La transculturation, phénomène identitaire des Amériques ?

Lamberto Tassinari
Je vous propose un vieux texte, vieux quant à sa date de composition mais assez jeune, je crois, si on considère les enjeux dont il traite. Un peu d’histoire: à Montréal au mois d’avril 2001 je participais au colloque Le grand récit des Amériques: polyphonie des identités culturelles dans le contexte de la continentalisation, chapeauté par Frédéric Lesemann, Jean-François Côté et Donald Cuccioletta du “Groupe de recherche interdisciplinaire sur les Amériques”, en présentant une communication qui avait pour titre “La transculturation, phénomène identitaire des Amériques [?]”. Les actes du colloque ont été publiés la même année par les Éditions IQRC/PUL mais le texte de ma communication qui avait suscité quelques vives discussions lors de ma présentation, ne fut pas retenu par le comité de rédaction du recueil et cela sans qu’on me donne promptement des raisons plausibles. Je n’ai jamais officiellement protesté et la chose a été vite submergé par le temps…Maintenant les convulsions du capitalisme, la crise écologique évidente et des élections décisives aux États-Unis ramènent cet article à l’actualité.

Quand les organisateurs du colloque sur Le grand récit des Amériques (Montréal, 2001) m’ont invité à y participer, le titre de ma communication s’est imposé tout naturellement. Ce n’est qu’en cours d’écriture, toutefois, que j’ai compris qu’il était nécessaire d’orienter mon discours dans un sens plus critique, ce qui m’a fait spontanément ajouter un point d’interrogation au titre.

Il faudrait toujours commencer par se demander dans quelle mesure et comment une initiative intellectuelle touche le monde, contribue à le changer. À ce sujet, le groupe du Mauss (le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), avait bien formulé cette interrogation en affirmant, et cela était son mandat, que : « il faut que tout questionnement, outre que scientifique et épistémologique, soit aussi moral, politique et existentiel[1] ». Le manifeste du groupe poursuivait en affirmant qu’il faut vouloir changer le monde, même si on court le risque de faire rire de nous.

Je partage ces idées, cet engagement.

L’illusion américaine

J’ai vécu 36 ans en Europe, plus particulièrement dans quatre villes d’Italie, et 20 ans en Amérique, à Montréal. Je m’aperçois maintenant, vingt ans après, qu’au cours de mon expérience américaine je me suis fait, comme d’autres nouveaux venus, de colossales illusions au sujet de ce continent en croyant que beaucoup de choses fondamentales, impossibles en Europe, étaient, par contre, ici possibles. Que l’on soit Américain de naissance ou immigrant, nous tombons tous facilement, dans le piège du rêve américain. À cela il y a plusieurs causes, toutes bien connues et souvent répétées. La première est que l’Amérique, n’ayant pas vécu la sombre profondeur du Moyen Âge, semble légère et fraîche, libre ; une autre est l’hybridation fabuleusement rapide, confrontée à la lenteur européenne, qui donne aussi un sentiment de liberté; la troisième est que le capitalisme importé d’Europe s’est développé dans le Nord, notamment aux États-Unis, avec une incroyable vivacité (virulence), en instaurant une société horizontale présentée et vécue comme «la plus grande démocratie au monde». Enfin, mais cela peut-être est la cause première, l’espace. Selon l’interprétation de Jean Baudrillard, l’espace est en fait le principal responsable de la naissance de la mythologie de l’Amérique, car tout est fondé là-dessus tandis que, en Europe, tout est territoire.

Photo: Werner Volkmer
Photo: Werner Volkmer
Le grand récit

Avant même d’imaginer une citoyenneté des Amériques, il faudrait régler le problème civique dans chacun des pays de ce continent et, pourquoi pas, des autres aussi. Au Canada notamment et au Québec où, quarante ans après la Révolution tranquille, nous sommes à peine au début d’un échange dialectique, au bord de l’éclatement d’une crise entre les différentes composantes de la galaxie nationaliste, une crise qui pourrait amener à une refondation de la nation comme le souhaite Gérard Bouchard. Un mouvement, celui-ci, qui pourrait aller encore plus loin que ça et dans un sens beaucoup plus radical, jusqu’à voir l’idée même de «petite nation» se défoncer et aboutir à une solution plurielle canadienne, nouvellement fédérative et républicaine. À un État post-national, non idéologique, faible [2]. J’ai longtemps rêvé d’un Canada enfin post-colonial où les deux grandes cultures de la modernité auraient su fonder une cité autre à travers une véritable catharsis transculturelle. La transculture vue comme la conscience, le désir et la poursuite officielle de la transculturation qui en représente le processus. J’ai entretenu ce projet utopique pendant une longue période comme animateur, avec d’autres, du magazine transculturel ViceVersa fondé à Montréal en 1983. Cette revue, publiée en plusieurs langues sans traductions, en treize ans d’activité, a apporté à la cause de l’imagination sociale le fruit théorique, je crois, le plus valable : son existence même, sa parution physique. Elle a été exemple et modèle d’une vision transculturelle de la société que nous n’avons pas, malheureusement, réussi à transmettre politiquement à quelque niveau que ce soit. Peut-être que le temps n’était pas venu, comme on dit. Fausse conscience et mots d’ordre nationalistes à Québec comme à Ottawa, avec d’autres causes structurelles, n’ont pas permis au magazine à influencer d’aucune manière appréciable la sphère sociale et politique. Aujourd’hui, toutefois, quelque chose doit avoir changé si l’écrivain et essayiste Jean Larose peut écrire, parlant des Québécois dans son mémoire présenté aux états généraux sur la langue, au printemps dernier, que « nous sommes Anglais et Américains ». Peut-être que les temps annoncés par ViceVersa sont finalement, timidement arrivés.

Américanité ?

Je me pose la question : existe-t-il une spécificité américaine, une américanité ? Oui, elle existe. Mais sa signification est incertaine et elle ne garantit ni ne résout rien sur les plans théorique ou pratique. Américanité semble être synonyme de transculturation, et transculturation signifie métissage, hybridation, osmose, créolisation, fusion, etc. Tous phénomènes qui renvoient à l’échange pacifique, à une dimension démocratique. Mais l’américanité, à l’échelle du continent, se révèle plutôt comme un «en puissance», un devenir naturel et spontané, qui s’est peut-être réalisé à quelques reprises ici et là, surtout en Amérique centrale et dans les Antilles, comme énergie qui fait fondre des corps, des langues, des cultures. Aux États-Unis, ce phénomène ne s’est manifesté que d’une manière incomplète et ambiguë, celle du “melting pot” où les Afro Américains, ainsi que d’autres minorités, n’ont jamais fusionné. Et pourtant, malgré ce manque, ou grâce à lui, l’américanité des États-Unis est devenue mythe. Vertu ineffable reliée à la façon de vivre l’espace. C’est ça, la liberté américaine. Pour Jean Baudrillard, l’Amérique est « l’espace où toutes les cultures, toutes les ethnies, toutes les fonctions peuvent se donner libre cours [3]» et, ajouterais-je, dépenser. C’est la mythologie, le mensonge du rêve américain : ce que l’Amérique, les Amériques, promettent, annoncent mais qu’elles ne maintiennent pas. Le titre de ma communication aussi reflète, je le répète, cette idéologie: la transculturation a été un processus spontané qui n’est jamais devenu devoir-être, programme social et politique dans permisaucun pays américain. Le pays qui s’est le plus approché d’une politique transculturelle a été, il faut le dire, le Canada avec sa Loi de 1971 sur le multiculturalisme qui a fait de cette politique la doctrine officielle censée régir les rapports entre les différentes cultures composant la mosaïque canadienne. Mais cette doctrine d’État n’est que l’extension, de nos jours on dirait politically correct, de l’affirmation des droits de l’Homme et du citoyen, issue de la Révolution française. Certainement pas «lettre morte», mais pas lettre vivante non plus. En tant que tel le multiculturalisme n’a été qu’une approximation maladroite de ce que pourrait et devrait être une politique transculturelle. Dans le cercle de la revue ViceVersa, nous aimions répéter avec un brin de suffisance que la transculture était la vérité du multiculturalisme. En d’autres termes, le multiculturalisme a représenté le maximum de ce qu’a pu et peut offrir une démocratie capitaliste sur le plan du droit à la différence culturelle et à l’égalité. De nos jours, le succès théorétique du terme transculturation, forgé en 1941 par le Cubain Fernando Ortiz, est un succès académique dans tous les sens du terme, c’est-à-dire élitiste et velléitaire, un succès accompagné d’un mélancolique manque de développements sur le plan politique. Il suffirait de considérer l’état de la démocratie canadienne, coast to coast pour se rendre compte des graves lacunes dont elle souffre dans des secteurs vitaux comme la finance et la fiscalité, la lutte contre la criminalité, l’environnement.

Critique du Nouveau Monde

Dans la première moitié du XIXe siècle, où la notion de progrès faisait un consensus presque universel en Europe, l’Italien Giacomo Leopardi, ni historien ni économiste mais poète qui se révélera à la postérité comme un philosophe surprenant, adresse des propos sarcastiques à la civilisation des États-Unis, pays modèle déjà pour tout progressiste de l’époque. Du reste – écrit-il dans un poème en prose de 1836 – elle ne se privera pas, cette généreuse race humaine, de tremper ses mains dans le sang chéri des siens; au contraire, on verra couverte de carnages l’Europe et la terre de l’autre côté de l’océan Atlantique, cette jeune nourrice de la vraie civilisation, chaque fois qu’un malheureux différend à propos de poivre, de cannelle ou de toute autre épice ou bien de canne à sucre ou qu’une contestation quelconque dont l’argent est l’objet amènera des armées composées de frères à entrer en lutte[4].

Leopardi est l’un des rares écrivains et penseurs européens à se faire très peu d’illusions sur le Nouveau Monde après avoir aisément constaté sur quels principes se fonde la nouvelle civilisation. En effet, transplantées en Amérique du Nord, la production capitaliste, l’économie de marché, avec d’autres idées et techniques modernes issues du Vieux Monde, sont devenues ce que nous voyons. Très vite le libre marché a tout bouffé et, un siècle et demi plus tard, l’on se demande ce qui resterait de cette civilisation si nous supprimions le marché.

Donc, si américanité est synonyme de transculturation, il faut convenir qu’elle est programme vague, objectif incertain. Non pas réalité. Les États-Unis sont le centre névralgique, le moteur et en même temps le point de crise, le trou noir des Amériques comme ils le sont de la planète entière. Ils sont le lieu où se joue le sort du rapport entre capitalisme, socialisme et démocratie, car c’est ici que le capitalisme a produit son maximum d’efficacité en réalisant le maximum de démocratie compatible avec le système. Il faudrait reprendre en société, par des mouvements et des groupes de travail politique, je veux dire à d’autres niveaux qu’académiques, la réflexion sur l’analyse de Joseph Schumpeter qui estimait, il y a plus d’un demi-siècle, que le capitalisme est destiné à succomber à son succès et non pas à ses échecs[5].

Photo: Werner Volkmer

Au moment même du succès incontesté du capitalisme il y a donc de quoi espérer ! Et pourquoi globalisation ne pourrait-elle pas être la maladie sénile du capitalisme, celle qui va le faire, littéralement, éclater de santé? C’est le capitalisme, ce Bien-portant imaginaire, pour paraphraser Molière, qu’il faut soigner. C’est alors qu’on pourra créer une pleine citoyenneté et enfin écrire le grand récit des Amériques. Une citoyenneté nouvelle, autre, c’est-à-dire un état civique, politique mais aussi économique, aux Amériques comme en Europe, en Asie comme en Australie : le grand récit du monde, quoi ! L’état moderne, la res publica moderne n’ont rendu possible, depuis deux siècles, que l’affirmation théorique, juridique, abstraite de l’égalité des citoyens, ce qui laisse de côté la solution des injustices sociales et économiques, la dignité humaine, et finit pour nous laisser dans une démocratie fort imparfaite. Il faut développer jusqu’à l’intolérable le potentiel démocratique de ce système afin que, en s’affirmant, les principes démocratiques transforment les principes du profit en reliant la “main invisible” d’Adam Smith à un cerveau rationnel et sensible. Utilitarisme à outrance, en appliquant au capitalisme sa propre logique, voici la thérapie qui pourrait être fatale au capitalisme. Le vacciner, pour ainsi dire, ce Bien-portant imaginaire, pour réussir à éliminer tout ce qui n’est pas utile, non pas à une caste de privilégiés mais à la société entière. Une citoyenneté des Amériques a du sens à condition qu’on s’organise à l’échelle du continent contre une économie panaméricaine de marché (qu’annoncent tous les accords, en cours et à venir), en faveur d’une économie panaméricaine avec marché selon la vision du groupe du Monde diplomatique. La logique du marché global à laquelle toutes les économies nationales de la planète adhèrent est en train de liquider l’État-Nation. Cela serait, d’après moi, un bien si les États-Unis n’étaient pas les seuls à vouloir survivre à ce processus en tant qu’ État-Nation par excellence qui détient le pouvoir presque total sur le reste du monde. Mais ce ne sont pas les seuls Etats-Unis qui sont la cible. C’est une hypocrisie qui cache la farouche compétition entre capitalistes, celle qui identifie dans les États-Unis les seuls ennemis des cultures nationales faibles. Le monde entier regorge d’Amerikaners, les Américains du reste de la planète, producteurs dans le plus pur style américain et hollywoodien de marchandises allant des automobiles aux programmes de télévision et virtuels, au cinéma, aux livres, à la publicité. La spécificité culturelle est un leurre si l’offensive contre la marchandise culturelle américaine ne naît de l’action d’individus, de groupes, de communautés tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des États-Unis, qui soient porteurs d’une autre vision du monde, essentiellement différente de la vision dominante, capable de contester non la simple et pure provenance géographique de la marchandise mais justement son caractère de marchandise culturelle.

Ce qui mènerait vers une société transculturelle authentique, laquelle pourrait affronter autrement la difficulté capitale de ce continent : le rapport avec les Autochtones. La relation des Européens avec les peuples autochtones des Amériques a été vécue comme une tragédie sans issue, car l’impact originel entre les corps, les techniques et la pensée des Blancs et ceux des Indigènes a produit une distance qui, comme celle entre Achille et la tortue, ne pourra jamais être comblée, un dommage irréductible, que seule la “renonciation” aux fondements de notre civilisation pourrait guérir. Les découvreurs-colonisateurs-civilisateurs-évangelisateurs débarqués dans les Amériques, en s’apercevant que ces terres étaient “occupées”, auraient dû civilement rebrousser chemin en se limitant peut-être à laisser des missions diplomatiques auprès des peuples visités. Ils ne l’ont pas fait. Ce qui oblige leur postérité à réparer, pas avec des dollars et quelques réserves mais, tout simplement, en changeant de civilisation ! Deux citations en guise de conclusion :

 Max Weber a dit, il y a presque un siècle, que « il faut arriver au désenchantement pour pouvoir débuter la grande politique ».

Nous y sommes.

 Horkheimer et Adorno écrivent dans l’introduction de Dialectique de la raison : « Il ne s’agit pas de conserver le passé, mais de réaliser ses espoirs ».

Ce qui peut bien demeurer notre devise.

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[1] Alain Caillé, Critique de la raison utilitaire. Manifeste du Mauss, La Découverte, 1988.

[2] Les termes de «faible» et de «faiblesse forte» ont été utilisés dans l’ébauche d’une théorie transculturelle entreprise par Fulvio Caccia et moi-même. Nous les avions élaborés à partir de la lecture de philosophes tels Gianni Vattimo, Gilles Deleuze, Félix Guattari mais aussi, directement, de Nietzsche et Heidegger.

Vers la fin des années 1980 j’écrivais: « L’immigrant perd souvent sa culture et sa langue. Nous voulions renverser cette image négative et présenter la faiblesse de l’immigrant comme une force. Il nous semblait nécessaire de déplacer le centre d’une culture donnée pour intégrer les autres, d’oublier nos nationalismes respectifs sans perdre pour autant le sens de nos cultures d’origine. La transculture est un humanisme basé sur l’idée que les cultures fortes sont condamnées (…) L’éclatement de l’identité forte traditionnellement associée à ces cultures coïncide avec l’émergence de nouveaux sujets sociaux, métis issus de la périphérie des empires, porteurs d’une révolte, d’un désir de subversion d’autant plus radical qu’il n’est ni politique ni idéologique. (…) Cet humanisme présuppose une personnalité non fermée, non finie, impure. Une identité qui n’enfonce pas ses racines dans le terroir, qui soit multiple sans pourtant être bâtarde, qui ne soit pas normale.» Lamberto Tassinari, La ville continue. Montréal et l’expérience transculturelle de ViceVersa in Revue internationale d’action communautaire, 21/61, 1989 ; maintenant in Utopies par le hublot, Carte blanche, 1999, p.13-28.

[3] Jean Baudrillard, L’Amérique ou la pensée de l’espace in Citoyenneté et urbanité, p.162, Esprit, 1991.

[4] Giacomo Leopardi, Palinodie, traduction française , Allia 1997. C’est moi qui souligne. L’argent est la valeur ultime, la «res» la plus «publique» de la république étatsunienne.

[5] Joseph Schumpeter, Socialism, Capitalism, Democracy, 1942.

Le regard de Darwin ou le périple de l’affect

 

 

Karim Moutarrif

Charles Darwin
Charles Darwin

Ce qui m’avait frappé dans cette photo de la fin du dix-neuvième siècle, c’était l’expression de son visage.

Le visage est un livre que l’on peut prendre le temps de lire. Il raconte une vie. Un regard triste et d’un infini désespoir. Un regard d’une immense tendresse qui disait « Je n’ai jamais voulu tout ça ».

Il avait fini par se faire oublier, loin des mondanités dans sa ferme. C’était le regard de quelqu’un dont avait trahi la pensée, meurtri par la déformation de ses écrits, anéanti par la récupération idéologique de son travail. Désabusé, voilà le mot, c’était ce qui s’en dégageait. Il ne fallait plus s’attendre à la moindre réaction de sa part.

Comble de l’ironie, à la fin de sa vie, il ressemblait à un orang-outang avec sa barbe qui lui envahissait le visage. Une barbe blanche et ce regard qui faisait aussi penser à un orang-outang. Ironie du destin aussi pour quelqu’un qui avait tenté de comprendre la chaîne de la vie.

Ce regard là m’a obsédé. Je l’ai retrouvé partout. Chaque fois que je me suis arrêté pour voir le ciel, l’air, la fourmi, le lézard ou mes semblables. Chaque fois j’y ai vu la domination.

Quand je regarde un singe, je le trouve bien plus sympathique que moi, avec l’avantage de ne pas devenir agressif gratuitement.

Il fut oublié, même star malgré lui, dans le cycle humain sans fin.

Charles Darwin, que j’ai retrouvé sur le tard, me parlait à travers sa photo, qui à l’heure où je griffonne ces choses, avait déjà deux siècles de traversée dans l’histoire fugace de l’humanité. Et je suis parti visiter le passé pour comprendre ce que le langage de son corps disait, ce qui ne m’avait pas été dit. Je me suis dédoublé pour arrimer le temps au temps.

Il est épuisant de parler, c’est certainement la raison pour laquelle certains êtres humains décident d’afficher, d’entrée, sur leur visage, ce qu’ils sont vraiment et qu’il est inutile de répéter à chaque nouvelle rencontre. Ce sont des gens qui deviennent efficaces dans leur échange avec autrui. Point n’est utile de se lancer dans des tirades démonstratives pour soutenir ce point de vue ou celui là. La parole devenait concise, le regard, éloquent et le souffle devenait rare.

La tristesse envahissait l’immensité de ce regard. Un vieux slogan que je m’étais forgé par le passé me revint à l’esprit : « Eclatez vous mais n’oubliez pas que le monde est triste ». Pour se régénérer, se reconstituer, il est vital de pouvoir se retirer quelque part. Pour passer à travers le désespoir tranquille.

Darwin disait vrai sur beaucoup de choses de la nature. Des choses qui nous concernent. Mais la censure voulut, dans sa plus grande hypocrisie, limiter ça aux autres êtres vivants, la gent humaine étant au dessus de tout. En même temps, on inaugurait l’ère de l’accumulation sans limites et de l’armée industrielle universelle.

Juste avant que ça ne prenne de l’ampleur, juste avant le déferlement, Charles a visité la vie, comme peu l’avaient fait par le passé.

Charles avait déjà constaté que ce qu’il voyait chez les autres êtres vivants, s’appliquait aussi à nous.

Quand je regarde le monde aller, avec ce regard, il n’a pas besoin de parler.

C’est la loi du plus fort à l’intérieur de la même espèce, l’espèce humaine et rien d’autre, l’argent servant à amortir les chocs, saupoudré avec parcimonie, à doses palliatives.

Darwin m’accompagna tout au long de ce périple et j’ai senti son regard partout où j’ai posé le mien. Comme il avait fait partie, de fait, de tous ces bonhommes qu’on vous colle d’office dans votre pedigree, de Pascal à Ibn Khaldoun et les autres. Je lui ai pris le coude et j’ai cheminé avec lui. Il marchait doucement comme l’âge le lui imposait et je ne voulais pas le brusquer. Il avait fini la course depuis longtemps, maintenant il attendait sereinement le Grand Départ.

C’est ainsi que j’aurais voulu cette rencontre, j’en ai rêvé pendant des nuits et des nuits et au bout du désespoir, je me suis rendu compte qu’il ne reviendrait pas mais que son fantôme était là. Alors j’ai continué au conditionnel, parce que rien ne me l’interdisait, ce périple fabuleux avec un esprit.

Je revenais d’un long voyage, j’avais perdu prise en cette terre. Les terres ne m’importaient plus à vrai dire.

Je me souvenais de ce jeune homme, frère d’une amie, qui m’avait tiré les cartes. J’avais retenu : « Tu feras un grand voyage ». A l’époque je n’y aurais pas pensé, une seule seconde. Et puis cette autre voyante qui avait questionné « Vous partez en Sibérie ? ». C’est vrai qu’elle venait de ce que l’on appelait l’Est. C’était sa seule référence au froid.

Nous partîmes vers le froid, faire cette expérience extrême, tous les jours de la vie. S’habituer à vivre six mois, emballés dans des vêtements pour le froid. Attendre avec impatience les beaux jours pour tout ouvrir et laisser l’air traverser la demeure. La chaleur tropicale de l’été puis le retour à l’hiver. Et des températures qui oscillent entre moins 45 et plus 45.

Avec le recul, je constatais qu’on pouvait s’adapter à tout, même à l’incroyable, vu d’ici, ou la chute de neige la plus insignifiante devenait catastrophe nationale.

De magnifiques stalactites de glace se développaient tout le long de l’hiver, sur mon balcon arrière grâce à un défaut du toit. Un spectacle unique, dès que je veux regarder le ciel.

Moins vingt non, ça ne leur entrait pas dans l’esprit

Le monsieur qui se trouvait à deux tables de moi ne dégageait que respect et dignité.

Il avait l’air très sérieux dans ce qu’il faisait. Il avait la peau très foncée et les cheveux grisonnant aux temps, Des lunettes en simili écaille perchées à l’extrême sud de son nez. Il était très concentré dans le déchiffrage d’une page de journal, un stylo en main et prenant des notes. Comme s’il épluchait un dossier captivant, il semblait faire des calculs. En effet, il jouait avec les probabilités. De temps en temps il levait la tête pour accrocher du regard l’image sur l’écran suspendu au dessus des têtes, il y en avait d’ailleurs trois de télés allumées. Le décor était des plus standard, formica simili bois et motifs synthétiques collés dessus se répétant en frise. De toute façon, ils se fichaient du décor, ils venaient pour jouer, la tête en l’air, consommant en automates. Ils repartiront déçus mais reviendront demain pour tout recommencer, les analyses, les échanges de tuyaux et les combinaisons gagnantes. Un bar standard, perdu loin au nord de la lieue du ban, au bout de la ligne de chemin de fer. Un bar où l’on se gave en masse de courses de chevaux, de loto et de jeux légaux payants arrosés de quelques breuvages alcoolisés. Un temple où les plus pauvres se droguent d’illusions pour les pauvres

Plus au sud la grande ville s’était d’avantage densifiée. J’avais perdu l’habitude et je me demandais si j’allais résister au bruit et à la violence de cette cité tentaculaire qui ne finissait pas de s’étendre.

Elle avait déjà rongé l’âme d’une multitude de villes et de villages devenus fantômes, asservis, défigurés par la voie ferrée ou l’autoroute. Pendant les longs voyages en train, vers le bout du monde, s’étalaient les dégâts.

En plus je ne sais pour quelle raison, ils avaient décidés que la vie serait suspendue. Ainsi je me demandais comment on pouvait vivre comme ça, en l’air, treize ou quatorze étages au dessus du sol. Comment des paysans qu’ont été ces immigrants ont digéré le traumatisme ?

Du Massif Central ou d’Indochine. Je n’étais plus dans le grand silence blanc. C’était l’Europe dense, bavarde, bruyante.

Je regardais autour de moi le décor et je voyais ce qu’il avait raconté. Je voyais les luttes féroces livrées en dilettante pour s’approprier le territoire et la richesse. Choses que l’on ne perçoit pas en traversant ce paysage gris, de bric et broc, dans un train de banlieue, quand on n’a pas fini de dormir ou quand on revient et qu’on rêve que d’une chose, son lit.

Le train permettait ce regard, les friches industrielles qui deviennent objet de la convoitise des bâtisseurs, les terrains de l’industrie que les promoteurs immobiliers récupèrent, pour faire des affaires en or et le contrôle perdu sur ces territoires de tous les fantasmes.

Un air de piano m’a extirpé de ces réflexions.

Un air qui me plongeait dans ma candeur d’enfant, il y avait aussi l’accordéon. Un instrument qui m’avait traumatisé, en bien, tout petit aussi.

Nos retrouvailles avec mon frère furent finalement sympathiques. En fait je ne l’avais pas encore écouté. Par hégémonie. Je venais de le faire pour la première fois. J’avais presque la cinquantaine. Je venais à peine de me rendre compte que mon petit frère disait mon grand frère quand il parlait de moi, comme je faisais en évoquant, l’autre frère, le plus grand de tous, que j’admirais comme un dieu. Je réalisais que lui aussi ne s’était pas rendu compte.

Je réalisais l’impact que j’avais eu, celui que j’avais reçu.

J’étais au cœur d’une cité construite au début du siècle dernier déjà. Les pieds sur le pavé et la tête dans cette brique rouge qui fut la charnière d’un siècle à l’autre. J’étais perdu entre des mondes et heureux de ma déperdition. Je n ‘avais plus rien de ces choses matérielles qui vous encombrent.

Je revoyais mon grand père sur son dromadaire. Du temps où il était encore dans le désert. J’essayais de trouver la paix et il fallait à nouveau changer de langue et changer de tête.