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“Le chien, la neige, un pied”. Un roman de Claudio Morandini.

Giuseppe A. Samonà

Un homme, installé depuis peu en haute montagne pour des raisons de santé, lit dans le journal un article sur un chien, en Allemagne, qui sait parler (en allemand, bien entendu..). Il comprend alors qu’Argo, son chien, a lui aussi cette capacité, et ne se tait que par obstination. Alors, pour tuer l’ennui de ses interminables journées, il décide de l’éduquer, et même de lui enseigner l’italien. Argo n’arrive pas à apprendre, ou du moins refuse d’articuler la langue des humains, mais l’homme finit par comprendre celle du chien; et pour notre science, et pour notre plaisir (d’humains!), il recueille, en les traduisant en italien, les réflexions de l’animal et sa vision du monde. Tel est le contenu de Argo e il suo padrone (Argo et son maitre), le récit – lu et relu – de Svevo que j’aime le plus, et qui malheureusement s’interrompt brusquement, au beau milieu d’une énième considération olfactive. Les odeurs, en effet, sont au centre des souvenirs et des observations du chien. Le dernier (récent) roman de Claudio Morandini, Neve, cane, piede (Neige, chien, pied), m’a conquis dès les premières lignes; et rapidement, en avançant dans la lecture, j’ai compris que mon plaisir était dû en grande partie à mon impression d’être tombé sur une continuation, pour ainsi dire, du magnifique récit inachevé de Svevo, même si Morandini suit un chemin différent… – et cette impression, mêlée à une sorte de soulagement, s’est maintenue jusqu’à la fin.

Certes, dans les deux œuvres, il y a des chiens qui parlent, on philosophe sur les odeurs, on se retrouve entre vallées et montagnes. Toutefois, le lien est à mes yeux plus profond; il réside dans la manière dont l’écriture se déploie, bien qu’avec un style différent, dans les deux cas: sans fioritures, sans affectation, elle est presque aride, cruelle, immobile, comme savent l’être les choses – comme si même les sentiments, à travers les mots, prenaient la consistance de la pierre (il m’a toujours semblé que la maîtrise avec laquelle Svevo raconte les méandres de la psyché tient précisément à sa capacité de les éterniser en les insérant dans la page comme s’ils étaient des éclats de roche, nature morte que l’on peut même disséquer pour mieux l’analyser, avec science et ironie). Ainsi, dans le court roman de Morandini, les sentiments deviennent eux aussi des faits, et à l’instar des autres faits ils sont comme séchés, empaillés, fixés sur la page: c’est pour cette raison qu’ils frappent le lecteur et l’interpellent sur sa propre manière de sentir. Du moins les lecteurs qui, comme moi, souffrent de l’inflation actuelle de mots, de la prolifération contemporaine des chroniques, de l’autobiographisme narcissique au premier degré, qui submerge notre littérature depuis déjà de nombreuses années (en Italie aussi bien qu’en France). Ici, non, il y a une histoire vraie, crue, violente aussi; c’est en même temps une fable, qui a pourtant l’évidence d’une réalité, qui fascine et fait rêver, et dit beaucoup de choses, en nous transportant aux frontières de la société, sur la manière dont nous sommes faits ‒ nous qui sommes à la fois humains et bêtes. En nous approchant des frontières, en effet, nous apprenons qu’entre nous et les animaux, et même entre nous et les arbres, ou les rochers, ou encore entre les vivants et les morts, les différences sont souvent éloignées de celles qui nous ont été enseignées ; elles sont moins marquées, parfois elles se déplacent, voire se dissolvent brusquement.

Le chien de Morandini, en effet, contrairementà à celui de Svevo, parle facilement. Il n’a pas besoin de préambules narratifs ni d’explications – sa parole se fait entendre tout à coup, directement, sans même qu’on s’en aperçoive : la force du récit tient justement à ce qu’il arrive à rendre cette parole évidente, naturelle. D’ailleurs, ce n’est pas le chien qui parle la langue de l’homme, mais l’homme et le chien qui parlent ensemble la même, laquelle – miracle – est aussi celle du lecteur; si bien que ce dernier d’une certaine manière fait lui aussi partie de l’histoire. C’est une sorte de langue universelle, comme si un voile s’était déchiré, nous permettant enfin de voir à l’intérieur du monde dans lequel nous vivons: les oiseaux, voire les morts, parlent eux aussi – et même si cela ne se produit pas, on comprend que les montagnes, les arbres, et peut-être même la neige, omniprésente, presque comme un personnage du récit, pourraient parler. On pense à la langue du Paradis, si ce n’était que l’ombre de la tragédie plane sur cette possible cohabitation des espèces ‒ ou peut-être justement à cause de cela : la mort qui nous guette, la catastrophe ne font-elles pas partie de l’Eden ? Et ce même Eden ne pourrait-il pas se trouver aux frontières instables, parfois violentes, entre la raison et la folie, l’homme et la nature ?

Quoi qu’il en soit, tout cela est accessoire: l’essentiel dans cette parole est dans la vision du monde qu’elle nous révèle, c’est ce qui se libère dans les dialogues entre l’homme et le chien. Leur relation parlée est la lumière qui traverse le récit. Et il y a plus: avec ses gestes, ses remarques, ses questions, sa candide sagesse, c’est le chien, plus que l’homme, qui est notre phare, notre référence, jusqu’à devenir un véritable maître de vie – et comme tous les véritables maîtres, à court terme, il échoue dans sa mission : mais ce qu’il a semé (dans le lecteur) continue à mûrir… Coluche disait pour rire (pour rire?) que les enfants c’était pour les gens qui ne pouvaient pas s’offrir un chien… Dans ce bref roman on va plus loin, on finit par regarder le monde avec les yeux d’un chien, du chien (contrairement à celui de Svevo, le chien n’a pas de nom, ce pourrait être n’importe quel chien). En un mot, ce n’est pas le chien qui s’humanise, c’est l’homme, l’être humain (celui du livre et le lecteur de ce livre) qui se canifie. Comme si c’était en devenant chiens, mais peut-être aussi oiseaux, cadavres, choses, que nous pouvions libérer la partie la plus belle, la plus humaine, de notre humanité.

De l’histoire, je ne dirai rien d’autre: pour la magie du livre, il est essentiel de ne rien savoir de l’intrigue pour en suivre le déroulement à la fois doux et terrible, imprévisible. Je préciserai seulement que je l’ai lu en italien; mais que je publie ces lignes en français simplement parce qu’il est sorti en France il y a quelques mois et mérite qu’on le lise et qu’on en parle, ici également. (Il me semble significatif que la traduction française ait choisi, dans le titre, d’introduire deux niveaux d’article, le déterminé et l’indéterminé; et surtout de mettre « le chien » en première position, comme pour lui donner un relief particulier…)

Claudio Morandini, Cane, neve, piede, Roma: Exorma, 2015;  Le chien, la neige, un pied, Paris: Anacharsis, 2017.

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(Quand j’ai vu qu’il y avait aussi “l’histoire de cette histoire”, j’ai attendu pour la lire: je n’aime pas beaucoup savoir ‒ du moins pas tout de suite après les avoir lues ‒ comment naissent les histoires, ni qui sont vraiment les auteurs; je crains toujours d’être distrait de la seule chose qui m’intéresse: l’histoire, précisément. Je m’y suis plongé un peu après, à la recherche d’une confirmation de mes suppositions. J’ai trouvé, entre autres, une référence à La ruée vers l’or de Chaplin, qui m’a semblé tellement évidente que je me suis demandé comment je n’y avais pas pensé tout de suite. Et aussi des références littéraires qui ne m’étaient pas venues du tout à l’esprit, que j’ignorais même complètement : Leo Tuor, Oscar Peer, Arno Camenisch, Jacques Chessex (tous des écrivains suisses…) J’ai eu envie de les découvrir, j’ai commencé à le faire. Mais du récit de Svevo je n’ai trouvé aucune trace; je garde la curiosité de demander à Morandini s’il l’a lu, ce qui est hautement probable, et s’il y a senti quelque chose de familier ‒ ou non : au fond, la force de l’art réside aussi dans la capacité de suggérer au lecteur des pistes inconnues… de l’auteur lui-même. Comme si, pour le dire d’une façon plus audacieuse, lire était aussi un acte créateur…

Trad. Sophie Jankélévitch

“Ut pictura poesis”, l’épreuve du crépuscule

ROMEO FRATTI

Que nous disent les peintres et les poètes du XIXe siècle sur le crépuscule ?  Et s’ils nous parlaient de notre inactualité contemporaine  ? 

« La peinture est une poésie muette et la poésie une peinture aveugle ; (…)1 »

La poésie du soir conduit à s’interroger sur la possibilité d’adéquation entre le mot, qui relève de l’intelligible, et la nature ou le monde ‘sensible’, au sens premier de ‘sensoriel’. Cette question pose le problème sémiotique de la fiabilité ou de la faillite des signes linguistiques pour exprimer la nature2.

Si l’on tient compte de l’adage horatien « ut pictura poesis3 », qu’on a souvent interprété comme ʺla poésie est semblable à la peintureʺ, la réflexion semble indiquer en premier lieu que, pour décrire la nature, la poésie doit emprunter à la peinture sa capacité évocatoire et descriptive, voire invocatoire. Existe-t-il un parallélisme entre les deux arts ?

Similairement, peinture et poésie se nourrissent de l’expérience du monde, du rapport au monde de l’artiste : ces deux arts ne sont-ils donc pas également fondés sur la sensibilité sensorielle, sur l’appréhension de sensations strictement charnelles ? Mais si la peinture est un art visuel qui se saisit dans une réception sensorielle globale et immédiate ; la poésie constitue, quant à elle, un art verbal qui est le fruit d’une élaboration intellectuelle progressive. Se pose ainsi d’entrée de jeu le problème d’une inadéquation entre sensible et intelligible.

Écrire l’instant ?

La peinture est arrêt sur un instant, la littérature est déroulement temporel. En termes d’écriture, ce déroulement se traduit par l’imparfait, qui signifie une action dont le procès n’est pas achevé, à l’opposé du passé simple, qui exprime le procès dans son événement. Le passé simple a pour fonction de rompre soudainement avec les attendus de l’action, c’est pourquoi il est, dans un récit, le signe du suspens. Le passé composé indique un résultat dans un récit au passé.

La peinture possède ce contraste entre un arrière-plan et un premier plan, et ce serait le propre de la littérature que d’avoir créé une équivalence entre les plans au sens spatial et les plans au sens temporel. Le peintre devrait composer plusieurs tableaux pour rendre compte d’un déroulement chronologique ; le poète ne pourrait pas prétendre faire percevoir au lecteur l’équilibre et l’harmonie des proportions, la beauté des formes que la peinture fait voir en un seul coup d’œil. La peinture dispose des lois géométriques de la perspective pour signifier le dialogue des plans. Quant à la littérature, c’est la narration qui joue sur les plans marqués par des aspects duratifs ou terminatifs :

« Longtemps muets, nous contemplâmes

Le ciel où s’éteignait le jour.4»

« Hier, le vent du soir, (…),

Nous apportait l’odeur des fleurs qui s’ouvrent tard ;

La nuit tombait ; l’oiseau dormait (…).

Le printemps embaumait, (…) ;

Les astres rayonnaient, (…).

Moi, je parlais tout bas. (…)

(…)

J’ai dit aux astres d’or : (…) !

Et j’ai dit à vos yeux : (…) !5»

À la lumière du Paysage nocturne avec deux hommes de Friedrich, on voit combien les moyens expressifs de l’art de la figuration et ceux de l’art de la parole sont dissemblables : alors que Victor Hugo représente des actions du temps, la peinture représente des formes de l’espace :

Figure 3 : Caspar David Friedrich, Paysage nocturne avec deux hommes, Huile sur toile, 1830, Hermitage Museum, Saint-Pétersbourg

La construction poétique de la temporalité au moment du soir prend un autre aspect dans cette ʺidylleʺ léopardienne :

«(…), io mi rammento

Che, or volge l’anno, sovra questo colle

Io venia pien d’angoscia a rimirarti:

E tu pendevi allor su quella selva

Siccome or fai, che tutta la rischiari.6»

Se superposent dans ce dernier poème le temps objectif qui s’est écoulé en un an, le présent de l’écriture poétique et l’imparfait de la réminiscence. Le contraste entre ces deux derniers temps est particulièrement mis en relief grâce à l’enjambement entre les vers 4 et 5. Le passage insensible de l’imparfait au présent permet de gommer la distance temporelle et de créer l’illusion d’une conversation avec la lune qui surgit dans l’ici et maintenant de la parole. L’image textuelle divise ce colloque intime en trois temps qui s’unifient en un seul moment parlant, alors qu’une image picturale spatialiserait ce colloque en un cadre muet.

On pourrait définir la fonction poétique de la langue comme la capacité de création, création dans l’imaginaire par le jeu constant d’associations d’images, création dans la langue même par le jeu sur les codes linguistiques.

Paradoxalement, cette poésie descriptive se rapproche de la peinture et parvient même à combler le fossé entre les deux arts, dans la mesure où elle crée un ‘arrêt’ sur image qui se ‘prolonge’ dans le temps de l’écriture. Elle représente le mouvement de la narration dans la fixité propre au tableau. Cette harmonisation du rapport différent de la poésie et de la peinture à l’égard du temps et de sa représentation est indissociable d’un travail sur le signifiant couleur.

« S’io fossi pittore ! che ricca materia al mio pennello!7»: le poète attiré par le modèle pictural

Ne faut-il pas en effet considérer comme proprement pictural l’effet de vrai et le plaisir esthétique liés à la disposition des couleurs ? Grâce à ce travail stylistique, la poésie évolue vers la peinture d’impressions :

« E il Sol che all’Ocean fiammeo ricade,

Vario-tinge le nubi, e lascia il mondo

All’atra Notte che muta lo invade.

(…)

S’alzan con l’Ore negre e taciturne

Oscuritate e silenzio profondo.8 »

Ce poème décrit le passage du coucher du soleil à la descente de la nuit. Les images, vives et intensément colorées, à la grande suggestivité visuelle, tendent à la recherche d’une poésie figurative, de ce que Foscolo appelle « l’arcana armoniosa melodia pittrice9 ». La métaphore picturale « Vario-tinge » (« Teint en nuances ») montre que la poétique de Foscolo est ‘ut pictura’: elle subit indéniablement l’attraction du modèle pictural. À la lecture des vers qui suivent on serait tenté, au risque de l’anachronisme, de rapprocher de l’impressionnisme cette écriture poétique qui s’exprime en termes picturaux :

« Un coin du ciel est brun, l’autre lutte avec l’ombre,

Et déjà, succédant au couchant rouge et sombre,

Le crépuscule gris meurt sur les coteaux noirs.10 »

On est déconcerté par le vers hugolien, qui semble véritablement « écrire la peinture11 ». Alors que pour la génération romantique, le vrai qu’on doit atteindre est une asymptote insaisissable, pour la génération « réaliste » de Flaubert et de Courbet, le vrai est dans les choses, et les choses sont délimitées, finies, enserrées dans le trait. Pour la génération suivante, qui verra éclore à la fois le naturalisme et l’impressionnisme, le trait ou le contour est une illusion de l’esprit, le véritable « réalisme » consiste à saisir les jeux d’échos des lumières et des couleurs. Désormais, être réaliste c’est saisir l’impression12.

Chez Victor Hugo, le corps lumineux stimule la verve du poète. Dans la description du soir que l’on vient de considérer, la source lumineuse, obscurcie par l’ombre, crée le « brun », le « rouge sombre » et le « gris ». Ce mélange vif, qui mêle des couleurs ‘à l’huile’ à des teintes plus faibles, est mis sur papier par un trait de plume extrêmement semblable à la touche du pinceau : le soir tend à se dégager comme un tableau. Denis Diderot développe cette fusion entre peinture et poésie, à travers une remarquable métaphore filée dans le Salon de 176713. L’écriture peut-elle se présenter comme une ‘peinture verbale’ à part entière ?

Une « écriture picturale14 »

Cette expression désignera l’ensemble des détours stylistiques qui tendent à apparier l’écriture poétique aux techniques picturales. À la manière d’un peintre, le poète travaille les contrastes de l’ombre, de la lumière, des couleurs.

Les mots du soir : ombre, lumière, couleurs

Les jeux d’ombres et de lumières

En mariant les dernières lueurs du jour aux premières ombres de la nuit, le poète-peintre représente la beauté douce et calme du monde au moment du soir. Le tableau intitulé Femme devant le coucher du soleil, peint par Friedrich, représente le « sentiment d’étonnement extatique15 » éprouvé par l’individu, face au spectacle lumineux du monde à l’heure vespérale :

Figure 4 : Caspar David Friedrich, Femme devant le coucher du soleil, Huile sur toile, 1818, Museum Folkwang, Essen

Ce qui caractérise avant tout la lumière du soir, c’est la splendeur16. Le soir après le déluge de Turner montre qu’il y a juste assez de lumière pour faire ressortir et ‘ressentir’ la profondeur de l’ombre :

Figure 5 : William Turner, Ombre et ténèbres. Le soir du déluge, Huile sur toile, 1843, Volé en 1994 au Kunsthalle Schim, Francfort

Atténuée, voilée par l’ombre, la lumière du soir se dérobe à la clarté brutale et à la chaleur du soleil. C’est bien l’ombre vespérale qui permet de créer un climat tempéré et idéal :

« Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe,

(…)17»

L’ombre fraîche du soir n’est pas noire ; elle est traversée d’une lumière diffuse, que filtre par exemple le feuillage d’un bois :

« (…),

Dell’igneo Cintio s’ascose il raggio ;

E all’umid’ombra siedi

Meco dell’ampio faggio.18»

Cette image d’un bois baigné du clair-obscur du soir pourrait être illustrée par « Le soir » de Friedrich :

Figure 6 : Caspar David Friedrich, Le soir, Huile sur toile, Entre 1820 et 1821, Niedersächsisches Landesmuseum, Hanovre

Le soir est le moment du bien-être, de la plénitude heureuse. Sa luminosité suscite une impression de bercement dans « L’invitation au voyage » :

« (…)

Le monde s’endort

Dans une chaude lumière.19

La « chaude lumière » s’oppose à la froideur des ténèbres du spleen baudelairien. Le soir est précisément partagé entre la chaleur du jour et la froideur de la nuit :

« (Vois) Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,

Et, comme un linceul traînant à l’Orient,

Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.20 »

Après le soleil couchant, le crépuscule est le moment où le mélange d’ombre et de lumière atteint son équilibre le plus fragile :

« Et déjà, succédant au couchant rouge et sombre,

Le crépuscule gris meurt sur les coteaux noirs.21 »

«Già tutta l’aria imbruna,

Torna azzurro il sereno, e tornan l’ombre

Giù da’ colli e da’ tetti,

Al biancheggiar della recente luna.22»

Comme l’indique le poème de Leopardi, le ciel crépusculaire est désormais auréolé de la clarté de la lune. Car le crépuscule23 est l’heure de rencontre des dernières lueurs du jour et de la nuit qui s’éveille. Le tableau de Carus ci-dessous peut donner une idée de la luminosité qui caractérise le ciel crépusculaire :

Figure 7 : Carl Gustav Carus, Clair de lune à Oybin, Huile sur toile, 1828, Sammlung Georg Schäfer, Schweinfurt

Ces évocations poétiques du soir révèlent des oppositions de couleurs. Au rouge éclatant du coucher du soleil succède, à l’heure du crépuscule, le bleu des ombres déjà nocturnes. Le soir peut ainsi être perçu comme le moment de l’apogée des contrastes de couleurs. Une couleur résulte du réfléchissement de la lumière solaire par un objet. Voici la définition que Baudelaire en propose :

«Quand le grand foyer descend dans les eaux, de rouges fanfares s’élancent de tous côtés ; une sanglante harmonie éclate à l’horizon, et le vert s’empourpre richement. Mais bientôt de vastes ombres bleues chassent en cadence devant elles la foule des tons orangés et rose tendre qui sont comme l’écho lointain et affaibli de la lumière. Cette grande symphonie du jour, qui est l’éternelle variation de la symphonie d’hier, cette succession de mélodies, où la variété sort toujours de l’infini, cet hymne compliqué s’appelle la couleur.24 »

Le poète du spleen met les nuances des couleurs en relation étroite avec les notes de musique. Les teintes du soir réalisent dans l’espace de véritables ‘symphonies’ colorées. On ne manquera pas de noter que Baudelaire met l’accent sur quatre couleurs en particulier : le rouge et ses dérivés, le bleu, les « tons orangés » qui ne sont qu’une variante du jaune, et le rose, autant de couleurs ‘essentielles’ dans une « ambiance de soir » :

Figure 8 : Claude Joseph Vernet, Port maritime dans une ambiance de soir avec le phare, Huile sur toile, 1775, Ancienne Pinacothèque, Munich

Les teintes

Le soir en poésie, c’est avant tout la représentation d’un phénomène réel inscrit dans un cadre particulier. En ce sens, le soir relève du pittoresque. Le premier constat portera sur l’utilisation d’un lexique et de comparants extrêmement conventionnels. À cela, on répondra néanmoins que le soir est lui-même un phénomène répétitif car réglé par les lois de la nature et du cosmos, et limité à une gamme de couleurs restreinte dont le poète est bien forcé de tenir compte s’il veut peindre le réel.

La syntaxe s’efface au profit de la recherche lexicale ; les mots employés relèvent pour la plus grande partie du style sublime. La « palette du style25 » décline toute une série de couleurs chaudes en évitant souvent de nommer expressément le ‘rouge’. C’est donc à un travail de synonymie que se livre le poète : de là la récurrence du vermeil, d’autant plus exploité qu’il peut être adjectif ou substantif et qu’il désigne à la fois une couleur et une matière :

« Cosi’ non luce mai vermiglio il monte

Cui batte il Sol di sera, (…)26»

«Je voyais, comme on dresse au lieu d’une victoire
Un grand arc de triomphe éclatant et vermeil,
À l’endroit où s’était englouti le soleil,

(…)27 »

« (…), à l’heure où le soleil tombant

Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,

(…)28 »

Intensément vif, plus foncé que l’incarnat, le vermeil possède une vigueur qui s’accorde parfaitement avec l’ardeur vitale. En raison de sa nature à la fois métaphorique et précieuse, le vermeil irradie une aura mystérieuse qui signe son appartenance au vocabulaire poétique. Le rouge romantique, couleur du sang, de la vitalité, de la passion, du pouvoir, confine au baroque par le goût de l’excès ; au classique par la théâtralisation tragique. Le rouge fait toucher les deux extrêmes : l’amour et la mort.

L’image du soleil sanglant ne se développe réellement qu’avec Baudelaire: dans « Les Petites Vieilles », à l’heure du crépuscule, le promeneur parisien voit le ciel devenir de sang à travers ses plaies. La métaphore du sang solaire, qui tantôt ruisselle, tantôt se ‘coagule’, est fondamentale dans Les Fleurs du mal :

« Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige29 »

Ainsi, une particularité de ces tableaux solaires est d’éveiller une « rêverie poétique30 » sur la lumière et sa ‘matière’ : non moins présent, le champ lexical du feu se déploie à travers plusieurs métaphores chez Ugo Foscolo :

«Dell’igneo Cintio s’ascose il raggio;

(…)31 »

L’adjectif « Igneo », qui signifie « de flamme », « enflammé », est la marque d’un langage poétique noble, recherché, propre au néoclassicisme. « Cintio » est une désignation d’Apollon32, souvent employé, par métonymie, pour indiquer le soleil. Le soleil est donc de la nature du feu comme le rappelle le couchant flamboyant des « rimembranze » :

«E il Sol che all’Ocean fiammeo ricade,

(…)33»

Le pouvoir du soleil est tel, qu’il en vient à concilier des éléments incompatibles, pour aboutir à « une matière mi-liquide, mi-aérienne34 », une sorte de ‘liquéfaction brumisée’ du feu. Cette rêverie sur des éléments qui ne peuvent a priori coexister explique le succès, en peinture comme en littérature, des soleils couchants maritimes, où le feu semble naître de l’eau :

Figure 9 : Claude Joseph Vernet, Le Naufrage (Version de Bruges), Huile sur toile, 1759, Groeninge Museum, Bruges

Le soleil constitue donc une sorte de ‘matière d’alchimiste’, dont la préciosité est dévoilée par la représentation poétique du spectacle solaire ; il permet au poète de donner un sens concret au rêve d’un Absolu poétique, fondé sur l’union de la matière et du monde.

On est alors face au paradoxe poétique « de l’incarnation d’une forme solide par une matière incorporelle35 » : c’est le vermeil solaire ou l’or auquel le soleil est régulièrement apparié. L’or qui sert de comparant au soleil est en effet lié à l’atmosphère, à la matière gazeuse qui, scientifiquement, compose le soleil. Le soleil couchant et sa lumière dorée poussent à maintes reprises Hugo et Baudelaire à la métaphore de l’or :

« J’ai dit aux astres d’or : Versez le ciel sur elle !36 »

« Le soleil, dans les monts où sa clarté s’étale,

Ajuste à son arc d’or sa flèche horizontale ;

(…)37 »

« – Les soleils couchants

Revêtent les champs,

Les canaux, la ville entière,

D’hyacinthe et d’or

(…)38 »

« (…), dans ces soirs d’or où l’on se sent revivre,

(…)39 »

Lorsqu’on lit la troisième strophe de « L’invitation au voyage » citée plus haut, on peut penser aux tableaux de Salomon Van Ruysdael, peintre néerlandais du XVIIème siècle, réputé pour ses cieux immenses et nuageux qui tamisent avec délicatesse la lumière et la splendeur des soleils couchants :

Figure 10 : Salomon Van Ruysdael, Paysage de rivière avec un passeur, Huile sur bois, 1650, County Museum of Art, Los Angeles

On retrouve dans le comparant de l’or la volonté étudiée préalablement d’alliance d’éléments inconciliables. Ce qui est ‘splendide’ ici, c’est justement la transgression des frontières du possible, qui donne un corps aux visions : des « astres » aux « soirs » d’or, en passant par la métaphore vestimentaire de « L’invitation au voyage », la lumière s’incarne, et dans une matière plus résistante que les soleils liquéfiés rencontrés précédemment. Cependant, les deux tendances ne s’excluent pas : les astres d’or sont en effet liés à la liquidité du ciel dans « Hier au soir ». L’or est bien la couleur par excellence du soleil et des astres, sources de lumière éblouissante, avec quelque chose de vivifiant, de fortifiant que ne possède pas la lumière blanche.

Le blanc est une synthèse additive des lumières de toutes les couleurs. De fait, il peut être considéré comme un ‘absolu’ de la couleur, une couleur immaculée, originelle. Par extension, le blanc en vient à indiquer la pureté :

« Vergine luna, tale

È la vita mortale.40»

« Più felice sarei, candida luna.41 »

La virginité de la lune léopardienne est indissociable de sa candeur. Quant à Hugo, il fait de la lune le symbole d’une sainteté, d’une ‘religion naturelle’ :

« En ce moment le ciel blanchit.

La lune à l’horizon montait, hostie énorme ;

(…)42 »

Dans cette perspective de religiosité, le choix des couleurs est significatif : aux couleurs violentes, éclatantes, caractéristiques de la passion, Baudelaire préfère les tons pastel :

« Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses,

(…)43 »

« Un soir fait de rose et de bleu mystique,

(…)44 »

Ceux-ci sont plus propres à évoquer un sentiment nourri de pureté et de spiritualité. Le rose est un rouge délayé, en général réservé à l’aurore. Avec le bleu, ne renvoient-ils pas, dans l’imaginaire religieux collectif, à la couleur des vêtements de la Vierge et des anges ?

L’azur est un état lumineux du bleu ; il est la couleur du ciel pendant le jour, couleur claire, brillante, répandue dans toutes les directions de l’espace, à l’opposé du bleu profond et sombre qui se diffuse dans le ciel au soir. Ce bleu est une synthèse de l’ombre grandissante de la nuit et de la lumière du jour qui tombe : il est « l’obscurité devenue visible45 » :

« Già tutta l’aria imbruna,

Torna azzurro il sereno, e tornan l’ombre

(…)46 »

Le ciel du « samedi du village » est d’un bleu cerné d’ombres ; il est à l’heure du déclin du jour. Notons les séquences vocaliques en « o » et en « a » qui ne manquent pas dans ces deux vers : ces phonèmes sont ouverts, leurs sonorités ne donnent-t-elles pas l’impression de la vastitude de la nuit qui s’avance, de l’expansion indéterminée des dégradés chromatiques ? L’idée esthétique d’une harmonisation audible des phonèmes apparaît au XIXème siècle, à un moment où les musiciens romantiques parlent de leur art comme d’un système sémiologique expressif : la musique est censée ‘parler’.

La ‘mélodie’ du soir

Extrêmement attaché à l’art du contraste et de l’orchestration des phonèmes, Leopardi ne néglige pas la « polysensualité47 » du paysage nocturne, jouant sur la complémentarité entre paysage visuel et paysage sonore. Considérons les enchaînements phonétiques qui miment le jeu des nuances chromatiques dans les premiers vers de « La sera del dì di festa48 » ; la répétition massive de certains phonèmes contrastifs attire l’attention du lecteur :

« Dolce e chiara è la notte e senza vento,

E queta sovra i tetti e in mezzo agli orti

Posa la luna, e di lontan rivela

Serena ogni montagna. (…)49 »

Leopardi-descripteur relève le défi d’une scène que l’œil peut à peine saisir, et joue avec les sonorités qui permettent de rendre compte de l’immensité spatiale. Ce paysage nocturne fait en effet appel à l’ouïe, aussi bien qu’à la vue de l’esprit. Leopardi tresse les éléments lexicaux selon des associations phonétiques, par allitérations, dont on peut citer un exemple, fondé sur l’insistant vocalisme en « a » et « o ». Les notations auditives, associées à la structure anaphorique en « e », qui possède une résonance extrêmement vaste, permettent un élargissement du champ des perceptions, suggèrent l’immensité du ciel nocturne et de la campagne, faiblement éclairés par la lumière de la lune.

Les allitérations fricatives sourdes en « s » évoquent la douceur, la grâce, la légèreté de ce paysage.

Ce qu’il faut souligner ici, c’est le remarquable accord de la théorie léopardienne de la description avec sa poétique du paysage restreint, caché : Aux yeux de Leopardi, la plus grande poéticité de la description réside dans le raccourci par synesthésie, dans la suggestion synthétique, dont le modèle serait Dante50. Si le fait de décrire en quelques vers n’a rien de bien original, il est en revanche très intéressant de noter ces images vagues et « indéfinies51 » qui ne disent pas tout d’un objet pour mieux laisser travailler l’imagination du lecteur. C’est ce que faisaient, selon Leopardi, les poètes de l’Antiquité52.

C’est par un effet de ‘translation’, de passage du visuel au domaine de l’auditif, que le poète cherche des équivalents pour traduire ce que le tableau donne à voir. Les jeux de timbres et de tessitures donnent à entendre les contrastes, comme si le « e », presque muet, confinait aux ténèbres par son silence. L’aperture du « a » et du « o » semble, au contraire, être le « clairon de la pensée », pour reprendre Hugo : leur sonorité habite le texte, comme le noir habite la toile d’un paysage nocturne53.

Il y a donc bien une ʺmusicalité de la poésieʺ. Et le silence dont on vient de parler, ne participe-t-il pas « à l’élaboration et à la transcription de la musique54 » ? Comme pour les notes de musique, chaque durée de silence possède sa marque en littérature ; comme dans le solfège, un silence est un instant pendant lequel le poète ʺn’émet aucun sonʺ : l’enjambement est un procédé de versification qui suggère le silence du poète face à la nature astrale et aux phénomènes célestes, et construit « une sorte d’analogue spatial, sensible, du silence55 » :

« (…) E quando ti corteggian liete
le nubi estive e i zeffiri sereni,

e quando dal nevoso aere inquïete
tenebre e lunghe all’universo meni

(…)56 »

Les enjambements entre les vers 3 et 4 et les vers 5 et 6, ainsi que le blanc typographique qui sépare les vers 4 et 5, miment les intermittences du cœur et l’errance visuelle du poète, qui semble peiner à trouver ses mots pour dire ce qu’il voit. Le langage verbal n’est-il pas déceptif57 ? Foscolo ne traite-t-il pas le soir par un aveu d’impuissance ? Le silence peut être reconduit à une conscience aiguë des difficultés des mots face au réel ; l’écrivain « (…) aborde radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire58 ».

Dans la sphère de l’ « exprimable », Dubos reconnaît à la peinture un plus grand pouvoir qu’à la poésie, car elle emploie des « signes naturels dont l’énergie ne dépend pas de l’éducation », ou pour le dire autrement elle fait voir « la nature elle-même ». Alors que le langage verbal, qui use de signes « arbitraires et institués59 », nécessite que le mot éveille l’idée dont il est le signe non naturel, afin de créer un ʺeffet de tableauʺ.

  1. « C’est ce qui échappe aux mots que les mots doivent dire60 »

 

Le soir, décor de la parole et du silence poétiques

Au soir silencieux correspond le mutisme du poète, qui souvent ne peut que se taire après avoir observé un spectacle naturel. Foscolo décide de composer son silence face au soir. Pourquoi cette décision ? Faut-il entendre que la capacité de l’écriture à exprimer un espace réel en système de signes linguistiques est un leurre ? Le silence n’est jamais explicitement défini en poésie : est-il douloureux ? Angoissé ? Embarrassé ? Recueilli ? Serein ? Il semble malgré tout signifier à chaque fois la confusion des mots par rapport à la vision, les souffrances dissimulées et inexprimables des cœurs et des esprits. Foscolo et bien d’autres poètes font ce choix esthétique de l’écriture du silence et prennent le parti de matérialiser les pauses et les silences dans la description.

Les mots semblent échouer à traduire le visuel, puisqu’ils exigent une continuité, un développement, donc une dimension temporelle, là où le regard donne la sensation de saisir en un seul instant. À un regard fait écho la complexité des phrases, dont le déroulement est impossible à écarter. La description du soir se présente alors comme une exacerbation des difficultés de traduction du visible au lisible. Devant son objet, le poète se réfugie derrière ce que l’on pourrait nommer un « système sémiologique régressif61 » que constituent les enjambements, les blancs, les tirets, la succession de vers brefs et longs, autant de signes linguistiques qui dénoncent l’impossibilité de la description62.

Les signes de la faillite du langage

L’écriture en vers réguliers irrégulièrement répartis

Face à la vertigineuse question du sens de la vie, le berger de Leopardi s’adresse à la lune en alternant les hendécasyllabes avec les heptasyllabes :

« Che fai tu, luna, in ciel ? dimmi, che fai,

Silenziosa luna?

Sorgi la sera, e vai,

Contemplando i deserti; indi ti posi.63»

Le vers libre trouble la fluidité du poème ainsi que l’élaboration du sens ; il rythme la respiration du discours du berger : celui-ci semble parler de manière saccadée, par pauses imprévues.

L’enjambement

Une pause est un temps indéterminé, relativement bref, qui sépare deux moments de diction, et l’enjambement est une matérialisation de la pause dans l’écriture, chargée de visualiser cette pause typographiquement :

« Dietro Apennino od Alpe, o del Tirreno

Nell’infinito seno

Scende la luna; e si scolora il mondo;

Spariscon l’ombre, ed una

Oscurità la valle e il mondo imbruna;

(…)

Tal si dilegua, e tale

Lascia l’età mortale

La giovinezza. (…)64 »

Le double effet de déstructuration et d’allongement que produisent les enjambements est particulièrement perceptible entre les vers 13 et 14, où l’enjambement est accentué par un rejet. Ce procédé métrique peut être considéré comme le support expressif d’un affect. Dans « Il tramonto della luna », il est la marque des limites d’un langage impuissant à signifier l’intensité de l’angoisse de l’homme, qui prend pleinement conscience de sa propre finitude. Foscolo lui-même a longuement commenté l’importance de la typographie, et notamment du tiret, ponctuation qui imiterait la spontanéité et l’émotivité.

Le tiret

Le tiret mime avant tout le passage de la constatation à la réflexion :

« Ma qual per l’aere di velo a foggia

Nube si stende? – ah certo

Vicina è a noi la pioggia.65»

Mais le silence lié à ce passage peut être interprété comme une ellipse à part entière, ou comme l’attitude momentanée et volontaire du poète qui refuse de parler.

Au-delà de l’interruption du discours, n’est-ce pas la valeur du non-dit qui est mise en avant ? L’énonciation suspendue, le lecteur doit faire appel à sa capacité de se représenter la scène au-delà du silence de l’écriture. À cet égard, Georges Molinié fait remarquer que, paradoxalement, le renoncement descriptif, feint ou réel, constitue un appel à la collaboration du lecteur, qui renforce ainsi sa participation au texte : en effet, invité à devenir « co-auteur » de l’œuvre, le lecteur éprouve « comme la palpitation et le trouble » de l’auteur, « confronté aux difficultés techniques de l’expression66 » :

« Je vois se dérouler des rivages heureux

Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone ;

Une île paresseuse où la nature donne

Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;

(…)67 »

Le ‘blanc silencieux’ entre les vers 4 et 5 permet à l’imagination du lecteur de déployer la vision, et de créer une mise en relief : le blanc ne constitue-t-il pas en effet une ‘délimitation graphique’ de l’île évoquée au vers 5, elle-même ‘géographiquement isolée’ car préservée de la civilisation ? Cette île est le lieu utopique par excellence, le symbole d’un âge d’or perdu ; elle incarne aussi toutes les aspirations de l’imaginaire. Elle illustre enfin, comme le montrent les vers 5 et 6, le mythe de la terre-mère à l’inépuisable générosité.

Le blanc est une impossibilité discursive. Dans les vers qui suivent, le blanc concrétise le trouble ressenti par le poète, face à l’absence de termes susceptibles d’exprimer son sentiment amoureux :

Que se passait-il dans nos âmes ?

Amour ! Amour !

Comme un ange qui se dévoile,

Tu me regardais, dans ma nuit,

(…)68 »

Que se passe-t-il’ entre les vers 4 et 5 ? Que se passe-t-il dans les « âmes » des amants ? L’intensité de l’émotion est telle que le poète ne parvient pas à restituer sa pensée avec exactitude. Ce qu’il importe de préciser également ici, c’est le rôle joué par la ponctuation et la répétition. Les points d’interrogation, les points d’exclamation, la répétition d’ « Amour » renforcent l’impression de désarroi qui émane de ces vers. L’exemple de « Caeruleum mare » montre que les points d’exclamation ne manquent pas de produire un certain suspense dramatique :

« On entrevoit le firmament !

Le firmament ! où les faux sages

Cherchent comme nous des conseils !69 »

La parole demeure irrémédiablement suspendue. Pourquoi chercher un mot pour dire ce que l’on ne peut dire ? Le silence est davantage apte que le mot à exprimer avec justesse les sentiments éprouvés, dans la mesure où sa soudaineté et son immédiateté surmontent la médiation par le langage, source de méprises.

Moins qu’un renoncement, les procédés poétiques que l’on vient de mentionner sont des réponses au problème de la description. L’indétermination, les silences ou les obstacles sont autant de conditions nécessaires à la stimulation de l’imagination. Ce qui se donne à voir dans l’observation silencieuse, c’est une dimension visuelle qui doit être reconduite à un besoin de mots manquants, auquel la poésie essaie de répondre70. Ainsi, avant même sa mise en discours, le soir semble appeler le langage poétique. Puisque ce sont l’infinité de l’espace cosmologique et la ligne d’horizon qui le définissent, le soir est, précisément, marqué du sceau de l’ « indéfini ». Les mots visent justement à ‘définir’ par des images verbales ce qui échappe au regard. De fait, le soir oscille entre présence et absence ; le soir perçu s’accompagne toujours du soir imaginaire. La parole poétique s’efforce de réparer une perte « en retrouvant (ou en déclarant retrouvé) le ‘temps perdu’, c’est-à-dire le temps où la vérité de la sensation n’avait pas été reconnue.71 » Le soir lance alors un défi à l’écriture poétique, dont la difficulté se double désormais d’un problème non seulement de description et de recomposition, mais aussi de ‘composition’.

De la ʺdécompositionʺ du soir naturel à la ʺcompositionʺ du soir poétique

 

Pour décrire les instants vespéraux de clair-obscur, les poètes font donc des choix d’écriture. Ils ‘décomposent’ le soir et ‘sélectionnent’ les moments à ʺpeindreʺ par les mots. Comment procéder alors, pour qu’en dépit de ses limites, le langage verbal devienne, plus qu’un facteur de recomposition, l’Élément de ‘composition poétique du soir’ ?

Ugo Foscolo met progressivement l’accent sur la nécessité d’un processus ‘sélectif’ au cœur de la mimèsis. Dans sa lettre au peintre François-Xavier Fabre72, probablement écrite en 1814, Foscolo expose son idéal formel : seul l’équilibre des verbes, des adjectifs et des substantifs peuvent donner l’illusion d’un tableau. La création du ‘soir poétique’ est donc fondée sur une recomposition de détails choisis, réalisée par le poète. Le ‘choix’ est la condition de la création. Dans cette perspective, penchons-nous sur un type de choix :

« Già tutta l’aria imbruna,

Torna azzurro il sereno, e tornan l’ombre

Giù da’ colli e da’ tetti,

Al biancheggiar della recente luna.73»

Tout comme le peintre qui cadre, et qui ne peut donc être mimétique à la lettre, Leopardi choisit des coloris intenses et aquarellés pour mettre en valeur, plutôt que des contours réguliers, les masses, les variations d’intensité de l’ombre et de la lumière, et surtout, l’opposition chromatique du blanc de la lune et du noir de l’ombre grâce à la rime entre « imbruna » et « luna ». Le choix du moment et du détail s’impose ; le choix de Leopardi est de représenter la nature, dans ce qu’elle a de vague, d’incertain.

Ce choix est un écart, un détournement. Ce détournement n’est pas d’ordre sémantique, mais poétique. Paradoxalement, l’objectif est toujours de faire voir le soir. Le problème n’est cependant pas de représenter les contours du réel comme un tableau pour égaler la figuration picturale, mais de peindre les ‘effets’ que produit la nature sur l’esprit de l’homme. Les choix et les procédés de construction poétique qui en découlent, montrent qu’une entité particulière, l’esprit du poète, vient s’ajouter à la topique traditionnelle de l’ « ut pictura poesis ».

Surgit d’entrée de jeu la notion clef d’ « imagination créatrice74 ». La représentation mentale précède la représentation artistique, picturale ou langagière. Dans la tradition matérialiste, à laquelle le sensualisme appartient, l’imagination est le produit des sensations charnelles. Une sensation est une « attention passive75 » ; les sensations conduisent à l’imagination : la mémoire enregistre des souvenirs sensoriels liés à des expériences du réel ; les associations entre ces souvenirs créent un langage nouveau, décuplent les conditions de « l’imagination ». L’explication de Voltaire donne une idée claire de ce processus de l’esprit76. Notons que, selon cette conception, imaginer présuppose qu’on ait tout d’abord éprouvé une sensation et, en second lieu, qu’on l’ait mémorisée.

L’imagination répond à une volonté intérieure d’agencement, de réorganisation des sensations. L’impression d’unité qui fonde « Harmonie du soir » repose essentiellement sur des correspondances entre les diverses sensations :

« Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;

(…)77 »

Cette poétique des correspondances est le fruit de l’imagination, de l’image mentale qui permet de voir le soir d’une certaine manière. Le tournoiement de la valse produit un jeu d’échanges, un « langoureux vertige » entre les sensations olfactives : « parfums » au vers 3, « fleur » et « encensoir » au vers 5 ; auditives : « Les sons » au vers 3, « violon » aux vers 6 et 9, « Valse mélancolique » au vers 7 ; et visuelles, qui se traduisent par des notations de mouvement telles que le balancement de la fleur dans la première strophe ou le tournoiement de la valse aux vers 4 et 7. Cette description est bel et bien une composition, une ‘symphonie’ de sensations. L’écriture de Baudelaire pourrait être qualifiée de « traversante78 », dans la mesure où elle met en circulation des sensations de nature différente, sans que soit proposée une exacte correspondance entre elles. L’atmosphère du soir suggère une dimension spirituelle; elle crée de surcroît un effet incantatoire, la répétition des mêmes vers parvient à rendre perceptible non seulement la sensualité envoûtante du soir, mais l’état d’âme du poète. Le soir révèle en effet à Baudelaire ses propres sentiments ; la valse, « mélancolique », lui fait prendre conscience de sa tristesse. Le poète projette son tourment et sa douleur sur le soir ; sa souffrance apparaît dans la comparaison subjective du violon qui « frémit comme un cœur qu’on afflige » et dans la métaphore du soleil « noyé dans son sang qui se fige ». Baudelaire ne fait-il pas l’expérience du ‘mot-miroir’ ?

En se réappropriant l’ « ut pictura poesis », l’imagination n’introduit-elle pas la sensibilité émotionnelle du poète ?

 

1 Léonard de Vinci, cité par Jacqueline Lichtenstein, dans La Peinture, Paris, Larousse, 1995, page 390

2 Le problème de la capacité des mots à traduire le réel a été amplement développé par Madame Sylvie Ghislaine Nourry-Namur, lors des cours de khâgne de l’année 2008-2009, au Lycée Jules Ferry de Paris

3 « Ut pictura poesis ; erit quae, si propius stes / te capiat magis, et quaedam, si longius abstes » (« En poésie comme en peinture, il est des œuvres qu’il faut voir de près, et d’autres qui plairont davantage de loin ») Horace, De arte poetica, v. 361-362, cité par Pierre Laforgue, dans Ut pictura poesis : Baudelaire, la peinture et le romantisme, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, page 11

4 Victor Hugo, Les Contemplations, III, 10, « Mon bras pressait ta taille frêle… », v. 5-6, Paris, Pocket, 1998, page 137

5 Ibid., II, 5, « Hier au soir », v. 1-6, 8-9, page 129

6 « (…), il me souvient qu’ici / Je venais t’admirer, il y a une année, / Sur la même colline et mon cœur se serrait. / Tu dominais alors cette même forêt / Tout comme maintenant, avec même clarté. » Giacomo Leopardi, Chants, « Alla luna » (« À la lune »), v. 1-5, traduit de l’italien, préfacé et annoté par René de Ceccatty, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2011, pages 144-145

7 «Si j’étais peintre, quelle riche matière pour mes pinceaux !» Ugo Foscolo, Jacques Ortis (1801), traduit de l’italien par Alexandre Dumas, Bruxelles et Leipzig, Librairie, imprimerie et fonderie « Méline, Cans et Compagnie », 1839, page 122. Il s’agit là d’un topos de la littérature descriptive de la seconde moitié du XVIIIème siècle et du XIXème siècle. On en trouve un autre exemple dans la lettre du 10 mai dans le Werther (1774) : « Je ne pourrais pas dessiner un trait, et cependant je ne fus jamais plus grand peintre » (Johann Wolfgang Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, traduit par B. Groethuysen, Paris, Gallimard, 1973, page 35) ou encore dans Oberman (1804) : « si j’étais un autre, j’essaierais de vous peindre ces monts neigeux et embrasés, ces vallées vaporeuses » (Étienne de Senancour, Oberman, Paris, GF Flammarion, 2003, page 66)

8 «Et le Soleil qui sur l’Océan flamboyant descend, / Teint les nuées en nuances, et laisse le monde / À la ténébreuse Nuit qui muette l’envahit. (…) / S’élèvent avec les Heures noires et taciturnes / Le silence et l’obscurité profonde. » Ugo Foscolo, Tutte le poesie, « Le rimembranze » («Les souvenances»), v. 31-33, 35-36, Milano, Rizzoli, 1952, page 135

9 «la mystérieuse harmonieuse mélopée picturale» Opere edite e postume di Ugo Foscolo, Poesie raccolte e ordinate da Francesco Silvio Oblandini, «Le Grazie» (1827), Firenze, Felice Le Monnier, 1856, volume 9, page 217

10 Œuvres illustrées de Victor Hugo, Par J.-A. Beaucé, Gérard Seguin et E. Lorsay, « Les Feuilles d’automne » (1831), (« Soleils couchants, II », v. 4-6), Paris, Édition J. Hetzel, 1854, page 34

11 D’après le titre d’un ouvrage de Pascal Dethurens : Écrire la peinture : de Diderot à Quignard, Paris, Citadelles & Mazenod, 2009

12 Qu’on s’interroge sur le titre fondateur du tableau de Claude Monet, Impression, soleil levant (1873) : tout est dans la virgule qui marque l’apposition. C’est la réalité de l’impression, non celle du soleil levant qu’on cherche à traduire. Notre mémoire pourrait fort bien quant à lui, s’intituler par prémonition Impression, soleil couchant. C’est là l’intuition romantique.

13 « Le poète a sa palette comme le peintre, ses nuances (…). Sa langue lui offre toutes les teintes imaginables (…) » Œuvres de Denis Diderot, Salon de 1767, Tome Quatorzième, Par Jacques-André Naigeon, Paris, Chez Desray et Deterville, 1798, page 473

14 Aurélie Gendrat-Claudel, Le paysage, « fenêtre ouverte » sur le roman. Le cas de l’Italie romantique, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007, page 308

15 Lettre de Shelley à T. L. Peacock, du 22 juillet 1816, citée par Isabelle Bour, Éric Dayre et Patrick Née, dans Modernité et romantisme, Champion, 2001, page 242

16 « (…), c’est-à-dire (…) une lueur qui n’aurait pas la crudité ni la violence immédiate de l’éclat, mais qui luirait dans le lointain, derrière un voile, enrichie, fécondée, presque sacralisée par la distance et par l’interdiction qui nous est faite d’en reconnaître exactement la source. » Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, « Profondeur de Baudelaire », Paris, Le Seuil, 1955, page 105

17 Victor Hugo, op. cit., I, 3, « Mes deux filles », v. 1, page 56

18 «Du feu d’Apollon le rayon s’estompa; / Et à l’ombre humide du grand hêtre / Viens t’asseoir avec moi. » Ugo Foscolo, op. cit., « La sera » (« Le soir »), v. 10-12, page 174

19 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Spleen et idéal », « L’invitation au voyage », v. 39-40, Paris, Pocket, 1998, page 77

20 Ibid., Poèmes divers, « Recueillement », v. 12-14, page 171

21 Victor Hugo, op. cit.

22 « Déjà tout l’air s’obscurcit, / Le ciel voit son bleu s’approfondir, les ombres reviennent / Des collines et des toits, / Sous la blancheur de la lune nouvelle. » Giacomo Leopardi, op. cit., « Il sabato del villaggio » (« Le samedi du village »), v. 16-19, pages 236-237

23 « Creper » en latin signifie « obscur », mais aussi « incertain ». Le suffixe « culus » est un diminutif. Ainsi le mot marque-t-il la diminution progressive qui rend « incertaine » la lumière. C’est pourquoi le mot « crépuscule » désigne tout autant le « crépuscule du matin » que le « crépuscule du soir », deux expressions qui sont d’ailleurs des titres de poèmes tirés des Fleurs du mal

24 Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, « Salon de 1846 », Paris, Michel Lévy Frères, Libraires et Éditeurs, 1868, page 89

25 « J’ai mis sur la palette du style (…) toutes les nuances du couchant ; (…) » Théophile Gautier cité par Ferdinand Brunot et Charles Bruneau, dans Histoire de la langue française des origines à nos jours : L’époque réaliste (1852-1886), Paris, Armand Colin, 1972, page 172

26 « Jamais pareille lumière vermeille ne luit sur le mont / Où s’abat le Soleil au soir, (…) » Ugo Foscolo, op. cit., « La Croce» («La Croix»), v. 28-29, page 129

27 Victor Hugo, op. cit., V, 24, « J’ai cueilli cette fleur pour toi… », v. 6-8, page 369

28 Charles Baudelaire, op. cit., « Tableaux parisiens », « Les Petites Vieilles, III », v.2-3, page 114

29 Ibid., « Spleen et idéal », « Harmonie du soir », v. 12, 15, page 71

30 «(…) la rêverie poétique ne peut se satisfaire d’un rudiment d’histoire ; elle ne peut se nouer sur un nœud complexuel. Le poète vit une rêverie qui veille et surtout sa rêverie reste dans le monde, devant les objets du monde. Elle amasse de l’univers autour d’un objet, dans un objet. » Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1961, page 87

31 « Du feu d’Apollon le rayon s’estompa ; / (…) » Ugo Foscolo, op. cit.

32 A. Pozzesi, Vocabulaire poétique; ou, Recueil de mots et de phrases consacrées à la plus grande partie de la poésie italienne, Londres, Chez Longman & Co. Paternoster-Row, 1821

33 «Et le Soleil qui sur l’Océan flamboyant descend, / (…) » Ugo Foscolo, op. cit.

34 Hugues Laroche, Le crépuscule des lieux, Aubes et couchants dans la poésie française du XIXème siècle, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2007, page 52

35 Ibid.

36 Victor Hugo, op. cit.

37 Ibid., III, 26, « Joies du soir », v. 1-2, page 234

38 Charles Baudelaire, op. cit., v. 35-40

39Ibid., v. 7

40 « Lune vierge, telle / Est la vie mortelle. » Giacomo Leopardi, op. cit., « Canto notturno di un pastore errante dell’Asia » (« Chant nocturne d’un berger nomade d’Asie »), v. 37-38, pages 220-221

41 « Je serais plus heureux, toi, ma lune si blême. » Ibid., v. 138, pages 228-229

42 Victor Hugo, op. cit., VI, 20, « Relligio », v. 18-19, page 458

43 Charles Baudelaire, op. cit., « Le Balcon », v. 7, page 60

44 Ibid., La Mort, « La mort des amants », v. 9, page 157

45 Paul Claudel, cité par Lucie Guillemette et Louis Hébert, dans Signes des temps : temps et temporalité des signes, Montréal, Les Presses de l’Université Laval, 2005, page 314

46 Giacomo Leopardi, op. cit.

47 Claude Reichler, « Oberman » ou le sublime négatif, « Nébulosité, transparence : les paysages météorologiques dans Oberman », textes réunis par F. Bercegol et B. Didier, colloque du 11 mars 2004

48 « Le soir du jour de fête », Giacomo Leopardi, op. cit., page 141

49 « Douce et claire est la nuit, sans brise qui la trouble. / Et la lune tranquille, au milieu des jardins, / Fait halte sur les toits et révèle de loin / Sereinement les monts. (…) » Ibid., v. 1-4, pages 140-141

50 « On a observé que les poètes et les artistes de l’Antiquité laissaient une grande place à l’imagination et aux sentiments du lecteur ou du spectateur. (…) Dante qui en deux mots suscite une image laisse beaucoup à faire à l’imagination. Je dis faire et non travailler, car l’imagination conçoit spontanément l’image et ajoute ce qui manque aux traits que le poète a brossés pour évoquer presque nécessairement l’idée de l’ensemble. » Giacomo Leopardi, Théorie des arts et des lettres, Paris, Éditions Allia, 1996, page 16

51 « Pour les sensations qui nous charment par leur seul aspect indéfini, on peut (…) évoquer l’idée d’un site à la pente si marquée que le regard, à une certaine distance, ne parvient pas jusqu’à la vallée ; ou celle d’une rangée d’arbres dont on ne distingue pas la fin, parce qu’elle est très longue ou qu’elle aussi est en pente, etc. » Giacomo Leopardi, La théorie du plaisir, Paris, Éditions Allia, 1994, page 61

52 «en décrivant par petites touches, en ne révélant que certains aspects de l’objet, les anciens laissaient l’imagination vagabonder dans le vague et l’indéterminé de ces idées enfantines qui naissent lorsqu’on ne sait pas tout d’une chose. Par exemple, une scène champêtre, décrite en quelques traits et, pour ainsi dire, sans horizon, par un poète de l’Antiquité, éveillait dans l’imagination ce divin ondoiement d’idées confuses et brillantes, pleines d’un romanesque indéfinissable, de cette étrangeté et de ce merveilleux particulièrement doux et suave qui nous ravissaient dans notre enfance. » Giacomo Leopardi, Anthologie du Zibaldone di pensieri (1817-1832), 8 gennaio 1820, Milano, Garzanti, 1991, page 114, cité par Aurélie Gendrat-Claudel, op. cit.

53 On peut penser à cette analyse de Philippe Beaussant : afin de décrire la mort de Clorinde dans Le Combat de Tancrède et de Clorinde, il trouve une expression remarquable pour désigner la lente transformation du madrigal en opéra : Clorinde meurt sous le coup fatal de Tancrède qui ne l’a pas encore reconnue sous son armure de chevalier, Tancrède soulève son casque, et terrifié comprend qu’il vient de tuer celle qu’il aime. Cependant, tout leur amour passe dans un dernier regard échangé et le texte du Tasse montre la jeune fille mourant dans un sourire comblé. Comment traduire en musique ce que le texte communique d’amour par ce sourire ? Le génie de Monteverdi tiendra en un silence et un fa dièse qui la font s’évanouir « in pace », et l’académicien de commenter : « Monteverdi, à la césure de deux mondes, installe l’émotion, c’est-à-dire l’instabilité, dans un art qui avait pour fonction de construire des images sonores reflétant la perfection de la ronde des sphères. L’Orfeo y croyait encore, quand il convoquait Eurydice à la danse, et les vieux madrigaux qui parlaient de Sfogante con le stelle : après Galilée ce n’est plus possible. » Philippe Baussant, Passages, De la Renaissance au Baroque, « Monteverdi II », Paris, Fayard, 2006, pages 162-164

54 Alain Chestier, La littérature du silence : essai sur Mallarmé, Camus et Beckett, Paris, L’Harmattan, 2003, page 14

55 Roland Barthes, Œuvres complètes, tome I, Paris, Le Seuil, 2002, page 46

56 « (…) Soit quand te font joyeux cortège / Les nuages d’été et les zéphyrs sereins, / Soit quand dans l’air chargé de neige tu amènes / À l’univers d’inquiètes et longues ténèbres, / » Ugo Foscolo, De l’origine et des devoirs de la littérature, suivi de Les Tombeaux, Les Sonnets, introduction, traduction et notes de Gérard Genot, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2007, v. 3-6, page 109

57 « (…), voilà, en vérité les travaux d’un Hercule en habit, armé d’une plume et d’un dictionnaire (…) pour faire le portrait du soleil ! » Michel Le Bris, Une amitié littéraire : Henry James et Robert Louis Stevenson, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1994, pages 33-34

58 Roland Barthes, cité par Maurice Couquiaud, dans L’étonnement poétique : un regard foudroyé, essai, Paris, L’Harmattan, 1997, page 60

59 Jean-Baptiste Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris, Chez Pierre-Jean Mariette, 1732, page 217

60 Nathalie Sarraute, citée par Jacques Lassalle, dans Revue d’études théâtrales n°5, Paris, Presses de La Sorbonne Nouvelle, 2000, page 16

61 Roland Barthes, Mythologies : premières leçons, Paris, PUF, 2002, page 99

62 « On oublie (…) le blanc silence de la feuille de papier avant qu’elle ne reçoive les signes de l’écriture. On oublie aussi ce qui restera de cette blancheur dans les espaces laissés entre les paragraphes, entre les mots, et qui sont autant de soupirs et de demi-silences. On oublie encore la ponctuation qui invite à moduler le rythme, le phrasé du texte (…) » Alain Chestier, op. cit.

63 « Que fais-tu, lune, dans le ciel ? Dis-moi, que fais-tu, / Lune silencieuse ? / Tu parais au soir et tu vas, / Contemplant les déserts ; ensuite tu te reposes. » Giacomo Leopardi, op. cit., v. 1-4

64 « Derrière les Apennins ou les Alpes ou dans le sein / Immense de la mer Tyrrhénienne, / Descend (la lune), cependant que le monde perd ses couleurs, / Que les ombres disparaissent, que la noirceur / Enveloppe la vallée et les hauteurs, / (…) / La jeunesse s’enfuit / Et déserte / L’ère mortelle. » Ibid., « Le coucher de la lune », v. 10-14, 20-22, pages 306-307

65 «Mais quelle est cette nuée en forme de voile / Se déployant dans les airs ? – ah cela est sûr / La pluie est proche de nous. » Ugo Foscolo, op. cit., v. 26-28

66 Georges Molinié, Du roman grec au roman baroque, « La description négative », Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1995, page 259

67 Charles Baudelaire, op. cit., « Parfum exotique », v. 3-6, page 48

68 Victor Hugo, op. cit., v. 7-10

69 J.-A. Beaucé, Gérard Seguin et E. Lorsay, op. cit., Les Rayons et les Ombres (1840) (« Caeruleum mare »), v. 8-10, page 74

70 « dans tout paysage n’y a-t-il pas, écartant la primauté du sujet regardant dans des variations de perspective, l’imposition d’une forme qui nous fait signe, (…) sans que nous sachions jamais d’où vient ce message. (…) bien que ce message soit d’abord visuel, transmis dans l’illusion d’un spectacle, il est comme une parole en creux que l’écriture essaye de désigner par des phrases » Patrice Thompson, cité dans Revue des sciences humaines, Numéros 209 à 212, Lille, Faculté des Lettres, 1988, page 14

71 Jean Starobinski, Il paesaggio. Dalla percezione alla descrizione, «Paysages orientés», Venezia, Marsilio-Fondazione Giorgio Cini, 1999, page 59

72 Ugo Foscolo, «Esperimenti di traduzione dell’Iliade», Lettera al S.r Fabre – Del disegno, Firenze, Edizione Nazionale delle Opere, Le Monnier, 1961, Volume III, Parte prima, pages 215-248. Dix ans après ladite lettre, les Principj di critica poetica con speciale riferimento alla letteratura italiana, conçus sous forme de leçons en 1823 et publiés dans la European Review en 1824 permettent d’approfondir la pensée foscolienne, qui conteste que l’homme soit un « animal imitateur » et que la poésie soit une imitation de la nature. L’artiste de génie se présente alors comme celui qui sait non seulement voir et sélectionner, mais aussi corriger, et non simplement imiter, la nature.

73 Giacomo Leopardi, op. cit.

74 «(…) l’artiste rejoint une longue tradition qui définit l’imagination créatrice comme la capacité de saisir sans plan ou méthode des figures et un sens à partir de l’entrelacs confus des formes naturelles. » Véronique Fabbri, La valeur de l’œuvre d’art, Paris, L’Harmattan, 1997, page 203

75 Étienne Bonnot, abbé de Condillac, Traité des sensations (1754), Paris, Fayard, 1984, page 20

76 « L’imagination est le pouvoir que chaque être sensible éprouve en soi de se représenter dans son esprit les choses sensibles ; cette faculté dépend de la mémoire. (…) » Voltaire, Encyclopédie, article « Imagination, imaginer »

77 Charles Baudelaire, op. cit., « Harmonie du soir », v. 3

78 Aurélia Gaillard, op. cit., page 84

Du vice qui consiste à lire et à réciter aux autres ses propres productions littéraires

Giacomo Leopardi

Pubblichiamo questo piacevolissimo, fantastico testo di Giacomo Leopardi (1798-1837) che fa parte dei “Pensieri”, non solo perché fantastico e piacevolissimo, che basterebbe, ma perché va contro la corrente culturale, artistica, intellettuale del momento. Un momento di sovraffollamento libresco e autoriale che, in un crescendo allucinante, dura da circa quattrocento anni. Samuel Daniel, poeta inglese contemporaneo di John Florio alias Shakespeare di cui era amicissimo nonché cognato, dedica un testo di encomio a Florio per la sua traduzione dei Saggi di Montaigne. Il poema si trova all’inizio del libro pubblicato nel 1603 e così esordisce

To my deere friend M. Iohn Florio, concerning his translation of Montaigne./Bookes the amasse of humors, swolne with ease,
/The Griefe of peace, the maladie of rest,
/So stuffe the world, falne into this disease,/As it receives more than it can digest

(…) And have too many bookes, yet want we more,

Libri, una massa di umori, cresciuti a dismisura che ci rovina pace e riposo.Riempiono il mondo che ne riceve più di quanti possa digerirne, ce ne sono troppi ma ne vogliamo di più. Oltre due secoli dopo, agli albori dell’industria culturale, in Italia e non in Inghilterra, Leopardi perfettamente cosciente del rischio annunciato duecento anni prima da Daniel stigmatizza quello che ormai è diventata una realtà irrimediabile

Parlo del vizio di leggere o di recitare ad altri i componimenti propri: il quale, essendo antichissimo, pure nei secoli addietro fu una miseria tollerabile, perché rara; ma oggi, che il comporre è di tutti, e che la cosa più difficile è trovare uno che non sia autore, è divenuto un flagello, una calamità pubblica, e una nuova tribolazione della vita umana.

Giacomo Leopardi
Illustration:
Jacques Cournoyer

 mais maintenant que tout le monde se mêle de créer et qu’il n’est rien de plus difficile que de trouver quelqu’un qui ne soit point auteur

(voir en français Pensée XX:  https://books.google.fr/books?id=9q4OnYLhNsC&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false)

e

Ma oggi la cosa è venuta a tale, che gli uditori, anche forzati, a fatica possono bastare alle occorrenze degli autori.

Oggi, verso la fine della fase cartacea, ci sono davvero più autori che ascoltatori/lettori/spettatori. Tutti scriviamo e “pubblichiamo” cercando vittime in carne ed ossa nello spazio immateriale della Rete…

LT

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PENSIERI

XX

Se avessi l’ingegno del Cervantes, io farei un libro per purgare, come egli la Spagna dall’imitazione de’ cavalieri erranti, così io l’Italia, anzi il mondo incivilito, da un vizio che, avendo rispetto alla mansuetudine dei costumi presenti, e forse anche in ogni altro modo, non è meno crudele né meno barbaro di qualunque avanzo della ferocia de’ tempi medii castigato dal Cervantes. Parlo del vizio di leggere o di recitare ad altri i componimenti propri: il quale, essendo antichissimo, pure nei secoli addietro fu una miseria tollerabile, perché rara; ma oggi, che il comporre è di tutti, e che la cosa più difficile è trovare uno che non sia autore, è divenuto un flagello, una calamità pubblica, e una nuova tribolazione della vita umana.

E non è scherzo ma verità il dire, che per lui le conoscenze sono sospette e le amicizie pericolose, e che non v’è ora né luogo dove qualunque innocente non abbia a temere di essere assaltato, e sottoposto quivi medesimo, o strascinato altrove, al supplizio di udire prose senza fine o versi a migliaia, non più sotto scusa di volersene intendere il suo giudizio, scusa che già lungamente fu costume di assegnare per motivo di tali recitazioni, ma solo ed espressamente per dar piacere all’autore udendo, oltre alle lodi necessarie alla fine. In buona coscienza io credo che in pochissime cose apparisca più, da un lato, la puerilità della natura umana, ed a quale estremo di cecità, anzi di stolidità, sia condotto l’uomo dall’amor proprio; da altro lato, quanto innanzi possa l’animo nostro fare illusione a se medesimo; di quello che ciò si dimostri in questo negozio del recitare gli scritti propri. Perché, essendo ciascuno consapevole a se stesso della molestia ineffabile che è a lui sempre l’udire le cose d’altri; vedendo sbigottire e divenire smorte le persone invitate ad ascoltare le cose sue, allegare ogni sorte d’impedimenti per iscusarsi, ed anche fuggire da esso e nascondersi a più potere, nondimeno con fronte metallica, con perseveranza meravigliosa, come un orso affamato, cerca ed insegue la sua preda per tutta la città, e sopraggiunta, la tira dove ha destinato. E durando la recitazione, accorgendosi, prima allo sbadigliare, poi al distendersi, allo scontorcersi, e a cento altri segni, delle angosce mortali che prova l’infelice uditore, non per questo si rimane né gli dà posa; anzi sempre più fiero e accanito, continua aringando e gridando per ore, anzi quasi per giorni e per notti intere, fino a diventarne roco, e finché, lungo tempo dopo tramortito l’uditore, non si sente rifinito di forze egli stesso, benché non sazio. Nel qual tempo, e nella quale carnificina che l’uomo fa del suo prossimo, certo è ch’egli prova un piacere quasi sovrumano e di paradiso: poiché veggiamo che le persone lasciano per questo tutti gli altri piaceri, dimenticano il sonno e il cibo, e spariscono loro dagli occhi la vita e il mondo. E questo piacere consiste in una ferma credenza che l’uomo ha, di destare ammirazione e di dar piacere a chi ode: altrimenti il medesimo gli tornerebbe recitare al deserto, che alle persone. Ora, come ho detto, quale sia il piacere di chi ode (pensatamente dico sempre ode, e non ascolta), lo sa per esperienza ciascuno, e colui che recita lo vede, e io so ancora, che molti eleggerebbero, prima che un piacere simile, qualche grave pena corporale. Fino gli scritti più belli e di maggior prezzo, recitandoli il proprio autore, diventano di qualità di uccidere annoiando: al qual proposito notava un filologo mio amico, che se è vero che Ottavia, udendo Virgilio leggere il sesto dell’Eneide, fosse presa da uno svenimento, è credibile che le accadesse ciò, non tanto per la memoria, come dicono, del figliuolo Marcello, quanto per la noia del sentir leggere.

Tale è l’uomo. E questo vizio ch’io dico, sì barbaro e sì ridicolo, e contrario al senso di creatura razionale, è veramente un morbo della specie umana: perché non v’è nazione così gentile, né condizione alcuna d’uomini, né secolo, a cui questa peste non sia comune. Italiani, Francesi, Inglesi, Tedeschi; uomini canuti, savissimi nelle altre cose, pieni d’ingegno e di valore; uomini espertissimi della vita sociale, compitissimi di modi, amanti di notare le sciocchezze e di motteggiarle; tutti diventano bambini crudeli nelle occasioni di recitare le cose loro. E come è questo vizio de’ tempi nostri, così fu di quelli d’Orazio, al quale parve già insopportabile; e di quelli di Marziale, che dimandato da uno perché non gli leggesse i suoi versi, rispondeva: per non udire i tuoi: e così anche fu della migliore età della Grecia, quando, come si racconta, Diogene cinico, trovandosi in compagnia d’altri, tutti moribondi dalla noia, ad una di tali lezioni, e vedendo nelle mani dell’autore, alla fine del libro, comparire il chiaro della carta, disse: fate cuore, amici; veggo terra.

Ma oggi la cosa è venuta a tale, che gli uditori, anche forzati, a fatica possono bastare alle occorrenze degli autori. Onde alcuni miei conoscenti, uomini industriosi, considerato questo punto, e persuasi che il recitare i componimenti propri sia uno de’ bisogni della natura umana, hanno pensato di provvedere a questo, e ad un tempo di volgerlo, come si volgono tutti i bisogni pubblici, ad utilità particolare. Al quale effetto in breve apriranno una scuola o accademia ovvero ateneo di ascoltazione; dove, a qualunque ora del giorno e della notte, essi, o persone stipendiate da loro, ascolteranno chi vorrà leggere a prezzi determinati: che saranno per la prosa, la prima ora, uno scudo, la seconda due, la terza quattro, la quarta otto, e così crescendo con progressione aritmetica. Per la poesia il doppio. Per ogni passo letto, volendo tornare a leggerlo, come accade, una lira il verso. Addormentandosi l’ascoltante, sarà rimessa al lettore la terza parte del prezzo debito. Per convulsioni, sincopi, ed altri accidenti leggeri o gravi, che avvenissero all’una parte o all’altra nel tempo delle letture, la scuola sarà fornita di essenze e di medicine, che si dispenseranno gratis. Così rendendosi materia di lucro una cosa finora infruttifera, che sono gli orecchi, sarà aperta una nuova strada all’industria, con aumento della ricchezza generale.

JAZZWRITER

Fulvio Caccia

Passing Moments
Michael Supnick
Roman
Altromondoeditore
Italia

Connaissez-vous la Gennet Record Company, Richmond, Indiana, Bix Beiderbecke, les flapper girls, le lindy hop, la shim sham ? Non ?! Ce sont pourtant les lieux, les personnages et les danses qui ont accompagné la légende du Jazz. Et c’est cette histoire passionnante que nous dévoile en italien Michael Supnick dans ce roman surprenant dont le titre, tiré sans doute d’une pièce de jazz, est déjà tout un programme : Passing moments. Tout commence par le plus banal des hasards : l’acquisition d’un vieux saxophone acheté sur Internet. Mais l’année de sa fabrication -1912- intrigue ce jazzman accompli, américain de naissance et italien d’adoption, qui a plus de 70 enregistrements à son compteur. Se pourrait-il que ce saxophone ait été le témoin de l’histoire du jazz ? Il n’en fallait pas plus pour allumer l’imagination de Supnick qui aussitôt s’enquiert du premier propriétaire de l’instrument. Les quelques éléments glanés lui suffisent pour brosser la trame d’une histoire qui se révèle par petites touches, comme un secret de famille. Et qui pour lever ce secret sinon un jeune garçon de huit ans dont la curiosité l’amène à découvrir dans le grenier de la maison un vieille malle obstinément fermée. Que contient-elle   et pourquoi la valise à ses côtes, remplie de robes de bal des années trente disparaît-elle aussitôt que Jimmy, c’est le nom du petit garçon, en parle à sa mère ? Nous sommes le 29 mars 1967 , à Richmond , Indiana, au cœur de la Bible Belt mais qui fut aussi un temps le cœur vibrant des Roaring Twenties : les années 20 américaines. Pour la raconter Supnick construira deux récits en parallèle : le premier est celle de l’histoire du jazz qui va de 1923 à la fin des années 60 ; le second part justement de cette période, celle de la redécouverte, jusqu’ à sa reconnaissance dans les années 80. Cette trame alternera et finira par se confondre comme les branches du caducée , le 13 mai 1980 dans un chapitre conclusif qui s’intitule justement « La réhabilitation ». Car cette entreprise est bien celle de la réhabilitation de la mémoire occultée où Jimmy découvrira la véritable histoire de son grand-père paternel, Boogie Windham, jazzman à ses heures, mais surtout de son grand oncle Windy, petit génie du saxophone et propriétaire de l’instrument.   C’est à travers lui, sa vie, ses espoirs mais aussi ses déconvenues que le narrateur va nous faire découvrir le jazz. Car Windy serait ce qu’on pourrait appeler « un petit maître » ; il aura joué avec les plus grands sans toutefois obtenir son moment de gloire ; moment qui lui sera volé… par un train dont le sifflet s’invite au beau milieu de son solo sur le point d’être gravé. Car le mythique studio d’enregistrement de Richmond se trouvait tout près de la gare de train, (directement connecté avec la Nouvelle Orléans par où remontaient le contingent de jazzmen noirs invités à se faire voir ailleurs par le nouveau maire d’alors). Et les prises d’enregistrement étaient calculées en fonction des horaires des trains.

Le train revient en boucle dans le roman. C’est l’aveugle instrument du destin. C’est lui qui tuera le meilleur ami de jeunesse de Windie dans un jeu aussi téméraire que stupide. C’est encore lui qui emportera la vie de Bonnie et de son partenaire de danse dans une collision frontale en 1941. Car Bunny, la grand-mère de Jimmy, est l’autre personnage de ce drame familial. C’est le personnage le plus attachant… et le plus énigmatique ; c’est elle qui détient la clef des mystères qui permettra au jeune garçon d’ouvrir la malle au secrets et d’y retrouver le mythique instrument. Car Bunny est une « flapper girl » autrement dit une femme libre, ante litteram. Elle aime le jazz, le swing et ses talents de danseuse, lui font croquer la vie à belles dents. C’est elle l’égérie du groupe ; les frères Windham en sont tous les deux amoureux (même si elle mariera le cadet) mais également Robert Ortiz, son partenaire de danse de dix ans son cadet qui périra avec elle dans l’accident de voiture ; trop pressé d participer à ces concours de danse qui fleurissent dans les dancing des USA et dont Sidney Pollock tirera un film fameux : They shoot horses, don’t they . Evidemment au cœur de la Bible Belt, cela fait mauvais genre. C’est pourquoi la famille s’empressera de refermer la malle à souvenirs.

Des années folles aux Golden eighties

La liberté dérangeante de ces années folles tant sur le plan de la création que des mœurs constitue le chiffre secret de cette Amérique qui découvre sa toute puissance créatrice et les angoisses qu’elle génère . La reconnaissance de cette période ne pouvait donc advenir qu’à une époque qui lui correspondait  : celle qu’ouvrent les années soixante et que concluent les Golden Eighties.   L’auteur qui fut un enfant de ces sixties y a mis beaucoup de ses souvenirs personnels en décrivant l’ambiance et le mode de vie de cette époque où le chrome des Chevrolet Impala rivalise avec les grands succès du rock qui emportent dans son raz de marée les grands manitous du jazz auxquels ils doivent tant. La mort de Louis Amstrong, en 1971 décrit avec beaucoup de délicatesse et d’affection, en constitue en quelque sort le nadir.

C’est la raison pour laquelle ce quatuor amoureux, tragiquement brisé par la collision de 1941, en évoque un autre immortalisé au cinéma en 1981 par Arthur Penn et qui porte lui aussi le titre d’une pièce de Jazz emblématique. C’est « Georgia » évidemment interprété par le grand Ray Charles. Et l’on se prend à rêver de ce qu’aurait pu faire de ce roman un cinéaste de la trempe d’un Penn car sa composition en une cinquantaine de courts chapitres, tous portant en titre un journée, sont autant de scènes de scénario de film. Bien sûr, on aurait un aimé un grain de folie, plus de jazz justement dans sa composition, plus de liberté et de profondeur dans ses personnages comme avaient pu su le faire en leur temps les écrivains de la Beat Generation. Mais l’auteur , en fondu de ce style de musique et dont c’est le premier roman, a sans doute voulu donner la préséance au Jazz lui-même ; ce qu’il fait avec une érudition époustouflante et une intuition étonnante de la médiologie, (cette discipline qui étudie l’effet des médias sur leur époque) qui n’aurait pas déplu à Marshall Macluhan. Mais il y a une autre vertu à cet texte qu’il me faut souligner en conclusion. En écrivant « testardamente » ce livre en italien, Supnick, qui est de langue anglaise, renonce à la facilité et rejoint sans le savoir, la cohorte grandissante des auteurs qui choisissent l’italien comme langue d’expression.  Cette traversée des langues qui est depuis toujours le fil rouge des diasporas et de la création demeure de façon têtue le signe de la transculture- Ce dont témoigne cette recension qui aurait due être écrite en italien.  Bienvenue au club !

 

La cuisine nomade d’Esaü à nos jours

 

Paru dans le numéro 15 du magazine ViceVersa de mai 1986 cet article d’Émile Ollivier nous parle  avec finesse et humour des plaisirs et fantasmes de la table, lieu éminemment transculturel.

Quinze ans après ta disparition nous te saluons, Émile, et levons le verre! http://ile-en-ile.org/ollivier/

 

Émile Ollivier

Tout commença lorsqu’Esaü échangea son droit d’aînesse contre un plat d lentilles. La cuisine transculturelle y trouve là son mythe fondateur

J’entends déjà de hauts cris: Quoi! Un article sur la cuisine; célébrer le culinaire; inviter à festoyer quand des régions entières de la planète sont en proie à la rareté, à la famine.
J’avoue que les malheurs du monde ne pourront pas me retenir très longtemps de céder à la tentation d’écrire un essai sur l’art de bien manger et les manières de table.


Ai-je besoin de le réaffirmer? Le culinaire, champ de pratiques sociales, a depuis belle lurette droit de cité dans le panthéon des objets nobles du social. Mythologues, ethnologues et anthropologues l’ont clamé: l’histoire de la table est inséparable de l’histoire des peuples. Tout comme le feu, élément capital dans le développement du culinaire, elle a modelé le rapport des hommes avec la nature et leurs rapports entre eux.
La conquête de la nature, depuis le jardin d’Éden, a toujours eu pour dessein la satisfaction des besoins alimentaires de l’homme. La délimitation des territoires, les politiques d’envahissement, les guerres, depuis Babel, n’ont à la limite jamais eu d’autres visées que celles de protéger, d’étendre les éventualités d’une appropriation de plus en plus importante des denrées et des vivres.
L’histoire de la table rejoint donc l’histoire des Origines.
Elle est inséparable de l’histoire des peuples.
Si l’on se fie à la Genèse, le culinaire remonte à la fondation des nations. Yahvé dit i Rébecca: il y a deux nations en ton sein; deux peuples issus de toi se sépareront; un peuple dominera l’autre et l’aîné servira le cadet.
Parole prophétique! La suivre à la trace, la prendre en compte permet non seulement de comprendre les fondements de la domination mais aussi d’en saisir le mécanisme subtil.
Une fois, rapporte la Genèse, Jacob prépara un potage. Esaü revenant de la campagne épuisé, dit à Jacob: «Laisse-moi avaler ce roux, ce roux-là; je suis épuisé.» Jacob répliqua: «Vends-moi d’abord ton droit d’aînesse.» Jacob répondit: «Voici que je vais mourir, à quoi me servira le droit d’aînesse?» Jacob insista: «Prête moi d’abord serment.» Esaü prêta serment et vendit ainsi son droit d’aînesse à Jacob. Alors celui-ci lui donna du pain et du potage de lentilles. Esaü mangea et but, se leva et partit.
Ce passage célèbre de la Genèse est la plupart du temps résumé dans une formule laconique; Esaü vendit à Jacob son droit d’aînesse pour un plat de lentilles.
Assurément, il y a là un geste important puisque le chroniqueur a pris soin de le mettre en évidence. Mais comment le connoter? La touche de mépris avec laquelle le chroniqueur conclut son récit («C’est tout le cas qu’Esaü fit du droit d’aînesse») le fait passer pour un gourmand qui va jusqu’à brader son droit d’aînesse pour un vulgaire plat de lentilles. Le sens commun lapidaire traduit ainsi cette figure emblématique: «Ventre affamé n’a point d’oreille». La faim engendre la surdité. Elle grignote le bon sens. Les hommes de pouvoir connaissent la valeur de cette sentence et la mettent à profit dans les périodes pré-électorales. Mais ne pourrions-nous pas risquer une autre interprétation qui, elle, permettrait de conclure qu’à cette époque, les lentilles étaient un plat si recherché, si exquis, que cédant à la tentation, l’esprit prompt d’Esaii, il est vrai émoussé par la fatigue, laissa filer la pièce maîtresse de son capital social, comme aurait dit Bourdieu, son droit d’aînesse ?
Une réponse positive réparerait l’injustice millénaire faite par le chroniqueur de la Bible à l’image d’Ésaü. Au lieu de passer pour un léger, un frivole, voire même un irresponsable, Ésaü deviendrait la figure du gourmet. Alors, immédiatement, il faudrait fonder une association des laudateurs d’Esaii, regroupant tout ce que la terre contient de fins connaisseurs, de dégustateurs, de personnes raffinées en matière de boire et de manger. Je tenterais moi-même d’y adhérer, serait-ce en négociant avec Méphistophélès, s’il le faut, malgré ma fureur de vivre, quelques années de mon existence chétive. Trois ans pour l’avocat farci aux crabes; cinq pour le lapin à la moutarde en colère, dix pour le canard à l’orange et, sans doute, une couple supplémentaire, pour la glace antillaise, une glace à la noix de coco.
Certes, à ce rythme, la prédiction de ma mère se réaliserait très vite: «Mon fils, ta bouche te conduira à la tombe!» À cette destinée, aujourd’hui, je ne vois nul inconvénient, pourvu que là bas, au pays, comme on dit si joliment en Haïti, des sans-chapeau, je trouve des mangues pulpeuses à souhait, des huîtres fines claires, du saumon rose du Pacifique, des cailles enrobées dans des feuilles de vigne.
Cette interprétation du célèbre passage de la Bible aurait l’avantage d’aller dans le sens des autres textes du livre saint. Car à vue d’œil, le culinaire est valorisé dans la bible. Je salive à chaque fois que j’ouvre ce recueil de textes. Le nectar de raisin et le miel y coulent en abondance, le pain et le poisson se multiplient, les chevreaux de lait sont très recherches. À quand un Brillât-Savarin ou un Pierre Bourdieu qui nous présenterait la sensibilité culinaire de la Bible?
J’ai peine à croire donc, en me tenant uniquement à la recette de Libby’s ou de Del Monte, qu’Esaü aurait abaissé son goût pour de vulgaires graines rondes au petit salé. Comment Esaü, cet habile chasseur, donc migrant qui avait vu du pays, qui, au dire même de son père, connaissait le gibier et savait le préparer, — de là sa préférence pour ce fils, le gibier étant toujours à son goût, — aurait-il pu être si bête? Isaac l’affectionnait plus que Jacob, le sédentaire, l’homme tranquille, demeurant sous les tentes.
La cuisine transculturelle comme la domination des peuples trouve son origine mythique dans cette histoire d’Esaü et de Jacob.
Et les concordances ne s’arrêtent pas là. Si les Romains n’avaient point été friands de foies d’oies grasses, élevées aux figues, ils n’eussent pas fait venir d’outre-Alpes, les longs troupeaux d’oies gauloises et le Capitole n’eût pas été sauvé. Imaginez un monde où les Arabes ne seraient pas venus en Espagne. Le safran n’aurait pas accommodé tant de plats, du Moyen-âge à nos jours. Pensez une seule seconde: si Marco Polo avait échoué, que serait aujourd’hui la cuisine italienne? Et si mes ancêtres, lors de la grande transhumance, n’avaient point permis l’implantation de la canne à sucre en Amérique?… Je sais ce que cela a coûté de sueur, de larmes et de sang. Mais aujourd’hui, nous n’avons plus besoin de tant de violences pour apprécier les succulences de la terre.

Naguère, McLuhan, dans un de ces raccourcis dont il avait le secret, attirait l’attention sur la fonction unifiante des moyens de communication. Selon lui, le monde était devenu un village global et nous ressemblions à des milliards d’anges dansant sur la tête d’une épingle. Le dessein de l’homme est unitaire; c’est Dieu qui, à Babel, a semé la confusion. Il n’y a pas de meilleur exemple de cette unité qu’une table garnie dans l’attente des convives: l’olive côtoie l’avocat; la semoule, le crabe d’Alaska; les produits de l’érable, ceux de la vigne… Éléments disséminés sur la planète, mais que la main de l’homme a su rassembler en un seul et même lieu: la table. Le métissage culturel passe aussi par le brassage culinaire. Mais se peut-il que l’homme, ce faisant, s’éloigne des origines? Se peut-il qu’à ce jeu, où actuellement il y a tant de perdants, il n’y ait un jour que des gagnants? Cela arrivera si nous parvenons à enlever la gangue obscure qui modèle les rapports des êtres entre eux, pour retrouver les gestes purs; par exemple, enlever au triangle laver-coudre-cuisiner l’épaisse couche de dévouements qui fait qu’on ne perçoit plus ces gestes, aujourd’hui, que comme des tâches subalternes. Il y avait là autrefois une sorte de langage, maintenant perdu, grâce auquel l’être humain pouvait nouer un dialogue avec les éléments premiers du cosmos. Pour ne s’en tenir qu’au feu, doit-on rappeler que le cuit, donc, en dernière instance, le feu, a joué un rôle important dans la sédentarisation des hommes. Cocteau, à qui on demandait ce qu’il emporterait avec lui s’il advenait que le feu brûle sa maison, avait répondu: justement, le feu. L’âtre où il se consume sous la cendre, est l’élément premier des foyers.
La carte culinaire du monde me convainc que les hommes mangent à quelques variantes près, les mêmes aliments de base partout au monde. C’est pour cette raison que je ne suis pas porté à privilégier l’expression d’une cuisine nationale. Dans telle aire géographique, on privilégie le maïs, dans telle autre, la pomme de terre, le riz ou l’arachide. Mais à partir de ces grands ensembles qui font parler de cuisine asiatique, européenne, africaine ou créole, on ne produit pas une connaissance suffisante des goûts de table propres à chaque région. Il n’y a de cuisine que régionale et à la limite, familiale. Encore là faut-il voir comment les êtres humains mangent, selon
qu’ils appartiennent à telle ou telle couche de la société. Prenons un exemple: dans les Antilles, le riz, survalorisé en Haïti est méprisé en Martinique. Ou mieux, le maïs. Dans notre imaginaire haïtien, cet élément a une connotation  de misère. Mais il est coté différemment selon qu’il est accompagné de filets de hareng fumé, de lardons ou de lamelles de jambon de Paris. Ma surprise a été grande d’apprendre qu’en Vénétie, la polenta (bouillie de fécule de maïs) servie avec du lapin chasseur, est un festin de roi.
C’est donc dire toute l’importance qu’il faut accorder aux habitudes culinaires. Elles associent, comme aurait écrit Michel de Certeau, l’art de faire au combat pour vivre. Ce qui est la définition même d’une pratique.
Elles peuvent, comme la langue, s’exercer hors de l’espace «maternel», se déterritorialiser, se maquiller même, en prenant des apparences d’emprunts pour vivre en des langues et des territoires étrangers. Nous, migrants, en nous insérant dans d’autres sites géographiques, sociaux et culturels, nous apportons avec nous, parmi les débris, les fragments et les miettes qui restent accolés à nos bagages, nos odeurs, nos épices,  nos condiments. Ces auxiliaires du quotidien nous aident à recoudre notre mémoire éclatée, à grignoter, à dents de souris, le nouvel espace de vie, à le modeler au besoin selon nos valeurs, nos rêves et nos aspirations. Nos pratiques de table portent à la fois la marque de notre ressemblance et de notre altérité.