Poemas de Ramón de Elía

Los poemas que aquí se presentan del autor son de una voz que ha viajado de Buenos Aires a Montreal y Viceversa. La palabra que se va y vuelve a una  vida que ya es ajena y otra. La poesía de De Elía es un seguimiento de su prosa; letras que buscan, dudan, se encuentran consigo mismo, en este mundo que nunca es claro, ni definitivo. El viaje inesperado, la vuelta a casa, una casa que fue y es otra, como lo somos todos tras un largo viaje que no halla fin.

Israel Mota Berriozábal. Acuarela sobre papel, 1992, circa.
Israel Mota Berriozábal. Acuarela sobre papel, 1992, circa.

 

Sobre todo la sorpresa

de verme así,

tan no lo que pensé

tan otras las circunstancias

como si mis certezas hubieran

caído bajo el azote de la lavandina.

 

Y no es que la ruta elegida haya sido atroz

no es que en aquella puerta que no abrí

se escondiera el premio

no es que no haya visto lo que debería haber visto.

Avancé casi sin obstáculos

hacia este desierto que estaba allí

esperándome

cualquiera fuera el camino que tomara.

 

Aquel, atropellado, ha metido su vida en la cuneta

aquel, cauto, ha esperado la certeza que no vino.

Aquel, feliz, avanzó sabiéndose feliz cualquiera fuera el derrotero.

 

Aquel, el del espejo, creyó ser aquellos:

practicó el arrebato, el cálculo y la bonhomía

quizás asincopádamente

quizás asincrónicamente

quizás artificialmente

como quien no sabe

lo que busca

o lo que piensa

o lo que espera

 

Aquel, el del espejo,

atraviesa la vía férrea de la lógica

en un paso a nivel abandonado.

 

Israel Mota Berriozábal. Pastel sobre cartón. 1994, circa.
Israel Mota Berriozábal. Pastel sobre cartón. 1994, circa.

 

No digas que no te avisé

Sí, lo dijiste

pero no recuerdo haber comprendido

como si tu voz proviniera del horizonte

o de una fosa balconeando la nada.

 

Finalmente

uno más uno fueron dos.

Pero ya era tarde

y el tiempo lo paso

explicando esa demora

como algo razonable, inevitable

normal para un tipo como yo.

 

Principio

No es fácil confesarle a un extraño nuestros más profundos miedos. Uno arriesga o bien la sorna o bien la compasión, pero rara vez una tierna cofradía.

Uno tendería a creer que la falta se encuentra en aquel que nos escucha desde el otro lado de esa profunda fosa. Pero cuando uno recapitula y se somete al severo test de examinar estrictamente sus dichos, uno mismo siente una suerte de rechazo por aquel que abrió la boca sin importarle exhibir sus caries y su glotis. El extraño entonces es uno mismo, el que desea escapar de aquel que dice lo indecible o expone con precisión lo que todo el mundo sabe.

¿Quién  acaso no conoció o imaginó el horror? ¿Para qué explayarse con el folclor que arrastra cada uno?

Es así que uno termina por callarse.

Un joven me habla ahora, y yo soy el extraño que lo escucha. No solo no sé qué decirle sino que no sé cómo escucharlo: pretendo concentración en sus dichos cuando en realidad solo elaboro mi teatral postura. Estoy al otro lado de esa infinita fosa y él sospecha que me pierde. Todo intento de fraguar empatía colisiona con una máscara humana ya no humana. El joven sabe que me pierde; o él mismo, ya extraño de sí mismo, no concibe otro final que la distancia sin camino. Se pone de pie y nos despedimos. El joven se aleja de mí y de sí mismo. No podrá ocultar jamás que ya no es uno.

Yo, espejo del joven y del extraño que he sido, avanzo hacia una puerta cerrada que ni el amor ni el deber han sabido como abrir.

 

No sé si es consecuencia de una descomposición molecular, de una lucha de clases entre neuronas, o es fruto real de la experiencia vivida. No lo sé. Sí sé que advierto, tan claramente como un cambio de color en el ocaso, que a aquel que fui –aquel caballero medieval prefigurando la batalla– ya apenas se lo ve. A veces deambula por mi casa cargado de sueños y de nuevas energías, pero cada vez menos.

En general sonríe y se sumerge en las certezas que le da el “amarás al prójimo como a ti mismo”. Y luego vuelve a su sillón.

 

Silencio negro:

dificultad para emitir palabras

o mover la pluma,

inversión del decir en escucha,

agujero que engolfa cual estepa rusa

todo derredor iridiscente.

Caen hacia mí

una melodía-herida

una sentencia-verdad

una mentira-bella

una melodía-que-fue-herida

una sentencia-verdad-ya-perimida

una mentira-bella-aún-más-bella.

Y al fin el alba

transforma el silencio negro en simple silencio

donde no hay ni trovador ni amada

 

Si hoy me derramo

con la viscosa superfluidez del enamorado

la noche será larga y la mañana infame.

Bajo semen, lágrimas, sudor, saliva

y otros flujos con nombre o sin nombre

yace abandonada la palabra que no dije.

No dije antes ni después;

Primó entonces la cautela,

luego la razón devolvió sentido a mi silencio.

El enamorado ha aprendido a callar

a dejar caer el corazón en un abismo

a salvar el honor en la hipotética caída

a alejar lo real de esa hipotética caída.

 

 

 

 

 

Le regard de Darwin ou le périple de l’affect (III)

par Karim Moutarrif

Je me suis baigné dans la rivière, tôt le matin, dans un silence irréel, une rivière non polluée, au milieu  d’immenses galets qui avaient dû être transportés il y a bien longtemps par des glaciers d’une autre ère. Au bout du monde, un silence troublé quelquefois par un bruit de véhicule qu’on aurait voulu éradiquer de la bande son, mais surtout par les ânes, les chèvres, les chevaux et les coqs. J’avais perdu l’habitude de l’existence de ces êtres là aussi.

Un luxe dont l’Occident m’avait dépossédé, sauf dans l’immensité écrasante de l’Amérique. Et même là-bas, il fallait l’entremise de la technologie pour y accéder.

J’étais venu avec la peur du choc après une si longue absence, mais ce ne fut que continuité dans des changements notables. Ailleurs cet endroit serait dans un parc naturel. Une exclusivité délaissée.

Je savais que je reviendrais en arrière dans le temps.

Le voyage à la montagne fut une excellente occasion de se perdre. On pouvait même y faire des rencontres en dehors du temps. Un paysan, plutôt de bonne humeur, que nous avons croisé avait dit, « Si tu es bien dans ta folie pourquoi cherche tu la raison ? » Lui le montagnard, qui, selon les apparences n’avait jamais quitté le pied de la montagne, dispensait des pensées surréalistes au vent, à qui l’entendra. Un fou qui colportait les propos d’un sage.

Ciel dramatique sur la route dans une vallée — Photo #10215012

Il n’y avait pas d’horloge et le mouvement du soleil restait la seule référence. Mais ce qu’il disait était sensé et je pensais qu’il n’y avait pas de hasard, qu’il m’avait laissé un message.

Je me gardais bien de demander l’heure à mes coreligionnaires, tous très bien équipés des derniers gadgets de l’Occident, portables et autres montres synthétiques. J’avais quelques jours pour réduire l’activité cérébrale au strict minimum, pour me laisser porter par cette langueur ambiante dans laquelle personne n’exprimait quelque inquiétude que ce soit.

D’ailleurs on se sentait y glisser irrésistiblement jusqu’à l’impression que le temps s’est arrêté, que plus rien ne se passera, que jamais on pourra s’en libérer. Jusqu’à l’étouffement.

Méditer.

Il fallait que je maintienne le fil de l’écriture, trop d’événements se bousculaient à l’entrée de ma raison.

Les choses restaient toujours dans le flou, rien n’avait changé.

La prise en otage, la désagréable impossibilité de dire quoi que ce soit. La liberté déjà brimée dans les rapports intimes, avant de quitter le foyer, vous avez déjà un aperçu de ce qui se passera dehors Un mal être qui se répercute sur les autres. C’est dans ce contexte aussi que je fis ce qu’ils appellent un retour aux sources. En toile de fond il y avait la misère dans une société qui ressemblait plus à une jungle qu’à autre chose, plus qu’ailleurs. La loi du plus fort était la seule. Les plus faibles se résigneront à leur sort. La souffrance dans les visages des gens dans la rue, les trottoirs éventrés, les grosses mercedes. Dans beaucoup d’expressions, la résignation aussi. Une pyramide de petits pouvoirs qui régissaient ainsi toute une lande. Je sentis très fortement la pression virtuelle mais bienveillante que me fit Charles à l’épaule. En Angleterre, c’était crado aussi au moment de la Révolution industrielle. Ici, il n’y a jamais de révolution, jamais eu de pays. Ceux du Sud n’ont jamais rencontré ceux du Nord. C’est un mariage forcé.

Je suis venu constater que plus rien ne serait comme avant.

C’était comme attendre le facteur au bord de la route, le voir passer et vous faire dire qu’il n’y a rien pour vous.

Loin de ma fille, je la languissais. Nos discussions, nos câlins, nos promenades, nos solitudes, sa joie et sa bonne humeur, ses créations, ses projets me faisaient défaut. Heureusement qu’il y avait l’écriture pour colmater la brèche.

Ici aussi j’avais trouvé un ordinateur. Ici, j’étais « rentré au pays », loin de la France et du Canada.

De la fenêtre de la maison où je logeais je voyais la carrière qui avait été envahie il y a longtemps par des squatters devenus depuis propriétaires.

Entrée mystérieuse — Photo #55945709

« Vieux à vendre » disait la voix depuis des siècles. Il y avait encore et toujours, ces acheteurs de vieux. Chacun chantait sa chanson dans son style y ajoutant bouilloire ou théière ou ferraille. écaille écaille écaille Dans la ville des corsaires et du djihad maritime, un terme qui était très d’actualité mais sur terre cette fois.

J’étais cloîtré, quand je sortais un petit moment j’avais suffisamment d’images pour méditer le restant de la journée. Une chose était sûre, je ne pouvais plus vivre ici, j’étais une fausse note et venir le constater me soulageait pour les derniers doutes que j’avais. J’avais déjà donné douze ans de ma vie, ce qui n’était qu’une broutille.

Hier le sort du monde se jouait dans une élection, celle de l’Empereur éponyme et le monde entier attendait fébrile, l’issue : Va-t-il être bon ou méchant le prochain président ? C’était quand même dérisoire à quoi tenait le destin de l’humanité. Le lendemain, nous nous sommes relevés avec la gueule de bois. Une chose s’achevait, une autre commençait.
J’avais cherché au pif, dans ce pays où un homme ne peut pas parler à une femme sans se faire surveiller, les traces de mon passé, de mes amours impossibles. J’avais retrouvé le nom de son frère, cette blonde d’il y a 24 ans. Sa maman allait bien, elle avait les problèmes de santé de l’âge.

« J’ai gardé le foulard que tu m’avais offert et les lettres fleur bleue que tu m’écrivais. Tu es le premier garçon qui m’a embrassé. Je vis seule, je suis mieux. » C’est ce que j’ai retenu de l’échange téléphonique. Le seul que nous eûmes.

Connaissant les susceptibilités ambiantes, je me suis présenté sur la pointe des pieds mais le message est parvenu. J’étais heureux. Le ton était chaleureux au téléphone ! En fait elle ne me rappellera plus et je ne la reverrais pas comme je l’avais espéré.

Puis je me suis enquis d’une visite à l’école où j’avais été formé. Là où il n’y avait plus de traces de moi.

Tout avait changé.

J’ai pleuré devant ce désert. Vingt sept ans, toute une vie. J’ai demandé son âge à un répétiteur qui s’étonnait de ce que je faisais là avec mon badge de visiteur, dans ce territoire qui avait été le mien, dans une illusion passée,  « Vingt sept ans », je lui ai dit, « j’ai quitté quand tu es né ». Il en fut interloqué.  Une bande de lycéennes ont débouché du tunnel, j’ai vu ma dernière parmi elles, elle avait le même âge. Je me suis rendu compte pour la première fois de la fragilité de cet âge.

Brutalement j’ai revu tout ce que j’avais traversé.

Je suis ressorti comme chassé d’un monde qui n’était plus le mien, avec le sentiment d’avoir été dépossédé. Il ne restait que des fantômes, de ces armées de professeurs, de pions, de surveillants généraux qui avaient contribué à mon cheminement. A l’évidence beaucoup d’entre eux n’étaient plus de ce monde.

J’ai refait le chemin de l’écolier que j’empruntais autrefois, il ne restait que la route, tout le reste avait changé. Les villas avaient progressivement été remplacées par des immeubles. La physionomie avait été remodelée, dans un bâti sans goût ni cohérence. Le quartier avait changé, violemment.

Je vieillissais.

Sentier de la forêt au coucher du soleil — Photo #2768282

Juste écrire, des fois c’est vital. Je sentais bien que je déprimais quand je ne pouvais pas brancher cette machine dont j’étais devenu dépendant. Juste pour colmater les bleus.

Mon ami me disait qu’il chattait comme ils disent mais qu’il ne pouvait rien conserver. La machine n’autorisait pas l’opération. Il ne doit pas rester de traces de vous, c’est confidentiel. On saisit ainsi chaque fois un peu plus le sens du mot virtuel comme vivre dans un rêve. Les langues mouraient chaque jour un peu plus sous les doigts des internautes pressés de communiquer. Tous les claviers y passent. Le temps de la machine devient la référence

Quand le virus a planté ma machine et que j’ai du réinstaller tout le système, mes fichiers avaient disparus à jamais. Heureusement je les avais immortalisés sur un disque compact. Au moment où j’avais tant de choses à dire, où ce que je ressentais partait en fumée au coin d’une autre idée et la tristesse d’en faire des orphelines perdues à jamais aussi.

La chose que je notais le plus c’était cette marque des années sur les corps et tous ces morts sur la route. Je n’avais plus vingt ans.

Dans cette ville où j’avais autrefois vécu tant d’années, l’émerveillement s’était évaporé.

J’étais un bohémien de cinquante ans qui n’avait pas encore trouvé sa route. J’attendais des formalités sans le sou. Je vivais aux crochets de mon frère et de l’ami qui m’hébergeait. Je me rationnais pour ne pas abuser.

Et je repensais à ce voyage au pays des ancêtres et la squaw me disant « Tu as souffert ». « Je n’ai pas fini j’ai juste appris à le faire en silence » aurais-je du répondre mais je ne voulais pas entrer dans les détails, en rajouter.

A l’heure qu’il était j’étais seul et j’aurais voulu parler à un être exquis qui m’aurait écouté en acquiesant de la tête, en appuyant mon propos.

J’étais reparti ailleurs. Paris XIVe.

Je suis allé là-bas à cet endroit où je l’avais connue, étudiant insouciant.

Mon cœur s’est serré quand j’ai regardé à travers une ouverture du portail qui donnait sur cette cour.

Il y avait un code à composer et je ne le connaissais pas. Je ne pourrais pas aller plus loin. Ma mémoire me restitue les scènes manquantes sans mal. Elles resurgissent.  Juste devant les boîtes aux lettres qui étaient là, juste en entrant sur la droite. Moi vérifiant mon courrier et elle passant le porche avec ses courses.

C’est là que je l’avais croisée pour la première fois dans une sortie hâtive en peignoir de bain.

Un Avenir révolu : Élégie rétrofuturiste pour l’Autoroute Bonaventure

par Christian Roy

photo © Christian Roy
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Établi à Griffintown en bordure du Vieux-Montréal au début de l’avalanche immobilière balayant ce qui fut le premier quartier ouvrier et « ethnique » au Canada, j’entends avec appréhension se rapprocher de jour en jour et d’heure en heure, derrière le mur de nouveaux condos venus m’en couper la vue entretemps, le claquement des crocs métalliques en train de déglutir par les deux bouts l’Autoroute Bonaventure. En osant me rapprocher du chantier, j’ai vu les mâchoires décrochées de certains de ces tyrannosaures mécaniques reposer dans la poussière telles les idoles de dieux-condors précolombiens au plumage en crochets, au bec acéré et à l’œil opaque. Leur rumeur inexorable et menaçante juste au-delà de l’horizon lorsque les monstres sont en action me rappelle les Langoliers de Stephen King, ces espèces d’enzymes voraces qui, dans le récit éponyme adapté au petit écran il y a vingt ans, grugent les mondes figés (tel en l’occurrence l’aéroport de Bangor) que laissent derrière eux tous les instants dans une voie de garage du temps, afin de les consigner au néant béant en arrière-plan. Car c’est bien tout un pan du passé qui est sur le point d’y basculer sans reste avec les derniers tronçons de cette artère aérienne. —De mon passé en tout cas, puisque si je me suis fixé pour ainsi dire à l’ombre de l’Autoroute Bonaventure, c’est qu’un mystérieux tropisme de ma psychogéographie personnelle a fini par me ramener en ce lieu magique d’une expérience fondatrice.

photo © Christian Roy
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Mes premières sorties en ville pour échapper adolescent à ma lointaine banlieue avaient en effet pour destination le Musée d’art contemporain à son ancien site de la Cité du Havre. C’était alors toute une expédition avec le rare autobus partant du métro McGill pour emprunter le parcours immortalisé dans une fameuse performance photographique de Françoise Sullivan, longeant comme par la voie des airs les alignements cyclopéens des silos à céréales et autres structures industrielles monumentales, pour finalement atterrir dans un quadrilatère bordé d’énigmatiques complexes de béton de faible hauteur, aux airs d’inexplicables sanctuaires d’une race inconnue ou de bases secrètes de recherche interplanétaire ou transdimensionnelle. Je trouverais bien plus tard l’écho de ce trajet initiatique dans certains films de Tarkovski, que ce soit la Zone hantée parcourue de voies ferrées de Stalker ou la longue randonnée silencieuse sur une autostrade de Tokyo dans Solaris.

photo © Christian Roy
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Le charme unique de l’Autoroute Bonaventure tient justement pour une part à un sens quasi « japonais » de l’espace, ou plus exactement de l’espacement (ma) : non seulement le large panorama planant d’un entrelacs de canaux et de chemins de fer, de caissons monolithiques et de chantiers délabrés, mais sous le tablier, la galerie ouverte au plafond strié sur la longueur, sereinement rythmée vers le point de fuite par les poutres des travées, modulées d’angles obtus à leurs extrémités. À la fois trapus et spacieux, ces larges portails ouvrent l’un sur l’autre jusqu’à l’infini, avant d’épouser la courbe survolant le canal de Lachine, plantés dans les eaux ombreuses de ce creuset de l’industrialisation comme des torii dans une onde côtière en pleine nature… Je me console de ce que ceux qui sont ainsi du ressort portuaire du gouvernement fédéral resteront intouchés par la démolition de l’autoroute à partir de sa jonction avec la ville de Montréal. Je me désole néanmoins qu’on ait fait la sourde oreille aux nombreuses interventions et propositions de citoyens, avant, pendant et après les consultations publiques en vue de la bonification du Projet Bonaventure, plaidant pour la préservation d’au moins un tronçon de cet espace irremplaçable en terre ferme, propre à accueillir de multiples usages urbains : « High Line » végétalisé au-dessus et « mail » piétonnier en-dessous[1], ou ne serait-ce qu’un seul « torii » comme observatoire urbain et ironique « arc de triomphalisme », témoin des lendemains qui chantaient encore avec un reste touchant de naïveté à l’apogée de la course à l’espace. Bien que dans une tout autre visée, Tarkovski pouvait alors, sous couvert du futurisme officiel d’une tyrannie progressiste, prendre une telle autoroute ultramoderne comme piste de décollage vers d’inimaginables mondes lointains où tout demeurait éternellement possible. À bien y penser, le MAC était en quelque sorte mon Solaris à moi, et Bonaventure la passerelle vers cette Planète Sauvage de l’art contemporain (pour évoquer un autre classique du genre par Roland Topor sorti alors), qui trouvait son environnement « naturel » dans un paysage industriel dénaturalisé, et partant, poétisé.

Même au-delà de l’anecdote personnelle, voire générationnelle, il serait dommage d’oublier sans au moins une pensée attendrie que l’Autoroute Bonaventure se voulut un pont vers l’An 2000, comme entrée de ville au moment où Montréal fut pour une saison (répercutée sur une décennie —heureusement pour ceux qui comme moi n’ont connu Terre des Hommes qu’après l’Expo 1967) le modèle réduit du village global électronique décrit en même temps par McLuhan de Toronto. En ce centenaire du Canada, le XXe siècle lui appartint bel et bien selon la prophétie de Laurier, fût-ce pour le quart d’heure de célébrité mondiale promis par Warhol à chaque humain de la nouvelle ère qui s’y inaugurait. Cet An 2000 où je trouvais alors volontiers refuge, autorisant tous les espoirs, ou du moins toutes les rêveries, non sans la crainte qui se mêle à l’exaltation au seuil des grandes aventures, n’exista vraiment qu’autour de 1970, quand il sembla pendant quelques années juste à portée de la main, derrière le prochain tournant, avant que le Progrès, emporté par sa propre dynamique, ne déraille pour de bon dans la spirale d’un malstrom dont nous ne voyons plus le fond. Ne pourrions-nous du moins honorer en toute lucidité les illusions de cette époque où l’on liquida allègrement en son nom tant de vestiges d’époques révolues, avec un dédain de taliban des savoir-faire et des univers de sens de tant de générations antérieures ?

En effet, en déniant inconsidérément toute valeur esthétique ou patrimoniale aux réussites de l’architecture brutaliste des années 1960-70, nous perpétuons l’arrogant irrespect pour le passé du modernisme niais qui l’inspirait, au lieu d’inclure ce dernier dans la considération distanciée d’une postmodernité éclairée pour toutes les époques —y compris celle qui prétendit supplanter sans état d’âme l’héritage des précédentes. L’Avenir alors entrevu n’est plus ce qu’il était, je suis le premier à l’admettre et même à m’en féliciter ; mais ce mirage fait partie intégrante de notre passé, à l’égal de tout autre mythe ou mode d’être historiquement spécifique, dont on s’efforce pieusement de conserver ou reconstituer les pendants architecturaux dès qu’il s’agit de ses victimes. L’obstination des autorités à détruire complètement la portion urbaine de l’Autoroute Bonaventure est particulièrement regrettable, alors que l’on s’apprête pourtant à intégrer dans un tel esprit l’an prochain le cinquantenaire de l’Expo 67, en vue de laquelle elle fut conçue, dans une nouvelle célébration de la Confédération en même temps que des 375 ans de Montréal.

photo © Christian Roy
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On veut nous faire croire que les neuf voies de la nouvelle entrée de ville mise à plat auront l’effet paradoxal de cicatriser la balafre dont l’Autoroute Bonaventure lacéra le tissu urbain de Griffintown avec ses neuf voies surélevées (s’ajoutant aux cinq voies de surface des rues adjacentes), coup fatal redoublant la blessure déjà infligée pendant la guerre par le viaduc ferroviaire —qui reste d’ailleurs intouché en dépit de son délabrement. Il est permis de soupçonner que ce curieux calcul répète au moins autant qu’il ne la compense la belle inconscience avec lequel cet ouvrage d’art fut implanté dans Griffintown pour achever de le condamner en tant que quartier habité. Quarante ans plus tard, j’ai pourtant découvert celui-ci dans un état transitionnel de formidable catalyseur local et international de projets et initiatives de réinvention urbaine à même la sédimentation du passé et les interstices du développement. Malheureusement, le cours du raz-de-marée d’une promotion immobilière peu planifiée et le plus souvent mal inspirée ne fut guère affecté par toute cette créativité citoyenne de terrain.

photo © Christian Roy
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Je peine à retrouver quelque trace du Griffintown d’il y a à peine un lustre encore, incubateur d’expériences inouïes pour faire du neuf à même le Vieux, à l’ombre des gratte-ciels qui se bousculent pour l’enjamber, tels les tripodes géants des envahisseurs martiens de La Guerre des mondes. Leur irrésistible avancée va de pair avec l’élargissement du fossé qui nous sépare du passé industriel et de ses monuments, et à travers eux, de l’Avenir qu’ils incarnaient. C’est son souvenir palpable qu’on efface avec toute trace de l’Autoroute Bonaventure, dont le nom même était promesse de ce bel Avenir. Aussi ne suis-je pas seulement triste, mais quelque peu angoissé de la voir disparaître un peu plus chaque jour derrière l’horizon de la prétérition. Symbolisé par elle, c’est bien sûr l’An 2000 qui s’éloigne irrémédiablement de nous dans le passé, soit le rêve utopique qui lui conféra une réalité quasi palpable vers 1970 —bien plus que l’imperceptible tournant du millénaire au calendrier. Or, au fil d’une actualité lourde d’absurde fatalité, je ne puis m’empêcher d’être hanté par l’obscure crainte que l’avenir en ce sens premier ne soit aussi emporté avec le vestige routier de son rêve daté, en cet été qui a quelque chose des derniers mois de la Belle Époque du siècle dernier où le sort d’un monde vacillait au ralenti au bord de l’abîme d’une démolition méthodique, avec en prime l’incrédule déjà-vu du funeste épilogue à son tiers.

photo © Christian Roy
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[1] Voir Marc-André Carignan, « Est-il trop tard pour un High Line montréalais ? », Métro, 4 février 2016, http://journalmetro.com/opinions/paysages-fabriques/912818/est-il-trop-tard-pour-un-high-line-montrealais/.