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Les yeux d’Inana : des femmes contre la guerre

 

Inana

Qui aurait cru que des voix si différentes des extrémismes puissent se faire entendre dans un pays déchiré depuis si longtemps par la guerre et le djihadisme comme l’Irak. C’est pourtant le pari relevé, et avec quelle maestria, par Les yeux d’Inana, l’anthologie des auteures irakiennes établie par Amal Ibrahim-Al-Nusairi et Birgit Svensson et traduit par Antoine Jockey. Ce recueil, publié par l’allemand Hans Schiler, regroupe une vingtaine d’entre elles. C’est inédit en Irak où la première édition en arabe a été rapidement épuisée. Que nous disent ces voix familières se déployant dans un éventail de formes fort diverses allant du bref tableau théâtral à la courte nouvelle en passant par tes les registres poétiques ? Le paysage qui se dessine est certes sous tendu par la violence mais ce n’est pas celle qui nous vient à l’esprit, au premier chef. Car, comme le dit Samarkand al-Djabira, l’une des contributrices, « les femmes écrivent de l’intérieur vers l’extérieur », à la différence des hommes qui font précisément l’inverse. Cette observation bienvenue nous permet de comprendre pourquoi la violence présente dans ces textes est plutôt celle qui est vécue au quotidien à l’intérieur de la famille. Un bel exemple en est donné par al-Djabira elle-me qui rend hommage à « Badriyya ». Cette femme, une voisine de la rue, battue et brûlée vive par son forcené de mari, aura encore le courage de crier à ses enfants, dans les flammes qui la ravagent : «Dites à la hajja’ de verser le parfum sur ma tombe. Car, vivante, je n’ai eu droit à rien. »

Le parfum est un motif qui revient dans la nouvelle de Azhar Ali Hussein mais dans un tout autre registre. L’écrivaine n’hésite pas à se mettre à place d’un homme pour comprendre son désir, son fantasme et finalement sa frustration, combustible de toutes les violences. « Tout ce qui m’occupera l’esprit sera mon désir pour un corps qui se déhanche devant moi avec la malédiction de la féminité interdite ». Une démarche qui n’est pas très éloignée de celle d’une Nancy Huston  ou encore celle d’Isabelle Minière en France. Cette modernité on le retrouve également dans les poèmes de facture plus formelle, presque des maximes de Gharam al-Rabi’i. Écoutez sa voix dans Images des restes d’une mémoire. « Les fenêtres se réjouissent du malheur du vent. Elles ne doivent pas oublier qu’elles sont de verre » ou encore : «Ils essorent la nuit pour les dépouiller des mots arrogants qui s’essoufflent à force de tourner autour des grappes du silence ».

de gauche à droite : Thierry Vergon, Almbassade de France en Irak, Birgit Svensson, , Gharam al-Rabi’i, le traducteur Rasha Fadel et Sylvestre Clancier , président du Pen Club

de gauche à droite : Thierry Vergon, Ambassade de France en Irak, Birgit Svensson, Gharam al-Rabi’i, le traducteur,  Rasha Fadel et Sylvestre Clancier, président du Pen Club  (photo Laurence Paton)

 

Invitée du PEN Club France mardi le 7 mars dernier, elle a plaidé pour que la littérature puisse être le lieu de rassemblement des femmes et des hommes de bonne volonté afin que triomphe l’amour et les valeurs qui lui sont rattachées. Sa consœur Rasha Fadel qui dut s’enfuir de Tikrit quand Daesh a envahi sa ville natale, ne dit pas autre chose. « Ceux qui écrivent ont une responsabilité à l’égard des autres pour éviter que la violence ne s’abatte sur eux » . L’illustre «  histoire d’une nation moderne » de Rihab al-Hindi  qui narre la froide exécution d’un journaliste.

Birgit Svensson, journaliste allemande, a expliqué dans un très bon français, l’origine du projet et le raison pour laquelle le nom d’Inana avait été retenue. Première divinité sumérienne et déesse d’amour et de la guerre, elle était la plus appropriée pour symboliser cette formidable initiative qui a réuni l’Institut Goethe, la fondation Al-Noor, l’Ambassade de France en Irak et l’Institut français. Ce genre de collaboration est un bel exemple de ce que l’Europe peut faire de mieux pour accompagner l’expression de la diversité culturelle, inhérente à toute culture. Tout un symbole en cette journée internationale des droits de la femme.

La liberté d’expression et son double

Fulvio Caccia

Texte préparé pour le colloque «  Charlie-hebdo : deux après, organisé par PEN CLUB France les 11 et 12 janvier 2017 à Paris

Qu’est-ce qui entrave la liberté d’expression, qu’est-ce qui peut la libérer ? A la première question, je répondrai que c’est justement la liberté, même détachée de son rapport à l’autre, qui l’aliène au sens propre, c’est à dire qui la rend étrangère à soi-même. Cette désolidarisation avec le for intérieur de chacun se traduit d’abord par un hyper individualisme érigé en système lui-même soutenu par un hyper libéralisme économique qui fait de la seule accumulation des richesses et d’argent la finalité suprême.

Cette dérive inverse le fameux article quatre de la Déclaration des droits de l’homme que pourrait dès lors se lire ainsi : ma liberté commence lorsqu’elle s’affranchit de celle d’autre. Cette inversion, ce renversement de toutes les valeurs, cher à Marx, réintroduit dans le même mouvement le droit du plus fort qu’un Rousseau avait dénoncé jadis dans le Contrat social. Alors, il s’agissait d’abolir la société de la dette infinie avec ses obligations de clan ou de famille pour faire advenir une société d’hommes libres s’affirmant par les seuls mérites du travail et de la liberté d’entreprendre.

La liberté individuelle  qui fut le moteur au XVe siècle du formidable progrès intellectuel des humanités européennes et par ricochet du décollage économique, technologique et politique de l’Europe, se paie par un autre paradoxe. Celui d’avoir fait de la liberté d’expression l’alibi, la bonne conscience de l’hégémonie européenne au cours des 500 dernières années. Cette bonne conscience qui couvrira bien des abus -et notamment l’expérience coloniale- introduit un autre paradoxe, et pas des moindres : le relativisme culturel. Car, s’il est vrai que la liberté d’expression peut se comprendre dans le cas d’un citoyen isolé se défendant contre les abus d’une administration toute puissante, elle aura un autre son de cloche lorsqu’elle consiste à diffuser des informations trompeuses ou haineuses. « Liberté d’expression » n’était-il pas le titre de la revue de l’antisémite Druont ?

Aussi je le dirai avec Tzvetan Todorov « la liberté d’expression n’est pas le fondement universel de la démocratie ». Au moment où elle semble triompher, la démocratie induit ses propres maladies immunes comme l’affirmait le psychanalyste René Major lorsqu’il expliquait, à la suite de Freud, le rapport libidinal à l’économie, c’est à dire son rapport à l’inconscient. Mais si l’inconscient peut permettre de comprendre ce qu’est la conscience individuelle, le for intérieur qui se réfléchit à travers et au delà du langage, c’est parce que le langage est bien le cœur,  l’enjeu principal et le théâtre de guerre des forces centripètes et centrifuges qui nous constituent : Éros et Thanatos, l’ouvert et le fermé  et ( reprises en termes moraux)   le bien et le mal. Dans ce contexte,  loin d’être inédite,  cette question se pose : comment l’écrivain peut-il restaurer la liberté d’expression ? Et bien tout simplement en exerçant pleinement son rôle dans l’espace public. Cet espace est celui même de la sphère de la délibération et de la confrontation. Oui mais encore, me direz-vous…

Revenons à la Déclaration des droits de l’homme. Son article 11 qui institue la liberté d’expression prévoit que « les abus doivent être sanctionnés par la Loi ». La mission de l’écrivain consisterait donc justement à prévenir ces « abus ». Quels sont-ils ? Il ne s’agit pas ici, vous l’aurez compris, de se substituer aux juges et aux juristes mais bien de remplir sa mission d’écrivain . Et les abus dont il est question à cet égard ce sont bien les abus de langage. Évidemment. Trouver les mots pour le dire. Dénoncer les avatars, souvent invisibles, de ces abus, bref oxygéner l’espace public en le débarrassant des allégories, ces métaphores mortes, (Michel Tournier) , tel est la tâche de l’écrivain humaniste aujourd’hui. Comme hier.

Il y a beaucoup à faire. Et pour cause ! Jamais la manipulation des esprits n’aura été aussi envahissante et systématique. C’est le triomphe de l’envie, la dictature des égoïsmes qui au lieu de s’équilibrer par la main invisible comme l’avait soutenu Adam Smith, s’accentuent de plus belle. Car il n’y a plus de cadre étatique susceptible de contenir la spirale spéculative qui fait de la liberté le bien privé des happy few. C’est cette spirale effrénée qui a détourné « la liberté d’expression » de son objectif premier en démonétisant, dans le même mouvement, la profession d’écrivain. Car cette liberté est prise en otage par les opérateurs du marché qui s’en servent comme caution, lettre de noblesse de leur propre hubris en faisant miroiter la belle mais utopique illusion de la démocratisation des arts et de la culture. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de récuser le désir de tout un chacun de s’exprimer ; il s’agit de déprendre la liberté d’expression de ceux qui la manipulent pour conforter leur pouvoir en réduisant toute parole au commun dénominateur de la loi du nombre.

Car aujourd’hui l’utopie de la démocratie culturelle est devenue réalité. Tout individu peut être désormais, l’auteur, l’éditeur et le diffuseur de sa propre expression où le critère unique demeure la loi du marché. On connaît tous des éditeurs numériques, de plus en plus nombreux, qui proposent de mettre  en ligne pour une somme modique ou gratuitement le livre à charge de « l’écrivain » de démarcher ses lecteurs ou, mieux, de se faire repérer par le nombre de clics par un « vrai éditeur » qui le publiera. Cela n’est pas nouveau, me direz-vous. C’est du compte d’auteur déguisé. Qui un jour ne l’a pas expérimenté.

Certes, cependant ce type d’édition, somme toute marginale, accompagné d’autres dispositifs qui réduisent l’espace public au réflexe binaire induit par Facebook ou YouTube est déjà la règle. La taille colossale de cette dissymétrie met en danger l’écosystème de l’édition. Avec entre autre comme conséquence une littérature de divertissement, une world literature déjà bien prospère qui a le goût, la posture, la forme de la littérature comme aurait dit Pierre Bourdieu mais qui n’en est pas. Plusieurs auteurs déjà ont dénoncé cette mainmise…qui nous précipitent tous autant que nous sommes, dans le « bruit », la foule des anonymes noyés dans le flux accéléré de l’information.

Comment contrer cette stratégie mortifère qui exige, d’un extrême à l’autre, du consommateur lambda aux fanatique de Daesch, « du temps de cerveau disponible » soit des êtres dociles et décervelés ? Comment lutter contre le refus de penser, contre la généralisation de la « banalité du mal » (Arendt) ? Contre le déclassement de la parole de l’écrivain réduite à devenir le faire valoir d’un marché dérégulé dont la liberté d’expression sert de cache sexe ?

La tâche qui nous incombe, nous écrivains et j’ajoute « humanistes, est donc claire : nous déprendre à notre tour du rôle de « bonne conscience » politique qui nous est attribué d’office pour mettre en lumière le travail d’expression de la diversité des fors intérieurs, de la subjectivité humaine humaine. C’était et cela demeure la « mission historique » de l’écrivain. Mais ce droit de cité n’implique pas la liberté absolue comme certains veulent nous le faire accroire. Il doit tenir compte de l’autre en nous (Rimbaud). C’est l’expression de cet espace délibératif intériorisé qui est le territoire de la vraie liberté d’expression. Encore fait-il éviter les séductions des nouvelles idéologies utilitaristes (Arendt) et les pièges du politique et réinscrire le projet esthétique au cœur du rapatriement de la subjectivité contemporaine.

Aujourd’hui, dans le bruit ambiant , réduit à devenir plus que jamais le publiciste de ses propres travaux, l’écrivain peine à renouer les fils du sens. Les idéologies politiques anciennes sont mortes. L’idéologie économique ou utilitariste est beaucoup plus insidieuse et difficile à repérer. Chacun se souviendra du témoignage de cette  romancière roumaine ,qui  a témoigné l’an dernier , ici même à cette tribune. Après avoir protesté trente ans durant contre la dictature du prolétariat imposé par Ceausescu, elle était « resté sans voix » lorsque son sémillant éditeur allemand lui avait annoncé candidement avoir coupé une centaine de pages de son roman « pour le rendre plus lisible, donc plus commercial ». Méfions de nos amis … dit le vieil adage.

Car nous rendre « sans voix », inaudible, nous les écrivains, telle est bien la stratégie de cette nouvelle idéologie soft qui avance masquée et qu’il convient de démasquer. Quel est le sens du combat ? Qui est notre ennemi ? Qui sont les alliés objectifs ? nos atouts ? Mais d’abord, une question se pose : sommes-nous en guerre ? La réponse là aussi est sans appel : bien sûr que nous le sommes ! Et depuis belle lurette. Et je ne parle pas ici de la « guerre contre le terrorisme » déclarée depuis les attentats de Charlie Hebdo. Je parle de cette guerre culturelle qui commence au tournant des années 80 et qui désormais bat son plein. Pourtant des signes auraient du nous alerter : le décrochage du dollar avec l’or en 1974, l’espace public qui se rétrécit, la fathua sur Salman Rushdie, la publication du Choc des civilisations de Samuel Huntington, manifeste géopolitique libéral s’il en est, surviennent au moment où triomphent les théories monétaristes. Hasard ?

A cet égard l’assassinat de l’équipe de Charlie Hebdo doit être envisagé comme le dernier et tragique épisode de cette séquence commencée au début des années 80 ! Mais attention, il ne fait  pas se tromper d’ennemis. Le djihadisme n’est que l’effet induit d’un ultralibéralisme imposé par les opérateurs de l’école de Chicago et repris ensuite par Reagan et Thatcher.

Alors, comment libérer la liberté d’expression de son excès de liberté ? Que faire ? Le mot de Lénine est plus que jamais d’actualité. Il faut reprendre la parole publique. A cet égard ce colloque est un signe positif ; il faut créer des contre-feux, des lieux de résistance, c’est à dire des lieux d’édition, détourner à leur tour les nouveaux outils numériques, penser une alternative, bref retisser les liens avec la république mondiale des lettres, cette « internationale de créateurs dénationalisés » (Pascale Casanova) qui depuis le Moyen-âge jusqu’ à nos jours » a contribué à fonder les futures littératures nationales mais plus encore à prévoir leur dépassement .

C’est le sens qu’il faut accorder à l’injonction de Goethe lorsqu’il recommandait dès le début du XIXe siècle de dépasser déjà les littératures nationales afin qu’advienne une véritable littérature mondiale : die Weltliteratur. Cette littérature n’est pas ce manifeste exotique proposé il y a une dizaine d’année par le quotidien le Monde et moins encore l’addition des littérature nationales ; il implique la reconnaissance de l’altérité que fonde toute littérature et dès lors toute culture. Cette non reconnaissance, est pour Milan Kundera « le grand échec intellectuel de l’Europe », incapable de ce fait de donner à « sa grande valeur – la diversité culturelle »- sa traduction politique. C’est la raison pour laquelle l’auteur de l’Identité anticipe non sans nostalgie le retour à la tradition où la nouveauté, la modernité et donc le progrès social auront été évacués pour de bon, reconduisant ainsi la volonté de plus fort qui comme nous le rappelle la fontaine , « est toujours la meilleure ». Donc au boulot !