ROMAN-FEUILLETON : RAIN BIRD I (Fulvio Caccia)

Chers tous,

Bonne année et tante belle cose ( beaucoup de belles choses!)

le début d’année est un excellent moment pour prendre de bonnes résolutions et offrir des cadeaux. J’ai décidé de vous en offrir un en revisitant un genre passé de mode mais qui peut retrouver des vertus inespérées grâce aux réseaux sociaux : le roman feuilleton. Certes, un réseau social ou un site web n’est pas le lieu idéal pour lire de la fiction – on préfère les chats et les images- mais qui sait ? 

  La proposition est la suivante . Aujourd’hui 4 janvier, je vais publier chaque jour pendant trente-trois jours les trente-trois chapitres d’un  roman inédit qui s’intitule ” Rain Bird”. A Vous de me faire des commentaires et d’ajouter, si ça vous chante, des extensions.

A vos marques…

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Fuir

longer les ruelles, les rues, les boulevards, les pas-de-porte…

Fuir sans répit

C’est mon destin

Fuir

Le ciel au bout de la rue ouvre

sa bouche pour m’avaler.

Je déteste le ciel et ses souterrains

Rester à la surface. M’échapper. Ne pas se faire piéger

Je cours vite, c’est ma chance

J’aurais dû me méfier d’elle

Ne pas rester ici

Avancer toujours

Ne jamais se retourner
Derrière, il y a le passé

Il y a le Jeu et ceux qui ont perdu

Moi, je n’ai pas perdu !

Je vais gagner

Ma vengeance sera cruelle

Je coincerai ceux qui m’ont piégé

Je tendrai un guet-apens encore plus improbable

Je commencerai par la première avec ses faux

airs de Lolita

La fuite, voilà le but, ma seule hygiène de vie maintenant

Chacun pour soi. Run for your life.

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1.

“Mais puisque je vous dis que je n’en sais rien !”

Dans son bleu de travail, Nathanaël Fox peinait à contenir son agacement. Debout devant lui, le commissaire Marleau, la moustache broussailleuse, brandissait un livre à couverture noire et jaune dont plusieurs pages étaient cornées.

  • C’est quand même vous qui avez écrit ça.

  • Oui, mais ce n’est pas moi qui ai tué ce pauvre malheureux !

Nathanaël détourna le regard. Ses lèvres frémissaient de rage. C’était une belle journée de juin. Le commissaire avait fait irruption juste après la pose des tuyaux de la cuisine. Son coup de téléphone de la veille l’avait intrigué. “C’est par rapport à votre roman”, avait-il dit de sa voix enrouée de fumeur de Gitanes. D’abord il avait été intrigué puis ravi que quelqu’un comme lui s’intéresse à son histoire tant d’années après.

Maintenant, sa masse imposante s’érigeait dans la pièce comme la statue du commandeur. Fox remarqua la poussière qui dansait dans les rais de lumière et pensa qu’il devait épousseter sa bibliothèque. A quand remontait son dernier ménage ? Cinq ans peut-être, soit à l’époque où il avait publié ce satané livre.

    • Il n’y a rien à comprendre, ajouta-t-il.

    • Pourquoi ? répliqua le policier.

Il avait croisé les bras. Ses yeux globuleux le fixaient. Il y eut un long silence. Nathanaël essayait de rassembler ses idées. Il savait que tout ce qu’il dirait pouvait se retourner contre lui.

    • Je comprends que cela peut vous paraître bizarre. Mais je ne peux vous fournir aucune explication rationnelle. C’est une simple coïncidence.

Marleau s’était déplacé de côté et le scrutait maintenant avec la curiosité de celui qui observe une mouche se débattre dans une toile d’araignée.

    • Où étiez-vous dans la nuit du 6 au 7 août 2008 ?

    • Je vous l’ai dit ! J’étais en I-ta-lie avec ma femme.

Sa colère gonflait les veines de ses tempes.

    • Quelqu’un vous a prévenu ?

    • C’est une voisine qui s’occupait d’arroser nos plantes durant notre absence.

    • Henriette Bourgeoys?

Fox le regarda, surpris.

    • Oui.

    • Elle vous a téléphoné le jour même?

    • Oui, acquiesça-t-il. Sur mon portable. Son appartement surplombe le parc.

    • Et les circonstances de ce meurtre ne vous ont pas étonné ?

Nathanaël fronça les sourcils.

          • Ce n’était pas un meurtre. Les autorités, alors, ont parlé d’un suicide.

    • Comment le savez-vous ?

    • On me l’a dit. Je ne m’en souviens plus… dit-il, excédé.

    • Vous ne vous souvenez plus ?

Si Fox avait eu des kalachnikovs à la place des yeux, la carcasse du commissaire serait devenue une passoire. Tout en lui le dégoûtait : ses mains grasses, son regard vitreux, sa toux de fumeur, ses dents jaunis par la nicotine, ses ongles rongés jusqu’au sang, son sans-gêne…

Maintenant Marleau s’était assis d’autorité dans son fauteuil de cuir noir et le défiait. Il avait croisé les doigts sur son ventre qui formait une boursouflure sous son veston mal boutonné. Il regarda autour de lui, fouilla sur la petite table basse où Nathanaël avait laissé ses cartes de visite; il en prit une, la lut et grimaça.

        • Il est où votre instrument de torture ?

    • Vous êtes assis dessus! rétorqua Fox.

Marleau faillit bondir du fauteuil comme s’il était assis sur un volcan, mais se ressaisit.

          • Vous n’avez pas répondu à ma dernière question.

    • Dois-je ?

Le commissaire hocha la tête. Fox reprit son souffle.

    • J’y vois deux raisons, finit par répondre Fox. La première, c’est qu’il était de notoriété publique que, la nuit venue, des jeunes faisaient le mur qui alors n’était pas très haut dans ce parc.

    • Et la seconde ? rebondit Marleau.

Sa voix s’était faite suave, exactement comme la veille au téléphone.

    • Eh bien, comment vous dire ? Cela tient à la narration même du roman.

Voyant le regard perplexe du policier, il se concentra.

    • Lorsque vous écrivez une histoire et à fortiori un roman noir, l’éventail des thèmes dont vous disposez est finalement assez réduit : une vingtaine tout au plus. La trahison, l’amour, la mort… De sorte que les possibilités de raconter une histoire s’étant réellement produite augmentent de manière directement proportionnelle.

    • Vous êtes en train de me dire que ce que vous racontez dans votre roman est le fruit du hasard.

    • Non. Je suis en train de vous dire que ce que vous prenez pour de la réalité, et donc comme une vérité, est un effet du romanesque.

Marleau fit la moue et Fox se crut obligé de préciser.

    • Exactement comme les romans qui anticipaient les événements du 11 septembre 2001 avant qu’ils se produisent.

Le policier sembla ne pas prêter attention à ce propos. Les mains dans le dos, il fit quelques pas dans le bureau. C’était la pièce la plus présentable de la maison. Dans les travaux de rénovation, Fox avait tenu à privilégier sa nouvelle profession : il avait commencé à aménager une entrée séparée pour recevoir ses patients.

    • Cela n’explique pas tout, rebondit Marleau.

    • C’est juste, mais permettez-moi de vous faire remarquer que l’histoire que j’ai imaginée ne se déroule pas dans ce parc où les mamans viennent faire jouer leurs bambins mais dans la partie est de la ville ; dans un terrain vague tout près du périph.

    • Je sais ; chez les tagueurs, les petites frappes et les dealers.

Un sourire désabusé apparut sur les lèvres inexistantes de Marleau. Il était sans doute le seul officier de police à avoir lu son roman. De ce fait, il rejoignait la petite cohorte d’initiés qui avaient succombé au “charme vénéneux de ce roman étrange, romanesque et si personnel”, dixit l’unique critique parue dans le Courrier picard.

Fox remarqua ses poches sous les yeux et sa barbe de trois jours. Pourquoi avait-il exhumé cette affaire classée ? Agissait-il de sa propre initiative ou sous les ordres de sa hiérarchie ?

Le malaise de Nathanaël devant le policier ne résultait pas seulement de l’interrogatoire. Ce Marleau était le portrait craché mais en négatif de l’inspecteur rondouillard et débonnaire qu’il avait croqué dans son roman : son interlocuteur ne pouvait pas l’avoir remarqué.

    • Évidemment, je ne crois pas deux secondes à la thèse du suicide. Et vous ?

Fox hocha la tête en essayant de masquer son trouble. Il haussa les épaules.

– Je ne me prononce pas.

– Vous devez avoir votre petite idée, non ?

– Personne n’y a cru vraiment.

Fox se mordit aussitôt les lèvres. Le policier fixait le sol. Un sourire de complicité s’esquissa pour disparaître aussitôt. Il avança vers la grande fenêtre où il pouvait regarder le jardin. Le potager, coincé dans le côté, progressait à qui mieux mieux.

    • Dites donc, il faudrait vous occuper de votre carré de légumes.

    • Je suis pour les légumes libres ! affirma Fox d’un ton las.

Marleau le regarda, perplexe.

    • Que faites-vous pousser ?

    • … des fines herbes, surtout du basilic.

    • Je vois, vous avez bien une trentaine de plants. Pourquoi autant ?

    • C’est la seule espèce qui pousse dans ce jardin. Comme vous pouvez le constater, je n’ai pas le temps de m’en occuper.

    • Et après que faites-vous ?

    • Je le récolte, j’en fais du pistou et je régale mes amis. Si je ne suis pas en prison, je vous en ferai goûter !

Marleau ne répondit pas. Son visage s’était refermé. Il semblait à nouveau absorbé par ses pensées. Il marcha jusqu’au fond du bureau, les mains dans le dos, et se retourna.

    • À vrai dire, je me fous de savoir si c’est un meurtre ou un suicide. Ce dont je ne me fous pas en revanche, c’est ça !

Le commissaire avait jeté sur la table l’édition de Direct matin de l’avant-veille. Il titrait sur une “importante saisie du Septième Ciel”, la nouvelle drogue cannibale. Fox blêmit.

    • Ça aussi c’était dans votre “roman”, monsieur FOX, lui dit-il en insistant sur son nom. C’est ainsi que vous vous appelez maintenant, n’est-ce pas ?!

Nathanaël plissa des yeux. Le salaud avait déjà fait sa petite enquête sur son compte.

    • J’ai changé de nom lorsque je me suis fait naturaliser. J’ai le droit, dit-il avec fermeté.

    • Vous avez tout à fait le droit, monsieur… FOX.

Puis Marleau le toisa.

    • Vous êtes un curieux personnage, monsieur FOX. De deux choses l’une, ou bien vous êtes un fin renard qui cache ses activités sous une identité de façade ou bien vous êtes un menteur, pire un taré, voire un psychopathe qui s’amuse à décrire ses méfaits avant de les commettre.

Il balança sa carte de visite sur la table basse.

    • Au cas où la mémoire vous reviendrait.

Fox encaissa le coup. Au seuil de la porte, le commissaire se retourna.

– Au fait, prévenez-moi lorsque vous utiliserez mon nom et ma trombine dans votre prochain roman, ça pourrait me vexer.

Il l’entendit descendre l’escalier d’un pas lourd, puis la porte claqua.