Fulvio Caccia
Les événements tragiques qui ont ensanglanté récemment Manchester rendent plus urgentes que jamais la nécessité de comprendre ce qui se joue aujourd’hui au sein de l’Islam.
L’Islam est-il soluble dans la démocratie et le progrès ? C’est la question récurrente que pose le philosophe Claude-Raphaël Samama dans un essai stimulant intitulé : « Perspectives pour les Islams contemporains » publié cette année dans la collection « D’un texte à l’histoire » aux éditions l’Harmattan. Pour y répondre il utilise un comparatisme de bon aloi qui prend appui sur l’anthropologie des civilisations (dont il est un spécialiste) ainsi que sur d’autres disciplines des sciences sociales : l’ethnologie, l’étymologie, l’histoire, la géographie politique et, bien sûr, l’économie… Une approche qui rend concrète la compréhension des enjeux qui se nouent et se dénouent au sein de cette religion pratiquée par le quart de la population mondiale ; soit 1.5 milliard de fidèles. Ces enjeux nous concernent tous autant que nous sommes car ils viennent non seulement faire basculer notre confort occidental mais aussi questionner ce qu’il y a de plus intime en nous : nos croyances. À quoi croyons-nous vraiment ? Sommes-nous si sûrs de notre science et de nos états démocratiques et modernes ? Mais qu’est-ce que croire ? Et quelle liberté laisse la croyance ou la non-croyance à l’individu ?
Du coup l’Islam n’est plus ce bloc écartelé entre deux fractions fratricides (les sunnites et les chiites) à quoi les médias ont tendance à le réduire, mais apparaît plutôt comme une pluralité de courants, d’écoles, traversée depuis sa naissance par des tensions géopolitiques, stratégiques, économiques. Cette approche contribue à éclairer de manière nouvelle les crises qui le secouent.
Bien, vous direz-vous, mais posons d’emblée la question qui fâche : pourquoi l’Islam secrète-t-il le terrorisme aujourd’hui ? La cause résiderait dans ce que l’auteur appelle « la culturalité » et qu’il définit comme un système de croyances, de valeurs et de représentations partagé par un peuple. L’Islam dans son rapport au sacré serait demeuré en décalage avec les cultures qui pourtant lui sont liées. C’est ce que croit Samama à la suite d’autres observateurs. Car ce décalage entre le corps des doctrines dominées par une langue sacrée, l’arabe littéraire, qui ne s’est jamais vraiment sécularisée, a contribué au fil des siècles à creuser le fossé entre la doctrine imposée par une petite élite de savants et les cultures de ses populations. Or cette culturalité est d’autant plus puissante au sein de l’Islam qu’il se veut le dernier des monothéismes : celui qui clôt le cycle des religions révélées. Et que nous révèle-t-il, sinon qu’il ne saurait avoir de sacré qu’Allah et que l’homme doit se soumettre à sa parole ?
Cet écart que le christianisme est arrivé à combler au fil des siècles non sans quelques conflits sanglants, l’Islam n’est pas parvenu à le réduire. Ni les tentatives de laïcisation des deux siècles précédents, ni l’avènement des nationalismes, ni celui des socialismes ne sont parvenus à modifier significativement ce noyau doctrinal dont l’interprétation est la chasse gardée d’une infime minorité de lettrés. L’auteur insiste sur ce retour aux fondamentaux monothéistes. Formidable moteur de son empire entre le VIIe et le XIIe siècle, il demeure l’autre obstacle à son renouvellement. Retour que le philosophe va revisiter en trois temps.
Le premier temps met en scène l’Islam avec son miroir – l’Europe qu’il domina largement durant le Moyen-Âge. Dépositaire du formidable héritage gréco-latin – auquel la chrétienté européenne avait tourné le dos parce qu’il était païen-, l’Islam s’en servira finalement assez peu, comme nous le rappelle Arthur Koestler dans « Les somnambules ». C’est ce qui expliquerait en partie la raison pour laquelle ses penseurs (el Arabi, Averroes… ), ses poètes, ses scientifiques, qui exerceront par ailleurs une si forte influence sur l’art et les cultures européennes, ne parviennent pas à transformer de l’intérieur le corpus doctrinal de l’Islam. Le dogmatisme des écoles juridiques qui ont rigidifié l’interprétation qu’on pouvait faire du Coran, plus libre jusqu’au XIIe siècle, l’expliquerait en bonne partie.
Que s’est-il donc passé alors ? Pourquoi une religion qui, à la différence de ses prédécesseurs, est sans clergé et peut donc favoriser une liberté d’interprétation, s’est-elle repliée sur elle ? Cette question constitue la deuxième partie du livre, intitulée : « L’Islam entre culturalité et politique ». La clef, selon l’auteur, se trouverait dans cette rivalité mimétique qu’entretient l’Islam avec le premier des monothéismes : celui des Hébreux. Par sa connaissance pointue de la Torah, Samama, étant lui-même d’origine juive, nous explique que le Coran « forclôt la question de sa propre origine » tout….en se référant sans cesse au monothéisme hébraïque dont il est issu au travers des emprunts multiples au Pentateuque. Désireux de « recadrer » le sacré de ses prédécesseurs sur le dieu Unique, prêtant le flanc à la collusion entre pouvoir spirituel et temporel, l’Islam s’est posé en challenger au lieu d’approfondir la spiritualité monothéiste comme il avait initialement l’ambition de le faire. Et pourtant il y avait un espace à saisir, qui n’était pas simplement conjoncturel et lié à la chute de l’Empire romain. Cet espace, quel est-il ? C’est celui d’une spiritualité retrouvée. Face à une marche prométhéenne … « visant à se rendre « maître et possesseur de la nature », comme le propose Descartes, une attitude qui choisit, comme y invite son texte sacré, de se « soumettre » à la création (El ‘dounia) parfaite de Dieu », n’est pas étranger aux préoccupations écologiques de notre époque.
C’est là un des intérêts de cet essai que d’ouvrir grandes les portes de l’interprétation en comparant les religions du Livre qui se sont longtemps affrontées. Le moment est-il venu de les réconcilier ? C’est ce que nous propose l’auteur dans sa troisième et dernière partie. Pour ce faire, six perspectives sont explorées, que nous nous permettrons de commenter.
La première, c’est « la séparation ». Elle est peu probable dans notre monde hyperconnecté, mais possible. Cela enferrerait davantage l’Islam dans son splendide isolement en laissant entendre que nous sommes décidément dans un monde de monades enfermées dans nos solitudes et incapables d’échanger entre nous. Cette hypothèse conforterait la thèse d’Huntington sur le choc des civilisations. Elle contribuerait de plus à livrer l’Islam aux intégrismes et à leur volonté de Djihad en le dé-spiritualisant pour en faire une simple machine de guerre. Un bien triste scénario.
La 2e perspective consiste en une « coexistence harmonieuse ». Cet œcuménisme, qui fleure bon Vatican II, renoue avec le temps jadis où les trois religions vivaient à peu près pacifiquement au sein des empires de l’Islam. Mais elle suppose comme prémisse la reconstitution de son pouvoir temporel : le califat. Ce qui n’est pas franchement souhaitable, compte tenu de l’expérience pervertie de l’Etat islamique et de celle des ayatollahs en Iran. De plus elle aurait tendance à donner la prévalence aux clercs par rapport aux profanes et les premiers seraient bien tentés de détourner à leur avantage le dialogue interculturel dans un étonnant commerce : un peu de spiritualité contre la reconnaissance par l’Occident de leur pouvoir politique. Clercs de tous les pays, unissez-vous ! Voilà de quoi mettre tranquillement sur la touche les mouvements de laïcisation qui doivent être poursuivis après quarante années de domination littérale du Coran.
Et nous arrivons à la 3e perspective, la « dé-littérarisation ». C’est sans doute la piste la plus intéressante et qui résume toute les autres. Cette démarche herméneutique où la lettre coranique est contextualisée permettrait enfin de réconcilier l’Islam avec ses cultures. Elle lui rendrait ainsi son mouvement, c’est-à-dire sa métaphorisation originelle qui a tant inspiré les poètes et les écrivains jusqu’aux plus contemporains. « Quand je veux m’inspirer pour mes romans, je lis la Bible mais quand je veux écrire de la poésie, je lis les pages du Coran » nous confiait récemment l’écrivain algérien Yasmina Kadhra. Mais cette restitution polysémique du Coran ne doit pas être uniquement le fait des théologiens. Il consiste en un subtil travail sur la langue qui passe par la mise à distance, par l’ironie, des tentations mortifères du dogme et de ses gardiens. C’est faire une œuvre de déminage à laquelle s’était déjà essayé Salman Rushdie. Ce travail se doit d’être poursuivi sans pour autant tomber dans la caricature ou la dérision.
« La laïcisation » en est la conséquence. L’auteur la définit comme un transfert progressif et négocié du modèle laïc et démocratique. Cela implique la reconnaissance de l’individu dans une oumma qui ne sera plus simplement soumise au pouvoir d’Allah.
« L’historialisation » est une déclinaison des deux perspectives précédentes et implique d’introduire l’Histoire comme ordonnatrice en introduisant une conception linéaire du temps et non cyclique et mythique. Cela servirait de base pour développer par conséquent une approche plus scientifique des cultures du Coran et qui soit une garantie de progrès.
Last but not least, « la dénationalisation » renverrait chaque nation musulmane à sa destinée géographique. Chacune d’entre elles serait ainsi obligée d’inventer une interprétation spécifique de sa foi et de son éthique rendant ainsi un pluralisme de destins qui mettrait à mal une interprétation univoque du Coran.
Toutes ces perspectives sont à l’œuvre aujourd’hui. Laquelle s’imposera ? Gageons que c’est celle qui sera en mesure de renouer l’Islam et sa langue sacrée avec la diversité de ses cultures.