Désert blanc

 

Karim Moutarrif

Préambule

Les noms de lieux, les mots pour qualifier les choses sont, la plupart du temps approximatifs dans la vie de tous les jours. En plus ils sont proie à l’empire du préjugé. Le malaise de se situer est-il si important, ou est-ce un besoin créé? Au-delà de la perception humaine y a t’il vraiment un quelque part?

Ne vit-on pas là où on est?

En fait les lieux n’ont pas d’importance, ils sont justes investis culturellement pour des raisons idéologiques. Si les lieux n’ont pas vraiment d’importance, l’histoire est d’abord humaine. Et le héros, le citoyen lambda, qui ne se nomme pas parce qu’il ne s’appelle pas. Même dans les moments de dialogue intérieur, il parle avec son double; son double étant lui-même, il a encore moins de raisons de se nommer.

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Il est de n’importe où, la souffrance ou l’amour ne sont pas racistes.

À l’heure où les questions – qui es-tu ? D’où viens-tu ? – deviennent dérisoires, tant il est évident que nous sommes tous pareils et qu’il n’y a qu’une seule race, la race humaine. Le héros est citoyen de la terre dans un gouvernement fédéral, où toutes les xénophobies et tous les fatras de la bêtise humaine seront un jour jugulés. Et dans la Constitution de la Terre, il faudrait inscrire le droit de rêver.

Tout cela est né de la fumée comme un sortilège dans un conte iranien.

Assis près du feu, dans ce bois. La nuit recouvrait tranquillement le jour de son voile noir.

Bientôt il n’y eut plus que la nuit. Et une multitude de constellations au-dessus de la forêt infinie. C’est dans le feu magique, dans la danse des flammes que s’est joué l’épilogue de cette his­toire.

Avec l’esprit des premiers habitants de cette terre. Même quand ils ne sont pas là, il y a leur fantôme. Ils étaient là et leurs esprits hanteront cette lande à jamais. Les lieux qu’ils ont nommés ont gardé la marque à l’épreuve du temps et de toutes les amnésies.

Le bois, la terre, l’eau et le feu leur font écho. D’ailleurs ce soir là leurs esprits bienveillants étaient avec nous.

 Il fit un rêve.

Photo: Pierlucio Pellissier
Photo: Pierlucio Pellissier

Le soleil projeta l’ombre de l’aigle sur la terre aride de soleil et dans le déploiement de son ample plumage, il s’élança vers les territoires de la mémoire. Des territoires comme l’étalement infini des dunes sculptées au gré des caprices du vent.

La mémoire comme une immensité passée.

L’ombre de l’animal traversait les zébrures de l’ombre des vagues de sable, comme par enchantement.

Une musique d’Afrique lui balaya la tête, comme un coup d’harmattan, laissant derrière elle un goût de sable dans l’air.

 Il survolait la savane.

D’un battement d’ailes, savamment dosé, l’animal jouait avec le vent, en toute sérénité. Comme un vaisseau des airs, il était porté par le courant.

Il faisait le point.

Les images de sa vie défilaient. Le point au bout d’une longue course. Le bateau s’était échoué sur la rive d’un grand fleuve, au bout du voyage. Tout était mélangé dans sa tête depuis longtemps.

Il se sentait coupable d’avoir tout planté.

L’ombre de l’aigle parcourait son existence, débitrice de sa mémoire. Dans le monde de l’enfance d’abord.

Ce n’était pas un décor inventé.  Je l’avais déjà vu dans nos galopades enfantines, à travers les coupures de ronces et d’herbes.

Je peux témoigner.

Quand j’étais petit, ça me semblait immense. On l’appelait “Le Secret” On, c’était une bande de gamins. Les plus vaillants explorateurs découvrirent un lieu où l’on pouvait se rouler dans l’herbe roussie par le soleil de l’été.

Ils gardèrent le secret et le lieu prit ce nom. Quand je suis revenu dix ans plus tard, j’ai apprécié la dis­torsion de l’âge.

D’autant qu’un immeuble était venu saigner la colline, en son flanc. L’immeuble que nous avions habité était d’un modernisme strict et bon marché du début des années soixante.

Au moment où ce pays était brutalement propulsé vers la civilisation des villes, où le mot “moderne” était magique. Il avait, comme d’autres bâtiments de l’ère fonctionnaliste, mal vieilli. Il en était pitoyable.

Dire que ceux qui y ont acheté un appartement croyaient avoir fait l’affaire du standing. Les mots anglais, ça faisait bien. Une entrée clinquante dans la modernité.

Mais tout est obsolète.

La ville avait changé. Après dix ans d’absence, il était presque impossible de retrouver les traces. Au pire les miettes d’un ancien décor transparaissaient de temps à autre.

Il était revenu incognito par la force des choses, mais en sus il était inconnu. Il n’avait jamais existé, habité, parcouru, usé ses fonds de culottes sur les bancs de la maudite communale, chapardé dans les vergers, péché l’anguille à la fourchette dans la ri­vière, dépouillé les cerisiers. En plus ça prenait un pedigree pour ronchonner.

Il fallait être blanc.

 J’avais cru exister dans la candeur de l’enfance.

Et déjà je te cherchais.

Tu étais cette première petite fille qui m’avait embrassé sur la joue, quand on s’est dit au revoir, un soir, en remontant de nos jeux. Dans la cour bitumée pour les voitures.

Mais un soir d’été, c’est sûr. 

Tu avais un nom de fleur au parfum délicat, un nom latin en plus.

Les magouilles politiques avaient permis à des entrepre­neurs voraces de couper la ville en deux par une autoroute qui vous passait par-dessus la tête, juste à la sortie de la gare. La maison du facteur, celle de l’instituteur, la vieille gen­darmerie, rien n’a été épargné par le progrès.

Les maisons mignonnettes d’antan ont été remplacées par des immeubles.

Plus de jardins, plus de tuiles rouges.

 Il aurait été inutile de savoir ce que tu étais devenue, toi, cette petite fille que j’avais aimée et dont j’avais longtemps rêvé.

Toi qui m’as donné mon premier picotement au coeur.

Longtemps après, dans ma déportation, j’ai fantasmé sur la continuité de ce sentiment.

C’est drôle, c’était toujours dans un arrière plan où il y avait des herbes roussies par le soleil de septembre.

Et puis les petites filles sont vêtues de robes à fleurs dans cette période de l’année en rime avec la résurrection de la nature et l’exubérance du végétal.

Le vieux cinéma qui était le coeur de la vie folklorique lo­cale avait perdu la course, objet de fierté d’antan, il avait fini comme le reste à la casse. Au nom de la rentabilité et du business.

La spéculation avait atteint ce petit bled au bord de la mer, comme un typhon des Caraïbes. À la seule différence qu’ici la vague de béton s’est pétrifiée en prenant toute la place. C’est devenu un solarium géant. Un pays de quelques cen­taines de milliers d’âmes envahi par des millions de bi­pèdes six mois sur douze. Et comme Attila, là où sont passées ces hordes, l’herbe ne repoussera plus.

Les pécores qui travaillent onze mois sur douze venaient se bronzer la couenne ici. Quinze jours de location à un prix délirant et au menu quo­tidien des sandwichs jambon beurre.

Avec des immeubles, le stockage est plus facile, c’est vrai. Ils ne cherchent pas à connaître les gens du pays, ils arri­vent en terrain conquis après avoir vidé leur compte en banque. Ils repartiront vers le Nord avec des photos pour rendre jaloux leurs collègues qui n’ont pas pris de vacances cette année-là.

«Ils» avaient consommé son bled, «ils» l’avaient vendu par parcelle. Le boucher n’assurait plus, ils ont ouvert un supermarché. La boulangerie où il fleurait toujours bon cette odeur gour­mande de pain au chocolat chaud n’existait plus. Et pour cause, on était rendu au pain industriel. Qui aurait pu imaginer que le corps du Christ serait ainsi bradé.

Au début, ils avaient habité à l’intérieur des terres. Un hameau perdu dans les champs et les vergers.

 Ils avaient saccagé la terre de mon enfance. J’avais demandé à mon hôte de me déposer en haut de la côte. Je voulais déchirer mon désarroi tout seul.

J’avais envie de crier Assassins. Mais qui devais-je nommer?

Au fur et à mesure que je dévalais la pente, je démantelais mon rêve pierre par pierre. Sur mon chemin j’ai croisé la maison mystérieuse. Celle qui n’était jamais habitée. Sauf dans la cave, un travailleur agricole.

Elle avait rapetissé. Elle était laide. Et même l’ouvrier devait avoir perdu son travail depuis des années.

Ensuite j’ai rencontré le désert.

Photo:Pierlucio Pellissier
Photo:Pierlucio Pellissier

Toutes les demeures étaient vacantes, volets fermés, en­través de bardeaux. En train de se dégrader. J’eus une illumination. Je venais de comprendre. La terre avait été achetée par le gouvernement. Du temps où on croyait que ça allait toujours être comme ça.

Des projets mégalomaniaques avaient été échafaudés mais la crise, comme ils disent, avait tout remis en question. En attendant, les gens ont été obligés de déménager.

Ainsi, ils ont été dispersés.

Au bas de la côte je me suis arrêté pour regarder la maison que j’avais habitée.

La maison de mon enfance.

Là où j’avais rencontré le loup, le renard et la belette, la poule à famille nombreuse, les lapins, les papillons, les lé­zards, les fourmis, la rivière et les roseaux, sans oublier le coq de la voisine qui m’avait appris à prendre les jambes à mon cou.

Les prunes, les pêches, les cerises, les raisins, les mûres, les myrtilles, les ronces et la pêche à l’anguille, j’avais appris tout ça dans cette baraque.

 Au temps où les locomotives étaient ces monstres de fer­raille noire crachant des nuages de vapeur à chaque arrêt, dans un bruit infernal.

 Et tu étais sur le quai d’en face. Dans une petite robe de dentelle. Avec tes parents, en ha­bits d’époque.

Le jour où j’ai débarqué.

Ma mère me traînait par la main et pour la première fois, ce que j’avais compris plus tard, j’avais été attiré par toi, même si tu étais loin.

Toi, cet enfant d’ailleurs que moi. L’attirance de la différence et l’amour pour désintégrer toutes les barrières.

Et dans ma petite tête, je serais resté juste pour attirer ton attention, établir une relation.

(À suivre)