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Ode, Gratitude, Héritage vécu, ressenti… Carlo Bengio

Carlo a été un extraordinaire cher ami pour une brève période entre la fin des années 1980 et 1995, avec Célia, sa femme et Patricia, la mienne et les amis du magazine ViceVersa nous avons beaucoup parlé, discuté, mangé et beaucoup ri. Carlo, un explosif, génial non-Jewish Jew, en 1993 a mis en scène dans un théâtre de Montréal un patchwork fou sur Antonin Artaud pour le dixième anniversaire du magazine…

Je laisse son petit-fils Patrick parler de lui…ciao Carlo. (L.T.)

 

Patrick Bengio

Mon grand-père que j’aimais et que j’aimerai nous a quitté en avril 2019. Sa voix, parfois grande et tonitruante, parfois timide et effacée derrière l’humilité, cette voix souvent secouée de rires profonds et sincères qui font plisser les visages en grandes rides à vous plisser les yeux et embrouiller la vue, cette voix qui a tant résonné dans mes oreilles toute ma vie, ne résonnera plus jamais.

Interjections

Voix : Carlo Bengio. Extraits choisis dans ”Interjections”, Antonin Artaud Composition : Patrick Bengio, Gamelan Gong Kebyar: Atelier de Gamelan de l’Université de Montréal, 2016.

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Carlo fut une personne très importante au niveau familial et dans mon identité personnelle. Il fut un de ceux et de celles qui ont eu un rôle décisif dans mes choix de vie, dans ma vision de la vie et dans mon développement artistique.

Balloté entre philosophie, politique, science, art et théâtre, communisme et anarchisme, balloté entre le Maroc de sa jeunesse et son Québec d’accueil en passant par la culture française coloniale, d’origine judéo-marocaine mais autant athée (ou plutôt Spinoziste!) qu’anti-sioniste, et avec un dédain, quasiment une crainte (?) du superflu, de l’autopromotion complaisante, ou même de l’autopromotion tout court, tout cela ou presque, il semble, a coulé, a été transmis à ses enfants et à ses petits-enfants dont je suis. Et ce sans autorité, sans grande pompe, simplement par la force de l’exemple et de l’être.

Ainsi c’est le plus naturellement du monde que Carlo m’a, très tôt, ouvert les portes de l’univers artistique. Quand j’étais enfant ou pré-ado, il me parlait, de temps en temps, tout bonnement, de ses créations théâtrales et de son processus du moment. Il me semble que je ne comprenais vraiment pas toujours, c’était assez philosophique ou abstrait mais, c’était sans aucune pression de comprendre, donc sans frustration… il me partageait, simplement, son univers à lui, tout comme durant les rencontres familiales. Je me rappelle de bribes de répétitions générales ou de spectacles… ces salles de théâtre, quels vastes lieux pour un enfant ! Derrière chaque ombre, chaque couleur, chaque rideau, chaque console d’éclairage ou de son, quel monde caché, quel paramètre encore insoupçonné de la vie ?! Et ces comédien-nes avec leurs expressions loufoques, leur maquillage épeurant, leurs interactions étranges, quels personnages bizarres !! Il existerait donc un monde au-delà du réel ?

(Bien sûr je ne pensais pas avec ces mots-là quand j’étais enfant, c’est bien sûr une rétrospective d’adulte, hé hé hé …)

Adolescent je fus souvent présent à un endroit ou un autre dans ses pièces de théâtre – à la régie plusieurs fois, à la console, et même (!) par deux fois, un petit rôle sur scène, ha ha! En retirais-je une certaine théâtralité, non pas en talent (car là ne résida point mon talent !) mais simplement dans certaines façons d’être et de voir le monde ? Je ne sais pas.

Mais ce n’est pas le théâtre, parmi les arts, qui au final excita mon imaginaire et ma passion, c’est la musique. L’art le plus abstrait. La philosophie moins les mots. La science moins la finalité. Le discours moins le rationnel. Juste du corps en vibration, en é-motion. Je fus bercé dans ma famille, une famille créative, sans musicien.ne professionnel.le pour autant, par toutes sortes de musiques très diverses, des musiques qui vous forgent l’imaginaire à grand coups de contrastes et de non-conformité. Je fus bercé notamment par les magnifiques musiques du Maghreb et du Moyen-Orient, autant de par Carlo que de par le reste de ma famille, paternelle et maternelle.

Or, une des toutes dernières pièces de Carlo fut le théâtre d’une de mes toutes premières créations diffusées en public, car il m’avait confié la création de la bande sonore de cette pièce, le ”Tourniquet”, de Georges Lanoux. Cette époque est en phase avec l’époque de l’acquisition pour moi indélébile et qui me suivra jusqu’à la mort, d’une identité. Musicien. Créateur. Une des raisons (pas la seule…) qui font que le soir, j’ai presque toujours hâte au matin.

La dernière collaboration que j’ai pu effectuer avec lui fut celle-ci, ”Interjections”, prélude et support artistique pour une intervention qu’il a donnée lors d’un colloque sur Gilles Deleuze en 2015 à Cerisy en France. Vous y entendrez la voix de Carlo résonner et tonner sur un texte d’Antonin Artaud, extraits choisis dans ”Interjections”.

A un giovane poeta,

„Briefe an einen jungen Dichter“

Jean-Charles Vegliante

Photo Mia Lecomte

Per cominciare a scrivere, se scrivere vuoi, devi leggere e leggere ancora, non solo poeti ma letteratura varia il più possibile, con una certa preferenza data a testi cosiddetti poetici. Poi, non devi mai sentirti in obbligo di niente, nemmeno di scrivere alcunché – tipo: cascasse il cielo, tre pagine al giorno –, se non ti credi spinto quasi tuo malgrado all’atto temerario di scrivere. Ogni vera scrittura è necessaria, e a rischio. Deve perciò servire a qualcosa – o perlomeno a qualcuno (il famoso “almeno un lettore”). Questa sarebbe la cornice o gabbia, per così dire etica, del tuo futuro mestiere.

Non ti lasciare irretire da pezzulli creduti à la mode come:

Vivi ora, fallo subito, la vita è breve. Vissima. Sima. Ed è subito pera. Avvocato accoltellato alla gola dalla ex compagna; è morto. Spreco di cibo, gravissimi due centauri. Per vivere col sorriso la stagione del foliage. Il sindaco di Sant’Agata parla di “rammarico per quanto avvenuto”. Rumori di fondo, sciame elettronico. E quando ci lascerà questo brusìo insensato e noioso? Mellie Pinco, selfie sexy su Instagram in lingerie nera e tacchi: l’ex modella stupisce e fa subito il pieno di like. Niente di personale, sia chiaro, a me sta a cuore il futuro del paese se prima di morire lascia un milione di euro al comune. Il giovane ha cercato di avere rapporti con un cumulo di foglie secche cadute in strada: arrestato. Ovviamente lo scatto è stato fatto in modo tale da non mostrare le intimità né della madre e né del figlio. Per me sei incommensurabile detto ciò. Posa nuda a 46 anni: lieve ischemia. Il codolo è la parte terminale di una lama andata molto storto se la soluzione è di tenere un coltello alla gola. Sono single e felice ma voglio innamorarmi. Ne ho il sacrosanto diritto oddio. Resta impigliata al cancello di casa: muore a 18 anni. Totalmente WTH cioè.

In tempi di Internet e di social, diffida innanzitutto dell’allusività, dei sottintesi, del “va da sé” fra amici (anzi friends). Pensa che molti interventi commenti accidenti hanno là una durata di vita molto breve, e dopo due o tre mesi non vengono più compresi da chi volesse (per caso) ancora leggerli – ma perché, mi chiedo? – Tu devi scrivere come se fossi convinto di diventare, bene o male, un classico; un classico moderno, s’intende, o addirittura ipercontemporaneo. Ossia uno che, al momento della stesura, si sia posto “en avant” (Rimbaud). Vale a dire: rivolto a lettori possibili, “a venire” (Fortini), sempre e ovunque. E magari pure in quanto autore postumo, non importa.

Diffida pure di quelle sensazioni che ti saranno parse sicuramente profonde e poetiche, ma diventate incomprensibili addirittura a te stesso, dopo un certo intervallo. Così alcuni brandelli di frasi o quasi versi regalati nel sonno o dormiveglia, deludenti quando non siano già cancellati al risveglio. Come: Dammi forte la mano per entrare nel bosco. Brivido del crepuscolo. Mi stimolava osservare il modo bizzarro in cui alla luce del sole si aggregava la polvere, nei posti meno prevedibili poi. Il pomeriggio opprime chi è nell’attesa di un qualche evento. Vagava il pensiero del nulla per conto suo, mentre ero circondato dal ronzio di molte mosche, invisibili fuori della finestra, fuse nell’aria. La luna dicotoma lucentissima quasi posata sul tetto richiamava il profilo di lei, impenetrabile e pregno di un’indefinibile rancore, provocandogli uno strazio quasi doloroso. E se fosse partita Penelope? Un’angustia da cui non usciva se non precipitando di colpo in un sonno greve, serrato come una canna di pozzo. Come galleria profonda di talpe timide. E musica sommersa calamitata dalla gravità intorno. Ballavamo lentamente, appiccicati aaah.

Dire quell’alba era indimenticabile non basta; tanto, nessuno l’avrà vista come te. Ma pure l’alba di albedine (allitterazione + figura etimologica e quasi dittologia) sarebbe insufficiente a fare di un vago “poetico” poesia. Questa è in genere restia ai sentimenti. Anzi, rifugge dalle emozioni (T.S. Eliot), senza negare pertanto che “senza emozione non si dà poesia” (Max Jacob). La poesia è di per sé paradossale. Perché dovrei subire quegli ombelichi infossati fra onde sovrapposte di ciccia – eppur denudati – solo in omaggio (pregiudiziale) alla moda dell’anno? Così come il “so romantic”, neanche l’invettiva di per sé fa poesia. E nemmeno l’apparentemente “semplice” quotidianità (Andreas Becker insegna: “Parole come bigodini, come mollette, parole come popolari”). L’antica definizione di Dante non contemplava niente di tale (bensì: invenzione – la fictio –, costrutto con retorica, musicalità) e insisteva sull’unità o sintesi dell’insieme (il poiein, alla fine, quale atto, azione compiuta). La stessa invenzione assoluta è merce rara, si trova sì e no una volta ogni secolo (Rimbaud), e si limita sovente al riciclaggio di buon livello, ossia a riletture e riscritture continue (di qui la necessità di leggere, affermata d’acchito e da ribadire ancora, senza limiti). Non è da escludere l’esercizio antico dell’imitazione, delle “à la manière de”, dei “pastiches” (Proust). Il tutto complicato, all’occorrenza, dall’adozione di una determinata gabbia metrica – poi da distruggere tranquillamente se si vuole scorrazzare liberi per altre spiagge. Alla fine, cancellare tutto ciò che vien detto “romantic” dagli amici anglosassoni. Conservare l’osso.   

Ma allora, tanto vale affidarsi agli algoritmi poetici, poco inclini alla sentimentalità, come in effetti pretendono alcuni brillanti teorici attuali? Occhio però alle conseguenze, anche immediate. Se l’I. A. consente di pensare ormai per così dire “umanamente” – o “razionalmente” in senso lato –, prevedendo all’istante la parola che stai per scrivere (ad es. se cominci a digitare spia- ti si propone spiaggia, o spiare, o spiazzato; mentre volevi scrivere magari spiaccia o spiallato, meno prevedibili) col pericolo di farti perdere il filo della tua propria, esitante espressione… Ma l’I. A. ti può anche, in altre forme programmate, offrire una bella figurina illustrativa: come un tramonto sulla città se hai digitato sera; ma tu, quasi come Rimbaud diceva dell’alba, volevi tentare “la sera mi bacia con lenta tenerezza”, magari senza ombra di abitazioni umane in giro, o addirittura invece in un vano vuoto nudo e chiuso, in una stanza, chissà. Chissà. I risultati suggeriti dall’I. A. potrebbero impoverire presto, anziché arricchire l’espressione, rendendola “spontaneamente” sempre più conforme a quanto passa il convento: ossia la doxa comune. E difatti, il linguaggio che si orecchia in giro, o si legge in rete è via via sempre più scontato, stereotipo, prevedibile appunto dall’I. A. (o viceversa?)… Abbiamo già in noi tale tendenza all’espressione invalsa, alle visuali banali, non aggiungiamo acqua fredda all’acqua calda – o pulci al mercatino.

Il poetico può essere sì, tra le sue cento o mille definizioni possibili comunque insufficienti, proprio “imprevedibile” – come del resto è sempre stata la semantica profonda di un discorso umano, al di là della mera lettura semiotica invalsa verso la fine del Novecento. In questo campo, le scienze cognitive, velocissime e in costante progressione, hanno ancora parecchio da fare. Sia pure, come sembra acquisito ormai, aggiungendo un granello di “fantasia” o meglio forse di azzardo (ché “fantasia prevedibile” mi sembra un ossimoro strambo) agli algoritmi. E, come di fatto dicono, cominciano a programmarlo. Ce la faranno? Potrebbe essere una pura illusione sia la “razionalità” della metafora informatica, sia il suo potere creativo; e una truffa la pretesa maggiore libertà dei social media (in parole povere, ampiamente monitorati come tutti sappiamo). Torniamo anzi al lapis, alla biro, al gessetto – non sempre magari, ma ogni tanto utili – appunto per migliorare le nostre capacità cognitive: questo, soprattutto per i più giovani (e fin da piccoli) non è affatto uno scherzo. Né un nostalgico appello ai “bei tempi passati”. Ma una misura preventiva minimalista per non incrementare il cretinismo e la dimenticanza spaventosa che incombono su di noi in ogni regione del mondo unificato. Sconsigliabile invece la penna d’oca, per ovvi motivi di praticità ed ecologia (lo stesso s’intenda della pergamena). Il ritmo e la forma sono dati anche dalla mano scrivente, polso e dita, e battere sui tasti o premere pulsanti non basta a sviluppare né il pensiero né l’espressione, né tantomeno la varietà visiva, spaziale dei testi prodotti (non stiamo parlando solo di calligrafia).

Codicillo, tornando all’indispensabile pratica della lettura: da privilegiare, anche lì, testi non pre-digeriti dai filtri elettronici, ma possibilmente integri e meglio se cartacei. La dispersione del “cerca trova” ipertestuale distrugge la qualità primaria di ogni discorso umano “naturale” (ossia, va da sé, culturale): la sua coerenza e dinamica interna, e il suo rapporto globale, non frammentato, con un insieme complesso quanto indefinito di altri discorsi prodotti prima e dopo di esso. Capillarità del sangue vivo, non pulverulenza accumulata dal big data. Insomma, prova a leggere opere complete, inserendole ma a modo tuo e con le tue capacità cognitive proprie nell’arcitesto che via via andrai costruendoti. Nessuno, né maestro né strumentazione artificiale, potrà mai farlo al posto tuo e con economia di sinapsi neuronali tue. Purtroppo sì, ci vuole tempo, ma è il tempo medesimo del testo, il suo spazio-tempo letterario: e non abbiamo altro. Amen(te). 

Quʼest-ce que jouer ?

«Lettre à une jeune actrice avant son examen»

Serge Ouaknine en nous envoyant sa “Lettre a une jeune actrice avant son examen” nous a écrit ceci:

J’ai écrit le texte ci-dessous il y a une vingtaine d’années à Montréal dans un blog de théâtre… je répondais à une jeune actrice qui demandait conseil avant son examen. 
Quelques années plus tard Catherine Cyr mon assistante prit l’initiative de l’envoyer à la Revue Jeu de Montréal qui l’a publié.
(…) Je ne sais s’il a bien vieilli et s’il peut toucher encore un artiste contemporain…

Nous avons décidé que sa lettre touche encore, la voici:

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Dessin de L.Tassinari

La fiction doit l’emporter sur la didactique. Brûlure de toujours… Double visage de lʼartiste de dire et de laisser parler… Il faut faire avec ses démons…

Ce qui est important pour vous, c’est de savoir « nuancer » votre jeu par des ruptures claires et parfois abruptes. Quand et où la voix est très rageuse et quand se perd-elle dans une fluide nostalgie (dans la même phrase). Ne montez pas la voix à la fin des phrases, défaut des débutants. Ne criez pas les mots « importants ». La vérité est un énoncé du silence.

Dites à contresens, à contre-courant, les mots que vous croyez importants. La vérité est un paradoxe, pas une thèse… quand elle tombe dans le grave et puis le silence et puis quand elle s’accélère.

Ce qu’on doit croire, c’est vous, pas les mots. Jouez vite, furtivement, pour effacer le sens des mots qui est déjà là, dans le texte. Mettez l’accent sur un détail du corps. Un détail. Ne vous agitez pas. Faites rire et pleurer en même temps une phrase. Le théâtre est le lieu où se répare un deuil, où se confirme un ressentiment de dépossédé ou lʼurgence dʼun désir… Soyez « vulgaire » ou détrônée, mais avec élégance.

Ne cherchez pas l’intelligence, c’est le rôle de l’auteur pas le vôtre. Vous devez demeurer musique et vibration des organes… Seules de bonnes ruptures de jeu font entendre la continuité du personnage… Le jeu est une « démesure », un excès non télévisuel, une amplitude qui doit émouvoir le ciel. Soyez droite et souple…

Regardez loin et parfois faites sentir que c’est à vous-même que vous parlez, comme une confession intime, et, dʼautres fois, que c’est une adresse à la salle entière, simple métaphore de l’humanité entière…

 Les mots sont une danse, une rage ou une prière… et parfois une déclaration d’amour. Toutes les déclarations d’amour ne sont pas des prières mais des appels et des revendications terribles et parfois des soupirs de honte.

Cherchez le héros chevaleresque et impatient et en même temps le vaincu errant et qui accepte la défaite… On ne fait pas deux fois le même cadeau. Aussi, ne vous enfermez pas dans la monotonie du grand flux où vous croyez vous fondre en votre personnage. Même les litanies ont des nuances et des stances qui altèrent le cours du réel.

Ne comptez pas sur votre « partenaire » mais sur ce que vous lui offrez. Certes, un bon partenaire participe de la poésie de la rencontre, mais dites-vous que vous êtes le timon du poème à lʼécoute du vent. Et que parfois vous êtes le vent, briseur de cargaison…

Une chose est certaine, l’art a une fonction « réparatrice » si c’est le langage qui est honoré. Je dis réparatrice et non thérapeutique. Notre époque confond tout. La réparation concerne le monde. La thérapie concerne le moi seulement. Si ces phrases dont vous êtes lʼambassadrice sont la nécessité du poète, il faut les laisser aller à leur vide naturel par une vacuité intérieure. Votre absence aussi est féconde, une absence attentive – car elle exprime un état du monde, l’heure juste d’une vie.

Lʼart n’est pas moral. Il faut savoir dire « non » par le rôle, dans la situation, mais pas à votre partenaire à qui vous adressez en permanence un « oui ». Un « oui » inaudible. Vous nʼêtes pas le personnage mais son hôte salvateur, son avocat, partie prenante et lointaine en même temps. Cʼest cette distance bienfaisante qui permet le flux du vrai.

Dans un rôle, ce qui est « juste » se limite à un excès de rigueur, au pire à un excès de contrôle. Mais ce qui est « vrai », cʼest un abandon dont vous gardez la maîtrise. La maîtrise offre, le contrôle retient. Enfin la technologie est un pont ce n’est pas une finalité. Restez à l’écoute pudique et sensible de la violence du monde !

 Votre voix, cʼest votre tête qui descend vivre au ventre, cʼest votre sexe qui remonte en un déchirement aigu, c’est ce qui dénoue lʼamplitude pour le bonheur dʼun silence collectif. Et puis « rentrez le menton », chassez la voix de tête en tirant par la nuque vers le ciel pour laisser descendre ce Dieu qui illumine votre présence charnelle. Mais résistez toujours à la pesanteur, demeurez en tension, même avachie comme un clochard ivre…

Repoussez le sol et ne vous fondez pas à lui. Marchez comme un fantôme énergiquement lent. Comme un dragon qui veut vaincre et que lʼamour peut enivrer. Vos ancrages intimes doivent subvertir le rôle, casser lʼénonciation usuelle. Et parfois le texte vous ordonne dʼêtre un souffle lent et soutenu comme une agonie de lʼâme… une agonie sans cesse  recommencée…

Amitiés,

Serge Ouaknine

Art, combien d’étoiles?

Lamberto Tassinari

Ce texte m’accompagne depuis bientôt vingt ans, autrement dit, il s’agit d’idées esthético-politiques qui fondent, qui constituent ce que je suis (…ou ce que je crois être). Les trois premiers paragraphes sont les mêmes qui se trouvent en Art, euthanasie de l’aura, texte publié dans l’ouvrage collectif “Utopia. De quelques utopies à l’aube du 3e millénaire” (PUL, Syllepse, 2001) et dans ce même site.

Le quatrième et dernier paragraphe est d’aujourd’hui, énième variante d’un texte que j’aimerais indéfini.

Tout est lié

Tout est lié. Aurions-nous oublié que le battement d’ailes d’un papillon en Chine produit un ouragan dans les Antilles? Ou, peut-être, n’avons-nous jamais cru que cette image poétique illustrant la théorie du chaos possède valeur de vérité. Pourtant, nous avons tranquillement reçu l’idée de globalisation sans pour autant comprendre que l’économie globalisée est le dernier des phénomènes qui nous relient, manifestation galvaudée d’une liaison beaucoup plus profonde, cosmique, laquelle nous donne la certitude que nous sommes faits de la même étoffe que les étoiles. Si accueillie et comprise cette vérité a des conséquences décisives autant sur notre façon d’interpréter le monde que d’y vivre. Il nous faut avouer que la matière n’est plus ce qu’elle était. Peu à peu, elle nous a révélé son esprit, le principe caché du monde physique, de la réalité qui s’est révélé de façon partielle tout au long de l’histoire humaine. De cet esprit, c’est-à-dire du fonctionnement secret de la matière, l’expérience sensorielle, la religion, la science et l’intuition nous ont permis de cueillir quelques manifestations. Mais depuis un siècle, nous avons commencé à porter un regard de plus en plus aigu à son intérieur. Maintenant, le meta  de la métaphysique devrait avoir cessé de nous apparaître comme un au-delà, une transcendance, pour devenir une présence profonde, une immanence, un dedans, et la métaphysique finalement se montrer pour ce qu’elle est, la partie cachée du monde physique. Le monde certain et solide de Newton et du sens commun est  devenu un bizarre et paradoxal mélange d’ondes et de particules, gouverné par les lois de la probabilité plutôt que par celles rigides de la causalité. Ainsi, nous pouvons voir les manifestations abstraites, invisibles et «intérieures» – la pensée, l’inconscient, le rêve, l’imagination – comme des infiltrations du monde quantique dans le quotidien des objets et des faits… L’art est l’immense espace d’activités et d’œuvres créé par cette énergie interne, invisible de l’être humain. Plus que d’autres capacités l’art, sous toutes ses formes, constitue le portrait, la projection fascinante et mystérieuse de notre richesse et de notre puissance. Les artistes ont su, de tout temps, regarder au fond de l’être humain et des autres phénomènes de la nature. Les mots de William Blake «si les portes de la perception étaient toutes ouvertes les choses nous apparaîtraient telles qu’elles sont, c’est-à-dire dans leur infinité», et de Goethe «si nous étions capables de regarder la nature dans son ensemble, elle nous mènerait, sans aucun doute, jusqu’à la pensée», sont plus que jamais éclairants à l’époque numérique quand ces portes ont commencé à s’ouvrir et le regard porté sur la nature à y pénétrer quasiment  jusqu’à la pensée. Karl Nierendorf, dans l’introduction au livre de photographies du botaniste allemand Karl Blossfeldt, écrit en 1928: «Tout comme la nature qui est l’incarnation d’un grand secret obscur, dans la monotonie du devenir et du disparaître, l’art est une deuxième création, pareillement insaisissable. Elle a germé dans l’intellect et dans le cœur  de l’homme, du point de vue organique. C’est au désir de durée et d’éternité qu’elle doit la lumière du jour.». A propos de l’invention Goethe écrit dans ses Maximes et réflexions : «Que signifie inventer, et qui peut affirmer avoir inventé ceci et cela? De la sorte, s’entêter sur un droit de propriété, c’est de la véritable folie, et ne pas vouloir honnêtement se reconnaître comme des plagiaires, c’est un acte de présomptueuse inconscience.» Kafka, quant à lui, en réfléchissant sur la création, observe dans son Journal  le 25 février 1918:

 « Les inventions nous devancent comme la côte n’est sans cesse à la rencontre du vapeur sans cesse secoué par sa machine. Les inventions produisent tout ce qui peut être produit. On a tort à dire par exemple: l’aéroplane ne vole pas comme l’oiseau, ou bien, jamais nous ne serons en état de créer un oiseau vivant. Certes non, mais l’erreur réside dans l’objection (…) L’oiseau ne peut pas être créé par un acte originel, car il est déjà créé, il est sans cesse recréé en vertu du premier acte de la création et il est impossible d’entrer de force dans cette série (…) Mais – et c’est cela qui importe – la méthode et les tendances de la création n’ont pas besoin d’être différentes pour l’oiseau et l’aéroplane, et l’explication des primitifs qui confondent un coup de fusil et le tonnerre peut contenir une part restreinte de vérité».(1) Les formes inventées par les êtres humains ont un lien profond avec les formes purement naturelles. L’artiste crée  en trouvant, en «plagiant », en jetant son filet dans le magma de ce qui est pour en tirer une œuvre, grande ou petite, représentation fictive d’un des infinis mondes possibles. Aujourd’hui, cette vérité, que n’est plus seulement l’artiste ou le scientifique visionnaire à être capable de voir, est encore plus évidente. Tout le monde commence à se sentir libre et capable de regarder au fond de la matière et de découvrir aussi sa propre capacité à «composer»  de l’art. En ce sens la révolution informatique aura des effets qu’iront bien au-delà de la technologie. À la fin des années 1920 Paul Valéry avait préconisé avec une extraordinaire lucidité ce bouleversement révolutionnaire: « Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut pas être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle‑même, aillent peut‑être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art.».(2)  En procédant de ce constat de Valéry et en particulier des mots que j’ai souligné, je mettrai en relief le rapport essentiel existant entre esthétique et politique. Repenser d’une façon radicale la signification de l’art me semble être l’une des rares chances que nous avons de reprendre la route vers la cité, vers le politique à la suite de la faillite des disciplines sociologiques traditionnelles. Si la notion de l’art et l’invention elle-même peuvent être merveilleusement  modifiées, cela signifie que cette possibilité a toujours existé en puissance, sous forme de tendance, d’utopie.

De l’art

Aujourd’hui, les problèmes de l’art révèlent un malaise profond qui va au-delà des polémiques entre historiens, critiques et artistes. La distance aussi entre l’art «difficile»chargé d’aura, et la majorité des gens exige une révolution esthétique dont nous voyons depuis longtemps les prémisses mais que notre temps est encore incapable d’achever. L’art du vingtième siècle n’a pas réussi à transformer la société, même si les technologies de production et de diffusion de l’art ont provoqué des changements profonds, quantitatifs et qualitatifs. Tout l’art est en cause, pas simplement l’art visuel contemporain, le plus exposé et scandaleux des arts, car il révèle mieux le caractère commun et facile de l’expression artistique. C’est la signification même de l’art, sous toutes ses formes et dans tous les temps, qu’il faut redéfinir. Tout d’abord, qu’est-ce que l’art? On pourrait répondre avec Goethe que «l’art c’est l’art», évitant ainsi tout risque de banalité. Pourtant ce n’est pas autant sa définition que son sens et surtout son rôle qui font problème. L’art, c’est la capacité de regarder et de donner une forme à des idées, des images, des sons, selon des critères spontanés et appris. Capacité commune à tout être humain, comme celle de parler, de courir ou de se reproduire. Au-delà de la distinction de nature anthropologique et culturelle existant entre l’art «actif» préhellénique, magique ou primitif et l’art post-hellénique de plus en plus esthétisant, dans les arts de tout temps et lieux – autant dans les peintures d’Altamira, dans les statues grecques et les dialogues de Platon, dans la Gioconde de Léonard, dans l’ Olympia  de Manet, dans le Décameron  de Boccace, dans l’Ulysse  de James Joyce que dans la Croix, 1950  de Joseph Beuys on retrouve la même capacité de connaître, de saisir le langage de l’univers. C’est toujours nous, qui, par notre regard parlant , réussissons plus ou moins  à entrevoir le pli caché dans les choses de la vie, à en deviner a poco a poco le secret, la vérité cachée en elles que nous essayons de révéler, depuis que nous sommes communauté parlante, par des formes, des signes.  A un certain moment de l’Antiquité, cette habileté a été appelé Tekne à Athènes, ars  à Rome et, pendant la Renaissance, art, qui était synonyme de science. Capacité de comprendre le monde des phénomènes, la nature des choses et, par conséquent, technique, habileté dans la construction d’objets, machines, fabriques, œuvres en accord avec la nature et ses lois. Art signifiait aussi d’abord la reconnaissance de l’humanité dans la Nature, dans ce qui existe hors de soi. Par la suite, à l’époque moderne, surtout après sa séparation de la science et de la technique destinées à asservir la nature, l’art est devenu communication privilégiée de la part de l’artiste, du Génie, de la découverte de formes et de valeurs «nouvelles», il est devenu la sphère esthétique  gérée et administrée selon les principes de la société capitaliste naissante. L’art du vingtième siècle a fini pour coïncider avec «ce qui est artistique», avec les produits, avec l’univers des artistes, des historiens de l’art, des critiques, des marchands, des entrepreneurs.

De la marchandise

Avec une rapidité extraordinaire se sont élargies, à partir des avant-gardes du début du siècle, les frontières de ce qui est considéré artistique. Quand on a consenti d’appeler art toute œuvre  réalisée sans les habiletés traditionnelles, sans la maîtrise des artistes du passé, les portes de l’art se sont entrouvertes. Les avant-gardes historiques d’abord ont passé puis, dans l’espace de quelques décennies, avec le Pop Art et les autres innombrables mouvements, tout est devenu art: le corps, la terre, tout ce que l’Artiste peut toucher. Cela a été le moment crucial de la crise de l’art moderne, car les frontières de l’art ont été justement poussées à l’infini mais sans que cela n’amène à une nécessaire, logique et officielle démocratisation de l’art. La révolte a été vite contenue, maîtrisée et récupérée d’une façon complexe par le système. Les langages, les idées, les formes, les médias, promus par les vagues avant-gardistes dans tous les champs artistiques, des surréalistes aux situationnistes à Fluxus jusqu’aux années soixante-dix, ont été acceptés. Au lieu de subvertir le réel, cet art a eu libre accès aux galeries, aux musées, aux maisons d’édition etc., et il a été investi de l’aura par l’establishment  critique, par les médiocrates et totalement récupéré comme marchandise de luxe. Une véritable contre-révolution qui a amené, en même temps, à la coupure définitive des élites artistiques avec 90 pour cent de la société. Pris dans le tourbillon du triomphe capitaliste, l’art vit, depuis, entre la subversion et la subvention. Soudainement tous les grands phénomènes de la modernité que la civilisation capitaliste a suscités et qui lui ont fait cortège à travers sa crise sans fin, se présentent aujourd’hui sous une lumière nouvelle. L’art est finalement en train de recevoir le traitement qu’il mérite: il est négligé, à l’avantage d’autres activités plus utiles au public. La culture marchande représente désormais, pour l’humanité du Nord de la planète, la nature dominante  et la démocratie s’avère plus que jamais un ballet pénible de corporations, de lobbies, non pas un espace de communication et de partage. Et pourtant, en même temps, les limites de ce système en tant que créateur de liberté, de démocratie et de beau commencent à se révéler aux yeux des gens. Le cas de l’art, comme celui d’autres activités civiles essentielles, montre en fait avec une clarté grandissante les contradictions pénibles surgissant entre les intérêts du capital et ceux de la société. C’est dans l’art lui même, dans sa puissance subversive, laquelle demeure intacte, dans le fait qu’il est la négation subtile mais obstinée de la valeur d’échange, de la valeur marchande du temps et de la vie, que se trouvent les raisons et les énergies pour le refondre. La crise actuelle nous apprend quelque chose de nouveau sur un phénomène très ancien: que l’art est, sinon hostile, à tout le moins profondément étranger à l’esprit du capitalisme. Si la modernité naissante a soustrait les arts de la sphère religieuse en les employant progressivement comme outil d’humanisation  et de laïcisation, il a fallu par la suite à la société capitaliste presque trois siècles pour les transformer en marchandise. Mais l’art ne meurt pas. Les têtes imaginatives non seulement existent mais elles sont plus nombreuses qu’auparavant, malgré que le marché aplatisse et uniformise les talents qui ne coïncident pas avec ce qu’on voit célébré en peinture, musique, cinéma, écriture, etc. Ce qui doit être profondément transformé, ce sont les critères de l’interprétation et de l’emploi de l’art. Aujourd’hui, au moment même de la plus grande confusion et d’une crise généralisée, il est possible et nécessaire d’affirmer que la créativité artistique et ses produits (l’art) ne doivent plus être perçus comme exception individuelle mais plutôt comme normalité de la vie humaine commune.

Au quotidien

Essayez (vous l’avez sûrement déjà fait) de suivre chaque semaine les chroniques littéraires et artistiques dans les pages de votre quotidien ou revue. Si vous parlez plus d’une langue, faites le même exercice dans vos autres langues.

Vous remarquerez alors que chaque semaine il y a des nouveautés « extraordinaires » concernant des « premiers romans » écrits par des auteurs « de grand, très grand talent » souvent comparés à des classiques proches ou lointains : un Houellebecq rappelle Ferdinand Céline, cet autre a du Franz Kafka, etc. La même chose se produit pour des peintres, sculpteurs et artistes d’autres disciplines. Que veut dire tout cela ? Cela veut dire, je crois, que le talent artistique est chose commune et qu’avec l’éducation de masse, à partir des années 1950, le nombre des artistes n’a fait que croître. L’intérêt et l’activité, l’enthousiasme que suscite cette créativité commune, je les considère par le biais de l’éclairante, à mon sens, métaphore du sport. S’intéresser et s’animer pour ces « chefs-d’œuvre » annoncés au grand public chaque semaine par les médias, c’est comme se promener dans des parcs publics pour assister à des matchs de tennis, de basket ou de foot joués par des gens ordinaires. Il arrive, bien sûr, qu’on voit de très belles choses, parfois même extraordinaires, et vous êtes là, le seul spectateur de ces exploits mémorables – pas de journalistes, ni radio, ni télévision pour en témoigner et consacrer tant de beauté. Toutefois, après dix minutes d’un match de tennis entre joueurs ordinaires (c’est-a-dire médiatiquement inconnus) vous vous en allez et continuez votre marche dans le parc sans ressentir le moindre intérêt pour l’identité des ces joueurs ni d’envie de retourner les voir la semaine suivante. Si l’industrie culturelle ne vous proposait pas, par des annonces qui résonnent dans un cellulaire au fond même de vos poches, cette série sans fin de génies inouïs et talents sublimes, vous ne leur accorderiez pas plus de temps et d’argent que ce que vous faites avec les joueurs du parc public. La conclusion de tout ça?

La conclusion, c’est que toute activité ludique-artistique nous fait plaisir, indépendamment de la valeur (essentiellement économique) que lui accordent ceux qui ont le pouvoir de le faire. L’art qui vraiment nous atteint, nous émeut et nous transforme, est rare et il ne se manifeste pas ponctuellement chaque semaine. Malgré ce don, il faudrait pas en faire un objet de culte ou d’adoration, il suffit de le reconnaître. Le reste n’est que du jeu commun.



1 Ces deux citations, dans Percorsi dell’invenzione (1993) de Maria Corti, historienne de la langue italienne et écrivain, qui procède à un intéressant et érudit compte-rendu de l’invention dans la culture occidentale.

2 Paul Valéry, La conquête de l’ubiquité , Pièces sur l’art, 1929.

“Parle avec elle”

Sophie Jankélévitch

Photo: S. J.

Ce n’est pas du film d’Almodóvar qu’il va s’agir ici, mais de Koko, morte le 22 juin à l’âge de 46 ans. Koko, femelle gorille devenue célèbre dans le monde entier par sa maîtrise de la langue des signes qu’une chercheuse américaine lui avait enseignée…

Certes, l’histoire de Koko met en évidence la surprenante sensibilité affective, l’immense intelligence et les remarquables capacités d’apprentissage des grands primates, toutes choses qui font d’eux des personnes à part entière , dotées d’une « humanité » à la fois proche de la nôtre et différente ; toutefois, elle devrait aussi nous faire réfléchir sur la nature des rapports que nous entretenons avec eux, et en général, sur la relation de l’homme à l’animal, illustrée –tristement… – par la vie de ce pauvre gorille… Ce qui a tellement fasciné, émerveillé et attendri le grand public dans cette expérience commencée au début des années 70, n’est-ce pas, au-delà des facultés d’apprentissage du gorille, ses capacités d’adaptation à un monde qui n’était pas le sien ? Koko représente aujourd’hui quelque chose d’assez analogue à ce que représentait le « bon sauvage » au XVIIIe siècle – un être meilleur que l’homme parce que plus « naturel », cette figure servant alors à critiquer la corruption des sociétés existantes – , mais surtout  à l’époque de la colonisation triomphante – un être malléable, apte à recevoir les « bienfaits » de la civilisation occidentale, c’est-à-dire à se plier aux normes imposées de l’extérieur par le colonisateur.

Née en captivité, Koko est morte en captivité. Aurait-elle appris la langue des signes si elle avait vécu parmi ses congénères, dans son milieu naturel ? Certainement pas ; il fallait pour cela une intervention humaine et des conditions de laboratoire. Et l’eût-elle apprise quand même, par on ne sait quel artifice, elle ne l’aurait pas enseignée à ses petits. Les grands primates disposent de leurs propres moyens de communication, adaptés au fonctionnement et aux besoins des sociétés qu’ils forment.

L’histoire de Koko aura montré ce dont un gorille est capable au prix d’une éducation qui a tout d’une humanisation forcée, et dont l’enjeu est la réalisation d’un projet scientifique. Pour cela, il fallait séparer l’animal de son environnement naturel, et le soumettre à des conditions de vie totalement artificielles. Koko est ainsi devenue un jouet animé, favorisant toutes sortes de projections et renforçant l’anthropocentrisme toujours présent, à un degré ou à un autre, dans notre relation à l’animal. Mais dans la violence de cette humanisation infligée à l’animal, ne peut-on pas voir, d’une certaine manière, le pendant de la violence inhérente à la déshumanisation infligée par les êtres humains à d’autres êtres humains, et dont la forme extrême est l’extermination ? La logique génocidaire, en effet, exige que le groupe humain à anéantir soit d’abord déshumanisé, considéré comme une colonie de poux nuisibles au reste de l’humanité, pour que le processus de destruction systématique trouve sa justification et puisse être mis en marche.

Or, aujourd’hui, on ne peut nier l’existence dans nos sociétés de formes de déshumanisation, qui, sans aller jusqu’à l’accomplissement d’une volonté ouvertement exterminatrice, consistent d’abord à retirer à des hommes et à des femmes considérés comme indésirables ce à qui tout être humain comme tel a droit, en premier lieu la liberté de circuler et de vivre où et comme il l’entend.

En ce sens, Koko nous parle, oui, mais d’une réalité bien éloignée des facultés d’apprentissage des primates, et à laquelle son éducatrice n’avait sans doute pas songé.