Devi esistere

Giuseppe A. Samonà

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Devi esistere quelque part: déformée, ou belle – encore –, en Nouvelle Zélande, car de là tu prétendais venir, ou ailleurs, parce que peut-être avec toi aussi la vie aura rebattu les cartes, et tout le reste. Tu dois bien exister, toi, oui, toi : et belle – encore  –, et moi je ne te l’ai jamais dit, et je n’arrive pas à m’en faire une raison. Mais quand ? L’air que nous avons respiré ensemble était un air de liberté, raréfié.

Tu l’as peut-être oublié ? Maybe, you never noticed it. Regarde.

Toi, tu volais à gauche, moi à droite. Légers, omnipotents : sans chaînes (du moins nous le croyions). Autour, partout, pour nous qui dominions d’en haut, des sons lointains de vaches qui paissent, et une odeur de bois brûlé, et des hommes tout petits, et mille et mille univers microscopiques, comme les étoiles immenses, loin de nous, loin les unes des autres, ou encore les tableaux flamands à l’intérieur desquels on se promène on se perd – tout le reste est oublié – dans des pérégrinations sans fin. Sur la crête, en équilibre, comme effleurant le sol, nous nous déplacions, nous passions, les notes d’un violon (l’instrument du paradis des pauvres) dans les oreilles, et sous nos pieds, en bas, cette vallée enchantée, inaccessible, promesse d’un bonheur infini, lointain et en même temps tout proche, presque à portée de main, hors du temps et de l’espace.

Je ne saurais dire, aujourd’hui, pendant combien de jours j’avais voyagé, ni comment et quand, de village en village, j’étais arrivé là-bas. Mais je me rappelle le lieu d’où j’étais parti : un fouillis joyeux et bruyant de bêtes, de cabanes et d’humains, qui m’avait déjà semblé être au-delà du monde que l’on pouvait connaître, et cependant encore joignable, à la portée des trains, des autobus, des canoës ou des éléphants – tout autour, en revanche, se dressaient, immenses, les montagnes enneigées, peuplées de gens dont aucune carte ne portait la trace, innervées de sentiers que ne pouvaient parcourir ni les trains, ni les autobus, ni les canoës, ni les éléphants. Elles étaient irréelles, objets de désir et de rêve, pour tous ceux qui pendant les soirées de chaleur et de soupirs disaient : … Toutefois il est possible d’y aller, en se perdant au monde et à soi-même. Ainsi, un beau matin ( mi son svegliato, oh bella ciao…), je m’aventurai, avec la seule force de mes pieds, par une de ces pensées tortueuses, escarpées… non, non, je voulais dire : par un de ces sentiers tortueux, escarpés – seul (c’était la seule façon possible), à travers des buissons d’hommes et de femmes dont je comprenais, sinon la langue, au moins le sourire accueillant, monter, monter de plus en plus haut, atteindre presque le ciel… Et je me perdis, je perdis la route, l’espace, le temps : soudain, sans savoir comment, je me retrouvai là-bas. Comme si j’y avais été depuis toujours.

Toi aussi (tu y étais arrivée seule – c’était la seule façon possible), à travers des sentiers tortueux, escarpés – ou peut être étaient-ce tes pensées, escarpées et tortueuses –, les mêmes,  et à travers les mêmes hommes et femmes qui souriaient, accueillants, mais dont la langue était incompréhensible, tu montais, tu montais de plus en plus haut, tu atteignis presque le ciel :  même si jamais tu ne me l’as avoué, même si jamais je ne te l’ai demandé, je n’en ai pas eu le courage, et encore aujourd’hui je ne puis m’en faire une raison. Mais je savais : les autres, ceux qui n’étaient pas ces hommes et ces femmes accueillants, et donc moi aussi, toi aussi, ne pouvaient arriver que seuls – c’était la seule façon possible…

De village en village. En marchant sans but précis, ou peut être notre but était-il le chemin en lui-même, et les objets, les êtres qui le peuplaient, fantômes, fantasmes, ombres, rêve, pour nous qui, là-bas, les yeux ouverts, n’avions plus ni commencement ni fin. Un rêve : comment  aujourd’hui, en état de veille, en parcourir à nouveau le sens, les méandres ?  J’entrevois seulement, comme un souffle de vapeur, un parfum, ces départs à l’aube, depuis un lieu habité d’hommes et de femmes qui saluent, pour ensuite errer sous un soleil de plomb qu’on peut presque toucher, et un ciel limpide, violent, à travers des champs de plantes aux mille nuances de vert et d’or, et des ponts de corde suspendus sur des vallées à une distance infinie, et terrifiante – nous, pourtant libres, ailés, immortels : hurlant soudain (mais comme un chant d’amour), seuls, la vie, et la mort, nous, minuscules, insectes parmi les insectes, cachés dans ces buissons de vert et d’or, avec au-dessus de nous le ciel immense, limpide et brûlant, et au-dessous la vallée à une distance infinie, inaccessible, et tout autour, infranchissables, ces montagnes que nous avions pourtant franchies, au cœur desquelles nous nous trouvions, à présent. Oui, insectes,  inaccessibles nous aussi, car dans notre petitesse nous faisions face au reste,  à nous-mêmes, à tout – nous étions l’univers : pendant que la musique de nos voix puissantes, s’abandonnant dans l’air, dansait et résonnait d’un côté à l’autre de ce théâtre sans frontières. Voilà, de cela je me souviens, mais pas des jours tous différents, pas des événements, ni des visages.

Du tien, de ton visage, je crois toutefois me souvenir, à moins que je ne l’invente – mais cela revient au même : c’était un rêve… C’est le matin, j’avance à travers le vert et l’or, quelque chose craque imperceptiblement derrière moi. C’est toi, tu es à mes côtés : et à mon regard étonné, curieux, et déjà plein d’amour – au lieu des yeux, tu as deux amandes –, tu réponds d’un sourire vague – et tu avances, tu me dépasses, je vois ton dos, et puis rien, you vanish : rapide, suave, insaisissable gazelle. Moi aussi alors j’accélère le pas, car le soleil, encore puissant, commence à descendre, et le ciel transforme les couleurs, prépare la nuit : il faut arriver au prochain village – là-bas, le jour, la chaleur est brûlante, et la nuit c’est déjà l’hiver, glacial : on ne survit pas si on n’est pas près du feu. C’est-à-dire, autour du feu : là où immergés dans une obscurité tremblante, à peine une lueur, on parle, on parle, et les récits d’aventures se suivent, et le temps s’est comme arrêté. Pourtant, à toi je ne puis parler, je n’y arrive pas  – et si maintenant, ici, je ne peux pas m’en faire une raison, là-bas (c’est ce que je ressens si je m’y laisse à nouveau transporter), à côté du feu, je m’assoupis dans une timidité béate, bercé par le silence des grillons et par ta voix, qui parle d’une île éloignée de tout, mais indiquée cependant sur les cartes. Et il me semble que tu me souris, à moi. Et c’est comme si c’était depuis toujours, c’est pour toujours : un jour, et puis le jour suivant, et tous les jours l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de jours, ni d’événements. On ne peut plus rien distinguer : marcher, se rencontrer, tu apparais, tu me dépasses, tu disparais, et puis le soir, le feu, le sourire… tout cela est comme un fleuve éternel, égal. On ne peut plus rien distinguer.

Sauf toutefois ceci… – et depuis lors je le garde toujours dans ma poche.

Bientôt arrive le soir: le pas se fait plus rapide. Et j’arrive, mon regard qui à droite domine la vallée enchantée se dirige doucement vers le centre, pour scruter le chemin (nombreux sont les dangers de ces montées escarpées, et il faut bien regarder où l’on met les pieds.) Ainsi, je te vois, toi qui déjà arrivée viens dans ma direction, pendant que ton regard à toi aussi se redresse, doucement, jusqu’à ce que nos yeux finissent nécessairement par se rencontrer, par des déplacements lents, minuscules, comme s’ils entraient dans l’eau pour se baigner. Un instant, un sourire : tu es le soleil. Un instant, et c’est l’éternité (je crois). Mais tu ne t’arrêtes pas, tu m’effleures, tu continues. C’est à moi que tu souris ? Je me retourne, tu ne te retournes pas – peut-être connais-tu l’histoire d’Orphée mieux que moi… La tête tournée en arrière, j’avance légèrement, je voudrais… Et voilà qu’un pied se plante soudain, je trébuche, je me visse sur moi-même –  mes pieds ont perdu le contact avec le sol –, le regard de nouveau vers l’avant, et mes bras essaient de s’ouvrir, comme pour voler. Un instant, moins qu’un instant, qui s’égrène, se décompose, comme les images d’une pellicule au ralenti, comme nos regards qui devaient se rencontrer : j’ai les pouces pris dans les crochets du sac, rouge et lourd, que je porte sur le dos (c’est notre emblème à nous, les voyageurs), les ailes rognées, et le sol se rapproche rapidement, menaçant. C’est l’enclos des cochons, qui se trouve en bordure du sentier, où je tombe tout entier, sans pouvoir me défendre, ni parer la chute avec mes mains qui sont prisonnières. Les cochons, alors, s’éloignent en poussant des cris déchirants, pendant qu’une vague de fange et d’excréments se soulève sous l’effet du choc – et immédiatement après, depuis le ciel, le sac, à peine plus lent que mon corps, atterrit lui aussi, et me flanque de nouveau sur le sol en provoquant un jet de fange et excréments encore plus fort. Un instant je gis, dans le silence : des cochons, des hommes, des femmes. Puis je me relève – trempé, assommé, dégoulinant – et je me retourne. Pour te voir, toi qui  maintenant  t’es aussi retournée, et tu me vois, tu me regardes – et tu ris. Nous rions ensemble, et ce rire submerge ma rougeur – car moi aussi je te regarde, maintenant, et je rougis – pendant que la boue glisse tiède, humide, le long de mon cou, de ma poitrine, de mon ventre – une caresse mouillée, pour moi : pour moi qui ne te parle pas (je n’ai jamais pu te parler, et je ne pourrai jamais m’en faire une raison…), et je suis heureux. Je suis.

(De nombreuses années plus tard. Et si tu étais plutôt celle qui de ses yeux noirs transperçait les murs ? Ou celle qui vivait dans les nuages… ou donnait des baisers furtifs, parmi les arbres métropolitains, et s’enfuyait – mais les autres aussi… ou encore – et je pourrais, me semble-t-il, te retenir – celle qui dansait, légère, sur l’eau ?  Car chaque fois, en te voyant, et en riant,  je ressens cette même caresse mouillée, cette même boue qui glisse tiède, humide, le long de mon cou, de ma poitrine, de mon ventre – et je me demande : si toutes les autres fois après celle-ci, et aussi avant, n’étaient autres que celle-ci ? S’il s’agissait toujours de toi ?)

Paris, novembre 2013