Giuseppe A. Samonà
Les paumes des mains s’emboîtent l’une dans l’autre, pour former une cavité, tout en ménageant une sorte d’entrée, une ouverture petite, mais suffisante pour que les lèvres puissent la recouvrir, en s’y appuyant, et la fermer, comme si elles serraient un bec invisible; la lèvre inférieure doit être tirée, tendue – l’embouchure, c’est tout, c’est ce qui permet d’aller vers le son, une sorte de pouet-pouet prolongé (cfr. l’intraduisible napolitain pernacchio) – jusqu’à se coller, jusqu’à que les paumes encastrées l’une dans l’autre avec la bouche, la gorge, les joues qui se gonflent, forment une seule caisse de résonance puissante; et l’air pour s’échapper a seulement une sortie minuscule, bien plus petite que l’entrée, une porte, une fissure plutôt, à l’autre extrémité des deux paumes qui s’emboîtent, comme un entonnoir avec son cône et son trou au bout du tube, comme pour laisser partir l’air mais à travers un fil invraisemblablement subtil, presqu’une valve de décompression… le souffle à l’entrée doit être tonnant, en revanche… vous voyez l’engin ? Presque, plus qu’une trompette – les paumes arrondies : et un son, un rappel déchirant emplit la forêt.
Nous attendons.
Que c’est beau la forêt, la magie de ses bruits. Chaque craquement, chaque grincement, qui est une poésie, un monde, pourrait être le bon.
Mais l’orignal n’arrive pas.
De nouveau, les mains se positionnent, et les lèvres, et la gorge. Le son de rappel est plus long, beaucoup plus long, et plus déchirant que le premier.
Nous attendons.
Le Maître, selon son habitude, jette la tête en arrière, ferme, ou presque, les yeux. Il faut de la patience, c’ est indispensable.
Je l’imite. En arrière, presque fermer les yeux, patienter – attendre… Mais pourquoi, au fond ? Il fait froid, aussi, c’est humide.
Nous avançons à travers un sentier, ils sont épouvantables les bruits de la forêt… mais la forêt est devenue jaunâtre – et ce n’est plus forêt, c’est un paysage de fantômes et de lune. Il y a une détonation soudaine. Un camarade tombe. Une autre détonation. Un autre camarade tombe. D’où? D’où viennent les tirs? Le sentier est devenu route, c’est un village. Nous avançons à travers des ruines. Invisible, un bowman, un archer, nous attaque dans le dos. Depuis une astronef jusqu’au Vietnam. Ce n’est peut-être qu’un cas d’homonymie, et pourtant… : Kubrick ne fait jamais rien par hasard. Le capitaine Bowman toutefois est archer comme Ulysse : il frappe de face, et explore. Le sniper est archer comme Paris : il frappe de derrière – est-il lâche ? Mais est-ce vraiment ainsi ? Nous le découvrons, nous le frappons, à l’aveugle, nous nous jetons enfin sur son refuge ! le bowman est une bow-woman, une jeune, très jeune Vietcong agonisante : Shoot me, murmure-t-elle (abats-moi), et ses yeux sont pleins de haine, mais peut-être est-ce de l’amour, ou les deux, désir de mort et de vie, elle respire avec difficulté, et dit, semble-t-il (elle est si haletante) : fuck me (baise-moi, prends-moi – mais en français, même au-delà de l’assonance, c’est intraduisible). Et le Jocker se donne du courage et tue. Mais peut-être rêve-t-il – le rêve… – de lui faire l’amour: elle est tellement belle !
Le son de rappel me transperce les oreilles. L’orignal n’est pas encore arrivé et le Maître sonne encore.
(Mais où suis-je ? Bien sûr… elle est sniper et pas orignal, elle n’arrive jamais de face, cependant, comme tous les archers de Kubrick, on ne peut pas la considérer comme méchante, pas plus que l’orignal…)
Le son est encore plus long, prolongé, insistant, l’image finit pas se dissiper, le Maître sonne pour la troisième fois.
(♫ Se uno squillo intenderà, tosto Ernani morirà, même s’il n’est pas question ici d’un comte bandit, mais de l’orignal.)
Nous attendons.
(Mais quand arrive-t-il ce putain d’orignal ?). Shhhhhhhhhhhhhhhhhhut.
Nous sommes les uns, le Maître et moi, en face de l’Autre, l’orignal. Qui, à notre grande surprise, est une orignale. Peut-être devrais-je l’inviter à danser, un tango serré, en la regardant dans les yeux, mais à peine. Elle est tellement belle. Non, éloigne-toi, de dix pas, soutiens son regard, lâche ! – mais pour tuer. Ombres de forêt, royaume de rêves.
Le cor sonne-t-il à nouveau? Oui, oui, c’est le cor de Hagen, ♫ Hoiho ! Hoihohoho, Siegfrid, deinen todten Mann, c’est-à-dire l’orignale, est tombée, son cercueil va arriver, le tumulus défie le ciel, les flammes, serait-ce la fin du monde ? …
Le cor, encore le cor, le son est déchirant… Mais ce ne sont pas des funérailles, c’est de nouveau le Maître, implacable, il est de nouveau en train de jouer de son cor à lui. Malédiction, ce son est insupportable, la forêt, cette attente sont insupportables. Ne savez-vous donc pas qu’un orignal, on peut l‘attendre pendant une vie entière? Et que la plupart du temps il ne vient jamais ? Malédiction – oui, malédiction ! je ne suis pas fait pour la chasse au maudit, sublime orignal, qu’il soit « il » ou « elle ».
Shhhhut shuuuuuuuuuuut.
Nous attendons.
Et le voilà, maintenant ce doit être vrai… Un craquement, mais différent de tous les autres, l’orignal est en face de nous. Il nous regarde, il nous regarde à travers, il regarde à travers nous l’horizon, mélancolique, avec ses grands yeux – Dieu, qu’il est beau, qu’elle est belle : car certes, ses bois puissants parlent de sa virilité, et pourtant… (n.b. Orignal, nom masculin, n’est que la variante canadienne d’élan, masculin lui aussi, dont le nom scientifique est Alces, nom latin qui en revanche est féminin et tire lui-même son origine du grec ἄλκη, féminin lui aussi. De là, entre autres, vient le nom italien alce, qui significativement est en même temps masculin et féminin… Is it the same ?). Ne le regarde pas dans les yeux, son regard est insoutenable. Fais dix pas en arrière, mais sans le regarder, sans la regarder : l’Alces.
Vise, et tire.
Mais clac, le fusil se grippe, seulement un clac, qui toutefois suffit à casser le silence. L’orignal s’enfuit, disparaît dans la forêt.
Mais est-ce le fusil qui s’est grippé ? Ou le chasseur?