Sophie Jankélévitch
A partir des tragédies vécues quotidiennement par des hommes, des femmes, des enfants fuyant les conflits qui ravagent leurs pays, les media ont produit un nouvel objet dont se sont emparés les hommes politiques et même les simples citoyens que nous sommes : la « crise des migrants », dont on entend parler quasiment tous les jours. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de nier les difficultés soulevées par l’accueil et la prise en charge de ceux qui toujours plus nombreux débarquent sur les côtes européennes où arrivent par voie de terre dans l’espoir d’une vie meilleure ou simplement vivable. Il s’agit de réfléchir sur le langage, ou plutôt sur un certain usage du langage, consistant à produire des effets par des moyens purement rhétoriques et à créer des fictions à travers la fabrication de formules qui à la fois dispensent de toute réflexion et entraînent des associations automatiques. Victor Klemperer, étudiant la langue employée par les nazis, a bien montré (LTI,- La langue du IIIe Reich, 1946) comment l’instrument de propagande le plus puissant du nazisme ne fut pas les discours des dignitaires du régime, le contenu de leurs déclarations, mais « des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. » C’est donc toute une vision du monde qui s’insinue à travers des façons de manier la langue et que chacun fait sienne sans même s’en rendre compte. Dans notre actualité récente, les exemples ne manquent pas pour illustrer ce pouvoir des mots. Ainsi, en France, il est très à la mode de se demander de quoi on doit avoir peur : la phrase « faut-il avoir peur de … » (des migrants bien sûr, mais aussi : de la cigarette électronique, des OGM, des nouvelles technologies, des sciences sociales, etc.) fait régulièrement la couverture de nombreux magazines, et fonctionne comme un appât pour l’acheteur potentiel en jouant sur ses fantasmes. On se rappelle aussi le « malaise des banlieues », avec sa variante les « banlieues à problèmes », qui emplissait les propos des journalistes dans les années 80 et 90 (des incidents avaient éclaté dans le quartier des Minguettes, à la périphérie de Lyon) et laissait penser que les banlieues françaises étaient de véritables coupe-gorges. De même, dans de nombreux discours politiques dont il est inutile de préciser l’orientation, le « problème de l’immigration » ‒ avatar contemporain de la « question juive » ou « tzigane » ‒ transforme en pathologie un phénomène ordinaire dans un contexte de globalisation et fait apparaître l’immigration comme une sorte de cancer, dont notre société ne peut tirer aucun bienfait.
Il en va de même aujourd’hui avec la « crise des migrants » : ces deux mots sont désormais inséparables, ils sont collés l’un à l’autre, aimantés l’un par l’autre, comme dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert « jalousie » est « toujours suivie de effrénée », ou « ivresse » «toujours précédée de folle »… L’association automatique de certains mots est en effet l’un des mécanismes à l’œuvre dans la production des clichés et des stéréotypes. Qui pense « migrants » pensera donc nécessairement « crise » : les migrants ne sont rien d’autre que la crise qu’ils provoquent. En tant qu’êtres vivants, de chair et d’os, avec leur histoire, leur langue, leur culture, leur famille, ils n’existent pour personne… Leur réalité n’est pas prise en considération, ne suscite aucune curiosité, aucun désir de connaissance ; elle est littéralement gommée, effacée par la formule que composent ces deux mots mis ensemble. Ce qui est caractéristique de ce type de langage, c’est son pouvoir déréalisant. Le mot se substitue à la chose. La prochaine étape sera sans doute le remplacement de la formule elle-même par un sigle : on parlera de la C.M. comme on parle des SDF, des ENAF (enfants nouvellement arrivés en France) ou des PMR (personnes à mobilité réduite) pour désigner des catégories d’individus auxquels la logique administrative a retiré leur humanité, êtres abstraits n’existant plus que pour être « gérés ».
Mais cette monnaie dévaluée qu’est le langage médiatique, ces signes qui ne se réfèrent à rien, ont en même temps une efficacité redoutable : celle de modifier en profondeur notre perception des choses. La « crise » des migrants ne renvoie pas aux situations qu’affrontent ces personnes prêtes à tout pour échapper à la misère ou aux persécutions, mais seulement aux désordres qu’elles sont susceptibles d’occasionner dans les pays où elles transitent. Il sera ainsi d’autant plus facile d’en faire des boucs-émissaires et de les rendre responsables des maux qui affectent les sociétés européennes.