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La « Fritalie » à l’épreuve de la transculture européenne

FULVIO CACCIA

A l’initiative de l’association Italiques, qui célébrait son vingtième anniversaire, une trentaine de personnalités franco-italiennes se sont retrouvées les 7 et 8 décembre à l’Institut culturel italien et à la Sorbonne pour dresser l’état des relations entre ces deux pays fondateurs de l’Union européenne très chahutés par deux décennies d’amples mutations. Le rapport privilégié, en miroir, des deux cultures est-il remis en cause par la globalisation déferlante ? Assiste-t-on à une intensification ou à une banalisation des échanges ? À une persistance ou à un recul des stéréotypes ? Quels sont les nouveaux sujets, les nouvelles thématiques, les nouveaux acteurs de la scène franco-italienne ? C’est à ces questions que Jean Musitelli, Conseiller d’État et président de l’association, invitait ses hôtes à répondre lors de huit séances rondement menées.

Sans la culture, le déluge

Walter Veltroni, ancien maire de Rome, a aussitôt donné le ton. « Nous vivons un moment particulièrement inquiétant où jamais le mot culture n’a autant compté. On peut soit reculer, soit avancer » a affirmé cet ancien ministre de la culture italien. Mettant en garde contre la simplification induite par les réseaux numériques, qui favorisent la peur, la réaction émotive, et la délégitimation de l’autre, M. Veltroni préconise le goût du doute et la maîtrise des procédures afin de négocier au mieux ce passage compliqué. Son interlocutrice, Aurélie Filippetti, ex-ministre française de la culture, écrivaine et fille d’ouvriers italiens, a poursuivi en affirmant que « la crise de la démocratie est la crise de la culture, résultat de l’omniprésence de la communication, qui a pris le pas sur l’argumentation à travers le storytelling ». Observation piquante pour l’ancienne ministre qui était aussi en charge de la communication lorsqu’elle était en fonction. Cependant, elle fut l’une des rares à indiquer que des éléments de solutions se trouvaient peut-être dans le monde associatif, qui regroupe en France plus de 13 millions de bénévoles. Pour son interlocuteur, le vrai défi c’est la précarité et l’isolement qui menacent nos prétendues sociétés de communication, où dans les grandes villes, plus d’un foyer sur trois est composé de personnes seules.

La traduction, lingua franca de l’Europe

Rebondissant sur le thème de la communication, Paolo Fabbri, écrivain et ancien directeur de l’Institut culturel italien a insisté sur la différence entre information et formation. Privilégiant cette dernière, il a évoqué les états généraux du multilinguisme et l’importance capitale de la traduction, laquelle semble aujourd’hui constituer la langue commune de l’Europe, sa lingua franca. Contre les grands simplificateurs, Fabbri oppose la pensée du conflit chère à Machiavel afin de rouvrir la discussion sur l’Europe et déchirer le voile de l’opacité qui l’entoure.

Marc Lazar, le grand spécialiste de l’Italie, a rappelé la dissymétrie qui préside aux rapports franco-italiens, en affirmant que le bilatéralisme est bel et bien terminé et qu’il faut désormais concevoir les rapports franco-italiens dans une perspective européenne. Pour illustrer son propos, le professeur de sciences politiques a annoncé un nouvel accord entre son institution et une importante école de la Péninsule. Yves Hersant a lui aussi milité pour remettre la culture au centre du jeu politique. À ce sujet, il cite d’ailleurs le rapport du dernier sommet de la « fritalie », selon le bon mot de l’écrivain Fernando Camon, où la culture était citée d’emblée comme « une vitrine ». Pour dépasser ce cliché, l’auteur nous invite à nous souvenir des « leçons américaines » d’Italo Calvino, où les maîtres-mots sont complexité et multiplicité. 

L’Italie 2e industrie européenne

Dans un registre plus factuel, Alain Leroy, ancien ambassadeur français en Italie, rappelle quelques réalités peu connues ; par exemple le fait que l’Italie possède la 2e industrie d’Europe et que la balance commerciale italienne affiche un solde positif de 78 millards d’euros, alors que celle de la France est déficitaire de 60 milliards. Plus de 1300 filiales italiennes sont implantées en France, qui importe 38 milliards € en biens et services. Exception faite des « irritants » que sont la Libye et les immigrants, l’émulation franco-italienne, affirme le diplomate, est plus que jamais nécessaire pour peser sur l’Europe.

Invité à analyser l’impact de la mondialisation sur la culture, Bruno Racine, ancien directeur du centre Pompidou et de la Bibliothèque nationale (BNF), a brossé à grands traits quelques réponses institutionnelles, comme le catalogue mondial, obtenu par la fusion multilingue des catalogues des grandes bibliothèques nationales. Ces éléments positifs doivent toutefois être contrebalancés par les tentations du postcolonialisme, qu’il faut dépasser. Jean Pierre Darnis, maître de conférences à l’Université Nice Sophia-Antipolis s’est penché sur la question de la langue et du modèle italien. Tout en rappelant que l’Italien est la 4e langue la plus étudiée au monde, il a mis en lumière le « Sistema Italia », un savant dosage de haute culture, de commerce et d’éthique. L’exemple le plus probant de ce système : le mouvement « slow food ». Son succès n’est pas étranger aux diasporas italiennes et leurs descendants qui en font leur miel. Mais ce modèle singulier, s’est demandé le panéliste, pourrait-il faire bon ménage avec le modèle français, plus institutionnel ? Vaste question. Alessandro Giacone, ancien élève de l’ENS Ulm et agrégé d’histoire et d’italien, a plutôt insisté sur la mutation des transports qui a raccourci les distances. Tout en déplorant le déclin du français depuis la chute du mur de Berlin, le maître de conférences HDR à l’Université Grenoble Alpes, prône un enseignement réciproque des langues du partenaire. Cette séance s’est conclue par l’analyse du rôle de la presse et des médias avec Michele Canonica, Philippe Ridet et Paolo Romani.

Le lendemain, c’est le débat entre intellectuels français et italiens qui a été au centre des interrogations des panélistes, tels que Frédéric Attal, Jean-Yves Frétigné, Maurizio Serra et Valdo Spini. Puis, ce fut au tour de Renato Berta, de Jean Gili, de Fabio Roversi Monaco, Rossana Rummo, Patrick Talbot et Gennaro Toscano de s’interroger sur la circulation des œuvres et des créateurs, allant du cinéma au théâtre en passant par les arts plastiques.

Pour sa part, Gilles Pécout, recteur de Paris, chancelier des universités, s’est penché sur les échanges universitaires. Il a rappelé la Déclaration de La Sorbonne 1998, la hausse de la mobilité estudiantine, qui profite bien à l’Italie, 4e destination de prédilection pour les étudiants Erasmus, et de la nécessité de professionnaliser les doctorats balisés par le double diplôme, qu’encadrent déjà plus de 4000 accords inter-universitaires.

L’Europe, notre étoile polaire

Il revenait à Enrico Letta, ancien président du conseil des ministres italien de réaffirmer à son tour le fait que toute « discussion franco-italienne doit avoir l’Europe comme étoile polaire », surtout lorsqu’il s’agit de culture et d’éducation. Des mots qui ont fait écho à l’ambitieux discours sur l’Europe tenu quelques semaines plus tôt par le président Macron et dont le politicien transalpin n’a pas manqué de rappeler la pertinence. « Que veut dire connaître l’autre lorsqu’on est très jeune ? Les dictatures se fondent sur l’ignorance », a conclu le président de l’Institut Jacques-Delors.

Abordant plus spécifiquement la question de la langue et de la traduction, Carole Cavallera, traductrice et auteure, a rappelé que toute traduction teste à sa manière le conformisme éditorial. « La traduction doit y résister », dit-elle, « avec les armes comme la lenteur ». Les retraductions sont aussi un indice de bonne santé pour ces deux pays, dont l’appétence pour la culture permet parfois de mettre en lumière des auteurs méconnus, tels que Sapienza Golliarda, de l’autre côté de la frontière. Plus lyrique, Miguel Ángel Cuevas, poète espagnol et traducteur convoque aussitôt le travail sur la langue. Le traducteur doit déconstruire le sens pour le remonter dans une autre langue. Mieux, il doit laisser une place vacante au texte originel dont le fantôme sert au lecteur pour se saisir de la version. Jean-Charles Vegliante, poète et professeur des universités, rappelle que les langues bougent à grande vitesse, qu’elles remuent et communiquent entre elles, aiguillonnées notamment par la publicité, qui utilise toutes les virtualités du mot étranger dans des buts mercantiles, comme le font certaines publicités de lingerie fine via le très suggestif « intimissimi ». Or, dans l’économie du globish, déplore le poète, la confusion est de mise, comme la connivence, et la poésie, qui est nuance, devient inaudible.

Les passeurs hier et aujourd’hui

Si les traducteurs sont des passeurs, que dire des autres ? Fabio Gambaro, directeur de l’Institut culturel italien, en a profité pour décrire les conditions de cette transmission au quotidien. Le succès du festival « Italissimo », soutenu par l’Institut, est un bon exemple. Cette initiative utilise à bon escient le formidable capital de sympathie dont jouissent les Italiens à Paris afin de dépasser les stéréotypes. Tel est bien le rôle de passeur : savoir utiliser les clichés pour « transmettre et contaminer ».  En d’autres mots, il s’agit de mettre le public en position de les comprendre pour mieux lui faire découvrir ce qui n’existe pas. C’est l’offre qui organise la demande. Pour cet ancien journaliste, l’Institut ne doit pas être le cercles des expatriés. La construction du public va de pair avec une programmation qui fait une large place au public du pays-hôte et aux questions qui intéressent ses citoyens. C’est pourquoi il entend privilégier l’essai. Pour Jean-Claude Zancarini, animateur de la revue « Le laboratoire italien », les passeurs ont un lien fort avec l’amitié, comme ce fut le cas de Jacqueline Risset, traductrice de Dante et de Bernard Simeone, directeur de la collection italienne auprèsdes éditions Verdier, tous deux disparus récemment.

Dante et Ciao Italia

Le prix Italiques donné alternativement ou à un francophone ou à un italien, a récompensé cette deux Français , l’italianiste Jean-Louis Poirier pour le très bel essai personnel Ne plus ultra, Dante et le dernier voyage d’Ulysse aux éditions Belles Lettres et Ciao Italia, exposition sur l’immigration italienne présentée récemment au Musée national de l’histoire de l’immigration et ayant attiré plus de 100 000 visiteurs, lesquels ont épuisé le tirage de son catalogue. Ses commissaires, Dominique Païni, Stéphane Mourlane et Isabelle Renard, ont donc aussi été récompensés pour leurs efforts. Mais l’expo ne s’arrêtera pas pour autant. Une exposition itinérante est  prévue en janvier prochain, ainsi qu’une déclinaison italienne dans les mois qui suivent.

Franco-italiens encore un effort si voulez être … Européens !

Que retenir de cette riche moisson d’analyses développées par les meilleurs observateurs de ces deux pays, fondateurs de l’Union ? La fin du bilatéralisme ? La primauté de l’Europe ? L’importance de l’éducation et de la culture ? Ces mots-clés, qui sont revenus en boucle tout au long de ces sessions roboratives, nous laissent entrevoir en creux une réalité qui, sauf erreur, n’a pas été nommée durant ces débats. Et pour cause : il s’agit de la fin de la modernité de l’État-nation. Ce constat en filigrane nous invite à concevoir d’urgence l’État non plus à l’aulne du seul périmètre de la nation et des droits fondamentaux de ses membres, mais à y associer la culture. Bref, il s’agit de passer de l’État-nation à l’État-culture.  Mais comment le faire dans cette Europe qui se cherche encore et dont les membres sont tentés par le repli identitaire ? L’entreprise est imposante certes, mais pas impossible. Il s’agit de retisser la relation complexe et ardente entre culture savante et culture populaire, éducation savante et éducation populaire, dont les mouvements, rappelons-le, ont favorisé il y a plus de 150 ans l’avènement de l’éducation et la citoyenneté nationales. Aujourd’hui, c’est à la citoyenneté européenne qu’il faut donner un contenu, c’est-à-dire restituer sa diversité fondatrice, comme l’avaient fait jadis les fondateurs de ces futures cultures. En leur temps, Dante et Du Bellay ont bravé les réticences de leur pairs, qui débattaient dans la langue savante de leur époque – le latin- pour imposer en l’écrivant leur parler populaire, leur vulgaire. Soyons gré à l’association Italiques et à ses animateurs d’avoir su baliser le chemin. Il reste maintenant à le poursuivre en invitant les gens de bonne volonté à s’y engager. À bon entendeur…

L’Islam au miroir de ses cultures

Fulvio Caccia

Les événements tragiques qui ont ensanglanté récemment Manchester  rendent plus urgentes que jamais la nécessité de  comprendre  ce qui se joue aujourd’hui au sein de l’Islam.

L’Islam est-il soluble dans la démocratie et le progrès ? C’est la question récurrente que pose le philosophe Claude-Raphaël Samama dans un essai stimulant intitulé : « Perspectives pour les Islams contemporains » publié cette année dans la collection « D’un texte à l’histoire » aux éditions l’Harmattan. Pour y répondre il utilise un comparatisme de bon aloi qui prend appui sur l’anthropologie des civilisations (dont il est un spécialiste) ainsi que sur d’autres disciplines des sciences sociales : l’ethnologie, l’étymologie, l’histoire, la géographie politique et, bien sûr, l’économie… Une approche qui rend concrète la compréhension des enjeux qui se nouent et se dénouent au sein de cette religion pratiquée par le quart de la population mondiale ; soit 1.5 milliard de fidèles. Ces enjeux nous concernent tous autant que nous sommes car ils viennent non seulement faire basculer notre confort occidental mais aussi questionner ce qu’il y a de plus intime en nous : nos croyances. À quoi croyons-nous vraiment ? Sommes-nous si sûrs de notre science et de nos états démocratiques et modernes ? Mais qu’est-ce que croire ? Et quelle liberté laisse la croyance ou la non-croyance à l’individu ?

Du coup l’Islam n’est plus ce bloc écartelé entre deux fractions fratricides (les sunnites et les chiites) à quoi les médias ont tendance à le réduire, mais apparaît plutôt comme une pluralité de courants, d’écoles, traversée depuis sa naissance par des tensions géopolitiques, stratégiques, économiques. Cette approche contribue à éclairer de manière nouvelle les crises qui le secouent.

Bien, vous direz-vous, mais posons d’emblée la question qui fâche : pourquoi l’Islam secrète-t-il le terrorisme aujourd’hui ? La cause résiderait dans ce que l’auteur appelle « la culturalité » et qu’il définit comme un système de croyances, de valeurs et de représentations partagé par un peuple. L’Islam dans son rapport au sacré serait demeuré en décalage avec les cultures qui pourtant lui sont liées. C’est ce que croit Samama à la suite d’autres observateurs. Car ce décalage entre le corps des doctrines dominées par une langue sacrée, l’arabe littéraire, qui ne s’est jamais vraiment sécularisée, a contribué au fil des siècles à creuser le fossé entre la doctrine imposée par une petite élite de savants et les cultures de ses populations. Or cette culturalité est d’autant plus puissante au sein de l’Islam qu’il se veut le dernier des monothéismes : celui qui clôt le cycle des religions révélées. Et que nous révèle-t-il, sinon qu’il ne saurait avoir de sacré qu’Allah et que l’homme doit se soumettre à sa parole ?

Cet écart que le christianisme est arrivé à combler au fil des siècles non sans quelques conflits sanglants, l’Islam n’est pas parvenu à le réduire. Ni les tentatives de laïcisation des deux siècles précédents, ni l’avènement des nationalismes, ni celui des socialismes ne sont parvenus à modifier significativement ce noyau doctrinal dont l’interprétation est la chasse gardée d’une infime minorité de lettrés. L’auteur insiste sur ce retour aux fondamentaux monothéistes. Formidable moteur de son empire entre le VIIe et le XIIe siècle, il demeure l’autre obstacle à son renouvellement. Retour que le philosophe va revisiter en trois temps.

Le premier temps met en scène l’Islam avec son miroir – l’Europe qu’il domina largement durant le Moyen-Âge. Dépositaire du formidable héritage gréco-latin – auquel la chrétienté européenne avait tourné le dos parce qu’il était païen-, l’Islam s’en servira finalement assez peu, comme nous le rappelle Arthur Koestler dans « Les somnambules ». C’est ce qui expliquerait en partie la raison pour laquelle ses penseurs (el Arabi, Averroes… ), ses poètes, ses scientifiques, qui exerceront par ailleurs une si forte influence sur l’art et les cultures européennes, ne parviennent pas à transformer de l’intérieur le corpus doctrinal de l’Islam. Le dogmatisme des écoles juridiques qui ont rigidifié l’interprétation qu’on pouvait faire du Coran, plus libre jusqu’au XIIe siècle, l’expliquerait en bonne partie.

Que s’est-il donc passé  alors ? Pourquoi une religion qui, à la différence de ses prédécesseurs, est sans clergé et peut donc favoriser une liberté d’interprétation, s’est-elle repliée sur elle ? Cette question constitue la deuxième partie du livre, intitulée : « L’Islam entre culturalité et politique ». La clef, selon l’auteur, se trouverait dans cette rivalité mimétique qu’entretient l’Islam avec le premier des monothéismes : celui des Hébreux. Par sa connaissance pointue de la Torah, Samama, étant lui-même d’origine juive, nous explique que  le Coran «  forclôt la question de sa propre origine » tout….en se référant sans cesse au monothéisme hébraïque dont il est issu au travers des emprunts multiples au Pentateuque. Désireux de « recadrer » le sacré de ses prédécesseurs sur le dieu Unique, prêtant le flanc à la collusion entre pouvoir spirituel et temporel, l’Islam s’est posé en challenger au lieu d’approfondir la spiritualité monothéiste comme il avait initialement l’ambition de le faire. Et pourtant il y avait un espace à saisir, qui n’était pas simplement conjoncturel et lié à la chute de l’Empire romain. Cet espace, quel est-il ? C’est celui d’une spiritualité retrouvée. Face à une marche prométhéenne … «  visant à se rendre « maître et possesseur de la nature », comme le propose Descartes, une attitude qui choisit, comme y invite son texte sacré, de se « soumettre » à la création (El ‘dounia) parfaite de Dieu », n’est pas étranger aux préoccupations écologiques de notre époque.

C’est là un des intérêts de cet essai que d’ouvrir grandes les portes de l’interprétation en comparant les religions du Livre qui se sont longtemps affrontées. Le moment est-il venu de les réconcilier ? C’est ce que nous propose l’auteur dans sa troisième et dernière partie. Pour ce faire, six perspectives sont explorées, que nous nous permettrons de commenter.

La première, c’est « la séparation ». Elle est peu probable dans notre monde hyperconnecté, mais possible. Cela enferrerait davantage l’Islam dans son splendide isolement en laissant entendre que nous sommes décidément dans un monde de monades enfermées dans nos solitudes et incapables d’échanger entre nous. Cette hypothèse conforterait la thèse d’Huntington sur le choc des civilisations. Elle contribuerait de plus à livrer l’Islam aux intégrismes et à leur volonté de Djihad en le dé-spiritualisant pour en faire une simple machine de guerre. Un bien triste scénario.

La 2e perspective consiste en une « coexistence harmonieuse ». Cet œcuménisme, qui fleure bon Vatican II, renoue avec le temps jadis où les trois religions vivaient à peu près pacifiquement au sein des empires de l’Islam. Mais elle suppose comme prémisse la reconstitution de son pouvoir temporel : le califat. Ce qui n’est pas franchement souhaitable, compte tenu de l’expérience pervertie de l’Etat islamique et de celle des ayatollahs en Iran. De plus elle aurait tendance à donner la prévalence aux clercs par rapport aux profanes et les premiers seraient bien tentés de détourner à leur avantage le dialogue interculturel dans un étonnant commerce : un peu de spiritualité contre la reconnaissance par l’Occident de leur pouvoir politique. Clercs de tous les pays, unissez-vous ! Voilà de quoi mettre tranquillement sur la touche les mouvements de laïcisation qui doivent être poursuivis après quarante années de domination littérale du Coran.

Et nous arrivons à la 3e perspective, la « dé-littérarisation ». C’est sans doute la piste la plus intéressante et qui résume toute les autres. Cette démarche herméneutique où la lettre coranique est contextualisée permettrait enfin de réconcilier l’Islam avec ses cultures. Elle lui rendrait ainsi son mouvement, c’est-à-dire sa métaphorisation originelle qui a tant inspiré les poètes et les écrivains jusqu’aux plus contemporains. « Quand je veux m’inspirer pour mes romans, je lis la Bible mais quand je veux écrire de la poésie, je lis les pages du Coran » nous confiait récemment l’écrivain algérien Yasmina Kadhra. Mais cette restitution polysémique du Coran ne doit pas être uniquement le fait des théologiens. Il consiste en un subtil travail sur la langue qui passe par la mise à distance, par l’ironie, des tentations mortifères du dogme et de ses gardiens. C’est faire une œuvre de déminage à laquelle s’était déjà essayé Salman Rushdie. Ce travail se doit d’être poursuivi sans pour autant tomber dans la caricature ou la dérision.

« La laïcisation » en est la conséquence. L’auteur la définit comme un transfert progressif et négocié du modèle laïc et démocratique. Cela implique la reconnaissance de l’individu dans une oumma qui ne sera plus simplement soumise au pouvoir d’Allah.

« L’historialisation » est une déclinaison des deux perspectives précédentes et implique d’introduire l’Histoire comme ordonnatrice en introduisant une conception linéaire du temps et non cyclique et mythique. Cela servirait de base pour développer par conséquent une approche plus scientifique des cultures du Coran et qui soit une garantie de progrès.

Last but not least, « la dénationalisation » renverrait chaque nation musulmane à sa destinée géographique. Chacune d’entre elles serait ainsi obligée d’inventer une interprétation spécifique de sa foi et de son éthique rendant ainsi un pluralisme de destins qui mettrait à mal une interprétation univoque du Coran.

Toutes ces perspectives sont à l’œuvre aujourd’hui. Laquelle s’imposera ? Gageons que c’est celle qui sera en mesure de renouer l’Islam et sa langue sacrée avec la diversité de ses cultures.

Les yeux d’Inana : des femmes contre la guerre

 

Inana

Qui aurait cru que des voix si différentes des extrémismes puissent se faire entendre dans un pays déchiré depuis si longtemps par la guerre et le djihadisme comme l’Irak. C’est pourtant le pari relevé, et avec quelle maestria, par Les yeux d’Inana, l’anthologie des auteures irakiennes établie par Amal Ibrahim-Al-Nusairi et Birgit Svensson et traduit par Antoine Jockey. Ce recueil, publié par l’allemand Hans Schiler, regroupe une vingtaine d’entre elles. C’est inédit en Irak où la première édition en arabe a été rapidement épuisée. Que nous disent ces voix familières se déployant dans un éventail de formes fort diverses allant du bref tableau théâtral à la courte nouvelle en passant par tes les registres poétiques ? Le paysage qui se dessine est certes sous tendu par la violence mais ce n’est pas celle qui nous vient à l’esprit, au premier chef. Car, comme le dit Samarkand al-Djabira, l’une des contributrices, « les femmes écrivent de l’intérieur vers l’extérieur », à la différence des hommes qui font précisément l’inverse. Cette observation bienvenue nous permet de comprendre pourquoi la violence présente dans ces textes est plutôt celle qui est vécue au quotidien à l’intérieur de la famille. Un bel exemple en est donné par al-Djabira elle-me qui rend hommage à « Badriyya ». Cette femme, une voisine de la rue, battue et brûlée vive par son forcené de mari, aura encore le courage de crier à ses enfants, dans les flammes qui la ravagent : «Dites à la hajja’ de verser le parfum sur ma tombe. Car, vivante, je n’ai eu droit à rien. »

Le parfum est un motif qui revient dans la nouvelle de Azhar Ali Hussein mais dans un tout autre registre. L’écrivaine n’hésite pas à se mettre à place d’un homme pour comprendre son désir, son fantasme et finalement sa frustration, combustible de toutes les violences. « Tout ce qui m’occupera l’esprit sera mon désir pour un corps qui se déhanche devant moi avec la malédiction de la féminité interdite ». Une démarche qui n’est pas très éloignée de celle d’une Nancy Huston  ou encore celle d’Isabelle Minière en France. Cette modernité on le retrouve également dans les poèmes de facture plus formelle, presque des maximes de Gharam al-Rabi’i. Écoutez sa voix dans Images des restes d’une mémoire. « Les fenêtres se réjouissent du malheur du vent. Elles ne doivent pas oublier qu’elles sont de verre » ou encore : «Ils essorent la nuit pour les dépouiller des mots arrogants qui s’essoufflent à force de tourner autour des grappes du silence ».

de gauche à droite : Thierry Vergon, Almbassade de France en Irak, Birgit Svensson, , Gharam al-Rabi’i, le traducteur Rasha Fadel et Sylvestre Clancier , président du Pen Club

de gauche à droite : Thierry Vergon, Ambassade de France en Irak, Birgit Svensson, Gharam al-Rabi’i, le traducteur,  Rasha Fadel et Sylvestre Clancier, président du Pen Club  (photo Laurence Paton)

 

Invitée du PEN Club France mardi le 7 mars dernier, elle a plaidé pour que la littérature puisse être le lieu de rassemblement des femmes et des hommes de bonne volonté afin que triomphe l’amour et les valeurs qui lui sont rattachées. Sa consœur Rasha Fadel qui dut s’enfuir de Tikrit quand Daesh a envahi sa ville natale, ne dit pas autre chose. « Ceux qui écrivent ont une responsabilité à l’égard des autres pour éviter que la violence ne s’abatte sur eux » . L’illustre «  histoire d’une nation moderne » de Rihab al-Hindi  qui narre la froide exécution d’un journaliste.

Birgit Svensson, journaliste allemande, a expliqué dans un très bon français, l’origine du projet et le raison pour laquelle le nom d’Inana avait été retenue. Première divinité sumérienne et déesse d’amour et de la guerre, elle était la plus appropriée pour symboliser cette formidable initiative qui a réuni l’Institut Goethe, la fondation Al-Noor, l’Ambassade de France en Irak et l’Institut français. Ce genre de collaboration est un bel exemple de ce que l’Europe peut faire de mieux pour accompagner l’expression de la diversité culturelle, inhérente à toute culture. Tout un symbole en cette journée internationale des droits de la femme.

Se souvenir de Todorov

Fulvio CACCIA

Je n’étais pas un proche de Todorov même si je le fréquentais depuis longtemps par livre interposé. Je me souviens encore du choc qu’avait provoqué en moi la lecture de « Nous et les autres » que je tiens comme l’un des meilleurs essais sur l’altérité. Dans ce livre admirable et généreux, il réussissait à faire dialoguer par delà les siècles des auteurs  très différents  en nouant entre eux le fil d’une pensée qui mettait en lumière les deux facette de l’humanisme français -comme de tout humanisme d’ailleurs- : le singulier et  l’universel. Moraliste, il aura sa vie durant décliné ces termes en montrant que malgré leurs paradoxes, ils sont complémentaires. 
En m’installant à Paris, nos chemins se sont croisés. J’ai alors pu lui proposer de les décliner à nouveau puisque la revue ViceVersa dont j’étais un des animateurs  allait consacrer sa  prochaine livraison aux  rapports entre nation, race et culture. Il accepta volontiers. Le titre de son article s’intitulait «A quoi sert la nation ? » C’était en 1991. Sa démonstration très  élégante  n’opposait pas la nation au cosmopolitisme mais l’enrichissait. «  C’est grâce au maintient des cultures particulières qu’on pourra encore accéder à l’universel ».  
Tout l’esprit de Todorov se trouve dans cet  équilibre subtil, cette attitude bien tempérée qui refuse de succomber aux tentations simplificatrices des extrêmes.  

Un autre versant de son humanisme se trouve dans l’amour qu’il portait à  Paris comme il exprima dans cette conférence que vous pourrez lire ici . Alors  conseiller pour le Forum des instituts culturels de Paris  (FICEP), j’avais demandé à Todorov s’il accepterait de prononcer l’allocution de conclusion dédié aux écrivains étrangers à Paris. Encore une fois, il acquiesça de bonne grâce. Le colloque s’est tenu à la Bibliothèque Nationale de France  en 2002 dans cette même salle où jeudi le deux mars prochain un hommage lui sera rendu. Dans son  allocution il convoqua trois poètes. Les relations contrastées d’Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke, Marina Tsvétaïeva avec la France  lui servirent à illustrer une interrogation qui n’était pas étranger à son propre parcours . « Plus concrètement, la question se pose pour eux : se serviront-ils toujours de leur langue natale ou écriront-ils désormais en français ? »  Ah, la langue française ! C’est par elle  qu’il était devenu français. Il l’utilisait magistralement avec une élégance et une transparence qui lui permettait, sans l’air d’y toucher, de  mettre à distance nos certitudes les plus enracinées.

La dernière fois que je l’ai rencontré, c’était par hasard il y a quelques années dans les corridors du métro Châtelet de Paris. Il marchait  juste à côte de moi. Je l’ai reconnu et aussitôt interpellé. Je venais de lire  son remarquable essai «  La peur des barbares »  et je voulais absolument lui consacrer l’émission littéraire que j’animais alors sur une télévision de proximité. Sans doute l’avais-je dérangé dans ses pensées. Il me regarda d’un air perplexe et distant et m’a dit : « Plus tard quand j’aurais un nouveau livre ». J’ai regardé sa  tignasse blanche ébouriffée s’éloigner sur le quai de la ligne deux.  

C’est par mail en 2015 que je me suis rappelé à son bon souvenir. Je lui proposais d’être le conférencier qui ouvrirait le colloque sur les bonnes pratiques en matière de diversité culturelle que l’Observatoire de la diversité  culturelle, association que j’avais co-fondée, organisait à l’occasion des dix ans de la Convention de l’UNESCO du même nom. Mais encore cette fois, la nouvelle rencontre n’a pas pu se réaliser. L’échange fut bref et amical  et se  conclut par ces paroles : « Je vois que les affaires de la diversité culturelle vous tiennent toujours à coeur. A moi aussi.» Avec mon meilleur souvenir »Tzvetan Todorov.  Souvenons-nous de lui. Sa pensée nous manque déjà

 

 

 

La liberté d’expression et son double

Fulvio Caccia

Texte préparé pour le colloque «  Charlie-hebdo : deux après, organisé par PEN CLUB France les 11 et 12 janvier 2017 à Paris

Qu’est-ce qui entrave la liberté d’expression, qu’est-ce qui peut la libérer ? A la première question, je répondrai que c’est justement la liberté, même détachée de son rapport à l’autre, qui l’aliène au sens propre, c’est à dire qui la rend étrangère à soi-même. Cette désolidarisation avec le for intérieur de chacun se traduit d’abord par un hyper individualisme érigé en système lui-même soutenu par un hyper libéralisme économique qui fait de la seule accumulation des richesses et d’argent la finalité suprême.

Cette dérive inverse le fameux article quatre de la Déclaration des droits de l’homme que pourrait dès lors se lire ainsi : ma liberté commence lorsqu’elle s’affranchit de celle d’autre. Cette inversion, ce renversement de toutes les valeurs, cher à Marx, réintroduit dans le même mouvement le droit du plus fort qu’un Rousseau avait dénoncé jadis dans le Contrat social. Alors, il s’agissait d’abolir la société de la dette infinie avec ses obligations de clan ou de famille pour faire advenir une société d’hommes libres s’affirmant par les seuls mérites du travail et de la liberté d’entreprendre.

La liberté individuelle  qui fut le moteur au XVe siècle du formidable progrès intellectuel des humanités européennes et par ricochet du décollage économique, technologique et politique de l’Europe, se paie par un autre paradoxe. Celui d’avoir fait de la liberté d’expression l’alibi, la bonne conscience de l’hégémonie européenne au cours des 500 dernières années. Cette bonne conscience qui couvrira bien des abus -et notamment l’expérience coloniale- introduit un autre paradoxe, et pas des moindres : le relativisme culturel. Car, s’il est vrai que la liberté d’expression peut se comprendre dans le cas d’un citoyen isolé se défendant contre les abus d’une administration toute puissante, elle aura un autre son de cloche lorsqu’elle consiste à diffuser des informations trompeuses ou haineuses. « Liberté d’expression » n’était-il pas le titre de la revue de l’antisémite Druont ?

Aussi je le dirai avec Tzvetan Todorov « la liberté d’expression n’est pas le fondement universel de la démocratie ». Au moment où elle semble triompher, la démocratie induit ses propres maladies immunes comme l’affirmait le psychanalyste René Major lorsqu’il expliquait, à la suite de Freud, le rapport libidinal à l’économie, c’est à dire son rapport à l’inconscient. Mais si l’inconscient peut permettre de comprendre ce qu’est la conscience individuelle, le for intérieur qui se réfléchit à travers et au delà du langage, c’est parce que le langage est bien le cœur,  l’enjeu principal et le théâtre de guerre des forces centripètes et centrifuges qui nous constituent : Éros et Thanatos, l’ouvert et le fermé  et ( reprises en termes moraux)   le bien et le mal. Dans ce contexte,  loin d’être inédite,  cette question se pose : comment l’écrivain peut-il restaurer la liberté d’expression ? Et bien tout simplement en exerçant pleinement son rôle dans l’espace public. Cet espace est celui même de la sphère de la délibération et de la confrontation. Oui mais encore, me direz-vous…

Revenons à la Déclaration des droits de l’homme. Son article 11 qui institue la liberté d’expression prévoit que « les abus doivent être sanctionnés par la Loi ». La mission de l’écrivain consisterait donc justement à prévenir ces « abus ». Quels sont-ils ? Il ne s’agit pas ici, vous l’aurez compris, de se substituer aux juges et aux juristes mais bien de remplir sa mission d’écrivain . Et les abus dont il est question à cet égard ce sont bien les abus de langage. Évidemment. Trouver les mots pour le dire. Dénoncer les avatars, souvent invisibles, de ces abus, bref oxygéner l’espace public en le débarrassant des allégories, ces métaphores mortes, (Michel Tournier) , tel est la tâche de l’écrivain humaniste aujourd’hui. Comme hier.

Il y a beaucoup à faire. Et pour cause ! Jamais la manipulation des esprits n’aura été aussi envahissante et systématique. C’est le triomphe de l’envie, la dictature des égoïsmes qui au lieu de s’équilibrer par la main invisible comme l’avait soutenu Adam Smith, s’accentuent de plus belle. Car il n’y a plus de cadre étatique susceptible de contenir la spirale spéculative qui fait de la liberté le bien privé des happy few. C’est cette spirale effrénée qui a détourné « la liberté d’expression » de son objectif premier en démonétisant, dans le même mouvement, la profession d’écrivain. Car cette liberté est prise en otage par les opérateurs du marché qui s’en servent comme caution, lettre de noblesse de leur propre hubris en faisant miroiter la belle mais utopique illusion de la démocratisation des arts et de la culture. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de récuser le désir de tout un chacun de s’exprimer ; il s’agit de déprendre la liberté d’expression de ceux qui la manipulent pour conforter leur pouvoir en réduisant toute parole au commun dénominateur de la loi du nombre.

Car aujourd’hui l’utopie de la démocratie culturelle est devenue réalité. Tout individu peut être désormais, l’auteur, l’éditeur et le diffuseur de sa propre expression où le critère unique demeure la loi du marché. On connaît tous des éditeurs numériques, de plus en plus nombreux, qui proposent de mettre  en ligne pour une somme modique ou gratuitement le livre à charge de « l’écrivain » de démarcher ses lecteurs ou, mieux, de se faire repérer par le nombre de clics par un « vrai éditeur » qui le publiera. Cela n’est pas nouveau, me direz-vous. C’est du compte d’auteur déguisé. Qui un jour ne l’a pas expérimenté.

Certes, cependant ce type d’édition, somme toute marginale, accompagné d’autres dispositifs qui réduisent l’espace public au réflexe binaire induit par Facebook ou YouTube est déjà la règle. La taille colossale de cette dissymétrie met en danger l’écosystème de l’édition. Avec entre autre comme conséquence une littérature de divertissement, une world literature déjà bien prospère qui a le goût, la posture, la forme de la littérature comme aurait dit Pierre Bourdieu mais qui n’en est pas. Plusieurs auteurs déjà ont dénoncé cette mainmise…qui nous précipitent tous autant que nous sommes, dans le « bruit », la foule des anonymes noyés dans le flux accéléré de l’information.

Comment contrer cette stratégie mortifère qui exige, d’un extrême à l’autre, du consommateur lambda aux fanatique de Daesch, « du temps de cerveau disponible » soit des êtres dociles et décervelés ? Comment lutter contre le refus de penser, contre la généralisation de la « banalité du mal » (Arendt) ? Contre le déclassement de la parole de l’écrivain réduite à devenir le faire valoir d’un marché dérégulé dont la liberté d’expression sert de cache sexe ?

La tâche qui nous incombe, nous écrivains et j’ajoute « humanistes, est donc claire : nous déprendre à notre tour du rôle de « bonne conscience » politique qui nous est attribué d’office pour mettre en lumière le travail d’expression de la diversité des fors intérieurs, de la subjectivité humaine humaine. C’était et cela demeure la « mission historique » de l’écrivain. Mais ce droit de cité n’implique pas la liberté absolue comme certains veulent nous le faire accroire. Il doit tenir compte de l’autre en nous (Rimbaud). C’est l’expression de cet espace délibératif intériorisé qui est le territoire de la vraie liberté d’expression. Encore fait-il éviter les séductions des nouvelles idéologies utilitaristes (Arendt) et les pièges du politique et réinscrire le projet esthétique au cœur du rapatriement de la subjectivité contemporaine.

Aujourd’hui, dans le bruit ambiant , réduit à devenir plus que jamais le publiciste de ses propres travaux, l’écrivain peine à renouer les fils du sens. Les idéologies politiques anciennes sont mortes. L’idéologie économique ou utilitariste est beaucoup plus insidieuse et difficile à repérer. Chacun se souviendra du témoignage de cette  romancière roumaine ,qui  a témoigné l’an dernier , ici même à cette tribune. Après avoir protesté trente ans durant contre la dictature du prolétariat imposé par Ceausescu, elle était « resté sans voix » lorsque son sémillant éditeur allemand lui avait annoncé candidement avoir coupé une centaine de pages de son roman « pour le rendre plus lisible, donc plus commercial ». Méfions de nos amis … dit le vieil adage.

Car nous rendre « sans voix », inaudible, nous les écrivains, telle est bien la stratégie de cette nouvelle idéologie soft qui avance masquée et qu’il convient de démasquer. Quel est le sens du combat ? Qui est notre ennemi ? Qui sont les alliés objectifs ? nos atouts ? Mais d’abord, une question se pose : sommes-nous en guerre ? La réponse là aussi est sans appel : bien sûr que nous le sommes ! Et depuis belle lurette. Et je ne parle pas ici de la « guerre contre le terrorisme » déclarée depuis les attentats de Charlie Hebdo. Je parle de cette guerre culturelle qui commence au tournant des années 80 et qui désormais bat son plein. Pourtant des signes auraient du nous alerter : le décrochage du dollar avec l’or en 1974, l’espace public qui se rétrécit, la fathua sur Salman Rushdie, la publication du Choc des civilisations de Samuel Huntington, manifeste géopolitique libéral s’il en est, surviennent au moment où triomphent les théories monétaristes. Hasard ?

A cet égard l’assassinat de l’équipe de Charlie Hebdo doit être envisagé comme le dernier et tragique épisode de cette séquence commencée au début des années 80 ! Mais attention, il ne fait  pas se tromper d’ennemis. Le djihadisme n’est que l’effet induit d’un ultralibéralisme imposé par les opérateurs de l’école de Chicago et repris ensuite par Reagan et Thatcher.

Alors, comment libérer la liberté d’expression de son excès de liberté ? Que faire ? Le mot de Lénine est plus que jamais d’actualité. Il faut reprendre la parole publique. A cet égard ce colloque est un signe positif ; il faut créer des contre-feux, des lieux de résistance, c’est à dire des lieux d’édition, détourner à leur tour les nouveaux outils numériques, penser une alternative, bref retisser les liens avec la république mondiale des lettres, cette « internationale de créateurs dénationalisés » (Pascale Casanova) qui depuis le Moyen-âge jusqu’ à nos jours » a contribué à fonder les futures littératures nationales mais plus encore à prévoir leur dépassement .

C’est le sens qu’il faut accorder à l’injonction de Goethe lorsqu’il recommandait dès le début du XIXe siècle de dépasser déjà les littératures nationales afin qu’advienne une véritable littérature mondiale : die Weltliteratur. Cette littérature n’est pas ce manifeste exotique proposé il y a une dizaine d’année par le quotidien le Monde et moins encore l’addition des littérature nationales ; il implique la reconnaissance de l’altérité que fonde toute littérature et dès lors toute culture. Cette non reconnaissance, est pour Milan Kundera « le grand échec intellectuel de l’Europe », incapable de ce fait de donner à « sa grande valeur – la diversité culturelle »- sa traduction politique. C’est la raison pour laquelle l’auteur de l’Identité anticipe non sans nostalgie le retour à la tradition où la nouveauté, la modernité et donc le progrès social auront été évacués pour de bon, reconduisant ainsi la volonté de plus fort qui comme nous le rappelle la fontaine , « est toujours la meilleure ». Donc au boulot !