Arturo Mariani
Cela avait été comme une lente descente vers une piscine d’enfants ou même une baignoire à remous, juste comme une douce glissade vers des bains chauds dans un pavillon de détente, cette soûlerie qui avait commencé avec un porto roussâtre et tendre aux arômes de fleur d’oranger et qui finissait maintenant avec un rhum añejo reserva especial.
Il s’était dit que cela n’avait guère d’importance, qu’il était «habitué» aux mélanges et aux eaux-de-vie les plus rudes : par exemple, aux plongeons droits de vingt mètres jusqu’aux abysses grisâtres de la tequila, ces sauts qu’il faisait volontiers en quête de la plus coriace des fleurs, celle qu’il appelait « la rose noire » de l’inspiration.
Mais finalement il était encore une fois tombé dans un piège.
« Habitué » ou non aux longs vertiges d’alcools plus rugueux que ce porto et ce rhum ensemble, le résultat avait été le même : il s’était quelque peu soûlé et il avait fait une connerie.
Évidemment, pensait-il, cela n’avait été que le résultat d’une conspiration de tous les effluves de la Vallée du Douro, en association avec ceux des montagnes de la Sierra Maestra qui étaient emprisonnés dans cette jolie bouteille émeraude. Oui, une conspiration parfaitement planifiée par ces vapeurs qui avaient mûri pendant une quinzaine d’années dans de magnifiques fûts de chêne, jusqu’à devenir de petits êtres ensorcelants capables de rendre fou quiconque s’aventurerait trop dans le cœur interdit de l’alcool.
Oui, une machination qui lui avait provoqué cette impression de légèreté, de vol d’oiseau pirouettant dans la chaleur mûre de mai, cette sensation qui le faisait maintenant planer dans ses souvenirs, s’envoler vers toutes ces autres occasions où il avait répété le mot magique au moins une dizaine et demie de fois, ce mot qui lui ouvrait le chemin jusqu’aux portes du paradis des mots perdus.
Oui, un complot. Comme celui du jour où, dans un pays lointain, il s’était réveillé à trois heures du matin, en grelottant d’un froid de phoque barbu, dans un camion rempli de grains qui allait partir vers le Nord, un de ces camions stationnés, comme d’habitude, à côté du marché près de chez lui, à l’aube d’un jour de voyage de commerce. Bon, heureusement qu’il s’était réveillé, sinon il se serait retrouvé quelques heures plus tard en plein voyage vers des terres encore plus froides, et très probablement sans pouvoir crier gare au chauffeur, qui sûrement ignorerait l’existence d’un invité inattendu dans son transport.
Cette fois-là, la conspiration avait été orchestrée par les fées renfermées dans le nero d’Avola qu’il avait dégusté chez lui, après plusieurs hésitations, en compagnie de deux de ses vieux camarades de jeunesse. Mais oui, il avait beaucoup hésité parce que cela était clair, que ces deux-là n’allaient guère se contenter de seulement un peu de nero et qu’ils en demanderaient davantage. Toutefois, le pire n’avait pas été cela, mais qu’ après trois bouteilles de vin ses compagnons avaient eu la mauvaise idée de sortir chercher quelque chose « d’un peu plus fort ».
Eh bien, lui, déjà un peu ensorcelé par les fées du nero – qui lui avaient laissé, encore une fois, entrouvertes les écluses de l’imagination prolifique –, il avait accepté de donner l’argent nécessaire pour ce quelque chose « d’un peu plus fort », en échange de pouvoir rester à la maison pour commencer à dévoiler sur papier le fruit de l’imagination réveillée par le vin. Et voilà que cette chose « un peu plus » forte avait finalement pris l’allure de deux bouteilles de tequila de agave azul, ce qu’il trouvait « un peu trop » vigoureux, mais bon, il avait décidé d’envoyer ses alcoollègues en mission périlleuse et il devait se résigner au résultat : que les noires et charmantes habitantes du nero, après lui avoir dicté seulement quelques lignes, avaient tramé une telle conjuration avec les bleuâtres gnomes de la tequila que cela avait fini par se transformer en une orgie formidable
dans sa tête, en une fiesta qui lui avait donné le goût de proposer à ses amis d’aller au plus proche bar de danseuses, d’où, trois heures et dix bières plus tard, il avait essayé de retourner à pied chez lui, ce qu’il n’avait évidemment pas réussi à faire tout de suite, puisqu’en marchant, il avait senti une fatigue si grande, un sommeil si puissant, qu’il était monté dans un camion chargé de grains qui se trouvait dans son chemin, juste pour dormir « cinq minutes ».
Oui, des conspirations. Des séditions calculées par ces habitants des cités profondes des eaux-de-vie, ces créatures qu’il aimait, malgré tout, parce qu’elles lui soufflaient parfois, souvent juste une seconde avant de le faire tomber dans les plus cruelles manœuvres anéantissantes du souvenir, quelques passages tumultueux, à une vitesse extrême, telle une dactylographie fulgurante qu’il n’arrivait pas toujours à maîtriser, ces lignes qui coulaient de ses mains dans des séquences de tonnerre, de foudre, de lumière.
Eh oui, c’était vrai que parfois il lui arrivait de faire des conneries, ou de les dire. Comme dans ces réunions amicales ou familiales où il demandait silence et souriait. Il élevait alors, de sa main droite, une coupe remplie de l’alcool qui parcourait ce jour-là les artères des présents, pour ensuite entamer un discours sur celle ou celui qui célébrait son anniversaire, ou sur la corruption dans la politique, ce qui n’était pas si con, mais que d’aucuns n’aimaient point entendre, ou tout simplement sur les muses et leur coriacité quant à rendre accessibles les secrets de la bonne écriture, après quoi il prononçait pour son auditoire, dont les yeux étaient quelquefois remplis de lassitude, le mot magique tant souhaité, celui qui était le prélude d’ une bonne gorgée et de la fin du discours.
Par contre, quand les autres le devançaient pour prononcer le grand mot, il répondait toujours courtoisement, même lorsque ses interlocuteurs le voyaient, manifestement, d’un mauvais œil, comme ces dames qui le regardaient un peu trop de travers quand il était déjà un peu ivre, avec une moquerie mal dissimulée et un air de penser qu’il allait dire ou faire une connerie.
Eh oui, c’était vrai, que parfois il faisait des conneries. Mais celle qu’il venait de commettre, était-elle vraiment une ? Comment le savoir ? C’était peut-être la mineure, la plus innocente, la moindre de toutes les bêtises commises au long de sa vie d’homme bien entré dans la cinquantaine. Juste une distraction pratiquement irrépréhensible, une bavure d’enfant, et peut-être que ce n’était même pas seulement ‘sa’ connerie. C’était, peut-être, à bien y penser, la dernière expression de la jalousie des petits êtres gardiens de la compréhension absolue des mécanismes de la création, de cette magie de l’inspiration dans son plus pur et noble état, celle qui se produisait, il en était sûr, dans le fin fond de l’ivresse : la grâce qu’il avait toujours recherchée et qui, à cause de cette ultime et toute nouvelle forme d’intrigue contre lui, venait encore une fois de s’éloigner sans qu’il pût la saisir.
Mais oui, c’était sûrement cela. Il venait de le comprendre, que cette fois-ci avait été le tour des truculentes nymphes du rhum, celles qui tout à l’heure, au petit jour de ce matin très ensoleillé, chaud déjà, l’avaient coquinement encouragé à consommer jusqu’à la dernière goutte de cet añejo, à continuer à naviguer jusqu’à la dernière houle de cette mer qui le berçait si calmement dans ses effluves dorés, en lui promettant qu’au-delà de la dernière marée haute de cette bouteille se trouvait, effectivement, le paradis des mots perdus.
Oui, cette bavure d’enfant, cette omission de la vue, ce nuage soudain dans le ciel détendu du matin et dans ses yeux, ce barrage inattendu qui l’ avait empêché de continuer sa démarche et qui l’avait fait sortir de son chemin droit vers l’inspiration totale, c’était l’œuvre des nymphes, sinon, comment expliquer pourquoi n’avait-il pas vu cette pelure de banane au milieu des escaliers qui amènent vers la plage ? Assurément, c’étaient elles qui avaient placé ce nuage dans sa vue, et même, peut-être, elles qui avaient mangé la banane, il ne savait pas comment, mais elles qui l’avaient mordillée à moitié, pour la rendre encore plus glissante, et qui l’avaient jetée en plein milieu de son chemin.
Et puis, il avait décollé du ciment et fait une pirouette dans les airs, et il se sentait encore en train de voler quand cette vieille vagabonde trébuchante qui portait, tout comme lui, une bouteille dans la main droite, s’inclina, comme si elle allait dire quelque chose, vers ce corps étendu en bas des escaliers et lequel, étrangement, il pouvait maintenant voir de là où il restait, suspendu, dans les airs.
Ce fut alors qu’il comprit, juste une seconde avant de se sentir transporté vers nulle part, juste avant de foncer, cette fois-ci pour de vrai, dans le plus creux de tous les pièges anéantissants du souvenir, qu’il ne pourrait plus répondre à ce beau mot que la vieille prononça avec un aigu accent alcoolique et une grosse goutte de moquerie devant ce corps d’homme bien entré dans la cinquantaine qui avait encore dans la main les débris d’une bouteille émeraude :
– Santé !
* * *
Arturo Mariani (Valera) est né au Mexique en 1961.
Une imagination débridée, des métaphores splendides; au début je croyais qu’il s’agissait d’un thème ‘policier’, mais non ! Au fond, il s’agit d’un hymne à la boisson. Santé !
Belle histoire! Avec une subtile humeur, et un riche vocabulaire qui renvoie aux néophytes du français au dictionnaire , Arturo nous présente le monde intérieur et conflictuel de ceux qui ont besoin de se soûler pour trouver les mots perdus dans leur tête. Santé!
Bien sûr, merci à toi aussi, Adriana. J’avais posté le merci à Apparecida avant de voir ton commentaire.
Bon dimanche grisâtre, idéal pour une bonne gorgée de quelque élixir réconfortant et inspirant. Toujours faut-il ne pas avoir à conduire le métro, la carriole ou quelque chose d’autre après.
AM
Merci, Apparecida. Eh oui, santé !
AM
Je crois que je n’ai aucune idée comment l’inspiration arrive dans l’esprit de créateur. De quelle manière il peut l’attirer ou inviter… Je sais justement qu’elle peut être de caractère inconstant, comme beaucoup d’autres choses dans la vie. Mais je suis vraiment émerveillée par la richesse de la fantaisie et l’élégance de style. Merci Arturo et santé!
Merci. Les muses sont terribles et ont besoin d’encouragements pour éviter qu’elles prennent la poudre d’escampette.
Que les mots vous accompagnent toujours.
On nous plonge sans avertissement dans l’escarcelle des alcools du monde, loin des bulles de champagne, mais quasiment collés aux vapeurs qui étourdissent et grisent. Santé Arturo! Santé pour ces tirades qui, bien qu’elles soient distinctes de la prose de Jack Kerouac, m’ont fait penser à ses trouvailles sur le chemin…
Don Pacito
J’ai voulu plonger dans les marées de cette langue, malgré les coquilles qui, souvent, m’acharnent. Grâce à elle je retrouve de nouveaux amis sur le chemin, et c’est cela qui compte. Merci.