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JAZZWRITER

Fulvio Caccia

Passing Moments
Michael Supnick
Roman
Altromondoeditore
Italia

Connaissez-vous la Gennet Record Company, Richmond, Indiana, Bix Beiderbecke, les flapper girls, le lindy hop, la shim sham ? Non ?! Ce sont pourtant les lieux, les personnages et les danses qui ont accompagné la légende du Jazz. Et c’est cette histoire passionnante que nous dévoile en italien Michael Supnick dans ce roman surprenant dont le titre, tiré sans doute d’une pièce de jazz, est déjà tout un programme : Passing moments. Tout commence par le plus banal des hasards : l’acquisition d’un vieux saxophone acheté sur Internet. Mais l’année de sa fabrication -1912- intrigue ce jazzman accompli, américain de naissance et italien d’adoption, qui a plus de 70 enregistrements à son compteur. Se pourrait-il que ce saxophone ait été le témoin de l’histoire du jazz ? Il n’en fallait pas plus pour allumer l’imagination de Supnick qui aussitôt s’enquiert du premier propriétaire de l’instrument. Les quelques éléments glanés lui suffisent pour brosser la trame d’une histoire qui se révèle par petites touches, comme un secret de famille. Et qui pour lever ce secret sinon un jeune garçon de huit ans dont la curiosité l’amène à découvrir dans le grenier de la maison un vieille malle obstinément fermée. Que contient-elle   et pourquoi la valise à ses côtes, remplie de robes de bal des années trente disparaît-elle aussitôt que Jimmy, c’est le nom du petit garçon, en parle à sa mère ? Nous sommes le 29 mars 1967 , à Richmond , Indiana, au cœur de la Bible Belt mais qui fut aussi un temps le cœur vibrant des Roaring Twenties : les années 20 américaines. Pour la raconter Supnick construira deux récits en parallèle : le premier est celle de l’histoire du jazz qui va de 1923 à la fin des années 60 ; le second part justement de cette période, celle de la redécouverte, jusqu’ à sa reconnaissance dans les années 80. Cette trame alternera et finira par se confondre comme les branches du caducée , le 13 mai 1980 dans un chapitre conclusif qui s’intitule justement « La réhabilitation ». Car cette entreprise est bien celle de la réhabilitation de la mémoire occultée où Jimmy découvrira la véritable histoire de son grand-père paternel, Boogie Windham, jazzman à ses heures, mais surtout de son grand oncle Windy, petit génie du saxophone et propriétaire de l’instrument.   C’est à travers lui, sa vie, ses espoirs mais aussi ses déconvenues que le narrateur va nous faire découvrir le jazz. Car Windy serait ce qu’on pourrait appeler « un petit maître » ; il aura joué avec les plus grands sans toutefois obtenir son moment de gloire ; moment qui lui sera volé… par un train dont le sifflet s’invite au beau milieu de son solo sur le point d’être gravé. Car le mythique studio d’enregistrement de Richmond se trouvait tout près de la gare de train, (directement connecté avec la Nouvelle Orléans par où remontaient le contingent de jazzmen noirs invités à se faire voir ailleurs par le nouveau maire d’alors). Et les prises d’enregistrement étaient calculées en fonction des horaires des trains.

Le train revient en boucle dans le roman. C’est l’aveugle instrument du destin. C’est lui qui tuera le meilleur ami de jeunesse de Windie dans un jeu aussi téméraire que stupide. C’est encore lui qui emportera la vie de Bonnie et de son partenaire de danse dans une collision frontale en 1941. Car Bunny, la grand-mère de Jimmy, est l’autre personnage de ce drame familial. C’est le personnage le plus attachant… et le plus énigmatique ; c’est elle qui détient la clef des mystères qui permettra au jeune garçon d’ouvrir la malle au secrets et d’y retrouver le mythique instrument. Car Bunny est une « flapper girl » autrement dit une femme libre, ante litteram. Elle aime le jazz, le swing et ses talents de danseuse, lui font croquer la vie à belles dents. C’est elle l’égérie du groupe ; les frères Windham en sont tous les deux amoureux (même si elle mariera le cadet) mais également Robert Ortiz, son partenaire de danse de dix ans son cadet qui périra avec elle dans l’accident de voiture ; trop pressé d participer à ces concours de danse qui fleurissent dans les dancing des USA et dont Sidney Pollock tirera un film fameux : They shoot horses, don’t they . Evidemment au cœur de la Bible Belt, cela fait mauvais genre. C’est pourquoi la famille s’empressera de refermer la malle à souvenirs.

Des années folles aux Golden eighties

La liberté dérangeante de ces années folles tant sur le plan de la création que des mœurs constitue le chiffre secret de cette Amérique qui découvre sa toute puissance créatrice et les angoisses qu’elle génère . La reconnaissance de cette période ne pouvait donc advenir qu’à une époque qui lui correspondait  : celle qu’ouvrent les années soixante et que concluent les Golden Eighties.   L’auteur qui fut un enfant de ces sixties y a mis beaucoup de ses souvenirs personnels en décrivant l’ambiance et le mode de vie de cette époque où le chrome des Chevrolet Impala rivalise avec les grands succès du rock qui emportent dans son raz de marée les grands manitous du jazz auxquels ils doivent tant. La mort de Louis Amstrong, en 1971 décrit avec beaucoup de délicatesse et d’affection, en constitue en quelque sort le nadir.

C’est la raison pour laquelle ce quatuor amoureux, tragiquement brisé par la collision de 1941, en évoque un autre immortalisé au cinéma en 1981 par Arthur Penn et qui porte lui aussi le titre d’une pièce de Jazz emblématique. C’est « Georgia » évidemment interprété par le grand Ray Charles. Et l’on se prend à rêver de ce qu’aurait pu faire de ce roman un cinéaste de la trempe d’un Penn car sa composition en une cinquantaine de courts chapitres, tous portant en titre un journée, sont autant de scènes de scénario de film. Bien sûr, on aurait un aimé un grain de folie, plus de jazz justement dans sa composition, plus de liberté et de profondeur dans ses personnages comme avaient pu su le faire en leur temps les écrivains de la Beat Generation. Mais l’auteur , en fondu de ce style de musique et dont c’est le premier roman, a sans doute voulu donner la préséance au Jazz lui-même ; ce qu’il fait avec une érudition époustouflante et une intuition étonnante de la médiologie, (cette discipline qui étudie l’effet des médias sur leur époque) qui n’aurait pas déplu à Marshall Macluhan. Mais il y a une autre vertu à cet texte qu’il me faut souligner en conclusion. En écrivant « testardamente » ce livre en italien, Supnick, qui est de langue anglaise, renonce à la facilité et rejoint sans le savoir, la cohorte grandissante des auteurs qui choisissent l’italien comme langue d’expression.  Cette traversée des langues qui est depuis toujours le fil rouge des diasporas et de la création demeure de façon têtue le signe de la transculture- Ce dont témoigne cette recension qui aurait due être écrite en italien.  Bienvenue au club !

 

La poésie italienne à l’épreuve de la littérature-monde : les minutes de la rencontre

Fulvio Caccia

L’an dernier, j’avais publié  un compte-rendu  d’une  rencontre littéraire qui posait les  jalons d’une authentique  “littérature-monde” loin des tentations exotiques telles que revendiquées par le manifeste du quotidien ” Le  Monde”  il y a une dizaine d’années. La  célèbre revue  italienne “Nuovi Argomenti” a publié récemment  les minutes de cette rencontre  (voir hyperlien)   qui a eu lieu à la librairie La tour de Babel de Paris, le 1er juillet 2016  à l’initiative de Mia Lecomte et de ses complices du centre CIRCE-Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.

http://www.nuoviargomenti.net/poesie/che-lingua-sei-la-poesia-italiana-contemporanea-in-una-prospettiva-transnazionale-plurilingue/

Diversité culturelle et traduction : la voie européenne

Fulvio Caccia

img_0139Texte rédigé dans le cadre de la présentation de « Io voi Jonathan Hunt », une fiction traduite par Marcella Marcelli et éditée par Cosmo Iannone éditeur. Cette communication a été donnée dans les facultés de langues des universités de Bologne, de l’Università dei Studi internationali di Roma  et de l’università Parthenope de Naples les 24, 26 et 27 octobre dernier.

Partir de sa propre expérience pour comprendre « ce qui se transporte d’un point à un autre », – qui est à la lettre la définition même de la traduction- c’est l’exercice périlleux mais stimulant auquel je vais me livrer dans ce texte. Aussi vous comprendrez mon émotion1 de venir témoigner, après un demi-siècle de migrations, transmigrations2, de ce qui a changé en moi et de ce qui, au contraire, est resté le même.

01Or ce même n’est pas l’identité soit le « caractère de ce qui est un », comme le définit le dictionnaire mais bien le « processus », au sens où l’entend Hannah Arendt, la mise en mouvement justement, la quête d’identification, la chasse . Car cette « chasse spirituelle » qui est le titre de l’un de mes recueils de poésie et dont la mise en jeu de mon propre nom à travers la traduction n’est pas une coquetterie d’auteur, ni un mot d’esprit, tant s’en faut, mais désigne bien par là le processus même d’intégration et donc de création de la valeur qui s’opère par la langue. Permettez-moi ici de citer le prologue de ce recueil3 « la chasse spirituelle »

Rien ne dure sans cette volonté blanche que ta main effleure.

Rien ne chante dans le delta.

Rien que la langue.

Voilà qu’elle se dresse, lovée dans le creux de la mémoire

Cobra

coefficient réalité.

Elle siffle ces mots : « La chasse est ouverte.»

encre 2016 richard Killroy
encre 2016
richard Killroy

Cette chasse qui est ouverte, vous l’aurez compris, consiste à inscrire l’affirmation de la diversité culturelle à travers l’expérience de l’immigration qui conclut la très longue phase de différenciation- assimilation-domination entamée par les premiers empires et les premiers exils. Cette phase civilisationnelle au sens où la civilisation transcende l’empire et la barbarie dont elle est issue (Walter Benjamin), a crée son magistère par la langue.

En émigrant dans une ancienne colonie française devenue anglaise, j’ai du assez tôt me confronter à ce rapport de domination entre langue coloniale et langue colonisée, entre assimilation et différenciation. Cette affirmation d’une langue condamnée à disparaître, (le français) fut conduite avec panache et détermination par toute une génération de poètes québécois qui furent mes modèles et mes maîtres. Gaston Miron et ses amis contribuèrent à renouer le lien essentiel entre la langue et le pays réel ; exactement comme l’avait fait 800 ans auparavant Dante Alighieri avec la langue populaire, (la langue de la mère), méprisée par rapport au latin parlée par l’élite (le latin) . C’est la raison pour laquelle les retrouvailles d’une langue avec la multitude qui la parle, sont toujours un acte d’amour.

Et il convient de les sanctionner et de les célébrer comme il se doit en l’élevant par l’écriture. Mais pour que la conversion soit réussie elle doit aussi être reconnue au niveau du droit, c’est-à-dire de la Loi. C’est à ce moment que la langue obtient doublement ses lettres de noblesse : politiques et culturelles.

Bien que  pouvant se  reconnaître  dans cette démarche, l’émigrant   emprunte  un autre parcours. Voilà pourquoi, à la différence de l’exilé ou du colonisé, il se trouve en marge car   l’émigrant est parti par choix. Il est moderne, mieux, postmoderne, ante litteram. La preuve ? Il est branché directement sur le marché en expansion ; ses motivations, dit-on, sont principalement économiques.

L’émigrant part pour améliorer ses conditions de vie et celles des siens et non pour fuir une quelconque oppression. L’émigrant part libre. Bien que complexes, ses motivations ne sont pas d’abord assujetties à un cas de force majeure : guerre ou catastrophe naturelle. Certes ces causes peuvent s’ajouter par la suite mais le fait demeure : l’émigrant se détermine seul en définitive.

Le candidat à l’immigration peut être également un exilé pour des motifs politiques ou humanitaires. Alors, dans ce cas, il échappe à la définition de l’immigrant in se  et redevient prioritairement un exilé. L’immigrant ne sait pas quoi faire de l’Histoire. Il la laisse volontiers à l’exilé et au colonisé.

Cette soumission au flux du capital fait de la condition immigrante une condition difficile à penser. Pourquoi ? Parce qu’elle n’est pas dramatisée par l’impossibilité du retour au pays natal comme le serait par exemple celle de l’exilé. C’est en prenant conscience de cette situation singulière que l’immigrant et ses fils peuvent retrouver ce qui les relie à l’exilé et au colonisé : la conscience d’être devenu différent du groupe originel auquel il appartenait, la conscience de sa propre altérité.

C’est donc dans la traversée de sa condition que l’immigrant accomplit son destin qui consiste à assumer et exprimer sa diversité, c’est-à-dire sa propre altérité, dont il est l’héritier et qui aussi celle de l’humaine condition.

Or cette prise de conscience et son expression ne peuvent advenir sans la maîtrise de la langue. Car la langue est l’élément moteur de l’accumulation du capital symbolique. C’est aussi le premier système d’intégration de l’expérience humaine. C’est la langue orale, des premiers attachements (langue de l’amour) fixée par l’écriture, qui deviendra la langue du droit puis de culture en constituant un espace public unifié. Ceci constitue l’aspect proprement politique de la langue écrite et qui plus est littéraire. Pas d’espace politique, pas d’accumulation de savoirs scientifiques, économique et financiers sans la fixation et la reconnaissance d’une langue littéraire. Ce fut la grande erreur  du marxisme qui d’ailleurs allait causer sa perte de croire que la superstructure, la culture, le droit dépendaient de l’infrastructure (les moyens de production). C’est exactement le contraire.

Le premier qui l’a compris fut précisément Dante Alighieri lui qui déjà en 1303, se désespérait de ne pouvoir trouver parmi les 14 parlers de la Péninsule, une cour suffisamment puissante pour imposer une langue de référence. Il faudra attendre deux siècles et l’avènement de la monarchie française triomphante pour qu’un monarque impose par ordonnance une seule et unique norme linguistique pour conserver les documents officiels et légaux qui désormais dans son royaume se feront en français « et pas autrement ».

Ces deux derniers mots de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) allaient sceller le destin de ce pays et faire de “Défense et illustration de la langue française”, qu’écrira Joachim du Bellay en 1549 est non seulement le premier manifeste littéraire d’une littérature qui deviendra nationale mais aussi l’acte de naissance du premier espace public européen. Car quel était l’enjeu pour Du Bellay, les poètes de la Pléiade mais aussi pour le pouvoir politique ? L’enjeu consistait à faire du français le rival et le successeur du latin et du grec pour traduire l’immense capital symbolique accumulé depuis des siècles par ces civilisations vers un espace, un espace en voie de constitution qui allait devenir l’espace national ; c’est justement ce capital que Dante avait commencé à transporter à la fin du moyen âge vers l’italien mais que ces lointains successeurs n’ont pas continué, incapable de choisir entre l’italien et le latin encore fortement soutenu par l’Église.

Cette indécision expliquerait le déclin progressif de l’Italie à partir du XVIIe siècle et son remplacement par le français comme langue de référence européenne. Trop visionnaire, l’italien qui fut la première langue littéraire européenne et donc la première langue d’accumulation du capital symbolique et donc du capital tout court aura souffert de son travers congénital qui se vérifie encore aujourd’hui : le manque d’Etat.

La souveraineté, une invention française

Pourquoi alors me direz vous la monarchie, et qui plus est, française a-t-elle pris le dessus ? C’est une question de conjoncture et d’opportunité. Au début du moyen-âge, souvenez-vous, deux universalismes étaient en compétition : l’universalisme de l’empire et l’universalisme de la papauté. Ce fut l’affrontement, comme vous le saviez, entre les Guelfes ( partisans du pape) et les Gibelins (en faveur d e l’Empereur).

Dans cette confrontation, la monarchie française naissante tirera son épingle du jeu. Comment ? En jetant les bases d’un droit nouveau qui allait lui assurer sa stabilité et qui plus tard confortera celui de l’état nation : la souveraineté. La souveraineté consiste circonscrire l’autorité du monarque sur un territoire délimité sans que celui-ci soit assujetti à un autre pouvoir que le sien. Bien qu’entrevu par Machiavel, c’est Jean Bodin qui formulera ce nouveau droit dans  les Six livres de la République (1576). « La souveraineté, dit-il, est la puissance absolue et perpétuelle d’une République (…) C’est-à-dire la plus grande puissance de commander ». Absolue et perpétuelle, la souveraineté l’est avant tout parce qu’elle « n’est limitée ni en puissance ni en charge à un certain temps ».

C’est ainsi qu’allait s’enclencher le processus d’imitation, d’émulation entre les états européens qui allait permettrait à l’Europe de s’imposer sur le reste du monde par la force mais aussi par la puissance de ses innovation et ceci sur tous les plans.

Faisons maintenant un saut dans le temps et transportons-nous à notre époque au moment où ce travail de singularisation culturelle et politique est achevé. Qu’est-ce que l’Europe a encore à donner et à transmettre aujourd’hui au monde sinon ses valeurs ? Mais quelle est la première et la plus grande ? « La diversité culturelle est  la grande valeur européenne » affirmera sans ambages Milan Kundera, romancier tchèque de langue française. L’auteur de « l’Identité » ne voulait pas simplement affirmer une évidence – aucun autre endroit au monde ne concentre autant de diversité culturelle en si peu d’espace- mais corriger une injustice. Je m’explique.

D’habitude lorsqu’on évoque la diversité culturelle, on la fait découler précisément des droits de l’homme de 1789 comme l’affirme d’ailleurs dans son préambule la Convention de 2005 de l’UNESCO et non l’inverse. Mais alors quel mouche a piqué le romancier ? Pourquoi donc faire passer la diversité culturelle avant le droit sensé garantir la justice pour tous par son principe d’universalité ? Sans doute l’auteur de « La plaisanterie »  s’est-il méfié de l’universalisme induit par la « grande civilisation européenne », civilisation qui n’a pas su éviter la barbarie des deux guerres mondiales dont un autre grand auteur français, Paul Valéry, prononcera l’épitaphe en 1919 :« Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles ». Kundera aura pensé à sa petite patrie, la Tchécoslovaquie, trahie, abandonnée par les grandes puissances européennes à Munich en 1936 qui considéraient que son pays était «  a far away country of wich we know to little » (Chamberlain) et ne valait pas la peine que l’on se batte pour lui.

Or les valeurs d’humanisme ne sont jamais aussi bien défendues dans leur universalité qu’à travers l’expérience des cultures locales. Une conviction que défendra un autre grand écrivain français : Michel Tournier. Pour lui, c’est « …La culture (qui) débouche sur l’universel et engendre le scepticisme ». Et non l’inverse. Il poursuit son raisonnement en ces termes : «  S’efforçant d’élargir ses idées à la dimension universelle, l’homme cultivé traite sa propre civilisation comme un cas particulier. Il en vient à penser qu’il n’y a pas « la » civilisation, et en dehors d’elle la barbarie et la sauvagerie, mais une multitude de civilisations qui ont toutes droit au respect4. »

On le voit Tournier croit que c’est l’équilibre et l’émulation entre les cultures qui permettent à chacune d’entre elles de s’émanciper et de bénéficier des contributions des autres. Ce fut la grande chance de l’Europe. On connaît le mot apocryphe de Jean Monnet : « Si c’était à recommencer, je commencerai par la culture ».

Cette compétition, si elle peut rester à l’intérieur du périmètre culturel, demeure, le véritable moteur de l’humanisme européen et sa vraie richesse. Pour y accéder, la traduction en est la voie royale au sens propre et figuré. Pourquoi ? Parce qu’elle combine les trois approches implicites à la diversité culturelle : l’approche multiculturelle, l’approche interculturelle et l’approche transculturelle.

L’approche multiculturelle : l’état des lieux

On a souvent tendance à voir dans le multiculturalisme, une manière de conserver à l’intérieur de leur périmètre identitaire les communautés constitutives d’une nation., bref un conservatisme.
Le républicanisme français se méfie non parfois sans raisons des dérives qu’elle peut induire. Soupçonné de fragmenter encore un peu plus l’unité nationale, le multiculturalisme apparaît alors comme le cheval de Troie d’un ultralibéralisme qui met frontalement en compétition toutes les classes sociales et notamment les diverses strates de la classe moyenne.

Ici on touche la critique rédhibitoire faite au multiculturalisme et à laquelle on a tendance à associer la diversité culturelle : servir d’alibi à l’ultralibéralisme pour légitimer les inégalités qu’il génère. L’Américain Walter Benn Michaels a démontré qu’aux États-Unis l’inégalité des revenus des ménages avait progressé de manière spectaculaire à la fin des années 70 et plus spécifiquement en 1978, année où la Cour suprême déclare légale la discrimination positive dans les universités américaines à condition que celle-ci « serve les intérêts de la diversité ». Pour cet universitaire, le multiculturalisme comme la diversité culturelle ne vise pas à réduire ces inégalités mais à les gérer.

C’est aller un peu vite en besogne. Un autre observateur, et pas des moindres, a un point de vue opposé. Pour le philosophe canadien Charles Taylor le multiculturalisme est d’abord une « politique de la reconnaissance ». Cette reconnaissance, selon lui, demeure fondatrice du lien social et aurait pour fonction d’aplanir les conflits dans une société pacifiée où les disparités économiques, au contraire, se seraient résorbées. Pour Taylor, le multiculturalisme est un « système axé sur le respect et la promotion de la diversité ethnique dans une société » et ceci sans pour autant passer par l’égalité des chances.

Cette opposition entre ces deux conceptions du multiculturalisme est symptomatique des tensions qui existent au sein de la philosophie politique autour de cette notion : l’une, de tradition anglo-saxonne est axée sur l’intérêt de l’individu, l’autre plus latine s’appuie sur l’État régulateur, expression de l’intérêt général.

L’approche interculturelle

L’approche interculturelle servirait de lien ou plus précisément de moyen terme ces deux tendances. Le préfixe latin « inter » ne se situe pas en surplomb comme le « multi » mais se veut « entre » et nous invite donc à nous mettre à la place de l’autre. Cette conscience de l’autre qui naît avec le monothéisme biblique et s’affirme avec le christianisme, fut un tournant dans l’histoire de l’humanité.

Naturellement, comme à chaque transformation majeure, cette conception altruiste comporte à la fois un côté positif et négatif. Le côté radieux, c’est que l’homme se trouve au centre de la création et devient l’acteur de son propre destin. On pourrait dire que l’approche interculturelle fonde l’humanisme européen en célébrant la prise de conscience de sa propre subjectivité.

Sa part d’ombre réside dans les moyens du contrôle et de domestication de cette subjectivité humaine qui, plus tard, dériveront en propagande et manipulation de masse. Un exemple se trouve chez les missionnaires qui non seulement traduisent les cultures amérindiennes et favoriseront leur préservation mais à travers l’approche interculturelle contribuent à les asservir dans le même mouvement. Nous touchons du doigt tout le paradoxe et la complexité de l’approche interculturelle et du libéralisme marchand qui en découle. Car cette capacité de se mettre à la place de l’autre, qui permet une connaissance sans pareille de sa culture notamment par la traduction, est aussi une manière de le trahir.

C’est précisément ce que fait symboliquement le traducteur par l’approche interculturelle, lorsqu’il fait passer un texte d’une langue à une autre. Bien sûr nous sommes ici qu’au niveau symbolique. Car la découverte de l’intériorité met aussi en lumière, ce qui était toujours paru obscur : l’altérité constitutive de l’être. Elle allait ouvrir la voie aux grandes découvertes sur la psychologie et l’inconscient que déjà les poètes occidentaux avaient pressenti comme Rimbaud ( « je est un autre ») mais aussi à une instrumentalisation beaucoup plus fine des foules5.

L’approche interculturelle, mode de gestion de la diversité culturelle

Aujourd’hui l’interculturalité ou le dialogue interculturel est non seulement le mode opératoire du traducteur mais aussi le mode d’administration de la diversité culturelle proposée par la Convention de l’Unesco comme de la laïcité au Québec par la Commission « les termes de la conciliation » « Interculturalité renvoie à l’existence et à l’interaction équitable de diverses cultures ainsi qu’a la possibilité de générer des expressions culturelles, partagées par le dialogue et le respect mutuel » ou sa variante l’interculturalisme6. Mais cela, diraient certains, ne peut advenir que dans un monde pacifié où chaque nation, chaque culture a sensiblement le même poids, la même influence.

Cette approche consensuelle n’est pas sans rappeler symétriquement la posture d’un Jean Lemaire des belges qui dans sa Concorde des deux langues (1513) refuse de choisir entre le latin et le français comme langue de culture.

Évidemment nous n’en sommes plus là. Depuis un demi-millénaire, nombre de langues populaires sont parvenues peu ou prou à s’émanciper de la tutelle des langues et des cultures qui la dominaient et à rayonner hors de leur périmètre grâce à la traduction justement . Cela s’est fait par les guerres et les révolutions mais aussi par la généralisation des états-nations qui a donné droit de cité  aux langues et aux littératures les moins  dotés depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours.

Ce fut le surgissement du peuple sur la scène du monde. Les révolutions de 1848, la pensée allemande avec Herder, puis Marx devait mettre le peuple au cœur du nouveau système de représentation. L’avènement d’une nouvelle génération d’écrivains, issue de la bourgeoisie et non plus de la noblesse, allait en Allemagne par exemple imposer l’homme cultivé, l’homme de la ville à l’homme civilisé, l’homme de la cour. La création, notamment littéraire, est au cœur de ce processus de capitalisation qui est symbolique avant d’être politique puis économique.

L’approche transculturelle : la création

Car la rupture advient dans la mise en place à travers la langue d’un authentique projet esthétique. C’est l’approche transculturelle qui se cristallise travers la création littéraire. C’est la requête de Du Bellay qui prie instamment ses pairs d’arrêter d’imiter servilement les anciens pour les dévorer les assimiler et en faire quelque chose de neuf. À la fois horizontal et vertical, l’avènement littéraire authentique transfigure la création en rompant l’imitation servile, la traduction qui littérale qui reste à cet égard confiné dans une relation interculturelle.

La transculturation comme l’avait pensé son concepteur le Cubain Fernando Ortiz est la création du nouveau. Par ce biais il cherchait à définir l’identité de Cuba, la Cubanitad, à travers son quadruple héritage culturel – indien, espagnol, africain, immigrant. Dans son essai Controverse cubaine entre le tabac et le sucre, Ortiz l’introduit ainsi : « La transculturation  exprime mieux les différentes phases du processus de transition d’une culture distincte – ce qui en toute rigueur ce qu’exprime le mot anglo-américain «d’acculturation » mais que le processus implique aussi nécessairement la perte ou le déracinement d’une culture antérieure – ce que l’on pourrait appeler “déculturation ” et, en outre, signifie la création consécutive de nouveaux phénomènes culturels7».

En réinscrivant la culture nationale dans une dynamique de transformation,  l’ethnologue s’opposait à assimilationniste proposé par l’école de sociologie de Chicago et à sa vision ethnocentriste, voire différentialiste, qui inférait que l’étranger devait s’assimiler.

Mais la tranculturation soit la transformation des cultures qui débouche sur le nouveau aura une autre conséquence  et pas des moindres ; elle introduira l’Histoire comme discipline qui va servir de grande ordonnatrice. Il n’agira plus d’imiter les grands Anciens mais bien de l’assimiler » de les dévorer » comme Du Bellay le proposait d’ailleurs à ses pairs. C’est désormais par l’Histoire qui va s’effectuer le référencement de la valeur artistique.Et de la modernité. Devenue arbitre des élégances, l’Histoire met ce faisant l’Homme en route vers son propre devenir, lui fait accélérer le pas au risque de le perdre. Au risque de trébucher.

Les pièges et les obstacles

La montée en puissance de l’histoire, inspira à Goethe au début du XIXe siècle, cette pensée « La littérature nationale, affirmait-il, ne représente plus grand-chose aujourd’hui, nous entrons dans l’ère de la littérature mondiale ( die Weltliteratur) et il appartient à chacun d’entre nous d’en accélérer cette évolution »8.

Que voulait-il donc nous dire par cette affirmation vieille de plus de deux siècles ? Que la littérature nationale et l’état nation qui la soutient est déjà dépassée ? C’est exactement ce qu’il laissait entendre. Mais non !, argueront certains, la littérature mondiale existe bel et bien puisque c’est l’addition des littératures nationales. Ne nous leurrons pas ; l’addition, on le sait tous, n’existe pas en vérité. On n’a qu’en vérité une superposition de littératures nationales.

Cela est dû au fait que les traducteurs, les critiques, les universitaires, spécialistes d’une langue étrangère auront majoritairement tendance à évaluer les oeuvres de leurs contemporains , à les analyser en fonction du petit contexte, cette à dire à l’aulne de l’histoire nationale du pays à laquelle l’œuvre est rattachée. De la sorte ils font l’impasse sur le grand contexte : l’histoire surpra nationale de l’art  ou du genre pratiqué par l’artiste.

Contre l’exotisme, l’éclectisme

Contrairement à la musique, la littérature est davantage liée à l’histoire de la nation qui la produit à cause de la force centripète de la langue qui maintient les productions littéraires à l’intérieur de son territoire. Hors de la langue, point de salut.

On a tendance à confondre la littérature de voyage comme une manifestation de cette littérature monde ainsi que l’avait affirmé, tambour battant, le quotidien le Monde. Celui-ci réunissait en octobre 2007 autour d’un manifeste intitulé Pour une littérature-monde, une trentaine d’écrivains appartenant à la diversité littéraire francophone. La reconnaissance d’écrivains d’ailleurs participant de plain pied à l’élaboration d’une culture transnationale est en soi un fait positif. L’ennui c’est qu’elle ne peut pas advenir à l’intérieur d’un seul périmètre national et linguistique et être réduit à la seule célébration du voyage. L’exotisme qui le sous tend masque mal les enjeux de récupération nationale.

Or l’exotisme est l’avers symétrique du nationalisme. Les grands fondateurs de littérature comme Dante, Du Bellay, Shakespeare, Goethe ne sont pas exotiques ; ils sont éclectiques ; ils transforment à travers une esthétique qui leur est propre, à travers la langue qu’ils ont choisie , les diverses influences constitutives qui sont à l’origine de toutes les langues. Tel est bien le défi à relever.

L’incapacité à penser, à reconnaître l’avènement d’une littérature mondiale, constitue selon le romancier Milan Kundera « l’irréparable échec intellectuel de l’Europe9». Cet échec de l’Europe ne concerne pas seulement la littérature ; il a des conséquences bien plus graves car cela équivaut à laisser à la seule économie de marché l’énorme responsabilité de créer de la valeur.

Rédigée naguère pour résister à la volonté du marché de marchandiser la culture au moment où l’OMC voulait libéraliser les services -dont les services liés à la culture-, la Convention pour la protection et la promotion de la diversité de l’UNESCO de 2005 voulait permettre aux petites nations de se doter d’une politique culturelle nationale digne de ce nom. Mais aujourd’hui avec la crise de 2008 et le développement accéléré d’Internet 2.0 et des réseaux sociaux, ce sont toutes les littératures qui sont menacées et, ce faisant, le système d’expérimentation et de la valorisation sur lequel s’est construite la société humaine.

La  contestation du droit d’auteur, la crise  de l’économie de la culture, l’effondrement de la presse papier, la rupture de la chaîne du livre, du cinéma et de ses réseaux de distribution, fragilisent toutes les culturesde la planète. Pour résister à cette déferlante il s’agit désormais de passer de l’État-nation à l’État-Culture.

1C’est-à-dire étymologiquement « mouvement »

2Déplacements qui m’ont conduit de l’Italie au Canada puis du Canada en France

3Fulvio Caccia, La chasse spirituelle, Montréal, Le Noroît, 2005

4Michel Tournier, « Culture et civilisation », dans Le miroir des idées, pages 121-122, Folio 2882

5Edward Berney, le neveu de Freud allait se servir des découvertes de son oncle pour affiner les techniques de propagande et de manipulation des masses qu’utilisèrent avec succès les présidents américains avant d’êtres utilisés avec un succès non moins redoutable par le ministère de la propagande de Goebbels. C’est le serpent qui se mord la queue.

6Interculturalisme soit une politique ou modèle préconisant des rapports harmonieux entre cultures, fondés sur l’échange intensif et axés sur un mode d’intégration qui ne cherche pas à abolir les différences tout en favorisant la formation d’une identité commune.

7Ibidem

8 Cité par Milan Kundera, dans Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005 p.50

9 Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p.49

Pluralinguisme et poésie à Paris : de quelle langue es-tu et vice versa.

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FULVIO CACCIA

En ce premier juillet, la saison littéraire parisienne s’achève et l’une de ses manifestations majeures est passée presque inaperçue. Il s’agit de la rencontre : «De quelle langue es-tu ? La poésie contemporaine italienne dans une perspective transnationale plurilingue », qui a eu lieu à la librairie La tour de Babel de Paris, le 1er juillet dernier grâce à l’initiative de Mia Lecomte et de ses complices du centre CIRCE-Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.

On aurait tort de réduire cette rencontre entre les poètes Antonella Anedda, Marco Giovenale, Eva Taylor et le critique Fabio Zinelli de l’EPHE à un simple débat entre italianisants. Prenant au pied de la lettre l’injonction camusienne selon laquelle la seule patrie de l’écrivain demeure la langue, les instigateurs de la soirée ont proposé de déconnecter celle-ci du territoire qu’elle est censée représenter.

Entre langue et langage

La poète Italo-allemande Eva Taylor le 1er juillet à la librairie ” La tour de babel” de Paris

A l’heure du Brexit et des replis identitaires en Europe, cette hypothèse est une bouffée d’air qui réaffirme la vocation originelle de toute littérature : rendre compte de la condition humaine. Mais comment la traduire sans tomber de Charybde en Silla : soit dans le piège d’une littérature nationale avide de tirer à elle tout ce qui fait différence ou au contraire une littérature postmoderne qui déconstruit le matériau de la langue ne conservant que la virtualité du jeu pur. On trouve bien là l’opposition entre langue et langage, analysée par les linguistes et déconstruit naguère par un Jacques Derrida.

Pour illustrer cette polarité, l’œuvre de trois poètes a été mise à contribution. Si la poésie d’ Antonella Anedda est empreinte d’un lyrisme très contemporain, ce n’est qu’une apparence. Car elle est travaillée par le dialecte sarde de son enfance qui dédouble la langue d’écriture, l’italien, et lui donne tout son aplomb, c’est-à-dire sa gravité. Ces poèmes dialectaux à l’âpre sonorité latine ne revendiquent pas une identité régionale, explique le critique Fabio Zinelli ; on est loin en effet de la manière dont un Pasolini s’empare du frioulan comme manifeste politique. C’est au contraire de l’intérieur de la langue qu’ils agissent pour la tendre et faire advenir cette parole singulière qui s’échappe du plurilinguisme attribuée trop souvent à la seule déconstruction moderniste.

Formalisme postmoderne

Plus caustique et ludique, donc apparemment plus moderne, Marco Giovenale construit ses poèmes à la manière d’un Francis Ponge comme des modes d’emploi ironiques qui, à chaque mot, se ramifient pour devenir logorrhée dont le rythme seul fait sens. On y retrouve le formalisme de la revue Tel Quel dont la source remonte à Mallarmé et à Valéry, bien sûr, et qu’aujourd’hui un Jean-Marie Gleize prolonge avec une approche intertextuelle très affirmée. Approche dont se revendique également le poète italien en faisant de l’Oggettistica, titre de l’un de ses poèmes, l’objet de son travail sur la langue.

Mais qu’en est-il pour l’exil ? Le plurilinguisme lié à cette expérience peut-il renouveler la langue d’accueil ? L’italo-allemande Eva Taylor ayant fui naguère le communisme de sa patrie d’origine, en doute. «Nous ne sommes pas des cosmopolites mais des réfugiés », avait précisé en introduction Mia Lecomte en citant la poète Amelia Rosselli. La langue seconde sert ici à refroidir la brûlante expérience de l’exil. C’est la langue de la mise à distance.

Sa poésie la reflète à sa manière. Attentive aux menus détails du quotidien, aux changements d’atmosphère, ses poèmes sont autant des signes qui balisent un territoire qu’il s’agit de se réapproprier et donc de nommer en lui incorporant cette torsion syntaxique propre à ceux qui viennent d’ailleurs. Ainsi peut se réaliser en catimini, un certain travail sur la langue. C’est d’ailleurs l’une des leçons de cette littérature contemporaine qui, se percevant en tant que « littérature mineure », accueille sur le même pied le formalisme postmoderne, le poésie dialectale et les écritures venant de l’expérience migrante pour en faire le lieu de convergence d’une littérature postnationale.

Ce n’est pas le cas de la littérature française qui reste, quoiqu’on en dise, profondément nationale dans ses modes de réception. L’idée selon laquelle Paris demeure la capitale mondiale des lettres conduit ses opérateurs à penser que la littérature française en est le réceptacle naturel. C’est cette opération de naturalisation qui est advenue à travers le manifeste d’une littérature-monde signé en 2007 par le gotha des écrivains francophones et français et dont le journal Le Monde a fait grand cas. Voilà bien un réflexe d’une littérature majeure avec ses qualités indéniables d’accueil certes mais aussi avec ses défauts dont le principal consiste à voir les littératures d’ailleurs comme une expression exotique de sa propre centralité. Après Ionesco, Beckett, des écrivains comme Nancy Huston ou encore la mauricienne Ananda Devi, le martiniquais Edouard Glissant, le québécois Jacques Godbout, l’haïtien Dany Laferrière, le congolais Alain Mabanckou, le malgache Jean-Luc V. Raharimanana deviennent ainsi partie prenante de la littérature française.

C’est d’ailleurs tout l’intérêt de cette rencontre qui ne se contente pas de théoriser mais donne à voir presque in vitro les élaborations en cours au sein d’une culture qui se considère « en marge » selon l’acception même d’un Paul Valéry. Nul besoin de remonter à Dante ou Pétrarque qui très vite avaient perçu la fragilité congénitale de l’italien pour comprendre que c’est justement cette faiblesse – le déficit d’état unitaire- qui lui a permis de devenir durant le Cinquecento la langue européenne de la culture.

Die Weltliteratur

Aujourd’hui par rapport au français, à la forte armature syntaxique, l’italien se trouve donc plus à même d’ouvrir une nouvelle et très ancienne perspective sur la langue qui n’est plus seulement le marqueur dune identité nationale mais aussi le véhicule d’une culture qui dès l’origine a été transnationale. Or ceci passe par ce que Deleuze et Guattari ont appelé après Kafka une « littérature mineure » ; ce qui implique l’approfondissement de l’expérience de l’exil et de l’immigration. Car c’est en subsumant l’expérience migratoire dont elle est porteuse avec ces 25 millions de migrants en un siècle que l’italien peut contribuer à faire éclore, en concordance avec les autres langues, l’avènement de ce que Goethe appelait déjà de ses vœux en 1802 : la littérature-monde. Die Weltliteratur

La quatrième dimension

En faisant éclater la chaîne du livre, l’avènement du nouvel environnement numérique peut en quelque sorte la favoriser. Mais pour réaliser pleinement les conditions de cette littérature monde, les opérateurs des littératures nationales (c’est à dire les éditeurs, les critiques, les libraires, les journalistes à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales) doivent prendre en considération un quatrième élément et peut-être le plus difficile : l’œuvre des écrivains ayant publié en dehors de leur aire linguistique d’origine. En acceptant de « rapatrier » ces écrivains autochtones écrivant dans une langue étrangère, ces littératures se grandiraient non pas en récupérant les plus célèbres d’entre eux mais en rendant visible à la face du monde ce qui demeure caché : la nature plurilingue et transculturelle de toute culture nationale. Ce pari n’est pas gagné tant s’en faut. Mais des voix se font entendre désormais pour bousculer le postulat de l’ autochtonie littéraire comme celle de Lamberto Tassinari dont l’essai John Florio alias Shakespeare (éditions du bord de l’eau ) vient d’être publié cette année 1 . C’est pourquoi on ne peut que féliciter les instigateurs de cette rencontre et les encourager à poursuivre ce travail si nécessaire.

1Je vous invite à voir le débat qui a suivi la présentation du livre le 2 février 2016 au PEN CLUB français à l’adresse suivante. https://www.youtube.com/watch?v=Gp1fkhNbRPM

La transculturation, phénomène identitaire des Amériques ?

Lamberto Tassinari
Je vous propose un vieux texte, vieux quant à sa date de composition mais assez jeune, je crois, si on considère les enjeux dont il traite. Un peu d’histoire: à Montréal au mois d’avril 2001 je participais au colloque Le grand récit des Amériques: polyphonie des identités culturelles dans le contexte de la continentalisation, chapeauté par Frédéric Lesemann, Jean-François Côté et Donald Cuccioletta du “Groupe de recherche interdisciplinaire sur les Amériques”, en présentant une communication qui avait pour titre “La transculturation, phénomène identitaire des Amériques [?]”. Les actes du colloque ont été publiés la même année par les Éditions IQRC/PUL mais le texte de ma communication qui avait suscité quelques vives discussions lors de ma présentation, ne fut pas retenu par le comité de rédaction du recueil et cela sans qu’on me donne promptement des raisons plausibles. Je n’ai jamais officiellement protesté et la chose a été vite submergé par le temps…Maintenant les convulsions du capitalisme, la crise écologique évidente et des élections décisives aux États-Unis ramènent cet article à l’actualité.

Quand les organisateurs du colloque sur Le grand récit des Amériques (Montréal, 2001) m’ont invité à y participer, le titre de ma communication s’est imposé tout naturellement. Ce n’est qu’en cours d’écriture, toutefois, que j’ai compris qu’il était nécessaire d’orienter mon discours dans un sens plus critique, ce qui m’a fait spontanément ajouter un point d’interrogation au titre.

Il faudrait toujours commencer par se demander dans quelle mesure et comment une initiative intellectuelle touche le monde, contribue à le changer. À ce sujet, le groupe du Mauss (le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), avait bien formulé cette interrogation en affirmant, et cela était son mandat, que : « il faut que tout questionnement, outre que scientifique et épistémologique, soit aussi moral, politique et existentiel[1] ». Le manifeste du groupe poursuivait en affirmant qu’il faut vouloir changer le monde, même si on court le risque de faire rire de nous.

Je partage ces idées, cet engagement.

L’illusion américaine

J’ai vécu 36 ans en Europe, plus particulièrement dans quatre villes d’Italie, et 20 ans en Amérique, à Montréal. Je m’aperçois maintenant, vingt ans après, qu’au cours de mon expérience américaine je me suis fait, comme d’autres nouveaux venus, de colossales illusions au sujet de ce continent en croyant que beaucoup de choses fondamentales, impossibles en Europe, étaient, par contre, ici possibles. Que l’on soit Américain de naissance ou immigrant, nous tombons tous facilement, dans le piège du rêve américain. À cela il y a plusieurs causes, toutes bien connues et souvent répétées. La première est que l’Amérique, n’ayant pas vécu la sombre profondeur du Moyen Âge, semble légère et fraîche, libre ; une autre est l’hybridation fabuleusement rapide, confrontée à la lenteur européenne, qui donne aussi un sentiment de liberté; la troisième est que le capitalisme importé d’Europe s’est développé dans le Nord, notamment aux États-Unis, avec une incroyable vivacité (virulence), en instaurant une société horizontale présentée et vécue comme «la plus grande démocratie au monde». Enfin, mais cela peut-être est la cause première, l’espace. Selon l’interprétation de Jean Baudrillard, l’espace est en fait le principal responsable de la naissance de la mythologie de l’Amérique, car tout est fondé là-dessus tandis que, en Europe, tout est territoire.

Photo: Werner Volkmer
Photo: Werner Volkmer
Le grand récit

Avant même d’imaginer une citoyenneté des Amériques, il faudrait régler le problème civique dans chacun des pays de ce continent et, pourquoi pas, des autres aussi. Au Canada notamment et au Québec où, quarante ans après la Révolution tranquille, nous sommes à peine au début d’un échange dialectique, au bord de l’éclatement d’une crise entre les différentes composantes de la galaxie nationaliste, une crise qui pourrait amener à une refondation de la nation comme le souhaite Gérard Bouchard. Un mouvement, celui-ci, qui pourrait aller encore plus loin que ça et dans un sens beaucoup plus radical, jusqu’à voir l’idée même de «petite nation» se défoncer et aboutir à une solution plurielle canadienne, nouvellement fédérative et républicaine. À un État post-national, non idéologique, faible [2]. J’ai longtemps rêvé d’un Canada enfin post-colonial où les deux grandes cultures de la modernité auraient su fonder une cité autre à travers une véritable catharsis transculturelle. La transculture vue comme la conscience, le désir et la poursuite officielle de la transculturation qui en représente le processus. J’ai entretenu ce projet utopique pendant une longue période comme animateur, avec d’autres, du magazine transculturel ViceVersa fondé à Montréal en 1983. Cette revue, publiée en plusieurs langues sans traductions, en treize ans d’activité, a apporté à la cause de l’imagination sociale le fruit théorique, je crois, le plus valable : son existence même, sa parution physique. Elle a été exemple et modèle d’une vision transculturelle de la société que nous n’avons pas, malheureusement, réussi à transmettre politiquement à quelque niveau que ce soit. Peut-être que le temps n’était pas venu, comme on dit. Fausse conscience et mots d’ordre nationalistes à Québec comme à Ottawa, avec d’autres causes structurelles, n’ont pas permis au magazine à influencer d’aucune manière appréciable la sphère sociale et politique. Aujourd’hui, toutefois, quelque chose doit avoir changé si l’écrivain et essayiste Jean Larose peut écrire, parlant des Québécois dans son mémoire présenté aux états généraux sur la langue, au printemps dernier, que « nous sommes Anglais et Américains ». Peut-être que les temps annoncés par ViceVersa sont finalement, timidement arrivés.

Américanité ?

Je me pose la question : existe-t-il une spécificité américaine, une américanité ? Oui, elle existe. Mais sa signification est incertaine et elle ne garantit ni ne résout rien sur les plans théorique ou pratique. Américanité semble être synonyme de transculturation, et transculturation signifie métissage, hybridation, osmose, créolisation, fusion, etc. Tous phénomènes qui renvoient à l’échange pacifique, à une dimension démocratique. Mais l’américanité, à l’échelle du continent, se révèle plutôt comme un «en puissance», un devenir naturel et spontané, qui s’est peut-être réalisé à quelques reprises ici et là, surtout en Amérique centrale et dans les Antilles, comme énergie qui fait fondre des corps, des langues, des cultures. Aux États-Unis, ce phénomène ne s’est manifesté que d’une manière incomplète et ambiguë, celle du “melting pot” où les Afro Américains, ainsi que d’autres minorités, n’ont jamais fusionné. Et pourtant, malgré ce manque, ou grâce à lui, l’américanité des États-Unis est devenue mythe. Vertu ineffable reliée à la façon de vivre l’espace. C’est ça, la liberté américaine. Pour Jean Baudrillard, l’Amérique est « l’espace où toutes les cultures, toutes les ethnies, toutes les fonctions peuvent se donner libre cours [3]» et, ajouterais-je, dépenser. C’est la mythologie, le mensonge du rêve américain : ce que l’Amérique, les Amériques, promettent, annoncent mais qu’elles ne maintiennent pas. Le titre de ma communication aussi reflète, je le répète, cette idéologie: la transculturation a été un processus spontané qui n’est jamais devenu devoir-être, programme social et politique dans permisaucun pays américain. Le pays qui s’est le plus approché d’une politique transculturelle a été, il faut le dire, le Canada avec sa Loi de 1971 sur le multiculturalisme qui a fait de cette politique la doctrine officielle censée régir les rapports entre les différentes cultures composant la mosaïque canadienne. Mais cette doctrine d’État n’est que l’extension, de nos jours on dirait politically correct, de l’affirmation des droits de l’Homme et du citoyen, issue de la Révolution française. Certainement pas «lettre morte», mais pas lettre vivante non plus. En tant que tel le multiculturalisme n’a été qu’une approximation maladroite de ce que pourrait et devrait être une politique transculturelle. Dans le cercle de la revue ViceVersa, nous aimions répéter avec un brin de suffisance que la transculture était la vérité du multiculturalisme. En d’autres termes, le multiculturalisme a représenté le maximum de ce qu’a pu et peut offrir une démocratie capitaliste sur le plan du droit à la différence culturelle et à l’égalité. De nos jours, le succès théorétique du terme transculturation, forgé en 1941 par le Cubain Fernando Ortiz, est un succès académique dans tous les sens du terme, c’est-à-dire élitiste et velléitaire, un succès accompagné d’un mélancolique manque de développements sur le plan politique. Il suffirait de considérer l’état de la démocratie canadienne, coast to coast pour se rendre compte des graves lacunes dont elle souffre dans des secteurs vitaux comme la finance et la fiscalité, la lutte contre la criminalité, l’environnement.

Critique du Nouveau Monde

Dans la première moitié du XIXe siècle, où la notion de progrès faisait un consensus presque universel en Europe, l’Italien Giacomo Leopardi, ni historien ni économiste mais poète qui se révélera à la postérité comme un philosophe surprenant, adresse des propos sarcastiques à la civilisation des États-Unis, pays modèle déjà pour tout progressiste de l’époque. Du reste – écrit-il dans un poème en prose de 1836 – elle ne se privera pas, cette généreuse race humaine, de tremper ses mains dans le sang chéri des siens; au contraire, on verra couverte de carnages l’Europe et la terre de l’autre côté de l’océan Atlantique, cette jeune nourrice de la vraie civilisation, chaque fois qu’un malheureux différend à propos de poivre, de cannelle ou de toute autre épice ou bien de canne à sucre ou qu’une contestation quelconque dont l’argent est l’objet amènera des armées composées de frères à entrer en lutte[4].

Leopardi est l’un des rares écrivains et penseurs européens à se faire très peu d’illusions sur le Nouveau Monde après avoir aisément constaté sur quels principes se fonde la nouvelle civilisation. En effet, transplantées en Amérique du Nord, la production capitaliste, l’économie de marché, avec d’autres idées et techniques modernes issues du Vieux Monde, sont devenues ce que nous voyons. Très vite le libre marché a tout bouffé et, un siècle et demi plus tard, l’on se demande ce qui resterait de cette civilisation si nous supprimions le marché.

Donc, si américanité est synonyme de transculturation, il faut convenir qu’elle est programme vague, objectif incertain. Non pas réalité. Les États-Unis sont le centre névralgique, le moteur et en même temps le point de crise, le trou noir des Amériques comme ils le sont de la planète entière. Ils sont le lieu où se joue le sort du rapport entre capitalisme, socialisme et démocratie, car c’est ici que le capitalisme a produit son maximum d’efficacité en réalisant le maximum de démocratie compatible avec le système. Il faudrait reprendre en société, par des mouvements et des groupes de travail politique, je veux dire à d’autres niveaux qu’académiques, la réflexion sur l’analyse de Joseph Schumpeter qui estimait, il y a plus d’un demi-siècle, que le capitalisme est destiné à succomber à son succès et non pas à ses échecs[5].

Photo: Werner Volkmer

Au moment même du succès incontesté du capitalisme il y a donc de quoi espérer ! Et pourquoi globalisation ne pourrait-elle pas être la maladie sénile du capitalisme, celle qui va le faire, littéralement, éclater de santé? C’est le capitalisme, ce Bien-portant imaginaire, pour paraphraser Molière, qu’il faut soigner. C’est alors qu’on pourra créer une pleine citoyenneté et enfin écrire le grand récit des Amériques. Une citoyenneté nouvelle, autre, c’est-à-dire un état civique, politique mais aussi économique, aux Amériques comme en Europe, en Asie comme en Australie : le grand récit du monde, quoi ! L’état moderne, la res publica moderne n’ont rendu possible, depuis deux siècles, que l’affirmation théorique, juridique, abstraite de l’égalité des citoyens, ce qui laisse de côté la solution des injustices sociales et économiques, la dignité humaine, et finit pour nous laisser dans une démocratie fort imparfaite. Il faut développer jusqu’à l’intolérable le potentiel démocratique de ce système afin que, en s’affirmant, les principes démocratiques transforment les principes du profit en reliant la “main invisible” d’Adam Smith à un cerveau rationnel et sensible. Utilitarisme à outrance, en appliquant au capitalisme sa propre logique, voici la thérapie qui pourrait être fatale au capitalisme. Le vacciner, pour ainsi dire, ce Bien-portant imaginaire, pour réussir à éliminer tout ce qui n’est pas utile, non pas à une caste de privilégiés mais à la société entière. Une citoyenneté des Amériques a du sens à condition qu’on s’organise à l’échelle du continent contre une économie panaméricaine de marché (qu’annoncent tous les accords, en cours et à venir), en faveur d’une économie panaméricaine avec marché selon la vision du groupe du Monde diplomatique. La logique du marché global à laquelle toutes les économies nationales de la planète adhèrent est en train de liquider l’État-Nation. Cela serait, d’après moi, un bien si les États-Unis n’étaient pas les seuls à vouloir survivre à ce processus en tant qu’ État-Nation par excellence qui détient le pouvoir presque total sur le reste du monde. Mais ce ne sont pas les seuls Etats-Unis qui sont la cible. C’est une hypocrisie qui cache la farouche compétition entre capitalistes, celle qui identifie dans les États-Unis les seuls ennemis des cultures nationales faibles. Le monde entier regorge d’Amerikaners, les Américains du reste de la planète, producteurs dans le plus pur style américain et hollywoodien de marchandises allant des automobiles aux programmes de télévision et virtuels, au cinéma, aux livres, à la publicité. La spécificité culturelle est un leurre si l’offensive contre la marchandise culturelle américaine ne naît de l’action d’individus, de groupes, de communautés tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des États-Unis, qui soient porteurs d’une autre vision du monde, essentiellement différente de la vision dominante, capable de contester non la simple et pure provenance géographique de la marchandise mais justement son caractère de marchandise culturelle.

Ce qui mènerait vers une société transculturelle authentique, laquelle pourrait affronter autrement la difficulté capitale de ce continent : le rapport avec les Autochtones. La relation des Européens avec les peuples autochtones des Amériques a été vécue comme une tragédie sans issue, car l’impact originel entre les corps, les techniques et la pensée des Blancs et ceux des Indigènes a produit une distance qui, comme celle entre Achille et la tortue, ne pourra jamais être comblée, un dommage irréductible, que seule la “renonciation” aux fondements de notre civilisation pourrait guérir. Les découvreurs-colonisateurs-civilisateurs-évangelisateurs débarqués dans les Amériques, en s’apercevant que ces terres étaient “occupées”, auraient dû civilement rebrousser chemin en se limitant peut-être à laisser des missions diplomatiques auprès des peuples visités. Ils ne l’ont pas fait. Ce qui oblige leur postérité à réparer, pas avec des dollars et quelques réserves mais, tout simplement, en changeant de civilisation ! Deux citations en guise de conclusion :

 Max Weber a dit, il y a presque un siècle, que « il faut arriver au désenchantement pour pouvoir débuter la grande politique ».

Nous y sommes.

 Horkheimer et Adorno écrivent dans l’introduction de Dialectique de la raison : « Il ne s’agit pas de conserver le passé, mais de réaliser ses espoirs ».

Ce qui peut bien demeurer notre devise.

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[1] Alain Caillé, Critique de la raison utilitaire. Manifeste du Mauss, La Découverte, 1988.

[2] Les termes de «faible» et de «faiblesse forte» ont été utilisés dans l’ébauche d’une théorie transculturelle entreprise par Fulvio Caccia et moi-même. Nous les avions élaborés à partir de la lecture de philosophes tels Gianni Vattimo, Gilles Deleuze, Félix Guattari mais aussi, directement, de Nietzsche et Heidegger.

Vers la fin des années 1980 j’écrivais: « L’immigrant perd souvent sa culture et sa langue. Nous voulions renverser cette image négative et présenter la faiblesse de l’immigrant comme une force. Il nous semblait nécessaire de déplacer le centre d’une culture donnée pour intégrer les autres, d’oublier nos nationalismes respectifs sans perdre pour autant le sens de nos cultures d’origine. La transculture est un humanisme basé sur l’idée que les cultures fortes sont condamnées (…) L’éclatement de l’identité forte traditionnellement associée à ces cultures coïncide avec l’émergence de nouveaux sujets sociaux, métis issus de la périphérie des empires, porteurs d’une révolte, d’un désir de subversion d’autant plus radical qu’il n’est ni politique ni idéologique. (…) Cet humanisme présuppose une personnalité non fermée, non finie, impure. Une identité qui n’enfonce pas ses racines dans le terroir, qui soit multiple sans pourtant être bâtarde, qui ne soit pas normale.» Lamberto Tassinari, La ville continue. Montréal et l’expérience transculturelle de ViceVersa in Revue internationale d’action communautaire, 21/61, 1989 ; maintenant in Utopies par le hublot, Carte blanche, 1999, p.13-28.

[3] Jean Baudrillard, L’Amérique ou la pensée de l’espace in Citoyenneté et urbanité, p.162, Esprit, 1991.

[4] Giacomo Leopardi, Palinodie, traduction française , Allia 1997. C’est moi qui souligne. L’argent est la valeur ultime, la «res» la plus «publique» de la république étatsunienne.

[5] Joseph Schumpeter, Socialism, Capitalism, Democracy, 1942.