Par Andrea Genovese*
«Ben venga Maggio/ e ‘l gonfalon selvaggio», chantait Angelo Poliziano à la cour de Laurent le Magnifique. Qu’il vienne Mai et l’étendard sauvage (le bouquet de fleurs que les amoureux pendaient à la porte de leurs belles) « Ben venga primavera/ che vuol ch’uom s’inamori;/ e voi, donzelle, a schiera/ colli vostri amadori, / che di rose e di fiori/ vi fate belle il maggio, / venite alla frescura/ delli verdi arbuscelli ». Qu’il vienne le printemps/ qui veut que les hommes tombent amoureux/ et, vous jeunes filles/ qui de roses et de fleurs vous habillez à mai, abritez-vous avec vos amants/ à l’ombre d’arbres verdoyants. C’est un poète, Poliziano, qui incarne à lui seul la Renaissance florentine et sa laïque révolution artistique, destinée plus tard à succomber sous le fanatisme savonarolien et les barbares armées françaises. Mais souvent un poète en cache un autre, un peintre cette fois, le frêle et doux Sandro Botticelli qui de roses et de fleurs a orné sa Primavera, Flore, Vénus s’avançant à pas de danse, sinueuse, ambiguë de souriante sensualité. Christian Schiaretti, dans sa mise en scène de Mai, juin, juillet de Denis Guénoun, revêt d’un costume botticellien, arborant les belles cuisses et la grâce hautaine de Clémentine Verdier, Poésie, personnage allégorique qui se confronte dans un dialogue serré avec Révolution (incarnée par une Julie Brochen un brin philosophique et vaguement sans-culotte), dans une scène de plaisante facture qui sent un peu le trope moyenâgeux.
Pendant les trois mois de l’année1968 en question, se sont passées tellement de choses en France dont il ne reste aujourd’hui pas plus qu’un vague arôme floral (roses ou chrysanthèmes peu importe). Mais de la mémoire des deux personnages clés de cette pièce (Jean-Louis Barrault et Jean Vilar, superbement interprétés par Marcel Bozonnet et Robin Renucci), remontent en surface presque exclusivement le souffle du mistral avignonnais et l’écho des débats enflammés et inconséquents dans l’Odéon occupé par les jeunes à Paris. C’est que Guénon a concentré son attention sur la comédie amère qui mène à la mort de Jean Vilar, et sur les débats autour d’une table des directeurs de théâtres à Villeurbanne, où on essaie de poser les bases d’une charte de la décentralisation culturelle dans cette période de troubles et d’illusions révolutionnaires Dans la tribune mouvementée du Théâtre de la Cité l’œil un peu goguenard de Schiaretti nous peint une sorte d’Ultima Cena léonardesque autour d’une immense table rectangulaire. D’ailleurs si on ne regarde pas cette création comme une vaste fresque, on ne comprendrait pas le spectacle et sa construction scénique. Il y a des panneaux marrants ou poétiques très bien joués. Remarquable le duo formé par un impeccable et amusant Philippe Vincenot en Général De Gaulle et le superbe Stéphane Bernard dans ses rôles hors norme de nombreux ministres, Malraux en particulier.
Qui a vécu Mai 1968 comme moi, bien que de l’autre côté des Alpes où des manifestations estudiantines et ouvrières chantantes on passera vite à la tragédie d’une presque guerre civile , sait qu’on était un peu comme ça, nous les révolutionnaires, moi compris un peu plus vieux que la moyenne des étudiants à cette époque-là: c’est-à-dire de beaux parleurs attentifs aux oreilles complaisantes des filles bivouaquant dans les universités occupées. Certes, souvent silencieuses et passives devant les grands discours des nouveaux Robespierre, sans bien comprendre que « per prender le donzelle/ si son gli amanti armati » (pour conquérir les filles/ se sont les amoureux armés), même si parfois dans les bivouacs nocturnes elles cédaient au cri du poète «arendetevi, belle, a’ vostri innamorati!» (donnez-vous, les belles, à vos amoureux), les filles commençaient à peine à prendre conscience que le rapport homme-femme était en train de changer. C’est curieux quand même que les jeunes de Guénoun ne citent jamais ni Lénine, ni Mao ni Guevara et ceux qu’on avait à la bouche (à l’université de Milan occupée on se présentait devant les commissions d’examens le livret rouge de Mao dans la main gauche et le revolver dans la main droite).
Je ne sais pas si Schiaretti a créé en 2012 ce spectacle juste pour remettre en actualité les questions éternelles du théâtre français, ses conditionnements, ses prétentions libertaires, en tout cas le rapport dialectique entre moyens et création, les tics, les écoles, le narcissisme entre lâcheté et fierté. Le documentaire de Guénoun, tout en escamotant les questions politiques et sociales de fond, est précis sur les détails chronologiques. Humain trop humain. Théâtral trop théâtral. Le personnage de l’Auteure (une très assurée Magali Bonat) en témoigne. Le couple Barrault-Vilar, deux personnalités à l’opposé de leur engagement politique et de leur conception théâtrale, exposés aux intempéries, se retrouvent dans la solidarité fraternelle, phénix du théâtre après les désastres de la guerre. Que disait-il au fond, Poliziano, aux filles florentines ? « Rendete e cuor furati, / non fate guerra il maggio » (restituez les cœurs que vous avez volés/ ne faites pas de guerre à mai). On aurait dû l’écouter.
Cinquante comédiens sur le plateau ont accompagné une mise en scène trop intellectuelle sans doute, mais généreuse et virilement engagée. Appréciables la scénographie de Fanny Gamet et les costumes de Thibaut Welchlin.
*(Publié dans le N.37 de Belvedere, Journal poétique et humoral en langue française, italienne et sicilienne de l’écrivain Andrea Genovese, juin-juillet 2015.)