Giuseppe A. Samonà
Qu’il y ait aujourd’hui en Italie un gouvernement à forte connotation fasciste est désormais une évidence pour tous les démocrates, qu’ils soient de gauche ou non, et ce depuis le contrat conclu entre la Ligue et le Mouvement 5 étoiles. Chaque jour qui passe rend cette évidence plus concrète, même pour ceux, nombreux, qui au début voulaient juger des choses avec prudence. Et pourtant, la vaste nébuleuse antifasciste de l’Italie, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, celle-là même qui par le passé avait toujours protesté publiquement, collectivement, par la plume et par l’action, contre les projets autoritaires et antidémocratiques menaçant la société plus ou moins ouvertement, est aujourd’hui complètement tétanisée, muette, alors que les défenseurs les plus radicaux de ces projets sont parvenus aux rênes du pouvoir. Elle semble avoir délégué la plus grande partie de sa capacité d’opposition à cette immense déchetterie que sont Facebook et d’autres réseaux sociaux du même genre. Entendons-nous : il y a des exceptions, des manifestations, des voix qui s’élèvent pour dénoncer publiquement la situation. Mais elles sont comme déconnectées les unes des autres, comme si se faire entendre ensemble n’était plus une priorité, et contrairement à ce qui se passait auparavant, elles n’ont plus d’impact sur la conscience collective: elles flottent, isolées, et ne nous parviennent qu’étouffées, prudes, timorées: elles n’expriment plus aucune urgence, plus aucun idéal de liberté. Vue du dehors, l’Italie est effrayante tant elle semble pétrifiée. A l’instar de ceux qui choisissent de ne pas appeler une maladie par son nom, de peur de la rendre ainsi plus réelle, irréversible, on aime mieux faire en quelque sorte comme si de rien n’était, dédramatiser, dire que ce n’est peut-être pas si grave, que le corps social au fond de lui est sain et que la guérison se fera d’elle-même, et que peut-être il suffit pour cela d’exercer avec zèle son activité professionnelle quotidienne, dans l’enseignement, dans l’écriture, dans la musique… Mais si nous ne la nommons pas, cette maladie, si nous ne la combattons pas avec acharnement, elle finira par nous tuer. C’est pour comprendre d’où vient cette paralysie que j’ai essayé de développer ces réflexions.
Dans les lignes qui suivent, le mot fascisme – il est important de le préciser– n’est pas utilisé, comme c’est trop souvent le cas, pour qualifier négativement un adversaire, surtout s’il est ouvertement de droite. Il est employé dans un sens exclusivement politique, avec toute la précision que l’histoire en général, l’histoire italienne en particulier, lui a conférée. Sur un versant (Lega), ce terme désigne l’obsédant appel à l’Ordre, aux Frontières, aux petites Patries, le primat des nôtres (les soi-disant autochtones, en l’occurrence les Italiens), l’affirmation triomphante des valeurs traditionnelles, en amour comme dans la religion, la virile admiration pour la Discipline, la Force et ceux qui les incarnent à l’intérieur et à l’extérieur des frontières, la méfiance pour tout ce qui arrive de l’Etranger, êtres humains ou simplement objets, idées, le goût pour les formules toutes faites et les simplifications, pour les « je m’en fous » qu’on oppose à toute expression d’un désaccord ou seulement de la complexité des choses, en même temps qu’un besoin de réécrire l’histoire, y compris l’histoire enseignée à l’école, en banalisant, voire en normalisant les vingt années de fascisme et son idéologie. Sur l’autre versant (5 étoiles), ce mot permet de mieux comprendre l’aversion plus ou moins dissimulée pour les livres et la culture en général, censés éloigner des véritables besoins du peuple, une véritable exaltation de l’ignorance et du Peuple lui-même (avec une majuscule) en tant qu’ignorant, en faveur duquel on prend, ou on dit vouloir prendre toute une série de mesures sociales (dont aucune toutefois ne s’attaque vraiment aux mécanismes effectifs de l’injustice sociale, au contraire… par ailleurs le Peuple est toujours, et exclusivement, italien), le mépris pour le passé, la haine de la politique, les « tous pourris », les vociférations, la tabula rasa, le vaffanculo généralisé, le dénigrement perpétuel de l’ordre ancien au nom d’un ordre nouveau ‒ nous sommes le changement, nous sommes la révolution ‒, tout cela amalgamé en un grand mantra qui suffit à donner la chair de poule à quiconque connaît un minimum l’histoire du XXe siècle : ni de droite ni de gauche.
L’ « accouplement » de la Lega et du Mouvement 5 étoiles n’a donc rien de monstrueux, ni de fortuit. Ce n’est pas un accident de parcours, qui serait dû, par exemple, au refus insensé du Parti Démocrate (d’essayer même de s’allier avec le parti de Grillo). Leur union vient de loin, elle est inscrite dans leur ADN, et pour tous deux elle semble répondre à une irrésistible vocation. D’ailleurs, comment ne pas constater combien peu nombreuses ont été les défections véritables, dans les rangs des deux partis, à la suite de l’accord, du contrat; le consensus autour de Salvini – le véritable chef, et le moteur de la coalition – s’est même élargi, et continue de le faire précisément dans les rangs des 5 étoiles, dont le prétendu esprit de gauche a toujours eu une tendance plus ou moins marquée au souverainisme. Et voilà comment, sur la base du nationalisme et du rejet de l’Europe, de nombreuses revendications ou des mots d’ordre qui semblaient initialement inconciliables ont fini, en circulant d’un parti à l’autre, non seulement par se rejoindre, mais par devenir un patrimoine commun.
Les caractéristiques de la coalition actuelle dégagées plus haut – et on pourrait en ajouter d’autres – s’adaptent bien, y compris avec d’inévitables différences (l’histoire ne se répète pas à l’identique), au mouvement qui s’est installé en Italie dans les années vingt du siècle dernier: le fascisme, précisément, avec son harmonie rusée d’autoritarisme et de soi-disant révolution sociale. En ce sens, il est sidérant de voir comment la gauche, dans ses différentes composantes, a suivi l’évolution de la situation, parfois avec stupeur, parfois avec légèreté. D’un côté, l’autoflagellation: nous n’avons rien compris… il faut savoir entendre les peurs des gens… nous devons changer tous nos instruments théoriques… nos catégories ne valent plus rien… « droite » et « gauche » ne nous permettent pas d’interpréter un phénomène nouveau, etc. De l’autre (mais de moins en moins) une certaine superficialité désinvolte et optimiste, et une sous-estimation du danger: allons, n’exagérons pas… ce n’est pas du fascisme, certes ce gouvernement est mauvais mais ce sont les règles de l’alternance… organisons-nous pour gagner les prochaines élections… la véritable Italie est à l’extérieur de la politique officielle…etc.
Or non seulement nous avons affaire à un projet autoritaire présentant les caractéristiques essentielles du fascisme – et non à une alternance démocratique normale – qui concerne la politique officielle, institutionnelle; mais aussi à un phénomène qui atteint la société civile (s’agissant de cette Italie, « société civile » est presque un oxymore…), profondément imprégnée de ce fascisme. C’est à mon sens ce qu’il y a de plus inquiétant. Le consensus autour de Salvini ne grandit pas malgré ce qu’il dit et fait contre les “migrants” (qui constituent le centre de son action), mais précisément à cause de cela. La politique « nouvelle », en d’autres termes, répond à un besoin profond, et majoritaire, de la société. Certes, il y a le contexte international, la fameuse crise économique et sociale, l’ultra-libéralisme, le raz-de-marée des droites extrêmes, les grands mouvements d’émigration, les guerres, le terrorisme, mais il y a avant tout quelque chose qui appartient en propre à l’Italie, et qui n’a rien de nouveau : son éternel ventre fasciste. Comment en est-on arrivé là ? Vingt et quelques années de Berlusconi ont certainement bien préparé le terrain. Mais il y a peut-être quelque chose d’encore plus ancien, d’encore plus radical, d’encore plus fort que les nombreuses erreurs sans doute commises par la gauche, de plus profond même (je voudrais le dire à certains amis) que les fautes de Renzi : le fascisme, loin d’être revenu, n’est en réalité jamais parti.
Si la gauche italienne en plein désarroi a beaucoup réfléchi, beaucoup fait son autocritique, elle n’a curieusement jamais pensé à quelque chose qui à mon avis est essentiel. Nous autres, à savoir ceux qui appartiennent à cette génération d’Italiens nés dans les années quarante à soixante-dix, nous avons grandi et nous nous sommes formés dans une espèce de bulle: le récit de la Résistance d’abord, puis les grands combats pour les droits civils et sociaux, dans les années soixante, soixante-dix, nous ont fait croire en une République plus forte, plus lumineuse que ce qu’elle était en réalité. Bien sûr, nous étions conscients des grincements, des failles de cette République, de la stratégie de la terreur à l’œuvre dans certains secteurs de l’Etat, conscients des différentes tentatives de coups d’Etat, des réseaux de criminalité organisée et de leurs connivences au niveau le plus élevé – mais c’était, comment dire, une conscience abstraite, comme était abstrait dans nos discours le risque du fascisme, du moins au gouvernement du pays. Et surtout, il ne nous serait jamais venu à l’esprit que les droits conquis puissent ne pas l’être une fois pour toutes, irréversiblement. Dans cette perspective, ce qui se passe aujourd’hui démontrerait simplement la chose suivante: l’Italie qui porta le fascisme au pouvoir, ou qui de toute façon le toléra, l’Italie où l’antifascisme actif fut le fait d’une noble, mais ultra-minoritaire minorité jusqu’à l’issue désastreuse de la guerre, l’Italie qui approuva les infâmes lois raciales ou de toute façon ne fit rien contre elles, cette Italie était plus vivante que ce que l’exaltation de la Résistance et l’euphorie des luttes menées au cours des années soixante et soixante-dix nous avaient fait penser. Ou, pour le dire en une phrase: ce qu’on appelait autrefois majorité silencieuse est désormais majorité tout court. Et majorité très bruyante. (Un questionnement surgit, même si en histoire les si n’ont pas d’utilité: si Mussolini ne s’était pas embarqué dans la guerre, il aurait peut-être duré encore plus longtemps que Franco en Espagne…) L’erreur la plus dramatique de l’Italie de gauche, démocratique, républicaine, serait en somme de ne pas avoir saisi toute la profondeur du problème, toute la fragilité de nos conquêtes. Certes – et heureusement – l’Italie est aussi faite d’hommes et de femmes pour qui comptent non l’orientation sexuelle mais l’amour, et l’ouverture, l’accueil, la curiosité pour l’autre, de quelque partie du monde ou de la société qu’il vienne; de Trieste à Lampedusa, en passant par Riace, cette Italie existe, continue d’exister ; simplement elle est aujourd’hui, et sans doute depuis longtemps, minoritaire. Le comprendre peut nous aider à retrouver notre chemin.
Ainsi, pour saisir la spécificité de la situation italienne, au-delà de l’inquiétant contexte international, plutôt que de chercher à inventer des outils nouveaux pour comprendre un phénomène nouveau, il me semble utile de revenir à certaines “vieilles” analyses, à certains “vieux” livres qui permettent de comprendre à quel point la situation actuelle est peu nouvelle. Je pense d’abord (pour aller du plus récent au plus ancien) aux remarques de Eco sur le Ur-fascisme, au début de l’ère berlusconienne; à l’aversion radicale et toujours en alerte pour toutes les formes de fascisme – et surtout la plus dangereuse: le fascisme comme normalité – qui traverse toute l’œuvre de Pasolini, jusqu’à sa mort au milieu des années soixante-dix (ce qui signifie, pour lui, la critique radicale de la bourgeoisie, mère de tous les fascismes); et surtout, à Carlo Levi, dans les années 42-43 – il faut lire ou relire, tout de suite, Le Christ s’est arrêté à Eboli, qui d’une certaine manière actualise les réflexions de Gobetti (et là nous sommes dans les années 20: lui aussi, à lire ou à relire…) sur le fascisme comme autobiographie de la nation ; Levi identifie dans la structure inaccomplie, petite-bourgeoise de la société italienne, le nœud pathologique, obscur, qui pourrait conduire ultérieurement à la renaissance de formes et d’institutions politiques en apparence nouvelles, peut-être même révolutionnaires, mais qui en réalité reproduiraient tout simplement des idéologies passées. Pour employer les termes mêmes de Levi, elles perpétueront et aggraveront, sous de nouveaux noms et de nouvelles bannières, l’éternel fascisme italien. (Et on pourrait continuer : il m’est arrivé de retrouver des variantes originales de ces réflexions chez de nombreux écrivains que j’ai lus récemment dans cette optique: Sciascia, Consolo, Camilleri…)
Les stéréotypes sont toujours des simplifications, ils sont souvent erronés et dangereux. Mais il vaut la peine de s’y arrêter un moment, surtout quand ils « bougent », si on peut s’exprimer ainsi. Ce qui me frappe le plus, dans le contexte actuel, c’est la manière dont l’image des Italiens comme de braves gens est depuis peu en train de se modifier. Pour le comprendre, il faut sortir du cercle, aussi large soit-il, des Italiens qu’on a l’habitude de fréquenter ici en France, ou en Italie ; il faut abandonner le monde virtuel des réseaux sociaux, tantôt rassurant, tantôt effrayant, et toujours déformé, séparé, irréel. Il faut interroger les étrangers qui vivent en Italie ou transitent par ce pays; prêter l’oreille aux discours qu’on entend au marché, dans les bus, dans les cafés, au restaurant, à la plage, pour constater que la rage, les préjugés, l’hostilité, les fantasmes les plus grossiers, les plus invraisemblables, s’expriment désormais à voix haute, sans aucun filtre : la société italienne, pourtant connue et appréciée depuis longtemps dans le monde entier pour son sens de l’accueil, sa sympathie et son humour, en est complètement imprégnée. Les femmes passent leur temps à se mettre du vernis sur les ongles, ils ont tous un smartphone, ils viennent ici en vacances, ils nous coûtent de l’argent, ils nous volent le travail, la loi ne doit pas être la même pour tous, ce sont les nouvelles invasions barbares, il y a un projet de remplacement d’une race par une autre… voilà quelques-uns de ces « discours » (j’ai pu les entendre moi-même cet été…). Ceux qui les tenaient étaient des gens semblables à ces Italiens moyens qui autrefois se désintéressaient de la politique avec gentillesse, sans plus, et qui aujourd’hui argumentent avec passion surtout contre les demandeurs d’asile: amalgamés en une sorte de monstrueux ennemi intérieur, ces derniers sont devenus une véritable obsession. Comment leur faire comprendre que si les étrangers arrivent chaque année par milliers sur les côtes de l’Italie, ils sont bien moins nombreux que les Italiens qui partent, et qui, eux, se comptent par centaines de milliers, presqu’autant que dans l’immédiat après-guerre ? Et que ce fait devrait être le premier à inquiéter ceux qui ont à cœur la survie du pays? Et même que l’Italie, second pays le plus vieux du monde, devrait tabler sur une politique d’immigration pour donner une impulsion à son futur ?
Il ne s’agit pas ici – le reproche est toujours prêt à sortir – de parler mal de l’Italie, ou de ne pas respecter la volonté de la majorité. Il s’agit de sortir du silence, d’affirmer avec force – surtout en tant qu’Européens – que nous sommes, que nous voulons une autre Italie, une autre Europe. Car l’Italie a toujours été pour l’Europe un formidable laboratoire d’idées, pour le meilleur mais aussi pour le pire: et la peur, habilement manipulée, est contagieuse, elle franchit volontiers les frontières, surtout quand elle se transforme en agressivité, comme cela arrive souvent. Ce sera une longue bataille, qui nécessitera des lieux matériels et non virtuels, à l’intérieur de l’Italie comme à l’extérieur: aux réseaux sociaux, instruments de liberté trompeurs qui s’avèrent de plus en plus être de dangereux enclos favorisant la dictature de la pensée brève (ce n’est pas un hasard si les idées de la Ligue, comme celle du Mouvement 5 étoiles, se diffusent avant tout par ce moyen), il faudra opposer, réinventer de nouveaux espaces, réels et ouverts, où il soit possible de se rencontrer physiquement, de se parler, d’échanger des idées et des expériences, voire de jouer (rappelons-nous les manifestations, les jardins publics, les pelouses où les enfants jouent au ballon…) Certes il faut étudier, combattre l’ignorance qui est le terreau où prospèrent tous les fascismes ; mais il faut aussi, concrètement, de manière à la fois individuelle et collective, s’engager avec tous les moyens possibles, du secours à l’hospitalité et à l’enseignement de la langue du pays d’arrivée, pour aider et accueillir ceux qui fuient les guerres et les persécutions ou simplement la faim. Contre l’obsession sécuritaire avec ses cages et ses murs, il nous faut construire un modèle de société (au sens d’une perspective, d’une aspiration) dans lequel l’accueil de l’étranger soit une priorité et la libre circulation, le libre mélange des personnes, un droit. C’est une grande chance qui s’offre à nous. La question à se poser n’est pas il n’y a pas d’argent, nous ne pouvons pas les accueillir, mais qui a besoin d’être accueilli doit l’être, comment trouver l’argent? En effet, on voit bien qu’au racisme et à la xénophobie se mêle un problème différent, celui de la justice sociale. Les migrants sont avant tout pauvres, s’ils étaient riches personne ne leur fermerait la porte au nez (Nous devons donc lutter, aussi, pour une société plus juste…)
Chacun de nous doit s’engager à secourir, à accueillir (par nous j’entends tous ceux qui refusent de voir triompher l’éternel fascisme, en Italie et ailleurs), à son rythme et avec ses moyens : mais nous ne pouvons plus nous contenter de soutenir et d’admirer ceux qui, à leurs risques et périls, le font déjà, Car aujourd’hui il ne s’agit pas d’une bataille politique, sinon au sens très large et très ancien de ce mot – c’est une bataille humaine, une bataille de civilisation.
(L’eterno fascismo italiano a été publié sur Altritaliani.net. Version française : Sophie Jankélévitch)
Quel magnifique article de guiseppe SAMONA . Ce rappel des valeurs fondamentales est précieux pour qui s’interroge aujourd’hui sur l Europe de demain.