Roland Paret
Où ? Quand ?
Mon ami, j’ai tellement circulé, voyagé, changé de villes, de pays, d’atmosphère, que j’ai l’impression d’être dans un « nulle part » blafard et universel. J’ai vécu dans tellement d’endroits ! Ils se mélangent dans ma tête. Je ne peux me les rappeler : ils deviennent pour moi le « Lieu Étranger », le « Pays Étranger », cet endroit hors de ma terre.
Toutes ces villes se confondent, et le Boulevard Saint-Germain croise Marszakowska, Chemin Côte-Sainte-Catherine, l’Avenue Louise, Ginza, Madison Avenue et tant d’autres ! Je les ai toutes arpentées, ces avenues. Alors, tu comprends, elles sont devenues toutes pareilles, elles sont les mêmes, ou plutôt, elles sont l’ailleurs. « Ailleurs » : hors de mon pays. Un « nulle part ». Un non-espace. Je t’écris de ce « nulle part », d’un espace qui résume tous les espaces, comme, me dit-on, existe un temps où se confondent tous les temps, un temps qu’un philosophe, un magicien ou un romancier – c’est parfois la même chose – appelle un « temps à l’état pur » – un point où la poussière de tous les lieux cingle le visage des voyageurs et macule leurs sandales, un « espace à l’état pur ». J’ai vu tant de lieux ! À humer les matins, les soirs, les légendes, les enfers, les bonheurs de trop de contrées, on cesse d’être Ulysse, on devient Personne. Celui qui est qui n’est pas.
Atlas, n’est-ce pas qu’il reprenait force chaque fois qu’il posait pied sur la Terre, sa mère ? Hercule, pour le vaincre, Hercule n’a-t-il pas été obligé de le tenir à bout de bras loin de sa mère ? Loin de la Terre ? Il est un moment où, quand on quitte son pays, la distance géographique et temporelle se change en distance affective, et alors, on perd ses repères, c’est-à-dire ses forces.
Oui, il est un jour où l’on cesse d’être Ulysse, où l’on devient Personne. Le jour où je compris cela fut celui où il m’est arrivé un curieuse aventure, ou plutôt une curieuse mésaventure : à la suite de je ne sais quel malentendu, quel quiproquo, on m’avait arrêté, on me fit subir le protocole de l’emprisonnement des suspects, on prit mes empreintes ; c’est à ce moment-là que l’on constata que je n’avais plus d’empreintes ; à la suite de je ne sais quelle infortune biologique, mes empreintes avaient disparu, mes doigts étaient lisses comme une feuille de papier vierge. Je sais : il en existe, les forts, les justes, qui, autant de cultures traversées, autant d’hommes ils sont, et davantage natifs natals ils deviennent. Ceux qui sont le produit et non la simple addition des cultures, des lieux, qu’ils ont traversés.
Hélas, je ne suis pas de ceux-là. Te rappelles-tu ? On l’a lu ensemble, ce penseur : « Celui qui est à l’aise dans son pays est un naïf. Celui qui est à l’aise dans tous les pays du monde est déjà un être humain d’expérience. Mais il n’y a que celui qui se sente étranger dans tous les pays du monde qui soit un être humain accompli. » On a médité cette parole. Il m’a fallu du temps pour me rendre compte que j’étais du côté d’Atlas, non de l’Errant. Je le sais maintenant : il y a ceux qui ne peuvent vivre en dehors de leur pays, et il y a ceux qui ne peuvent se rendent compte qu’ils sont d’un pays particulier qu’en le quittant. Ceux pour qui l’absence est bien plus présente que la proximité. Je ne suis pas de ceux-là.
J’ai l’impression que tous ces lieux, je les ai arpentés dans un temps qui est l’exacte cicatrice où sont cousus le temps et l’éternité. Le temps a aussi ses limbes, mon ami. Oui. Un temps où le temps ne surgit pas encore, où il est en gestation. Un non-temps. Les temps se mélangent dans ma tête comme se mélangent les espaces. Oui. Un temps qui n’est pas celui de mon pays.
Pourquoi je t’écris, alors qu’en quarante ans, tu as certainement changé – et pas qu’une fois ! – d’adresse ? D’ailleurs, je commence à douter : cette adresse, elle est encore où ? Dans quel pays ? Ce pays qu’en d’autres pays, quand on parle de moi, on nomme « pays d’origine » ? « Mon pays d’origine… » Mon Dieu, je crois… Je ne sais plus ce que je crois…
Je te fais parvenir cette lettre : une bouteille à la mer… Pourquoi je suis parti, et quelles sont les raisons de mon départ ? J’ai vu sur ton visage – un visage en forme de point d’interrogation – cette question quand tu m’as accompagné à Bowen Field, cet aéroport situé maintenant en plein milieu de la capitale, me dit-on, qui n’est plus un aéroport, c’est un espace vide convoité par les mendiants, les SDF, et les hommes d’affaires. Voilà que le lieu d’où j’ai quitté mon pays n’existe plus ; c’est peut-être un symbole ? Un symbole de quoi ? Je ne sais même plus, je commence à ne plus savoir… Ô mon Dieu… Ce pays… J’ai l’impression que mon esprit se délite, que chaque lieu où je suis passé a gardé une part de ma mémoire, et je ne sais plus… Je ne sais même pas ce que je ne sais plus…
Oui. J’étais arrivé à la conclusion que, dans mon pays, là où l’historique – à part le « glorieux épisode de Mille huit cent quatre » – l’économique, le social, le politique ont échoué, l’art a réussi. J’étais arrivé à la conclusion que seul l’art pouvait présenter mon pays à la Communauté des Nations. Seul l’art, me disais-je, pouvait adouber mon pays membre de la Communauté des Nations. L’art est chez nous la soie dont l’être se vêt pour aller dans le monde : nos compatriotes n’ont aucun talent pour la construction – à part cette exception notable que tu connais – encore moins pour l’entretien, et ils ne pourront jamais édifier un monument défiant les siècles. Seul l’art leur restait.
Voilà pourquoi je suis parti : si je devais écrire quelque chose sur notre terre, il me fallait partir. Ce pays m’était trop évident, il me fallait m’en éloigner pour mieux m’en approcher, pour mieux le voir. Une fois, à Tokyo, un prêtre shinto m’a dit : « Nous autres, Japonais, croyons beaucoup en ce que nous ne voyons pas ! » C’est ce que disait le philosophe dans son poème : « Vois comme les choses absentes imposent leur présence. » Beaucoup de poètes et de philosophes ont répété cela en d’autres mots.
J’ai eu confirmation de mon intuition un jour : était-ce à Prague ou Alexandrie, était-ce à Cracovie ou Jérusalem que j’entendis cette histoire ? Je ne sais plus. En tout cas, quelqu’un me l’a contée.
Pharaon et Moïse se promenaient, à bord de leur bateau. Il était en papyrus, la plante reine dont on pouvait faire aussi bien des navires que des livres, la cibora – le Chaume de Papyrus – et leur embarcation glissait sur le Nil. Il faisait chaud. Des esclaves agitaient devant les deux frères des éventails qui chassaient les mouches et l’été. L’eau du fleuve était lourde, lente. Les princes décidèrent de s’y plonger et donnèrent l’ordre au capitaine d’accoster. Ils se baignèrent. Ils s’étendirent sur les rives du fleuve. Moïse s’épongea. Pharaon ne bougea pas et laissa au Soleil, son père, le soin de le sécher. Moïse avait cet air indolent qu’il avait toujours. C’est alors que Pharaon lui lança un regard irrité ; il était, comme à l’accoutumée, énervé par l’attitude rêveuse de son frère, il dit : « Je désire faire quelque chose qui portera mon nom à l’extrême bout du corridor des temps. On se souviendra de moi après la mort de l’arrière arrière arrière-petit-fils de mon arrière arrière-arrière-arrière-petit-fils. » Moïse sourit. Ce sourire piqua l’orgueil, qui était grand, de Ramsès. Il s’énerva. Il lança un défi à Moïse. « Je te défie de faire quelque chose qui rappelle aux générations futures ton nom autant qu’elles se rappelleront le mien grâce à ce que je vais construire ! » Moïse trouvait exagérée la colère de Pharaon. Il trouvait lassant l’esprit de son frère qui cherchait toujours l’émulation, surtout avec lui. Pharaon ne comprenait pas que l’action, du moins telle qu’il l’entendait, n’intéresse pas Moïse. Ramsès trouvait que Moïse n’avait pas assez le souci de sa gloire. « Cela ne t’intéresse pas de savoir que ton nom sera connu des générations futures ! ? » Ce fut au tour de Moïse de se fâcher. Le ton de Ramsès ne lui plaisait pas. Il avait, autant que Pharaon, le souci de sa gloire et de celle de ses parents. Il fronça les sourcils. Il releva le défi. « Je relève le défi ! Que veux-tu faire pour perpétuer le souvenir de ton nom ? » Ramsès réfléchit. Il avait reçu, ce matin, la visite de son intendant qui lui avait représenté le danger des innombrables esclaves dont les révoltes étaient de plus en plus fréquentes et violentes. Il avait reçu, après, une autre visite, celle de son architecte qui lui avait proposé de construire, grâce à une technique nouvelle, le plus grand édifice que l’on pût rencontrer sur terre. C’était le moyen de faire d’une pierre quatre coups : relever le défi qu’il avait lancé à Moïse, vérifier cette technique nouvelle dont lui avait parlé son architecte, éliminer le danger que représentaient les esclaves en les attelant à la tâche d’ériger le plus grand édifice que l’on puisse voir sur terre, traverser l’éternité avec sa mémoire et son corps préservés de toute attaque du temps. Ce plus grand édifice de la terre sera un palais pour son corps, son tombeau où il pourra convoquer les Noms de tous les Gardiens des ciels qu’il devra traverser pour parvenir à la plénitude. « Et toi », dit-il à Moïse, « que veux-tu faire pour relever mon défi ? Qu’est-ce que tu veux faire pour égaler mon palais ? » Ramsès était certain de gagner : Moïse avait toujours été un rêveur, quelqu’un perdu dans des calculs dont personne ne connaissait l’objet. Un homme si peu positif ne pouvait gagner contre lui. Avec curiosité, il regardait le visage de son frère. Moïse réfléchissait. Sa réflexion se prolongeait. Moïse se disait qu’il était impossible de construire quelque chose qui puisse égaler le palais que Ramsès, grâce à la nouvelle technique de son architecte et aux innombrables esclaves d’Égypte, allait faire surgir des sables. « Avoue-toi battu ! », dit Pharaon. Il riait. Moïse continuait de réfléchir. Enfin, il dit : « Je ne peux construire un palais qui puisse rivaliser avec le tien. Je vais écrire un livre. » Le rire de Pharaon devint énorme. « Un livre ! Tu prétends qu’un misérable livre puisse égaler mon palais ! » Moïse devenait de plus en plus décidé. « Oui, un livre ! Je peux construire dans la pensée des peuples quelque chose de plus grand et de plus solide que le palais que tu vas dresser sur les sables ! En vérité, en vérité, je te le dis, Pharaon, mon livre sera tellement grand que ton palais pourra y loger. Oui, Ramsès, je le dis, et que cela soit noté ! » Moïse avait adressé ces derniers mots aux scribes qui accompagnaient Pharaon et lui dans leurs déplacements. Les scribes s’inclinèrent, et leur chef dit : « C’est noté, Prince ! » Pour la première fois de sa vie, Ramsès voyait Moïse décidé. Moïse n’avait plus cet air rêveur, inégal, qui lui était habituel, et il avait dans le regard un feu qui faisait peur et dans son corps une énergie qui faisait reculer. Pharaon eut peur, Pharaon recula, pour la première fois de sa vie, il avait peur et, pour la première fois de sa vie, il recula, et parce qu’il avait peur, et parce qu’il avait reculé, il tomba dans une grande colère. Pour la première fois, les dignitaires qui accompagnaient les deux frères les voyaient fâchés. Les esclaves agitaient les éventails qui chassaient les mouches et l’été et ne chassaient pas la colère. Les esclaves et les dignitaires avaient peur : ils étaient assez vieux pour savoir que la colère des princes était mortelle. Moïse dit : « Prends ton architecte, tes ingénieurs, tes ouvriers et tes esclaves ! J’emmène les scribes. » Pharaon convoqua son architecte, ses ingénieurs, ses ouvriers et ses esclaves. Moïse emmena les scribes. Ils s’en allèrent sur une montagne, et, quarante jours et quarante nuits, Moïse parla. Il parla pendant quarante jours et quarante nuits, sans s’arrêter, et les scribes écrivaient. Quand enfin ils descendirent de la montagne, les scribes virent que les cheveux de Moïse étaient devenus blancs. Moïse alla chez Pharaon. En route, il vit la construction que Ramsès faisait surgir des sables, et Moïse trembla. La construction était interminable, et des machines en nombre incalculable transportaient des pierres que les bras de plusieurs hommes réunis ne pouvaient embrasser. Moïse trembla. Pour la première fois, il douta. Pour la première fois, il se demanda si son livre, si petit dans l’espace, pouvait contenir le palais de Pharaon, si grand dans l’espace. Il eut envie de retourner sur sa montagne pour y vivre seul, seul en compagnie de lui-même, loin du rire de Pharaon et des dieux des Égyptiens. Il regarda les fondations du palais de Ramsès, et il se dit qu’une telle construction traverserait les siècles, assurément. Oui, Moïse eut peur. Mais son orgueil était plus grand que sa peur. Il se présenta chez Pharaon et il présenta son livre, et Pharaon le lut et, au fur et à mesure qu’il lisait, Pharaon sentit une terreur plus grande que son palais, aussi vaste que le désert, l’envahir. Il fit appel à sa dignité de fils de Râ pour ne pas hurler. Oui, le fils du Soleil avait envie de hurler. Une haine dont, au début, il n’estima pas la mesure, s’empara de lui, une haine à la dimension du désert : oui, le livre de Moïse, si petit dans l’espace, pouvait contenir son palais, si grand dans l’espace. Le livre de Moïse façonnait l’esprit des hommes. Le livre de Moïse commandait aux hommes. Ce livre leur disait comment regarder les autres hommes, les palais, les chaumières, les étoiles, les vents et le désert, comment considérer le temps, la richesse, la vie, la mort, la haine, l’amour, la pauvreté et les dieux, et Dieu. Oui, le livre de Moïse inventait cette chose qui était une réponse, la réponse, et la réponse à la réponse : Dieu. Dieu, le Dieu unique, était la plus grande métaphore qui existe, se dit Pharaon, la plus formidable des métaphores. Et lui ? Et lui dans tout ça ? N’était-il pas dieu lui-même ? Fils de Râ ? Il eut des doutes : est-ce qu’il était préférable de se livrer à un seul dieu, plutôt qu’à plusieurs ? Si ce Dieu était un menteur ? Toutes ces histoires ! Ces histoires que lui contaient ses conteurs… Ses poètes ? Pouvait-il se trouver dans un dieu un poète menteur ?
Les deux frères, après la construction du Palais et l’écriture du Livre, avaient été à la rencontre de leur sœur dont ils étaient tous les deux amoureux ; chacun voulait en faire son épouse, et ils exigèrent d’elle une réponse : « Dans quoi tu veux habiter, dans un palais ou dans un livre ? »
– Tu veux habiter dans un lieu grandiose et fixe, ou bien dans un livre qui circule de pays en pays ? Un palais qu’on ne peut voir qu’en allant le voir ? Ou un livre qui vient à vous, qui n’a aucun pays ? Qui ne connaît aucune frontière ? Réponds, Sœur !
On dit que jusqu’à présent, la sœur hésite et ne peut se décider, ne peut donner sa réponse.
Pharaon donna l’ordre de tuer Moïse. Les soldats, qui connaissaient l’humeur des princes, savaient que le prince qui leur avait donné l’ordre de tuer son frère pouvait plus tard leur reprocher de l’avoir fait, et ils épargnèrent la vie du frère de Pharaon, ils l’installèrent dans un petit canot fait de papyrus, du même papyrus dont s’étaient servi les scribes pour noter la dictée de Moïse, et le mirent sur le Nil.
C’est ainsi que Moïse écrivit la Bible et que Pharaon construisit la Pyramide.
Plusieurs millénaires plus tard, des rumeurs parvinrent aux vieilles oreilles des lwa, ces dieux du pays que tu connais. Ils décrétèrent que le lieu n’est rien, que la volonté, c’est-à-dire l’amour, est tout. Ils ne purent, les lwa, décider si l’exil était une richesse ou une perte. Ils ne purent décider : le meilleur endroit où vivre, est-ce le plus grand pays du monde ou la plus grande histoire du monde ? C’est pour cela, dit-on, que nos compatriotes se sentent partout chez eux et nulle part chez eux. C’est pour cela, ajoute-t-on, que nos compatriotes habitent toujours dans des histoires. Les histoires sont, pour nous autres, des lieux plus évidents que les pays, plus présents que les Pyramides.
Jusqu’à présent on ne sait lequel des deux frères, de Pharaon ou de Moïse, celui qui croyait à l’immuable ou celui qui croyait au mobile, a raison. Oui, à quoi, il faut faire confiance ? À ce à quoi il faut aller ou à ce à quoi qui vient à vous ? À ce que l’on voit avec les yeux du corps ou à ce que l’on voit avec les yeux de l’esprit ?
Mon cher ami, dans mon pays, mon pays d’origine, d’après mes conceptions et ma sensibilité, j’avais les yeux trop près du corps et je ne pouvais me voir, je ne pouvais voir mon pays. Il me fallait m’éloigner de lui pour mieux le voir. Il me fallait construire une œuvre qui le présente. Je ne pouvais le faire au pays. Il était trop proche de moi, il était trop présent. Je croyais, à l’époque, que j’étais de la suite de l’Errant.
Comme jadis le cibora, ce papyrus, le bois qui de nos jours sert à la construction des voiliers sert aussi à fabriquer le papier sur lequel on fixe les histoires. N’est-ce pas curieux que le matériau qui emmène le lecteur loin de la réalité soit le même qui l’emmène loin de son pays ?
Tu le sais : « L’essentiel est dans l’invisible ». Je l’avais compris : est-ce que l’éloignement suffisait pour me permettre de construire une œuvre ? C’est ce que je ne savais pas.
C’est ce que je sais maintenant.
Je viens de me rendre compte, mon ami – ne te formalise pas : je me souviens de ton nom, sois rassuré, je le sais et, si je ne l’écris pas, c’est juste un blanc de mémoire, juste à l’heure actuelle, c’est momentané, j’ai une espèce de faiblesse de la mémoire – je viens de me rendre compte que cet éloignement, cette distance dont je me faisais une gloire ou plutôt un argument, c’est-à-dire une raison de vivre, sinon une excuse, un prétexte, ne m’a été d’aucune utilité. Non, je ne suis pas de ceux qui présentent son pays à la communauté des Nations. Non. Malgré mon acharnement au travail, je ne suis arrivé à rien. Mon art est pauvre, je m’en rends compte. Il est inexistant. Comme inexistant, c’est-à-dire innommable, est mon pays. Mon Dieu, je n’arrive plus à prononcer son nom : je sais, ce n’est qu’un blanc de mémoire, je le répète, c’est provisoire, mon ami, ça va revenir, il va revenir, ce nom, je le sais, il va revenir, je l’ai sur le bout de la langue, oui, il va revenir…
Ce soir, qui est le dernier de ma vie, j’ai voulu te dire tout ça. Et demain, si jamais on « rapatriait » mon corps dans mon « pays d’origine » – et puisque, contrairement à moi, tu as réussi aussi bien en affaires qu’en écriture – j’aimerais mieux que tu m’enterres dans un sonnet plutôt que dans un mausolée.
Ton vieil ami,
Personne