Karim Moutarrif
À l’Ouest
Nous marchions, ma fille et moi, le long d’une ancienne manufacture, au bord du fleuve, devenu canal en partie, comme toujours. Une de ces grosses bâtisses de la fin du XIXe.
Elle m’a demandé ce que c’était, je lui ai conté un brin d’histoire. Parole faisant, je me suis rendu compte que je parcourais avec elle un espace du passé. Mort pour n’avoir plus d’utilité. Un espace immense délaissé. C’était à l’Ouest.
Un espace d’une mémoire intense, j’en mettrais ma main au feu, pour faire de l’humour noir, où des milliers et des milliers de vies se sont croisés, ont cohabités, ont trimés.
Et là il ne restait plus que le hululement du vent entre les murs et le toit défoncé..
C’est vrai qu’en regardant ces vieilles bâtisses, les tripes se nouaient.
Avec mon esprit tordu, j’ai tout de suite pensé, combien d’accidents de travail, combien de morts pour que le capital scintille, comme les romains faisaient le mortier avec du sang d’esclave. Juste là, au coin du siècle passé, dans le fond, on avait continué à faire la même chose, autrement. Pendant que mes pensées morbides m’occupaient l’espace mental, de l’autre côté, loin du fleuve, la société que Rostov, qui croyait avoir tout compris – normal, il était états-unien- avait baptisé avec une prestance redoutable, la société post-industrielle, prenait toute sa vigueur. En fait, si nous étions venus visiter le cimetière aux éléphants c’était pour trouver un territoire de repli, loin du bruit continu du down town. Étrange inclination, quand le brouhaha, les projecteurs et toute l’attention matée étaient ailleurs.
Il n’y a rien de plus paisible qu’un cimetière.
Ce territoire aux antipodes de la productivité était un miroir. Celui des machineries qui se sont arrêtées à jamais. Celui du feu et du métal en fusion coulant comme une lave rouge attisée, impitoyable, dans les moules. Et un peuple de la nuit bigarré qui s’activait dans des conditions insoutenables, que seule la misère convainc à l’endurance. J’ai pensé à quelques images qui pouvaient illustrer ce monde où je vivais et dont j’étais témoin. Ce monde qui avait l’oubli fulgurant. Qui effaçait sa trace au fur et à mesure qu’il avançait. Quelques clins d’œil pour un univers qui n’avait plus rien à voir avec ça.
En reconstituant celles-ci j’ai obtenu ce qui suit.
Rencontres d’un nouveau type
Si je regardais les choses sous emprise, je dirais que je n’ai plus le temps. Je ne connais pas de lieux de rencontres qui soient sains. Je rentre chez moi crevé et je n’ai guère envie de faire du social quand j’ai juste besoin d’écouter mon corps. Mais ma libido me harcèle pour que je lui consacre du temps et j’essaie de le trouver. Alors en attendant de le trouver je parcours de temps en temps des annonces de rencontres. Surtout j’essaie de m’imaginer les portraits de femme sur lesquels je m’attarde. Les descriptions se font toujours en termes élogieux, maniant le verbe à vous en donner le vertige. En quelques phrases lapidaires on vous brosse un portrait. J’ai même entendu parler de compétitions où vous n’aviez que quelques minutes pour séduire votre vis-à-vis. Il fallait être un sacré virtuose et je n’avais pas l’âme adéquate. J’égrenais ces annonces entassées les unes sur les autres, se bousculant pour essayer de passer les unes avant les autres dans un embouteillage réel. Laquelle croire ?
Elle
Fascinante de beauté
D’intelligence
De sensualité
Le silence se fait
Quand elle passe
Dans nos fantasmes nous mettons des mots sur les choses, la plupart du temps sans vraiment y penser. Comme on dit être sexy sans savoir de quoi on parle. A moins qu’on ne veuille détourner l’interdit qui régit la sexualité pour dire quand même quelque chose qu’on ne peut pas nommer, sous peine de sanction. Moi qui avait passé des années à connaître juste une femme, je me demandais après la fin de cette histoire comment il serait possible de comprendre quelqu’un, d’un simple coup d’œil, en quelques mots de description. Et si le silence se fait sur son passage c’est parce que les femmes sont des proies. Quand on n’est pas chasseur, on est excommunié, dans une bataille où chacun veut devenir le chef de la meute et les avoir juste pour lui. On pouvait ne pas adhérer. La fin du deuxième millénaire et le début du troisième n’avaient rien changé à cela pour moi qu’ avait du mal à communiquer juste avec une personne à la fois.
Sylvie cherche
Un homme à sa mesure.
Comme vous vous feriez tailler un costume sur vos proportions. Sylvie cherche un homme à son niveau de supériorité sociale, sans le dire vraiment. Si l’on fouille un peu, la modestie n’est pas toujours le fort des chasseurs d’ « amour ». Qu’est ce que l’amour, celui du christ, des ébats sexuels où un sentiment indéfinissable et très prenant qui rend deux êtres dépendants l’un de l’autre. Ou peut-être juste l’un des deux. Un dominant et un dominé comme dirait Fassbinder.
Mais en même temps il faut que je me projette comme un homme décrit par une annonce en lisant les portraits que les hommes se font d’eux-mêmes. Tenter d’y trouver ma place tant bien que mal.
Lui
Il a trente ans
Il réalise le tour de force
D’être beau
Grand
Intelligent
Cultivé
…Et charmant
Il a
En dehors
De ses qualités professionnelles
Vingt-deux mille francs
Un humour savoureux
Et de nombreux centres
D’intérêt
Il a une voiture de sport d’un modèle historique, il est toujours bien habillé. Cravaté car il navigue dans le monde des affaires. Pour ma part, ce conformisme de la tenue m’écrasait.
C’est un macho qui se déguise en séducteur. De séducteur en prédateur. Il accumule un tableau de chasse. Comment ce la se gère t’il sur toute une vie.
Je le connais. Je les connais. Nous allons vers des relations de plus en plus plastifiées.
Beau, grand, intelligent, il fait partie d’une élite choisie par le destin pour être un modèle de masculinité. A côté de lui, je ne suis qu’un nabot, disqualifié d’office. Je ne suis pas ce qu’on pourrait appeler beau. Quand je me regarde dans une glace ce n’est pas ce qui m’est renvoyé. Je ne suis pas grand, plutôt dans la moyenne discrète et je ne fais pas de body building. Je n’arrive certainement pas dans le peloton de tête.
Il ou elle adorent
La forte personnalité
Recevoir des amis
Et partager avec eux
Des moments chaleureux
Des moments où on se montre socialement. Des moments où l’on montre ce que l’on veut. Comment on voudrait être vu sans accéder à la face cachée de la lune que l’on a du mal à regarder. L’image fugace et factice sans jamais parler vrai. La vie comme un show, tout dans l’apparence. Mon vieux grigou de grand-père, qui en a collectionné des blondes, c’était dans les mœurs, disait « Ô toi le décoré de l’extérieur, comment vas-tu à l’intérieur ». Quant à ma personnalité, j’étais plutôt du genre à raser les murs en évitant les grands débats. Je n’ai pas beaucoup d’amis mais je partage quand même avec eu des moments chaleureux sans faire de bruit.
Vous possédez
Classe
Education
Et vous êtes décidés
A réussir votre vie
Dans tous les domaines
Vous seul(e) manquez.
A son bonheur
La classe et l’éducation, on y croit à vingt ans, quelques années plus tard c’est déjà du mensonge. Avec les années la scoliose ressort et on ne la cache plus, elle fait partie du portrait. Les prolétaires n’ont aucune chance, ce qui laisse la place aux autres. Ceux qui à force d’entraînement l’on acquise à l’arraché. Je n’avais pas le pouvoir du rouleau aplatisseur et je ne pouvais m’étendre sur plus que quelques domaines de la vie. Mon amplitude était ainsi très limitée. Je ne pouvais pas prétendre au challenge et je ne comprenais pas ce que voulais dire réussir sa vie, puisqu’elle n’avait rien d’un examen. Je la voyais plus comme un parcours d’obstacle et il n’était pas évident de pouvoir tous les éviter. Sans parler de décider, avions vraiment la maîtrise des décisions que nous prenions, j’étais plus calculateur, je procédais comme d’antan les oracles. Je me disais ni oui ni non, j’attendais le vent favorable et parfois la mer était d’huile. Je serais plus du genre à faire les courses solitaires autour du monde dans l’océan de ma tête.
Elle
Très belle
Brune
Elégante
Et raffinée
Laborantine
La blondeur des blés mûrs
Un regard bleu de mer
La poésie est difficile à gérer tous les jours et l’inspiration peu propice à la traque. Elle était plutôt fluide, difficile à piéger. Pour ce qui est des blés mûrs je ne les voyais qu’à une période de l’année. Quelquefois la sécheresse les brûlait dès le mois d’avril, sur les terres arides. Avec le temps elle se fanait. Dans un regard bleu de mer je me perdais comme dans un océan, il ne m’en fallait pas beaucoup. Mais une fois perdu, cela prenait du temps pour me retrouver. Le raffinement coûtait de l’argent et les milliards de pauvres de la planète passaient à côté sans le voir. Toute une vie.
Lui
Directeur de société
Grand
Bel homme
Trente huit ans
A l’excellente présentation
Classique
Plein d’énergie
D’humour
De punch
La routine n’est pas faite pour lui.
Il faut avoir l’air d’un pistolero, capable de dégainer plus vite que son ombre. Les femmes aiment ça, paraît il. Mais tous les hommes n’étaient pas des guerriers. J’étais plutôt du côté de l’intendance prenant un réel plaisir à faire la cuisine comme on compose des morceaux de musique. J’étais au pire aller un homme de troupes, un fantassin à qui la direction des choses échappait totalement. Mon énergie était fluctuante comme le climat et je faisais de l’humour noir quand j’étais en forme. La routine plus forte que moi, m’emportait et j’attendais toujours la sortie de l’œil du cyclone.
Il et elle voudraient
Créer un foyer
Chaleureux
Et accueillant
Où chacun trouve
Sa place
Et son sens
Mais en fait, une fois les masques abattus, ne seraient ils pas en quête de tendresse ? Nous étions tous des cro-magnons dissimulés, à la recherche du feu, pour lutter contre le froid de l’hiver et de l’humanité contradictoire. A la recherche de bras pour nous enlacer, de corps pour se réchauffer.
Lui
Intelligent
Cultivé
Que tout intéresse
Elle
Blonde
Aux yeux pétillants
Te dit à demain
Vu sous cet angle, c’est un couple prometteur qui se profile, entre intentions et réalité. Je ne dirais pas à demain à n’importe qui, après juste un clin d’œil, de peur de brûler dans les étincelles d’un regard.
Cher correspondant
Si tu réponds
Nous pouvons
Ensemble
Fonder un foyer harmonieux
Méthode efficace
La vie est une longue partie de poker, en répondant je pourrais perdre. J’aurais trop peur de la prétendue efficacité qui semble de plus en plus balayer nos existences. Je rêvais de rencontres simples, celles de la vie de tous les jours. Mais finalement, nos existences glissaient les unes à côté des autres, visqueuses, insaisissables. Incroyablement muettes.
La multitude accentuait la solitude puisque nous n’avions plus le temps de nous arrêter devant le nombre.
Il connaît
L’art de rester lui-même
En toute circonstance
Et apprécie
Par-dessus tout
Le naturel
L’humour
La simplicité
Vos enfants seront les bienvenus
Il faut aussi parfois passer par les arts martiaux pour jouer, alors que le mensonge faisait partie intégrante de nos vies. Quand on répond ça va alors que ça ne va pas du tout, qu’on ne dit pas tout de peur de heurter, pour éviter le conflit, pour paraître gentil. Quand tu me dis que je suis beau alors que tu ne le penses pas une seule seconde. Et si les enfants ne m’aiment pas qu’adviendra t’il de notre association.
Bon à découper
Et à retourner au correspondant
Je vous aime numéro 97102
C’est ouvert tous les jours
De dix heures à dix neuf heures
Plus jamais seul(e)
Dès ce soir
D’autres ont réussi
Pourquoi pas vous
Là je voyais des colis avec des étiquettes d’expédition et la journée continue, la semaine sans fin, pour traiter mon cas comme dans une chaîne et comme au loto une probabilité de plus en plus aléatoire. Au même moment les humains étaient devenus ressources et la solitude un marché planétaire où vendre des antidotes. Comme toutes ces crèmes qui vous rendront votre peau d’hier quand le corps est une machine qui s’use. Comme ces docs qui parcouraient le Nouveau Monde avec des philtres et autres potions et qu’on ne voyait qu’une fois. Après avoir arnaqué le chaland, ils disparaissaient à jamais. La terre était vaste et jonchée de crédules prêts à croire au miracle.
Solitaires
Qui cherchent
L’âme sœur
Ayez le réflexe
Anti solitude
Pour réchauffer votre cœur
Cet hiver du troisième millénaire
Qui cherchez vous
Il n’y avait plus de fêtes de village, plus de village, que des images. La solitude était devenue un mal répandu, plus efficace que le sida. Un mal incurable pour lequel on passait des médecins aux marabouts puis aux rebouteux et enfin aux sorciers. Je cherche quelqu’un, je ne sais pas qui, peut-être pas une bouillotte pour mon coeur. L’hiver viendra me voler une autre année de mon existence, me soumettre à ses exigences.
Belle comme le jour
Et pourtant simple et sans prétention
Ou
Fabien huit ans
Et son père trente septembre
Rech.
Gent.
Et douce maman
Goûts simples
Souriante
Pour repartir…
Sérieusement.
* * *