Giuseppe A. Samonà
Un homme, installé depuis peu en haute montagne pour des raisons de santé, lit dans le journal un article sur un chien, en Allemagne, qui sait parler (en allemand, bien entendu..). Il comprend alors qu’Argo, son chien, a lui aussi cette capacité, et ne se tait que par obstination. Alors, pour tuer l’ennui de ses interminables journées, il décide de l’éduquer, et même de lui enseigner l’italien. Argo n’arrive pas à apprendre, ou du moins refuse d’articuler la langue des humains, mais l’homme finit par comprendre celle du chien; et pour notre science, et pour notre plaisir (d’humains!), il recueille, en les traduisant en italien, les réflexions de l’animal et sa vision du monde. Tel est le contenu de Argo e il suo padrone (Argo et son maitre), le récit – lu et relu – de Svevo que j’aime le plus, et qui malheureusement s’interrompt brusquement, au beau milieu d’une énième considération olfactive. Les odeurs, en effet, sont au centre des souvenirs et des observations du chien. Le dernier (récent) roman de Claudio Morandini, Neve, cane, piede (Neige, chien, pied), m’a conquis dès les premières lignes; et rapidement, en avançant dans la lecture, j’ai compris que mon plaisir était dû en grande partie à mon impression d’être tombé sur une continuation, pour ainsi dire, du magnifique récit inachevé de Svevo, même si Morandini suit un chemin différent… – et cette impression, mêlée à une sorte de soulagement, s’est maintenue jusqu’à la fin.
Certes, dans les deux œuvres, il y a des chiens qui parlent, on philosophe sur les odeurs, on se retrouve entre vallées et montagnes. Toutefois, le lien est à mes yeux plus profond; il réside dans la manière dont l’écriture se déploie, bien qu’avec un style différent, dans les deux cas: sans fioritures, sans affectation, elle est presque aride, cruelle, immobile, comme savent l’être les choses – comme si même les sentiments, à travers les mots, prenaient la consistance de la pierre (il m’a toujours semblé que la maîtrise avec laquelle Svevo raconte les méandres de la psyché tient précisément à sa capacité de les éterniser en les insérant dans la page comme s’ils étaient des éclats de roche, nature morte que l’on peut même disséquer pour mieux l’analyser, avec science et ironie). Ainsi, dans le court roman de Morandini, les sentiments deviennent eux aussi des faits, et à l’instar des autres faits ils sont comme séchés, empaillés, fixés sur la page: c’est pour cette raison qu’ils frappent le lecteur et l’interpellent sur sa propre manière de sentir. Du moins les lecteurs qui, comme moi, souffrent de l’inflation actuelle de mots, de la prolifération contemporaine des chroniques, de l’autobiographisme narcissique au premier degré, qui submerge notre littérature depuis déjà de nombreuses années (en Italie aussi bien qu’en France). Ici, non, il y a une histoire vraie, crue, violente aussi; c’est en même temps une fable, qui a pourtant l’évidence d’une réalité, qui fascine et fait rêver, et dit beaucoup de choses, en nous transportant aux frontières de la société, sur la manière dont nous sommes faits ‒ nous qui sommes à la fois humains et bêtes. En nous approchant des frontières, en effet, nous apprenons qu’entre nous et les animaux, et même entre nous et les arbres, ou les rochers, ou encore entre les vivants et les morts, les différences sont souvent éloignées de celles qui nous ont été enseignées ; elles sont moins marquées, parfois elles se déplacent, voire se dissolvent brusquement.
Le chien de Morandini, en effet, contrairementà à celui de Svevo, parle facilement. Il n’a pas besoin de préambules narratifs ni d’explications – sa parole se fait entendre tout à coup, directement, sans même qu’on s’en aperçoive : la force du récit tient justement à ce qu’il arrive à rendre cette parole évidente, naturelle. D’ailleurs, ce n’est pas le chien qui parle la langue de l’homme, mais l’homme et le chien qui parlent ensemble la même, laquelle – miracle – est aussi celle du lecteur; si bien que ce dernier d’une certaine manière fait lui aussi partie de l’histoire. C’est une sorte de langue universelle, comme si un voile s’était déchiré, nous permettant enfin de voir à l’intérieur du monde dans lequel nous vivons: les oiseaux, voire les morts, parlent eux aussi – et même si cela ne se produit pas, on comprend que les montagnes, les arbres, et peut-être même la neige, omniprésente, presque comme un personnage du récit, pourraient parler. On pense à la langue du Paradis, si ce n’était que l’ombre de la tragédie plane sur cette possible cohabitation des espèces ‒ ou peut-être justement à cause de cela : la mort qui nous guette, la catastrophe ne font-elles pas partie de l’Eden ? Et ce même Eden ne pourrait-il pas se trouver aux frontières instables, parfois violentes, entre la raison et la folie, l’homme et la nature ?
Quoi qu’il en soit, tout cela est accessoire: l’essentiel dans cette parole est dans la vision du monde qu’elle nous révèle, c’est ce qui se libère dans les dialogues entre l’homme et le chien. Leur relation parlée est la lumière qui traverse le récit. Et il y a plus: avec ses gestes, ses remarques, ses questions, sa candide sagesse, c’est le chien, plus que l’homme, qui est notre phare, notre référence, jusqu’à devenir un véritable maître de vie – et comme tous les véritables maîtres, à court terme, il échoue dans sa mission : mais ce qu’il a semé (dans le lecteur) continue à mûrir… Coluche disait pour rire (pour rire?) que les enfants c’était pour les gens qui ne pouvaient pas s’offrir un chien… Dans ce bref roman on va plus loin, on finit par regarder le monde avec les yeux d’un chien, du chien (contrairement à celui de Svevo, le chien n’a pas de nom, ce pourrait être n’importe quel chien). En un mot, ce n’est pas le chien qui s’humanise, c’est l’homme, l’être humain (celui du livre et le lecteur de ce livre) qui se canifie. Comme si c’était en devenant chiens, mais peut-être aussi oiseaux, cadavres, choses, que nous pouvions libérer la partie la plus belle, la plus humaine, de notre humanité.
De l’histoire, je ne dirai rien d’autre: pour la magie du livre, il est essentiel de ne rien savoir de l’intrigue pour en suivre le déroulement à la fois doux et terrible, imprévisible. Je préciserai seulement que je l’ai lu en italien; mais que je publie ces lignes en français simplement parce qu’il est sorti en France il y a quelques mois et mérite qu’on le lise et qu’on en parle, ici également. (Il me semble significatif que la traduction française ait choisi, dans le titre, d’introduire deux niveaux d’article, le déterminé et l’indéterminé; et surtout de mettre « le chien » en première position, comme pour lui donner un relief particulier…)
Claudio Morandini, Cane, neve, piede, Roma: Exorma, 2015; Le chien, la neige, un pied, Paris: Anacharsis, 2017.
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(Quand j’ai vu qu’il y avait aussi “l’histoire de cette histoire”, j’ai attendu pour la lire: je n’aime pas beaucoup savoir ‒ du moins pas tout de suite après les avoir lues ‒ comment naissent les histoires, ni qui sont vraiment les auteurs; je crains toujours d’être distrait de la seule chose qui m’intéresse: l’histoire, précisément. Je m’y suis plongé un peu après, à la recherche d’une confirmation de mes suppositions. J’ai trouvé, entre autres, une référence à La ruée vers l’or de Chaplin, qui m’a semblé tellement évidente que je me suis demandé comment je n’y avais pas pensé tout de suite. Et aussi des références littéraires qui ne m’étaient pas venues du tout à l’esprit, que j’ignorais même complètement : Leo Tuor, Oscar Peer, Arno Camenisch, Jacques Chessex (tous des écrivains suisses…) J’ai eu envie de les découvrir, j’ai commencé à le faire. Mais du récit de Svevo je n’ai trouvé aucune trace; je garde la curiosité de demander à Morandini s’il l’a lu, ce qui est hautement probable, et s’il y a senti quelque chose de familier ‒ ou non : au fond, la force de l’art réside aussi dans la capacité de suggérer au lecteur des pistes inconnues… de l’auteur lui-même. Comme si, pour le dire d’une façon plus audacieuse, lire était aussi un acte créateur…
Trad. Sophie Jankélévitch