il me semble que j’ai été convaincant puisque le ton que je pris décontenança mon assaillant. Nous étions visage contre visage dans cette prise qui ressemblait à une séquence d’un art martial. Je sentais qu’il fallait que je devienne méchant et je n’en avais aucune envie. Je revenais de chez mon frère où nous avions arrosé un bon repas et fumé quelques herbes magiques, j’aspirais donc plus à la paix qu’à quoique ce soit d’autre. Je me  soustrayais à son emprise pour garder une amplitude de mouvement. J’étais moi-même surpris, tout s‘était passé très vite. Pendant que je m’éloignais, il me demanda si j’étais Arabe, en arabe, puis se confondit eu pseudo-excuses.  Je lui ai rétorqué dans un parler peu châtié, « qu’est-ce t’en a faire que je sois Arabe ou pas, tu n’épargne personne. » Ce jour là, pour la première fois de ma vie dans cette mégalopole, j’étais victime d’une tentative de vol, tant de décennies après.

L’image des métèques en prenait un coup.

En fait treize années de distance n’avaient rien arrangé. Le mépris avait largement repris le dessus et mutuel de surcroît.

L’agression s’est produite dans une petite rue, loin des regards et tard le soir. Le truc classique. Quelqu’un de pas agressif qu’on terrorise pour le dépouiller. Le prédateur et la proie.

Étais-je vraiment fait pour vivre ici, moi qui avais perdu l’habitude de cette violence ambiante ? Après treize ans d’existence dans une ville où personne ne s’énervait, où on entendait rarement un klaxon.

Je fus irrésistiblement attiré par l’envie de faire ce retour. Repasser par des terres qui ont possédé mon histoire personnelle. Régler les comptes avec un passé qui me chevillait, une dernière fois. Retourner là bas au pays des nomades, les  vrais.

Mon cœur se serrait au fur et à mesure que le train avançait vers le nord, au delà de la lieue du ban. Les paysages étaient aussi tristes qu’autrefois, désolés de n’avoir pu résister à cette saignée de métal et de béton. Mais chargés d’histoires humaines, d’histoires de travail et de survie. Des millions de vies qui avaient pris ce train depuis qu’il a existé.  Mal réveillés ou complètement crevés après une journée de galère dans la capitale, tous les jours ouvrables de leur vie, de ma vie. Cette crudité des faits la rendait belle, cette banlieue, toujours accueillante, sans discrimination de ce que la ville des riches rejetait.  Tous les ratages urbains, tous les ratages humains y avaient été accueillis à bras ouverts

Banlieue nord. Triste et pathétique de sa bataille pour devenir la France.

Parfois je prenais des pauses pour rêver, comme je le faisais autrefois, pris par la même magie.

Je suis descendu dans la même station et je revoyais les images interférer entre passé et présent.

Autrefois j’habitais ici, tout m’était familier. Aujourd’hui, les couleurs avaient pâlies avec le temps, la désuétude avait envahi le design clinquant d’antan. Et les envolées des architectes fanées.

Les néons qui annonçaient le centre culturel portant le nom d’un poète communiste, étaient brisés et la poussière qui s’était accumulée dessus, visible à l’œil nu, témoignait  de l’oubli. De la perte de la foi, de la fin des réunions prolétaires enflammées et de la mort du militantisme, bouffé par la société marchande.

Cette  poussière accumulée m’interpella, c’était la trace du temps qui passe.

La misère s’était accrochée aux murs et les rongeait implacablement. Cet ensemble, pimpant et clinquant, avec inauguration officielle et toute le kit, était devenue une horreur urbaine, faute d’entretien.

Dans le centre commercial autrefois déployé sur plusieurs ailes, il ne restait plus qu’un sens unique qui vous amenait au seul grand magasin qui persistait, celui qui fournissait la bouffe, le supermarché. Les accès aux autres ailes ont simplement été condamnés, ce qui ne faisait que frapper, d’avantage,  de malédiction le « ghetto » français. C’était un morceau de ma vie qui s’était émietté, effiloché. Dire que j’avais habité ici, que j’avais marché dans cette ville, dans son vieux centre, sur le bord du canal et dans ce parc magnifique qui le longe, fréquenté la bibliothèque.

Ce gâchis me donnait l’envie de pleurer.

La ligne s’est interrompue sans crier gare.

J’habitais plus au sud, dans la ville même.  Mon ami m’hébergeait, comme on héberge un artiste fauché. Je n’avais plus rien et je recommençais à nouveau quelque chose.

Et tous ces êtres qui ressurgissaient dans mon existence, là encore avec l’usure et les atteintes du temps. Je ne voulais pas penser particulièrement à ces choses là, mais elles étaient évidentes et partie prenante du décor. Les bébés étaient devenus des adultes et nous, qui étions nous devenus ?

Je marchais dans ce quartier où j’avais atterri autrefois quand j’avais pour la première fois foulé le sol de la  ville lumière pour un réel séjour. J’ai erré au gré des quartiers où j’avais vécu. La Raffinerie, le Châtelet, Saint-Michel, Rue du Commerce…

Le bar où nous allions taper un flipper et boire une couple de mousses n’existait plus. Il avait été remplacé par un magasin de mode d’un froid design. D’ailleurs la rue du Commerce, elle-même avait perdu de son peuple qui lui donnait une âme.

Le bar au coin de la rue du Renard et de la rue de Rivoli, un des rares où la Pelforth était servie en fût avait été remplacé par une boulangerie industrielle.

Cette fois ci, la « plus belle avenue » m’avait semblé le plus formidable ramassis d’anonymes et de fioriture. Le mythe se perpétuait, la ville lumière se fichait de la sueur humaine, dans le monoxyde de carbone, au nom d’une prospérité mortelle.

Depuis le départ de la cavalerie, ce sont les autos qui s’élancent dès que les feux sont au vert. Il fallait ne pas commettre d’impair pour traverser. Il fallait avoir peur de tout. De se faire renverser, verbaliser ou agresser. La ville était toujours violente, frénétique..

Les êtres faibles y survivaient dans des conditions misérables, dans une compétition sans merci. Ils étaient là, visibles, écroulés par l’alcool, sales. Ils sont devenus éléments du décor. Mais je n’aurais pas parié cher pour la durée de leur survie. Puis ils deviendront soleil vert ou peu importe. Personne ne les réclamera.  La loi a prévu des fosses communes anonymes.

On pouvait vivre en parallèle à ça.

Tout ce que je pouvais gratter c’est ce que j’écrivais. Chaque fois il fallait élaborer pour la reconstitution. Il fallait que je consigne ces faits. Il fallait parler de l’énormité de l’artifice.

J’ai fait un blitz au Maroc, où je n’avais pas remis les pieds depuis dix neuf ans. C’était ma sanction de la dictature. Pour amortir le choc, Ichar m’a emmené dans le nord, la montagne.

Là on était dans le Rif, pays des ancêtres à mon père et un peu les miens aussi.

Ce retour brutal dans le fond du Maroc me permit un détachement et m’offrit comme premier interlocuteur : la Nature.

Je suis revenu dans L’étranger de Camus.

Photo: Pierlucio Pellissier
Photo: Pierlucio Pellissier

Le roman m’avait fasciné par ce que je vivais dans le décor de l’histoire, juste au début de mon adolescence, au moment de ma découverte, au fur et à mesure que le récit avançait. Je venais de découvrir l’absurde que je n’arrivais pas à formuler et l’ouvrage me tomba entre les mains juste à ce moment là, coup du destin.

Camus me pointait du doigt tous ces rapports familiaux hypocrites, tout ce contrôle social qui peux vous mener à la potence, le pouvoir absolu, la police comme une menace pour la société. Comment un pouvoir absolu pouvait pervertir un service public.

La terre ferrugineuse m’y renvoyait régulièrement, c’était son décor le mieux campé, le plus démuni.

Je m’étais dit que je me ferais plaisir en décrivant les choses dans la poésie de la démunition, celle d’un ascète retiré qui décrirait les choses comme elles se déclarent à lui. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas offert ce plaisir interdit par la dictature, qui avait éradiqué pour un temps la poésie pour la remplacer par la souffrance, juste la souffrance. Eradiqué l’idée de se sentir car à partir de là on pouvait ambitionner et devenir subversif.

Un quart de siècle, après quoi j’avais perdu espoir. Mais l’ironie de la vie m’y avait ramené. J’étais désabusé, à raison. Quand je me suis rendu compte que de l’autre côté, je vivais une certaine liberté, inconcevable ici. Le cafouillage entre Occident et Orient, l’étalage éhonté de la richesse face à tout un peuple démuni et muselé par des décennies de servitude.

La montagne s’était vêtue de sa tenue du soir, elle s’était voilée comme une princesse berbère d’un immense châle blanc fait d’une matière insaisissable. Elle se faisait désirer juste par ses formes pudiquement revêtues pour la fraîcheur du soir. C’est ainsi qu’elle prit congé sur des ballerines, à reculons dans la nuit, pendant que le ciel s’assombrissait. Je l’avais observé tout ce temps là et je l’ai accompagnée au moment de son départ. Je la sentais clémente.

Au loin sur les derniers plateaux servant de contrefort au pic immuable qui nous surplombait, imperturbable, je distinguais les maisons, toutes petites. Je me demandais à quelle distance elles étaient. Tout était devenu irréel dans la brume rampante.  Il me semblait que les habitants étaient inaccessibles, qu’il fallait franchir gorges et canyons avant de parvenir à ces postes avancés, avant l’ascension brutale vers le sommet. Ils vivaient là depuis une éternité au milieu des choses vraies, réveillés par le coq, entre l’âne, la chèvre et la vache. Nous étions pas mal loin de la civilisation. Il n’avait pas plu depuis un moment mais il y avait un oued, à proximité de l’auberge où nous étions installés.