Souvenir de Ghila Sroka
Par Lamberto Tassinari
Pour le trentième anniversaire de La Tribune Juive, Ghila m’avait demandé, à moi et à une douzaine d’autres montréalais, d’écrire un texte portant sur son journal. En pensant à elle, un an après sa mort, je publie dans ViceVersa son article.
Au moment de notre rencontre dans les années 1980, en principe, c’est-à-dire idéologiquement, la Tribune Juive et ViceVersa avaient tout pour ne pas s’entendre. La Tribune de Ghila est née en 1982, à une époque où le magazine ViceVersa n’était encore qu’en gestation, lui qui verrait le jour en juin 1983.
Remarquez seulement nos titres : de son côté une « tribune », et juive de surcroît, de l’autre un « magazine transculturel » libre de toute appartenance nationale et linguistique — justement, transculturel. En principe, je le répète, nous étions comme l’huile et l’eau : faits pour demeurer séparés. La transculture, en tant que vision du monde, se voulait une anti-idéologie, à tout le moins une négation des idées fortes, de tous les partis pris. Nous proposions non seulement le refus de l’idée même de nationalisme mais aussi celui de toute appartenance ethnique. ViceVersa avait choisi de renoncer au confort de sa propre communauté (qui aurait en principe dû être italienne) et, donc, à un usage exclusif de sa culture et de sa langue maternelles. L’italien était une des langues utilisées à côté du français, de l’anglais et, plus tard, de l’espagnol, sans jouer le jeu de la traduction sinon dans les éditoriaux. Si nous avions eu la même optique que Ghila qui avait choisi une tribune juive pour communiquer avec le monde, nous aurions dû nous identifier comme « Italiens », car nous étions, nous, les cinq fondateurs, tous originaires de l’Italie. Nous étions décidés à en finir avec l’ethnicité, mais il fallut du temps avant que le public comprenne le sens de la « transculture », si jamais cette idée fut comprise… Ce que la Tribune Juive et ViceVersa avaient en commun, en tout cas, c’est certainement ainsi que les Québécois « de souche » nous percevaient, c’était d’être deux publications immigrantes, étrangères, d’impure laine, nées à peu près au même moment dans le Québec postréférendaire.
L’amitié entre nos deux initiatives métèques s’est manifestée poco a poco, en dépit de la différence de notre approche, de nos théories, ce qui, surtout quand on considère cela avec trente ans de recul, est selon moi très beau. La revue et le magazine ont évolué, dialogué et échangé avec à peu près le même lectorat, puisant dans le même bassin démographique montréalais, chacun selon son style. La tribune avec beaucoup de polémiques, à haute voix et en français, avec des majuscules et beaucoup de points d’exclamation. Le magazine avec plus de légèreté, en trois ou quatre langues, en voulant séduire par les images, l’étrange, l’inédit, l’imprévu. D’où vient alors que nous nous soyons rencontrés? Je crois que cette convergence inattendue, aussi improbable que la vie sur Terre, est due au fait que la tribune et le magazine étaient « authentiques ». Malgré la grande différence de style et d’idées aussi, il y avait un fond d’honnêteté et de passion qui m’a progressivement amené à apprécier celle qui a été la responsable, l’animatrice, la force explosive de la Tribune. À un certain moment, je ne me souviens plus exactement quand, j’ai arrêté de fuir Ghila aux lancements, aux rencontres culturelles canoniques durant les années 1990. J’ai compris que le voyage, l’errance et l’exil étaient le socle invisible mais concret sur lequel nos deux initiatives reposaient. C’est cela qui nous a rendus amis, enfin. Ce n’est pas que la tribune et le magazine aient été interchangeables, absolument pas, mais l’écran idéologique qui nous séparait est devenu transparent : la devise de sa Tribune m’est soudainement apparue claire et de son côté, elle, la Tribune-Ghila, s’est reconnue « transculturelle ». Dans le souffle, dans la vie même, nous nous sommes reconnus, identiques dans la différence. Au cours de ces trente ans, Ghila est descendue de sa tribune et a rencontré toute sorte d’humanité par le biais de ses chroniques et débats incendiaires, des Juifs de la diaspora, bien sûr, mais une infinité d’autres personnes — commodes et incommodes — qui ont animé ses pages. C’est comme ça que je l’ai d’abord acceptée et comprise, et ensuite aimée, en réalisant enfin ce que j’avais toujours su mais que j’avais oublié : que juif signifie transculturel et que nos différences ne produisaient pas une opposition mais qu’elles étaient au contraire complémentaires et équivalentes à cause de l’authenticité de nos intentions. C’est cela la beauté dont je parlais.