Le Spectateur florentin – Un éditorial de Giacomo Leopardi

LEOPARDINé en 1798 et mort en 1837 le poète Giacomo Leopardi est reconnu maintenant comme le plus grand penseur que l’Italie ait eu dans les deux siècles derniers. Du Zibaldone, un immense manuscrit, son journal philosophique, quelqu’un a écrit : Un livre qui fait partie du patrimoine littéraire mondial, né de plus de 4500 feuillets que Leopardi, dans la première moitié du XIXe siècle a rédigés, traitant tour à tour de philosophie, de philologie, mêlant aphorismes, longs développements, impressions. D’une densité, d’une importance que l’on peine à imaginer, un livre qui représente une véritable plongée dans le laboratoire d’un très grand esprit, d’une précocité inouïe. Essentiel.” Ce livre, traduit intégralement en français par Bertrand Schefer est publié aux éditions Allia.

Le court texte qui suit,  éditorial d’une revue jamais née en 1832, montre comme le grand philosophe et poète soit aussi un sublime ironiste. L’inutilité du magazine projeté par Leopardi a une ressemblance extraordinaire avec celle assumée par ViceVersa entre 1983 et 1996 et pour cela nous le publions tel un éditorial prophétique de la transculture. Il a été magistralement traduit par Marie José Thériault.

 

Préambule

 Certains de mes amis se sont mis en tête de fonder un journal. Ces amis, sachez-le, ne sont pas des littéraires, au contraire : ils demanderaient des explications et exigeraient volontiers réparation de ceux qui oseraient les affubler de ce titre. Ce ne sont pas davantage des philosophes; ils ne possèdent à proprement parler aucune science approfondie; ils n’aiment pas la politique, ni la statistique ni l’économie publique ou privée. Aussi, puisqu’ils ne sont rien, définir ce journal est pour eux une entreprise laborieuse : eux-mêmes en ignorent l’essence. Ou, mieux dit, ils en ont une vague idée, mais dès lors qu’ils veulent traduire celle-ci avec des mots, le chaos s’installe. Toutes leurs représentations sont négatives : leur journal ne sera pas littéraire, il ne sera pas politique ou historique, il ne traitera pas de mode, d’arts et de métiers, il n’y sera pas question d’inventions ou de découvertes, et ainsi de suite. Le concept positif, le terme qui résumera tout leur échappe. Coiffer d’un titre ce magnifique journal, voilà qui donne lieu à force sottises et sueurs froides. Si existait en italien un vocable équivalent au français flâneur, ce mot serait le frontispice tant espéré, car, tout compte fait, c’est celui qui le mieux décrit la tâche de nos futurs feuillistes. Hélas, si riche soit-elle, la langue italienne de possède pas de mot comme celui-là. Dans notre découragement, nous avons donc renoncé à nos aspirations d’originalité et, faisant montre de cette humilité qui n’est certes pas notre plus grande vertu, nous avons résolument opté pour Le Spectateur, un mot encore frais il y a un siècle et demi, puis exploité jusqu’à aujourd’hui par une foule de gens, proprement ou à tort et à travers.

 

Si le contenu de notre journal est difficile à cerner, il n’en va pas de même de sa vocation sur laquelle ne plane aucun mystère. Nous n’avons pas pour but le développement de l’industrie, l’amélioration de l’ordre social ou le perfectionnement de l’Homme. Nous ne voulons ni qu’on nous porte aux nues ni qu’on nous jette la pierre. Nous avouons en toute candeur que notre journal ne sera d’aucune utilité. Nous considérons qu’en un siècle où le moindre livre, le moindre bout de papier imprimé, la moindre carte de visite est devenu indispensable, il est fort judicieux que paraisse un journal dont le but est justement de ne servir à rien. Puisque l’homme aspire à se démarquer des autres et puisque tout est utile, il s’ensuit que celui qui promet l’inutile se singularise.

 

Nous n’avons donc pas pour objectif de rendre service, mais bien de divertir nos quelques lecteurs. Outre que le but de toute chose utile est le plaisir — qu’au reste l’on n’atteint presque jamais — notre opinion personnelle veut que le divertissement soit plus utile que l’utile. Nous avons tort, nul doute, car de nos jours, c’est justement le contraire qui prévaut. Mais au bout du compte, en ce dix-neuvième siècle empreint d’une excessive gravité, en ce siècle qui n’est pas le plus heureux de l’histoire, s’il y a encore sur terre des gens qui souhaitent lire pour le plaisir de la simple lecture  et pour trouver dans celle-ci une mince consolation aux grandes calamités, qu’ils souscrivent à notre entreprise. Les femmes, surtout, à qui nous nous efforcerons de plaire, non pas par galanterie — rien n’est plus ridicule que la galanterie qu’on imprime — mais parce qu’il est plus vraisemblable que les femmes, par nature moins sévères, accueilleront plus complaisamment notre inutilité. Nous nous proposons de beaucoup rire, mais nous nous réservons aussi de traiter de sujets sérieux tout aussi souvent, toujours dans le but d’amuser et de manière à faire rire, fût-ce en faisant pleurer. Car, à vrai dire, nous sommes plus enclins à pleurer qu’à rire. Mais pour ne pas ennuyer les autres, nous privilégions le rire au détriment des pleurs. Si le rire n’a guère de chance à notre époque, les pleurs ont été très mal vus de tout temps et continueront de l’être. De toute façon, nous avons sans doute déjà trop ri dans ce préambule, quoique nos rires puissent passer pour des pleurs à l’oreille de certains lecteurs.

 

Pour conclure, disons que nous publierons souvent des comptes rendus de parutions récentes. À ce propos, nous espérons que les auteurs que nous encenserons dans nos pages nous sauront gré précisément de cela et que, tout comme le public lecteur, ils verront très clairement que ces éloges ne sont empreints ni de flagornerie ni de servilité ni même de déférence. Nous parlerons aussi de théâtre et de spectacles. Nous publierons également des traductions de textes étrangers récents et peu connus dans la mesure où ceux-ci nous sembleront remarquables, se marieront à nos opinions et refléteront le caractère de notre journal dont nous souhaitons former un tout homogène. Si, comme nous le voulons et l’espérons, cette qualité nous vaut des articles inédits de la part de quelques valeureux esprits italiens ou étrangers, nous les accepterons avec gratitude et nous les publierons avec loyauté.

 

Les autres collaborateurs du journal souhaitent conserver l’anonymat encore quelque temps. Quant à l’auteur du présent préambule, il est le soussigné :

 

GIACOMO LEOPARDI

Florence, mai 1832

(Traduit de l’italien par Marie José Thériault)