Sophie Jankélévitch
Ce n’est pas du film d’Almodóvar qu’il va s’agir ici, mais de Koko, morte le 22 juin à l’âge de 46 ans. Koko, femelle gorille devenue célèbre dans le monde entier par sa maîtrise de la langue des signes qu’une chercheuse américaine lui avait enseignée…
Certes, l’histoire de Koko met en évidence la surprenante sensibilité affective, l’immense intelligence et les remarquables capacités d’apprentissage des grands primates, toutes choses qui font d’eux des personnes à part entière , dotées d’une « humanité » à la fois proche de la nôtre et différente ; toutefois, elle devrait aussi nous faire réfléchir sur la nature des rapports que nous entretenons avec eux, et en général, sur la relation de l’homme à l’animal, illustrée –tristement… – par la vie de ce pauvre gorille… Ce qui a tellement fasciné, émerveillé et attendri le grand public dans cette expérience commencée au début des années 70, n’est-ce pas, au-delà des facultés d’apprentissage du gorille, ses capacités d’adaptation à un monde qui n’était pas le sien ? Koko représente aujourd’hui quelque chose d’assez analogue à ce que représentait le « bon sauvage » au XVIIIe siècle – un être meilleur que l’homme parce que plus « naturel », cette figure servant alors à critiquer la corruption des sociétés existantes – , mais surtout à l’époque de la colonisation triomphante – un être malléable, apte à recevoir les « bienfaits » de la civilisation occidentale, c’est-à-dire à se plier aux normes imposées de l’extérieur par le colonisateur.
Née en captivité, Koko est morte en captivité. Aurait-elle appris la langue des signes si elle avait vécu parmi ses congénères, dans son milieu naturel ? Certainement pas ; il fallait pour cela une intervention humaine et des conditions de laboratoire. Et l’eût-elle apprise quand même, par on ne sait quel artifice, elle ne l’aurait pas enseignée à ses petits. Les grands primates disposent de leurs propres moyens de communication, adaptés au fonctionnement et aux besoins des sociétés qu’ils forment.
L’histoire de Koko aura montré ce dont un gorille est capable au prix d’une éducation qui a tout d’une humanisation forcée, et dont l’enjeu est la réalisation d’un projet scientifique. Pour cela, il fallait séparer l’animal de son environnement naturel, et le soumettre à des conditions de vie totalement artificielles. Koko est ainsi devenue un jouet animé, favorisant toutes sortes de projections et renforçant l’anthropocentrisme toujours présent, à un degré ou à un autre, dans notre relation à l’animal. Mais dans la violence de cette humanisation infligée à l’animal, ne peut-on pas voir, d’une certaine manière, le pendant de la violence inhérente à la déshumanisation infligée par les êtres humains à d’autres êtres humains, et dont la forme extrême est l’extermination ? La logique génocidaire, en effet, exige que le groupe humain à anéantir soit d’abord déshumanisé, considéré comme une colonie de poux nuisibles au reste de l’humanité, pour que le processus de destruction systématique trouve sa justification et puisse être mis en marche.
Or, aujourd’hui, on ne peut nier l’existence dans nos sociétés de formes de déshumanisation, qui, sans aller jusqu’à l’accomplissement d’une volonté ouvertement exterminatrice, consistent d’abord à retirer à des hommes et à des femmes considérés comme indésirables ce à qui tout être humain comme tel a droit, en premier lieu la liberté de circuler et de vivre où et comme il l’entend.
En ce sens, Koko nous parle, oui, mais d’une réalité bien éloignée des facultés d’apprentissage des primates, et à laquelle son éducatrice n’avait sans doute pas songé.