Arturo Mariani
Il le sait bien. Le saumon était pourri, et les toilettes sont loin. Il les a déjà vues, en arrivant au resto, et sur la porte de la toilette des hommes il a remarqué une belle affiche, d’un paysage à couper le souffle, avec un coin de campagne – arbres, fleurs et rivière inclus.
Il a tout avalé, sans broncher : il n’a pas voulu désenchanter les amis qui l’ont invité à souper. Ainsi, pour oublier le mauvais goût du poisson et ne pas devoir aller aux lointaines toilettes – histoire d’y vomir ou d’y faire d’autres choses encore pires – il s’est mis à boire un verre après l’autre, puisqu’en fin de compte le compte sera payé, comme le saumon, par ses bienfaiteurs.
L’alcool lui fait toujours du bien, lui permet d’oublier ses peines et de mieux envisager l’avenir, et le rhum – prophylaxie divine contre une possible bactérie ou un quelconque virus provenant de là-bas, de cet océan dont les voyageurs avec une tendance aux rêveries, ainsi que les poètes, même sans voyager, disaient que c’était une mer sauvage teintée de bleu acier et d’orages prophétiques – glisse dans ses veines avec la grâce d’un surfeur sur une haute vague crépusculaire.
Mais à un moment donné il se met à trembler, et la table à bouger sous ses mains. L’oracle en cristal du dernier verre, qui tout à l’heure lui parlait d’un futur plein de jours lumineux, de printemps en fleur et d’étés exubérants, s’obscurcit et commence à gronder comme si une grande tempête devait se produire. Il voit jaune, noir, gris, bleu acier, il voit même des fleurs rouges. Un ouragan se faufile, loin dedans lui… peut-être que le saumon, étrangement, songe encore à de lointaines rivières. Après tout, n’est-ce pas lui le maître de toutes les prophéties ? Il le sait bien : dans ses entrailles il possède le grain, le gène qui fera tout accomplir. Il doit impérieusement ressortir de l’océan indigeste où il se trouve et aller loin, retourner aux sources.
Le poisson veut ainsi encore sauter, échapper du poison où il nage – de celui collé, immergé dans sa chair, quelque part, loin dans le temps, sous forme de virus, de germes, d’atomes radioactifs ou de microbilles en plastique, de toute cette merde-marée créée par ces êtres qu’un jour peuvent devenir surfeurs, ou poètes, ou poètes «voyageurs », avant ou après ou en même temps d’être pollueurs –, et la première arcade qu’il fait pour suivre l’appel de la rivière, pour remonter péniblement jusqu’aux sources et y laisser son grain, elle est trop forte, et le saumon bondit hors de cet océan orageux, si loin de la rivière rêvée, vole en mille atomes – le souffle coupé il y a longtemps – sur une table où on s’affaire encore à boire et à manger, et asperge d’odorantes fleurs jaunes, rouges et noires l’idyllique atmosphère de la soirée…