Nation en péril, péril dans la nation

Lamberto Tassinari

À l’époque des Trump et Le Pen, voici trois textes écrits entre 1991 et 1996 – deux éditoriaux de ViceVersa et l’extrait d’un article – liés comme les perles d’un collier transculturel et qui appartiennent à notre futur antérieur, à la spirale atemporelle du temps.

Monstre

La culture transculturelle est ce qui reste après avoir perdu certains de nos caractères ethniques. Mais lesquels? Certainement les plus intolérants à l’égard des différences. En d’autres mots, les éléments d’ethnicité qui excluent les autres. Ces éléments, on les retrouve en partie au fond de l’affectivité nationale, dans la confortable chaleur de l’amour de la patrie.

Le processus d’identification nationale, au moins tel que nous le connaissons, n’est pas un processus de libération. La guerre froide ethnique des deux nations ou des trois nations est plus qu’un simple débat constitutionnel. il faut déplacer les enjeux sur le plan de la cité.

La revendication québécoise, ce désir névrosé de rétablir la francité perdue, s’étend sur une trop longue période de temps et elle a manqué d’énergie, d’hommes et d’occasions au moment où la modernisation aurait coïncidé avec un projet d’État‑Nation, pour être acceptable aujourd’hui. Elle n’a plus aucun sens politique. Le contenu politique devrait se manifester sous d’autres formes: dans la totale ouverture de la citoyenneté, dans l’abolition de tout ghetto multiculturaliste, dans la résolution du rapport Anglais-Français (nœud du blocage politique) et enfin dans des choix radicaux de politique économique, sociale, écologique.

 

Une identité autre

Le Canada et le Québec constituent un cas exemplaire pour la réflexion philosophico‑politique contemporaine. Au Canada, on devrait, au moment même de l’éclatement de la Confédération, réussir à hausser la mise et être capable de dépasser les limites imposées jusqu’à présent par le conformisme idéologique, d’animer le débat d’idées nouvelles, d’indiquer une direction. Transformer cette société inaccomplie en institutionnalisant son inaccomplissement, en faisant du Canada, pays incertain, non pas un pays rhétoriquement fort mais symboliquement autre. Et le Québec est le levier de cette métamorphose politique.

Le Québec ne peut plus percevoir sa situation comme une aventure tragique, unique, nationale. À défaut de quoi il ne devient qu’un chapitre insignifiant de la déperdition ou de l’affirmation universelles. En se fixant sur lui‑même, le Québec est en train de gaspiller ses dernières onces d’authenticité. Il doit établir son rapport à l’universel en développant jusqu’aux dernières conséquences les contradictions qui le constituent. Vouloir à tout prix une «identité qualifiée», selon l’expression du philosophe italien Giorgio Agamben, signifie vouloir conserver le côté sombre de l’Histoire. Les nombreuses insurrections nationalistes de cette fin de siècle semblent être une sorte d’apologie théâtrale de la modernité. Être Français, Brésilien, Italien, Québécois ou Canadien ne constitue pas une antidote contre le malaise existentiel et politique. Il faut chercher ailleurs. Au‑delà de la normalité, dans les plis de la maladie, dans l’art libéré de son autorité (auteur), trouver une identité autre sur laquelle fonder une politique qui n’oublie pas le vide, la mort. Une politique qui tienne les êtres humains ensemble au nom de leur simple humanité. Comme au début.(1993)

La politique quantique

Les forces qui sont à l’origine de la civilisation industrielle se sont battues avec acharnement contre les idées de justice sociale et elles ont soutenu aussi, à un moment donné, que ces idées étaient porteuses d’une vision matérialiste et vulgaire de la vie. Un des paradoxes apparents de la modernité c’est que ces mêmes forces ont été, par la suite, responsables du triomphe du matérialisme, de l’injustice et de la vulgarité. Alors, les jeux sont faits ? Nous devons croire que non. Mais comment renouveler le politique ? D’aucuns sont partis en solitaire, déjà dans le passé lointain, à la recherche du quantum politique. De même que l’Univers de la physique classique correspond à celui de la physique quantique, le renouvellement du politique doit se produire dans la vie de tous les jours. C’est l’optique, le niveau qui changent. La politique classique est naturaliste: elle puise dans le sens commun qui renvoie à un être humain considéré accompli, immuable et isolé. Un être dont les liens avec l’Univers ont été coupés. La “politique quantique” introduit à nouveau l’Univers avec toutes les possibilités et les variables infinies de la vie, lesquelles, finalement, sont les mêmes que celles de la politique de tous les jours. Aujourd’hui nous voyons que la science, en découvrant involontairement la grande complexité de la matière, se présente à nouveau comme philosophie. Se révèle ainsi à nos yeux une quantité considérable de qualités cachées que le sens commun considérait tout à l’heure « immatérielles », sinon « spirituelles ». Ces qualités sont aussi des qualités humaines. Il n’y a pas de métaphysique, mais une seule nature énigmatique que la politique ne peut plus se permettre d’ignorer. La politique quantique récupère alors la totalité de l’Homme et l’amène sur le terrain de la cité en se disposant ainsi à résoudre, au‑delà de la séparation entre individu et citoyen, l’extrême aliénation humaine. (1996, éditorial)

Éducation. Pre-texte

Comme éduquer (educare) veut dire conduire dehors ‑ donc hors‑de‑soi, vers autre chose, vers l’Autre ‑ écrire sur l’identité québécoise signifie aller au coeur de l’éducation: parce que ce qui fait problème dans notre contexte social c’est bien le déplacement vers l’Autre. Je serai très personnel: depuis mon arrivée ici, il y a dix ans, je vois le Québec comme un oxymoron, c’est‑à‑dire comme cette figure de la rhétorique qui réunit dans une locution des termes en apparence contradictoires: douce peine. Un pays difficile, comme tout le Canada d’ailleurs, dont la solution n’est pas évidente, presque impensable.

Immigrant, j’ai vu, comme d’autres, l’énorme potentiel de ce pays, une occasion sans précédent de faire naître un pouvoir faible. Un Pouvoir possédant à son intérieur un antidote contre les excès de la Force majoritaire, contre la fausse conscience. Mais comment serait possible un tel monstre? Pour une série de raisons: parce que ce pays était une colonie égarée en plein vingtième siècle dans le Nord industrialisé, parce qu’il est toujours une terre neuve, un lieu de métissage, parce qu’il a une histoire sans Histoire, une modernité déjà post‑moderne. Enfin parce que nous vivons à l’époque de la transparence où il suffirait de vouloir, pour voir nu le roi.

Firenze: murale transculturale

Qu’en serait‑il à ce point de la question nationale»? Superbe condition la nôtre que personne, ici, ne sait reconnaître. Et si quelqu’un croit voir, la censure ou le silence tôt l’éliminent. Ainsi, insouciante, cette société affiche sa volonté de devenir «comme les autres». De vouloir la Force.

Il y a cinq ans, Fulvio Caccia et moi publiions un article dans Le Devoir:«Le français: lingua franca de la transculture en Amérique du Nord»1. Avec ce texte nous appliquions la perspective transculturelle et son optique faible à la question de la langue: le fait français gérant le concert minoritaire. Silence. Aucun échange. Plusieurs mois plus tard, dans les pages du même quotidien, quelqu’un réplique par un article titré «La faiblesse, non merci». Mais nous parlions d’une autre faiblesse…

Cinq ans après, le Québec est au comble de la Force. Un véritable Risorgimento: fanfares, mensonges, bravo‑bravo, nous‑nous. Les autres redeviennent, entre‑temps, des étrangers. Des pions. Mais pourquoi tout cela devrait‑il être inévitable? (1991, éditorial)