Quʼest-ce que jouer ?

«Lettre à une jeune actrice avant son examen»

Serge Ouaknine en nous envoyant sa “Lettre a une jeune actrice avant son examen” nous a écrit ceci:

J’ai écrit le texte ci-dessous il y a une vingtaine d’années à Montréal dans un blog de théâtre… je répondais à une jeune actrice qui demandait conseil avant son examen. 
Quelques années plus tard Catherine Cyr mon assistante prit l’initiative de l’envoyer à la Revue Jeu de Montréal qui l’a publié.
(…) Je ne sais s’il a bien vieilli et s’il peut toucher encore un artiste contemporain…

Nous avons décidé que sa lettre touche encore, la voici:

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Dessin de L.Tassinari

La fiction doit l’emporter sur la didactique. Brûlure de toujours… Double visage de lʼartiste de dire et de laisser parler… Il faut faire avec ses démons…

Ce qui est important pour vous, c’est de savoir « nuancer » votre jeu par des ruptures claires et parfois abruptes. Quand et où la voix est très rageuse et quand se perd-elle dans une fluide nostalgie (dans la même phrase). Ne montez pas la voix à la fin des phrases, défaut des débutants. Ne criez pas les mots « importants ». La vérité est un énoncé du silence.

Dites à contresens, à contre-courant, les mots que vous croyez importants. La vérité est un paradoxe, pas une thèse… quand elle tombe dans le grave et puis le silence et puis quand elle s’accélère.

Ce qu’on doit croire, c’est vous, pas les mots. Jouez vite, furtivement, pour effacer le sens des mots qui est déjà là, dans le texte. Mettez l’accent sur un détail du corps. Un détail. Ne vous agitez pas. Faites rire et pleurer en même temps une phrase. Le théâtre est le lieu où se répare un deuil, où se confirme un ressentiment de dépossédé ou lʼurgence dʼun désir… Soyez « vulgaire » ou détrônée, mais avec élégance.

Ne cherchez pas l’intelligence, c’est le rôle de l’auteur pas le vôtre. Vous devez demeurer musique et vibration des organes… Seules de bonnes ruptures de jeu font entendre la continuité du personnage… Le jeu est une « démesure », un excès non télévisuel, une amplitude qui doit émouvoir le ciel. Soyez droite et souple…

Regardez loin et parfois faites sentir que c’est à vous-même que vous parlez, comme une confession intime, et, dʼautres fois, que c’est une adresse à la salle entière, simple métaphore de l’humanité entière…

 Les mots sont une danse, une rage ou une prière… et parfois une déclaration d’amour. Toutes les déclarations d’amour ne sont pas des prières mais des appels et des revendications terribles et parfois des soupirs de honte.

Cherchez le héros chevaleresque et impatient et en même temps le vaincu errant et qui accepte la défaite… On ne fait pas deux fois le même cadeau. Aussi, ne vous enfermez pas dans la monotonie du grand flux où vous croyez vous fondre en votre personnage. Même les litanies ont des nuances et des stances qui altèrent le cours du réel.

Ne comptez pas sur votre « partenaire » mais sur ce que vous lui offrez. Certes, un bon partenaire participe de la poésie de la rencontre, mais dites-vous que vous êtes le timon du poème à lʼécoute du vent. Et que parfois vous êtes le vent, briseur de cargaison…

Une chose est certaine, l’art a une fonction « réparatrice » si c’est le langage qui est honoré. Je dis réparatrice et non thérapeutique. Notre époque confond tout. La réparation concerne le monde. La thérapie concerne le moi seulement. Si ces phrases dont vous êtes lʼambassadrice sont la nécessité du poète, il faut les laisser aller à leur vide naturel par une vacuité intérieure. Votre absence aussi est féconde, une absence attentive – car elle exprime un état du monde, l’heure juste d’une vie.

Lʼart n’est pas moral. Il faut savoir dire « non » par le rôle, dans la situation, mais pas à votre partenaire à qui vous adressez en permanence un « oui ». Un « oui » inaudible. Vous nʼêtes pas le personnage mais son hôte salvateur, son avocat, partie prenante et lointaine en même temps. Cʼest cette distance bienfaisante qui permet le flux du vrai.

Dans un rôle, ce qui est « juste » se limite à un excès de rigueur, au pire à un excès de contrôle. Mais ce qui est « vrai », cʼest un abandon dont vous gardez la maîtrise. La maîtrise offre, le contrôle retient. Enfin la technologie est un pont ce n’est pas une finalité. Restez à l’écoute pudique et sensible de la violence du monde !

 Votre voix, cʼest votre tête qui descend vivre au ventre, cʼest votre sexe qui remonte en un déchirement aigu, c’est ce qui dénoue lʼamplitude pour le bonheur dʼun silence collectif. Et puis « rentrez le menton », chassez la voix de tête en tirant par la nuque vers le ciel pour laisser descendre ce Dieu qui illumine votre présence charnelle. Mais résistez toujours à la pesanteur, demeurez en tension, même avachie comme un clochard ivre…

Repoussez le sol et ne vous fondez pas à lui. Marchez comme un fantôme énergiquement lent. Comme un dragon qui veut vaincre et que lʼamour peut enivrer. Vos ancrages intimes doivent subvertir le rôle, casser lʼénonciation usuelle. Et parfois le texte vous ordonne dʼêtre un souffle lent et soutenu comme une agonie de lʼâme… une agonie sans cesse  recommencée…

Amitiés,

Serge Ouaknine