Quelques réflexions sur la sociologie aujourd’hui en France

Sophie Jankélévitch

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A propos du livre de Bernard Lahire, Pour la sociologie et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », Paris, La Découverte, 2016 .

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Il peut sembler étrange, en 2016, presque cent ans après la mort de Durkheim, de voir la sociologie toujours accusée de nier la liberté humaine et de destituer l’individu de sa souveraineté. N’était-ce pas là déjà ce qui était reproché, au tournant des XIXe et XXe siècles, au fondateur de la sociologie française ? La nouvelle discipline ne s’est pas imposée dans l’Université sans provoquer de vives résistances ; l’auteur des Règles de la méthode sociologique, aux yeux d’une tradition universitaire très conservatrice, était coupable de faire voler en éclats ‒ suivant les traces de Spinoza ‒ la croyance dans un libre-arbitre autonome et tout-puissant, et de ne voir dans l’individu qu’un simple produit de la communauté, dans ses comportements comme dans ses représentations, ses projets ou ses désirs les plus intimes.

Ce sont pourtant ces mêmes résistances qui s’expriment aujourd’hui derrière les reproches adressés à la sociologie par un certain nombre d’intellectuels, de journalistes ou d’hommes politiques. Et bien sûr, les conflits théoriques, voire philosophiques, sont porteurs – comme ils l’étaient à l’époque de Durkheim – d’enjeux politiques particulièrement forts dans le climat actuel de la France. Les tensions à la fois révélées et exacerbées par les attentats de janvier, puis de novembre 2015 à Paris ravivent une controverse qu’on aurait pu croire éteinte, ou du moins apaisée, après plus d’un siècle de travaux sociologiques publiés en France et ailleurs…  Il était nécessaire de prendre la défense de la sociologie : c’est la tâche à laquelle  Bernard Lahire consacre son dernier livre. Il y rappelle la force critique et le pouvoir explicatif du regard que porte cette discipline sur la réalité humaine, mais surtout il s’attache à réfuter la principale accusation portée contre elle : la sociologie ne serait qu’une vaste entreprise de justification de la délinquance en général. Contextualiser les incivilités, les actes de terrorisme ou les crimes reviendrait  à excuser leurs auteurs ; chercher à reconstruire le parcours singulier d’un élève en échec scolaire, d’un kamikaze, d’une prostituée ou d’un trafiquant de drogue à partir des expériences qu’ils ont vécues et des contextes sociaux, économiques, culturels et familiaux  dans lesquels ils ont évolué, ce serait  simplement les déresponsabiliser. La sociologie est ainsi accusée par ses adversaires de diffuser ce qu’ils appellent une culture de l’excuse… Mais elle n’est pas la seule visée. Il est clair que les sciences sociales dans leur ensemble le sont également (on pourrait, par exemple, en arriver à reprocher à des historiens comme Raul Hilberg ou Christopher Browning, ou à des chercheurs en psychologie sociale comme Harald Welzer, d’avoir justifié les bourreaux nazis parce qu’ils ont mis à jour la logique du processus génocidaire et essayé de comprendre comment des « hommes ordinaires » deviennent des « meurtriers de masse »…)

Il est difficile de vaincre les résistances, parce qu’elles proviennent d’une vision du monde ancrée dans une sphère non rationnelle, mais affective : chacun est maître de son destin, choix et comportements sont le fait d’une volonté  individuelle que rien ne détermine en amont, la réussite d’une vie n’est due qu’à des dons naturels (et les inégalités sont donc elles aussi de nature…)  Toute mise en cause de ces croyances suscite, encore aujourd’hui, de vives réactions émotionnelles. Mais on peut en revanche dissiper les malentendus et les différentes formes de méconnaissance dont la sociologie continue d’être l’objet. C’est ce que ce livre s’attache à faire, en déconstruisant certaines idées reçues dont la plus répandue est sans doute la confusion entre expliquer, comprendre et excuser.  Le contexte social et politique d’aujourd’hui donne un relief particulier à quelques problèmes centraux que la sociologie a affrontés dès sa constitution comme discipline scientifique : le rapport du fait et du droit, la question du déterminisme et du sens à lui donner dans le champ des phénomènes sociaux, la place de l’individu.

Au risque d’enfoncer des portes ouvertes depuis déjà un certain temps (mais qui ont tendance, en ce moment, à se refermer…), il faut quand même rappeler que la connaissance scientifique est désintéressée. Elle n’a pas pour objectif premier de transformer la réalité, mais de la connaître, en dégageant des régularités dans la profusion des faits qu’elle observe, décrit et classe. Elle dit ce qui est, non ce qui doit être. Là encore, la posture du sociologue est analogue à celle de Spinoza (que cite Lahire et dont Bourdieu lui aussi revendiquait l’héritage) face aux choses politiques : mettre ses soins « à ne pas tourner en dérision les actions des hommes, à ne pas pleurer sur elles, à ne pas les détester, mais à en acquérir une connaissance vraie »  (Traité politique, chapitre 1). Mais si le savant s’abstient de porter un jugement de valeur sur ce qu’il étudie, cela ne l’empêche pas d’avoir, de par le choix de son objet, sa grille d’interprétation ou son engagement dans la cité, ce que Max Weber appelait un rapport aux valeurs, et qu’il distinguait, justement, de l’appréciation morale. C’est la confusion des deux qui amène à voir dans la sociologie une « culture de l’excuse ». Préférer vivre dans une société qui respecte les droits fondamentaux des individus, et dans laquelle la sécurité ne soit qu’un moyen de garantir la liberté,  celle-ci restant la fin dernière de toute organisation politique, privilégier la prévention par rapport à la répression, l’éducation par rapport à la coercition, cela ne signifie aucunement qu’on cautionne les actes de délinquance et n’interdit pas à la justice de faire son travail. Par ailleurs, la suspension de toute visée d’action immédiate sur la réalité et l’effort vers plus de détachement affectif – autant  que faire se peut– à l’égard des actes en question et de leurs auteurs (la « distanciation » dont parlait Norbert Elias) sont aussi ce qui permet à la sociologie d’avoir un intérêt pratique : comprendre les processus à l’œuvre dans la transformation d’un délinquant « ordinaire » en criminel ou en terroriste, par exemple, aiderait à trouver des solutions durables et à prévenir l’apparition de comportements répréhensibles.

Quant au déterminisme, la défense de la sociologie consiste d’abord à dépasser la classique opposition de la société et de l’individu que Lahire, dans le sillage d’Elias, se refuse à considérer comme deux réalités séparées, extérieures l’une à l’autre, telles le sel et le poivre (la formule est d’Elias), dont la première agirait mécaniquement du dehors sur la seconde. Le rapport entre société et individu ne doit pas être pensé en termes d’influence, mais d’interdépendance ; dans cette perspective, l’individu est tout sauf un produit passif de la collectivité. Il se constitue par le réseau des relations et le contexte dans lesquels il est inséré ; la sociologie, loin de le déprécier, lui donne au contraire une dignité, en lui restituant l’histoire et l’expérience sociale qui seules peuvent rendre compte de son parcours singulier. Accuser alors la sociologie de ne faire aucune place à l’individu relève au mieux de la méconnaissance, au pire de la paresse intellectuelle  et de la mauvaise foi, puisqu’elle cherche au contraire à le comprendre dans sa singularité, à rendre intelligibles ses choix, ses errances, ses succès et ses échecs. Il n’est rien dont elle doive renoncer à rendre raison, et la libre volonté auto-engendrée pour expliquer un acte ou un comportement n’est que le refuge de l’ignorance. Il ne s’agit pas de nier la volonté qui se manifeste par des choix, mais  de la voir comme un effet et non plus comme une cause. C’est alors seulement qu’on est en mesure d’analyser, entre autres, les situations de domination. La volonté individuelle a une genèse, les choix ne sont pas faits dans un vide, mais toujours à partir d’un ensemble de conditions familiales, affectives, culturelles, sociales, économiques, d’un enchaînement de situations qui ont ouvert des chemins (et en ont fermé d’autres). Ainsi, on voit bien qu’un « contexte » ne détermine jamais  directement l’existence d’un individu, contrairement à l’image caricaturale de la sociologie que les détracteurs de cette discipline présentent à l’opinion publique ; il ne fait que délimiter un espace de possibilités.

La formation du citoyen n’est certes pas une préoccupation nouvelle en France, mais depuis les attaques terroristes de janvier 2015 à Paris, on assiste à un véritable déferlement d’injonctions bien-pensantes et de discours édifiants, qui s’adressent en particulier aux « jeunes ». L’institution scolaire est bien sûr concernée en priorité. Journées «  laïcité », enseignement civique et moral incluant notamment l’apprentissage de la Marseillaise et la connaissance des symboles de la République, affichage obligatoire dans tous les établissements scolaires de ces symboles, de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen de 1789 et, depuis 2013, de la Charte de la laïcité, l’Education nationale n’épargne aucun effort pour faire pénétrer dans l’esprit des écoliers, collégiens et lycéens français les fameuses « valeurs de la République ». Transmettre et faire partager ces valeurs n’est plus seulement une « mission », mais, aujourd’hui, l’une des « compétences » professionnelles des enseignants…

On a déjà vu plus haut comment la compréhension sociologique, en resituant les actes humains dans leur contexte et en en éclairant les déterminations, peut offrir une alternative au recours à l’autorité répressive pour résoudre les problèmes que rencontre notre société. De façon parallèle, dans le champ de l’éducation, l’esprit sociologique pourrait représenter une alternative à cette approche moralisatrice, largement dominante en France, de la question de la citoyenneté. Argument supplémentaire en faveur de la sociologie et de la fonction qu’elle pourrait avoir aux côtés d’autres disciplines, selon Lahire, si ses acquis et les « habitudes intellectuelles » qu’elle met en œuvre étaient enseignés dès l’école primaire (au prix des adaptations pédagogiques nécessaires). Plutôt que de prêcher la tolérance et le respect de la différence, on pourrait sensibiliser très tôt les élèves à la diversité sociale, culturelle et religieuse du monde : par la pratique de  l’observation, de la comparaison, de l’enquête, de la description à l’aide d’un vocabulaire approprié, par l’apprentissage des langues étrangères, vivantes et mortes, à travers lesquelles ils découvriraient d’autres manières de penser, de sentir et d’organiser la réalité, par l’histoire et la géographie, par la littérature (La comédie humaine, les Essais de Montaigne, Les Buddenbrook, Le guépard, pour ne donner que ces exemples,  sont aussi à leur façon des œuvres sociologiques, ou à dimension sociologique). La plupart de ces disciplines sont bien entendu déjà enseignées, même si certaines comme les langues anciennes sont aujourd’hui menacées. Mais, généralement réduites à leur enjeu purement scolaire dans la panoplie des « compétences » à maîtriser à l’issue de la scolarité obligatoire,  elles le sont rarement dans le but de faire acquérir aux élèves des façons de questionner, de réfléchir, de percevoir le monde. C’est pourtant ce à quoi devrait s’employer l’institution scolaire, au lieu de fabriquer des individus formatés et disposés à accepter comme naturelles les positions dominantes ou dominées que les circonstances de la vie leur feront occuper.