Giuseppe A. Samonà
Quand quelques amis, à l’unisson avec la presse quasiment unanime, s’insurgent indignés, faisant remarquer que ce dessin ne fait pas rire, une question me vient à l’esprit : et pourquoi donc devrait-il faire rire? La satire ne doit pas être confondue avec l’humour, elle ne fait pas rire, ou plus exactement elle peut faire rire, mais ce n’est pas son objectif. Elle doit provoquer, heurter, faire preuve parfois de « méchanceté », voire même être « dégueulasse », pour susciter une réflexion politique et sociale. Ni Dante – qui en fait abondamment usage, et dont on a dit et répété que sa manière de parler de Mahomet faisait pâlir, par sa violence, les fameuses vignettes de Charlie Hebdo– ni Voltaire, auteur satirique s’il en est, n’ont jamais fait rire personne. Cela dit, on peut aimer la satire ou ne pas l’aimer : moi par exemple je ne l’aime pas, ou pour mieux dire, je ne l’aime pas quand elle est utilisée de manière exclusive, comme si elle était à elle seule un moyen pour comprendre et raconter le monde : d’ailleurs, je ne suis pas un lecteur de Charlie Hebdo et n’ai que très rarement apprécié ses dessins… Mais on ne peut pas demander à ce journal d’être ce qu’il n’est pas.
Les mêmes amis, et la même presse, ajoutent encore plus indignés : non content de tourner les victimes en dérision, ce dessin reprend des stéréotypes lourdement racistes et xénophobes… Là encore, on doit s’interroger. Les journalistes de Charlie Hebdo, de par leur histoire, leur appartenance culturelle, leur orientation politique, manient la dérision – y compris en utilisant les morts – avec désinvolture et souvent une certaine obscénité, mais c’est sur les meurtriers, les bourreaux, et non sur les victimes, que portent leurs sarcasmes: est-il possible qu’en cette occasion ils aient dérogé à leur vocation atavique ? Et surtout que des intellectuels cultivés et raffinés aient repris à leur compte un grossier cliché raciste, vieux de presque cent ans, qui n’a plus cours même parmi les plus rustres et les moins instruits ? Non, seule une totale méconnaissance des mécanismes de la satire caractéristiques de Charlie Hebdo pouvait attribuer à ces journalistes une telle intention. Si on analyse le dessin à l’intérieur de Charlie Hebdo – les journaux qui ont lancé la polémique l’ont présenté sans rien, hors contexte, en partie tronqué – en s’appuyant aussi sur les nombreuses interventions dans les réseaux sociaux de ceux qui, contrairement à la presse officielle, l’ont compris et ont pris sa défense (parmi les plus significatives, voir l’article publié dans Gli Stati Generali, et la discussion qui s’en est suivie; ou les prises de position de Sabina Guzzanti, ou encore Roberto Saviano, on comprend que le dessinateur ne s’en prend pas aux victimes, mais à ceux qui ont construit les maisons ou les ont laissé construire d’une certaine manière, en contournant, ou en négligeant les critères qui s’imposent de manière impérative dans une zone à risque sismique élevé – l’exhibition du corps des victimes permet seulement, ni plus ni moins qu’une photographie, de constater un fait: si on construit des maisons avec du sable au lieu de ciment (penne gratinées), elles s’écroulent sur leurs habitants, les réduisant à l’état de viande hachée bonne à faire des lasagne, dont se nourrissent aussi ceux qui profitent de la reconstruction pour s’enrichir cyniquement et malhonnêtement, comme cela s’est passé à l’Aquila. Bref, ce dessin, de manière provocatrice, veut dénoncer un scandale: ce n’est pas le tremblement de terre mais l’Italie, le système Italie, qui a causé tous ces morts et tous ces blessés; les morts ne sont pas morts du tremblement de terre mais de l’Italie. Du système Italie. Simplification, raccourci, slogan ? Certainement. Néanmoins, il n’est pas moins sûr que, comme le souligne Norma Rangeri dans le Manifesto du 25.08, « Aucun pays industrialisé, présentant un risque sismique très élévé comme le nôtre, n’est pulvérisé chaque fois que la terre tremble. » (Et moi j’aurais envie d’ajouter : … avec une magnitude ne dépassant pas 6 degrés). A noter, pour corroborer cette interprétation, la phrase qu’on peut lire un peu plus loin plus loin dans Charlie Hebdo sous la rubrique “Les couvertures auxquelles vous avez échappé” : « On ne sait pas si le tremblement de terre a crié ‘Allah U Akbar’ au moment de se produire ». Référence claire à L’ennemi d’aujourd’hui, bouc émissaire par excellence – et ce sont les journalistes que cet ennemi a si durement frappés qui se moquent de cela ! – que l’on charge aujourd’hui de tous les maux dont souffre la société. Quant à l’image de la « pasta », son usage raciste (les macaronis d’antan) est devenu une antiquité poussiéreuse, digne d’un « Musée de l’insulte xénophobe»; il est difficile de penser qu’elle a pu être utilisée au premier degré, avec l’intention d’injurier. Il ne reste, au second degré, que son évidente capacité à représenter immédiatement l’Italie, un peu comme le camembert pourrait représenter la France. A ce propos, une dernière remarque : Charlie Hebdo se moque de tout, il ne connaît ni limites ni frontières, il semble prendre un plaisir presque sadique à frapper les personnes et les idées aux endroits les plus sensibles, France comprise, et c’est pourquoi un grand nombre de Français ne le supportent pas et ne perdent pas une occasion de l’attaquer ; de toutes les accusations dont Charlie Hebdo a été l’objet, celle de chauvinisme est vraiment la plus injuste et la moins fondée.
Le dessin t’a donc plu? demandent les indignés… Non, mais s’il me déplaît, c’est pour d’autres raisons. Outre le fait que la satire comme vision du monde n’est pas ma tasse de thé, c’est en général l’exhibition de la douleur et du corps des victimes qui me pose problème, eût-elle pour objectif de dénoncer le meurtrier. De ce procédé, Charlie Hebdo fait un usage immodéré et volontairement de mauvais goût, souvent crypté (c’est le cas ici) et incompréhensible pour qui n’est pas un exégète confirmé du journal ; le public non averti, à commencer par les victimes elles-mêmes, ne peut y voir qu’une grossière atteinte à la dignité des morts et des blessés, si bien que le dessin finit par produire un effet opposé à celui qui était visé. D’ailleurs, à propos de ce même événement, le dessin scandaleux de Felix a été suivi par un dessin de Coco qui se présente comme une clarification provocatrice face au tollé général suscité en Italie par le premier : “Italiens, ce n’est pas Charlie Hebdo qui construit vos maisons, c’est la mafia”. Certains diront : qui n’aime pas ce genre de satire, n’a qu’à ne pas acheter le journal. C’était juste dans les années 70 et suivantes, ce ne l’est plus aujourd’hui : pour peu qu’il y ait un intérêt à créer un « cas », n’importe quelle image est instantanément diffusée aux quatre coins du globe, y compris auprès de ceux qui n’achètent pas le journal. D’ailleurs Charlie Hebdo a bien conscience de cette possibilité de manipulation et s’en sert, ne serait-ce que pour se faire de la publicité. Il y a en somme un grand décalage entre les intentions, qui circulent et sont comprises dans un public restreint, et le résultat, qui finit par s’adresser au grand nombre et tombe, comme un excrément mal ciblé, à côté de la cuvette (… fuori dal vaso, vieux dicton populaire italien). C’est pourquoi on peut dire que cette satire échoue à faire réfléchir (car on ne peut appeler « réflexion », ou du moins pas dans le sens recherché par le dessin, le concert de vociférations qui s’est déchaîné, ni même le besoin de discussion qui s’est manifesté aussi à ViceVersa…), et qu’elle a manqué son but. Dans l’ordre de la satire, en effet, quand on passe de l’écriture à un dessin, potentiellement accessible à tous, il faudrait, justement pour cette raison, être beaucoup plus incisif, avoir bien plus de finesse et de capacité à franchir les frontières: Altan ou Philippe Geluck possèdent cette vocation à l’universalité et racontent un monde, les dessins de Charlie Hebdo, non (du moins à notre avis) ; ils ne sont compréhensibles qu’à l’intérieur d’un cercle restreint de d’initiés. Sans renoncer à l’incontournable (pour Charlie Hebdo) effet macabre, n’aurait-il pas été plus efficace, pour faire passer le message, d’introduire au milieu des décombres quelques politiciens ou entrepreneurs du bâtiment? En ce sens, les occasions d’inspiration en Italie ne manquent pas …
La chose toutefois la plus ahurissante, pour moi (et c’est ce qui est à l’origine de ces lignes), est l’extraordinaire vague d’indignation collective – celle-ci, oui, teintée d’un certain chauvinisme – qui a rassemblé l’Italie contre l’infâme dessin, à l’intérieur et hors des institutions : de la droite fasciste de Forza Nuova, qui regrette que “nous ne les ayons pas tous tués, ces salauds de Français”, à la gauche du Manifesto (03.09.16), qui, dans un article étonnement superficiel, et embarrassant, de Tommaso di Francesco, conclut que « l’arrogance et le mauvais goût restent d’ insupportables spécificités françaises ». Je ne suis plus Charlie : ainsi se sont insurgées de nombreuses personnes qui avaient fait leur le célèbre slogan apparu il y a un peu plus d’un an; ils doivent s’excuser, affirment d’autres, le dessin doit être publiquement condamné (et l’ambassade de France de déclarer que « le dessin ne représente pas la position officielle de la France » !!!) ; les dessinateurs doivent être mis au pilori, on en est même arrivé à une véritable dénonciation au Tribunal par le maire d’Amatrice – et cela sans parler des menaces de mort visant les journalistes et des horreurs qui foisonnent à leur sujet sur le web. Aux repentis du Je suis Charlie, moi (qui n’ai jamais adhéré au fameux slogan mais défendrai toujours l’existence de Charlie et le droit de dessiner « satiriquement »), voudrais rappeler que ce dessin n’est pas meilleur ni pire que beaucoup d’autres du même genre – et même il y en a eu de plus vulgaires, de plus insultants et de plus révoltants : ceux par exemple qui s’ « inspirent » des victimes du génocide au Rwanda, ou des enfants syriens morts en traversant la Méditerranée, ou encore, pour rester dans le même sujet, du tremblement de terre en Haïti. Certes, tous ces dessins ont donné lieu à l’époque à des protestations – pas en Italie, toutefois–, mais jamais à une tempête comparable à celle qui vient de se déchainer en Italie, justement : au moins en ce sens-là il s’agit bien d’une affaire italienne.
Entendons-nous bien. Une chose est la douleur en elle-même, celle des victimes et de ceux qui se sont sentis offensés par ce dessin : devant la douleur des autres on ne peut ni ne doit porter aucun jugement, on ne peut que témoigner silencieusement sa sympathie et sa solidarité. Autre chose en revanche est l’élaboration intellectuelle de cette douleur ; la fabrique de l’indignation collective, les initiatives qui s’en suivent, le recours à des termes comme “honneur” et “outrage”, tout cela suscite une certaine perplexité… Il est difficile de ne pas penser (mutatis mutandis) aux réactions provoquées dans le monde musulman par les dessins (mauvais eux aussi!) sur le Prophète. Un mauvais dessin touche à quelque chose de sacré (ici le Prophète, là les morts), déchaînant un ouragan collectif disproportionné du point de vue rationnel, mais compréhensible, « proportionné » d’un point de vue religieux, qui considère ce qui est sacré comme intouchable, et les images comme étant en elles-mêmes dotées de pouvoir. C’est là- dessus qu’il faudrait réfléchir, plus que sur un mauvais dessin qui ne mérite pas tant d’attention. Il faudrait aussi s’interroger sur un curieux déplacement politique. Au lieu de s’en prendre aux choses elles-mêmes, on s’en prend à la représentation des choses ; la fureur collective s’est acharnée sur un médiocre dessin en se détournant de la réalité dénoncée par ce dessin: de ceux qui, par leurs malversations, leur corruption, leur indifférence, leurs investissements absurdes ou frauduleux, sont responsables, du moins en partie, des désastres environnementaux qui s’abattent régulièrement sur l’Italie.