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Se souvenir de Todorov

Fulvio CACCIA

Je n’étais pas un proche de Todorov même si je le fréquentais depuis longtemps par livre interposé. Je me souviens encore du choc qu’avait provoqué en moi la lecture de « Nous et les autres » que je tiens comme l’un des meilleurs essais sur l’altérité. Dans ce livre admirable et généreux, il réussissait à faire dialoguer par delà les siècles des auteurs  très différents  en nouant entre eux le fil d’une pensée qui mettait en lumière les deux facette de l’humanisme français -comme de tout humanisme d’ailleurs- : le singulier et  l’universel. Moraliste, il aura sa vie durant décliné ces termes en montrant que malgré leurs paradoxes, ils sont complémentaires. 
En m’installant à Paris, nos chemins se sont croisés. J’ai alors pu lui proposer de les décliner à nouveau puisque la revue ViceVersa dont j’étais un des animateurs  allait consacrer sa  prochaine livraison aux  rapports entre nation, race et culture. Il accepta volontiers. Le titre de son article s’intitulait «A quoi sert la nation ? » C’était en 1991. Sa démonstration très  élégante  n’opposait pas la nation au cosmopolitisme mais l’enrichissait. «  C’est grâce au maintient des cultures particulières qu’on pourra encore accéder à l’universel ».  
Tout l’esprit de Todorov se trouve dans cet  équilibre subtil, cette attitude bien tempérée qui refuse de succomber aux tentations simplificatrices des extrêmes.  

Un autre versant de son humanisme se trouve dans l’amour qu’il portait à  Paris comme il exprima dans cette conférence que vous pourrez lire ici . Alors  conseiller pour le Forum des instituts culturels de Paris  (FICEP), j’avais demandé à Todorov s’il accepterait de prononcer l’allocution de conclusion dédié aux écrivains étrangers à Paris. Encore une fois, il acquiesça de bonne grâce. Le colloque s’est tenu à la Bibliothèque Nationale de France  en 2002 dans cette même salle où jeudi le deux mars prochain un hommage lui sera rendu. Dans son  allocution il convoqua trois poètes. Les relations contrastées d’Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke, Marina Tsvétaïeva avec la France  lui servirent à illustrer une interrogation qui n’était pas étranger à son propre parcours . « Plus concrètement, la question se pose pour eux : se serviront-ils toujours de leur langue natale ou écriront-ils désormais en français ? »  Ah, la langue française ! C’est par elle  qu’il était devenu français. Il l’utilisait magistralement avec une élégance et une transparence qui lui permettait, sans l’air d’y toucher, de  mettre à distance nos certitudes les plus enracinées.

La dernière fois que je l’ai rencontré, c’était par hasard il y a quelques années dans les corridors du métro Châtelet de Paris. Il marchait  juste à côte de moi. Je l’ai reconnu et aussitôt interpellé. Je venais de lire  son remarquable essai «  La peur des barbares »  et je voulais absolument lui consacrer l’émission littéraire que j’animais alors sur une télévision de proximité. Sans doute l’avais-je dérangé dans ses pensées. Il me regarda d’un air perplexe et distant et m’a dit : « Plus tard quand j’aurais un nouveau livre ». J’ai regardé sa  tignasse blanche ébouriffée s’éloigner sur le quai de la ligne deux.  

C’est par mail en 2015 que je me suis rappelé à son bon souvenir. Je lui proposais d’être le conférencier qui ouvrirait le colloque sur les bonnes pratiques en matière de diversité culturelle que l’Observatoire de la diversité  culturelle, association que j’avais co-fondée, organisait à l’occasion des dix ans de la Convention de l’UNESCO du même nom. Mais encore cette fois, la nouvelle rencontre n’a pas pu se réaliser. L’échange fut bref et amical  et se  conclut par ces paroles : « Je vois que les affaires de la diversité culturelle vous tiennent toujours à coeur. A moi aussi.» Avec mon meilleur souvenir »Tzvetan Todorov.  Souvenons-nous de lui. Sa pensée nous manque déjà

 

 

 

Pasolini transculturel

Fulvio CACCIA

Ce texte a été publié  en 2016 dans les pages du n° 10 de la revue   italienne Oltreoceano  dédiée à Pier Paolo Pasolini.  Cet hommage en rappelle une autre qui accompagna l’origine de ViceVersa.

De l’autre coté de l’Atlantique, en ce début des années 80, Pier Paolo Pasolini était déjà une figure consacrée de la scène internationale des arts et des lettres. Son assassinat en des circonstances troubles et jamais vraiment élucidées, l’avait propulsé directement au septième ciel aux côté des grands astres de la modernité: Rimbaud, Kafka, Walter Benjamin… L’attestaient l’activité éditoriale et cinématographique demeurées constantes autour de son œuvre. Traductions, hommages et rétrospectives abondaient en effet. Par conséquent, il n’avait pas eu à subir l’habituel “purgatoire” auquel sont condamnés les artistes et écrivains immédiatement après leur décès. Une autre preuve en était le roman biopic Dans la main de l’ange1 que Dominique Fernandez venait de lui consacrer. Le prix Goncourt attribué à ce roman parachevait ainsi sa panthéonisation.

L’œuvre et la figure de l’auteur de Teorema étaient donc présentes partout et il aurait été bien difficile pour le jeune intellectuel italo-canadien que j’étais de l’ignorer. J’avais découvert Pasolini comme tant d’autres par son cinéma et puis par ses positions controversées qui choquaient moins ce Québec nouvellement sécularisé que ma patrie d’origine.

Ses premiers films m’avaient beaucoup ému parce qu’ils dépeignaient la candeur d’une Italie provinciale que j’avais quittée quelques années plus tôt pour le grand rêve américain dont l’ombre portée englobait toute terre américaine. Les grandes tours HLM qui se dressent dans l’horizon de Mamma Roma, les terrains vagues que traversaient ses personnages, c’étaient les miens ! L’Italie qu’il dépeignait c’était l’Italie de ma petite enfance qui s’éveillait à cette nouvelle modernité tout pimpante et fière d’étrenner ces nouveaux atours de consommation. Comment aurais-je pu rester indifférent? D’ailleurs le cinéma italien de ces années-là était touché par cette grâce. Et Pasolini, comme ses autres amis cinéastes, en étaient les magiciens. Dire que je lui vouais un culte particulier serait inexact mais, pour moi, il représentait cette grande tradition des imagiers-penseurs qu’il revendiquait lui-même et dont l’Italie demeure si prodigue.

En imagier, il faisait le pont entre l’ancien et le nouveau. L’ancien c’était les traditions païennes revisitées par le monachisme franciscain attentif à la condition des démunis ; le nouveau c’était la revendication de liberté, porteuse de modernité pour s’affirmer ses singularités (homosexuel, catholique et marxiste), mais c’était aussi le côté obscur : l’omologazione, la déculturation par l’omnipuissance du marché qui réduisait tout un chacun à n’être qu’un consommateur décervelé et obéissant.

Plus que tout autre il l’a dénoncée avec une véhémence et une clairvoyance à nulle autre pareille qui en faisait une sorte de prophète étrange et fascinant. Qu’allait-t-il révéler de nous? Il était un peu cet sorte d’ange exterminateur interprété par Terence Stamp dans Teorema qui révélait aux membres d’une famille de la grande bourgeoisie milanaise leur nature profonde.

Son cinéma était profondément dérangeant mais il n’y avait aucune outrecuidance, du moins dans ses premiers films. Je serais plus réservé pour ses derniers opus que je trouvais alors trop complaisants dans cette sorte de provocation excessive. L’aspect ténébreux s’opposant ainsi à son versant lumineux. Ombre et lumière se côtoyaient en lui, mesure et démesure, Eros et Thanatos. Rarement créateur n’aura aussi bien incarné cette double attirance.

Il n’est pas étonnant qu’il ait frappé l’imagination de ses contemporains. Le Québec qui s’était éveillé depuis peu à la modernité, y fut particulièrement sensible. C’est pourquoi avant même que l’on commémore le 10e anniversaire de son décès, la Cinémathèque québécoise organisa une rétrospective de ces films que compléta un colloque d’une journée à l’Université du Québec à Montréal2. Alors comme jeune intellectuel, j’y fus convié. Et c’est dans le tout nouvel amphithéâtre Hubert-Aquin de la jeune Université du Québec à Montréal que j’y ai lu quelques vers de mon cru intitulé “Cendre de Pasolini”3. Cet hommage maladroit en vers où je paraphrasais son célèbre poème dédié à Gramsci4, étaient une manière d’affirmer mon ‘italianité’.

Mais je n’étais pas le seul. Je le partageais avec un groupe qui, comme moi, était d’origine italienne et qui allait, quelques mois plus tard, donner naissance à la revue ViceVersa. Plusieurs d’entre nous avaient également participé à cette rétrospective qui se prolongea de manière impromptue quelques semaines plus tard dans les sous-sol de la Société Saint-Jean-Baptiste, rue Sherbrooke! Notre présence dans le temple du conservatisme québécois n’était pas fortuit. À l’époque, les élites québécoises avaient été passablement échaudées par la défaite du referendum et découvraient étonnées que les Québécois n’étaient pas la seule minorité dans la société canadienne. Ce choc avait eu comme vertu que nous étions accueillis avec une certaine bienveillance. Et curiosité.

La commémoration pasolienne tombait à point nommé. Le choix de Pasolini s’imposa naturellement pour ouvrir le premier numéro de notre revue, Vice versa. Nous nous hâtâmes de négocier les droits et permissions et c’est ainsi que nous pûmes publier un texte, demeuré alors inédit en français, dont le titre était tout un programme “Que faire du bon sauvage?”5.

En voici les premières lignes: «Nous bourgeois avons toujours parfaitement su quoi faire du ‘bon sauvage’»6. Pasolini y attaque bille en tête «la dignité virile»7, fruit du monothéisme que le blanc qu’il soit de gauche ou de droite, s’acharne à imposer aux bons sauvages qui subsistent encore de par le monde. Il y brosse un intéressant parallèle entre ces derniers et les hippies qui fleurissaient alors et dont les propositions écologistes anticipaient celles d’aujourd’hui.

Cette réflexion sur ce paradis perdu rousseauiste nous avait permis d’entamer le dialogue avec la majorité francophone ou du moins son intelligentsia. Grâce à Pasolini, nous avons ainsi pu échanger de plein pied avec les intellectuels québécois et qui plus est, les plus progressistes et notamment ceux qui avaient participé à l’aventure de la revue Parti-pris. Ce fut un moment fort qui est resté inédit, me semble-t-il. Pour la première fois le milieu intellectuel québécois qui avait déconstruit l’histoire postcoloniale en se la réappropriant interpellait les intellectuels issus de l’expérience post-immigrante.

Si le dialogue s’est ensuite poursuivi, il est resté en pointillé, inachevé. Sans doute était-il basé sur un malentendu qui n’a pas vraiment été levé et qui peut se résumer ainsi: qu’est-ce qui fait nation? L’attente de nos vis-à-vis était –c’est moi qui interprète– qu’on les rejoigne pour construire ensemble un état national indépendant et socialiste alors que nous, nous explorions précisément la voie contraire : le dépassement de l’état-nation à laquelle nous sollicitait cette mondialisation qui montrait alors le bout de son nez. On était à contre-temps ! Les uns réclamaient un état-nation pour se prémunir contre la disparition annoncée de leur culture, les autres proclamant une mondialisation culturelle transculturelle et humaniste–, que les ultra-libéraux ont réduite à sa dimension financière et consumériste. Utopies trahies. Éternel dilemme.

Cette utopie était précisément le message délivré par Pasolini dans ce texte et qui demeure un des axes de sa pensée. «La dignité virile» qu’il brocardait s’appuyait justement sur l’état-nation, socle de la modernité. Il fallait explorer un au-delà de l’état-nation, non pas pour l’abolir mais pour le dépasser. Comment ? En expérimentant «un modèle souple à la jonction des des divers univers culturels»8 comme nous le disions dans l’éditorial du premier numéro. Nous voulions à travers la revue impulser une forme de démocratie participative ante litteram avec nos lecteurs afin qu’ensemble nous puissions «identifier cet espace interculturel»9 à venir. Ce projet demeure plus que jamais d’actualité et les échos que nos anciens et rares lecteurs nous en donnent de temps à autre encore nous le confirment. En ce sens, oui, nous avons été profondément pasoliniens.

1 Dominique Fernandez, Dans la main de l’ange, Paris, Grasset, 1982.

2 La rétrospective, qui a eu lieu du 22 au 29 janvier 1983, s’est conclue par un colloque organisé par Dario de Facendis et André Beaudet le 29 janvier. Cfr. Danièle Boisvert, “Le droit à la différence”, Vice Versa, vol. 1, n. 1, été 1983, p. 11-13.

3 Fulvio Caccia, “Cendre de Pasolini”, poème inédit.

4 Pier Paolo Pasolini, Le ceneri di Gramsci, Milano, Grazanti, 1957.

5 Pier Paolo Pasolini, “Que faire du bon sauvage?”, Vice Versa, vol. 1, n. 1, été 1983, p. 1, 10-11. L’article “Che fare col ‘buon selvaggio’?”, tiré de la revue L’Illustrazione italiana (vol. CIX, n°3, février-mars 1982, pp. 39-42) avait été traduit par Nunzia Javarone.

6 Ibidem, p. 1.

7 Ibidem, pp. 10-11.

8 Fulvio Caccia, Bruno Ramirez, Lamberto Tassinari, “Éditorial”, Viceversa, vol. 1, n.1, p. 3.

9 Ibidem.

A quoi servent « les écritures migrantes » ?

 Fulvio Caccia

Ce texte est celui de l’allocution d’ouverture du colloque  “1985-2005 : vingt ans d’écriture migrante au Québec. Les voies d’une herméneutique”, ( Marc Arino et Marie-Lyne Piccione)  Presses universitaires de Bordeaux, 2007. 

Dans son plus récent essai, le romancier tchèque Milan Kundera nous rappelle qu’il y a deux contextes élémentaires pour situer et apprécier une oeuvre d’art : ou bien l’histoire de sa nation appelée « petit contexte » ou bien l’histoire surpra nationale de son art : « le grand contexte ». Contrairement à la musique, la littérature est davantage liée à l’histoire de la nation qui la produit à cause de la force centripète de la langue qui maintient les productions littéraires à l’intérieur de son territoire. Hors de la langue, point de salut. C’est pourquoi l’histoire mondiale de la littérature brille par son absence. Kundera attribue à ce monolinguisme « l’irréparable échec intellectuel de l’Europe1».

Ce constat sévère, formulé par l’un des romanciers les plus importants de notre époque, jette une lumière inédite sur la valeur heuristique de la notion que nous nous apprêtons à discuter : les écritures migrantes.

L’hypothèse que je souhaite exposer et défendre dans ces pages est la suivante. Les écritures migrantes ont été et demeurent une tentative pour inscrire les jeunes littératures néocoloniales dans le « grand contexte ». Telle est, à mes yeux, sa seule et unique valeur heuristique. C’est pourquoi envisager les écritures migrantes seulement dans le « petit contexte » n’a strictement aucun sens. Ou s’il y en a un, c’est plutôt celui de mesurer leur degré de naturalisation au sein des nouvelles littératures nationales, autrement dit, leur degré d’idéologisation.

Vous pardonnerez la brutalité de cette affirmation qui va peut-être à rebrousse-poil des idées reçues et des pratiques en ce domaine. Mais avec ses vingt ans, et toutes ses dents ! Les écritures migrantes ainsi que les appareils critiques qui les soutiennent sont parvenus, me semble-t-il, à l’âge adulte et à ce titre peuvent affronter quelques vérités qui permettront de comprendre pourquoi ce terme est venu à désigner le contraire de ce qu’il décrivait au milieu des années 80.

Une genèse en trois actes

Revenons en arrière, si vous voulez bien ; soit au moment où cette notion est utilisée pour la première fois au sein de la littérature haïtienne en diaspora. Le premier acte débute durant les années 80, alors que les écrivains haïtiens prennent la mesure de leur « arrachement » (Dorsinville) et de la manière dont l’exil a transformé leur rapport à l’écriture. Ecartelés entre deux continents et quatre pays d’accueil, ceux-ci cherchent à penser les conditions d’une littérature nationale hors de son territoire originel. Comment en effet être reconnus par l’institution littéraire dès lors que celle-ci appartient à d’autres dispositifs nationaux et visent donc des lectorats «étrangers » ? Tel est en effet l’équation complexe à laquelle cherche à répondre cette génération née pour l’essentiel entre les deux guerres.

L’équation que les écrivains haïtiens doivent résoudre, comporte deux inconnues : l’une est formelle, l’autre est thématique et renvoie à la filiation. D’abord, comment dépasser l’imitation, le mimétisme de leurs aînés avec l’épineux problème du lectorat et du rapport entre langue vernaculaire et langue véhiculaire. Ensuite, quelle distance prendre avec la négritude et l’indigénisme des Césaire, Senghor, Dumas qui les rattacheraient trop exclusivement à leur continent d’origine en mettant sous le boisseau leur américanité fondatrice et donc leur métissage ?

« A l’heure actuelle, il semble que nous soyons arrivés dans les nouvelles productions caraïbennes à ce que j’appellerais : « l’époque du dépassement, une écriture métisse ». Les derniers textes m’apparaissent non plus répondre à la première question de Kant -qui sommes-nous ? Mais évoluent vers un : que pouvons-nous faire ? Que pouvons-nous espérer ?2 » Vous aurez reconnu le propos d’Émile Ollivier qui en souhaitant le dépassement de la question identitaire, problématique moderne ô combien, introduit un nouveau terme : l’écriture métisse, l’écriture migrante.

Cette réflexion, comme bien d’autre font partie d’un recueil d’entretiens passionnants intitulé le pouvoir des mots, les maux du pouvoir : des romanciers haïtien en exil que Jean Jonassaint a consacré à cette génération en 1986. S’il faut donc trouver une origine aux « écritures migrantes»3, c’est bien dans ce livre-jalon qu’il faut la situer. C’est là dans la bouche d’Emile Ollivier mais surtout dans l’échange entre deux écrivains que jaillit cette nation comme on frappe deux pierres de silex. Si elle se manifeste de manière suffisante et nécessaire en tant que théorie du métissage et stratégie du dépassement, les écritures migrantes ne concernent dans un premier temps que les seules écritures caraïbéennes.

Le second acte advient lorsque leur compatriote Robert Berrouet-Oriol décide d’alerter l’institution littéraire québécoise qui était restée muette à ce propos. Son article, intitulé « Effet d’exil », sera publié dans le dossier spécial «culture politique au Québec» de la revue transculturelle Vice versa de Montréal dont j’étais le rédacteur en chef et membre du collectif fondateur. L’agacement de Berrouet-Oriol se comprenait d’autant plus que l’ouverture québécoise était d’emblée saluée par des auteurs comme René Depestre qui voyaient le Québec comme « un oasis4» de liberté et de réflexion pour ses compatriotes exilés.

L’article fit mouche. Car son auteur avait compris que cette demande de reconnaissance institutionnelle ne concernait pas seulement les romanciers de la diaspora haïtienne mais aussi la littérature québécoise. L’écrivain l’affirmera d’ailleurs en lettres capitales : “ l’enjeu culturel et politique” ne résidait pas seulement dans “la CAPACITÉ du champs littéraire à accueillir les voix venues d’ailleurs mais surtout d’assumer à visière levée qu’elle est travaillée transversalement par des voix métisses”5. On ne saurait être plus clair.

Devant ce pressant appel du pied, l’institution littéraire répondra par l’entremise de Pierre Nepveu, l’un de ses plus éloquents représentants. Poète et écrivain lui-même, auteurs d’essais remarqués, Nepveu sera particulièrement sensible à cette expression créatrice qui se manifestait au sein d’une littérature postcoloniale désireuse de s’émanciper de la tutelle de la tradition.

Ecriture migrante de préférence à “immigrante” ce dernier terme me paraissait un peu trop restrictif mettant l’accent sur l’expérience et la réalité même de l’immigration, de l’arrivée au pays et de sa difficile habitation (ce que de nombreux textes racontent ou évoquent effectivement), alors que migrante insiste davantage sur le mouvement, la dérive, les croisements multiples que suscite l’expérience de l’exil. “Immigrante “ est un mot à teneur socio-culturelle, alors que “migrante “ a l’avantage de pointer déjà vers une pratique esthétique, dimension évidemment fondamentale pour la littérature actuelle.»

Cette note infrapaginale dans L’Ecologie du réel, publié en 1988 6constitue le 3e acte de la mise en orbite des écritures migrantes. En lui consacrant dans le même ouvrage un chapitre entier, l’écrivain universitaire ouvre la donne avec les mêmes préoccupations de problématiser la littérature québécoise en dehors des cadres nationaux. Par cet essai qui fera date, l’institution signait non seulement un certificat de naturalisation pour l’œuvre des écrivains haïtiens mais, mutatis mutandis, accordait à l’ensemble des écrivains d’origine étrangère une opportunité inédite, du moins en théorie, de pouvoir confronter leur travail avec celui des autochtones à l’aulne de la pratique esthétique, du style.

Homologies

Que cette reconnaissance de la multiappartenance provienne d’une culture elle-même néocoloniale et en partie métissée, ne doit pas surprendre au demeurant7. Il y avait en quelque sorte homologie entre le projet de dépassement identitaire porté par les écrivains haïtiens et celui des écrivains québécois les plus progressistes. Cette homologie tenait essentiellement aux mêmes questionnements sur le matériau de la langue et sur ses niveaux (joual/ langue de culture) et la même rapport au modèle hexagonal.

Plus consciente de sa fragilité, moins bien dotée que ses modèles (français et anglais) mais plus que sa consoeur haïtienne, la littérature du Québec était particulièrement bien préparée à recevoir et à incuber une notion qui lui permettra du coup d’affirmer une universalité qui ne pouvait prendre appui sur la centralité de la langue et le poids démographique de ses locuteurs mais au contraire sur sa faiblesse et sur sa périphérie.

L’homologie était également au rendez-vous auprès des écrivains anglo-montréalais qui, à la suite du mouvement McGill français, étaient soucieux de prendre leurs distances avec leur élite politique trop inféodée au modèle libéral. Il en est agi de même pour les écrivains issus des immigrations et notamment de l’immigration italienne. Quoique plus récents, ceux-ci devaient aussi se confronter au problème de la langue et aux conditions éthiques et esthétiques du métissage tels qu’elles avaient été esquissées quelques cinquante ans plus tôt par le cubain Fernando Ortiz.

Cet auteur voulait alors définir l’identité de son île natale à travers son quadruple héritage. Pour Ortiz, la transculturation est « vécue par l’immigrant, déraciné de sa terre natale, dans son double mouvement de mésdaptation et de réadaptation, de déculturation ou exculturation et d’acculturation ou inculturation pour tendre enfin vers la synthèse de la transculturation8». Cette définition avec son mouvement hégélien correspondait mieux, selon nous du collectif Vice versa, au fondement de la culture politique en Amérique avec ses métissages ethniques et culturels.

A ce moment, haïtianité, québecité, italianité, anglo-montréalité convergeaient dans cette quête multiple et fiévreuse vers la modernité/postmodernité d’une littérature universelle selon les vœux même qu’un Goethe formulait jadis. « La littérature nationale, affirmait-il, ne représente plus grand-chose aujourd’hui, nous entrons dans l’ère de la littérature mondiale ( die Weltliteratur) et il appartient à chacun d’entre nous d’en accélérer cette évolution »9. Le Montréal de cette période à été sans doute l’éphémère relais, l’accélérateur de cette littérature mondiale en gestation dont l’obsédant fantasme traverse l’histoire des lettres occidentales comme les particules d’antimatière surgissent, un bref instant, du cyclotron. Moment de grâce durant lequel la coïncidence de cette quadruple homologie retourna l’impossibilité kafkaïenne de la littérature haïtienne (impossibilité d’écrire en français, impossibilité d’écrire en créole, impossibilité d’écrire autrement) pour en faire le nouvel avatar paradigmatique du « grand contexte ».

Mais, chassez le naturel, il revient au galop. S’il y a eu ouverture et, ceci est incontestable, il n’en demeure pas moins qu’après vingt ans, plusieurs dizaines de titres, des prix prestigieux, une polémique10 et quelques anthologies, force est de constater que la réception des écritures migrantes est restée cantonnée pour l’essentiel au « petit contexte » recouvrant précisément «la teneur socio-culturelle» qu’il était censé dépasser.

Pourquoi donc cet échec ? Pourquoi cette impasse sur la pratique esthétique ? Sur le style ? Il y a plusieurs raisons à cela. Je dirai d’abord que ce retournement est une constante dans la genèse des littératures et à fortiori des sociétés en mutation. Que ce soit dans la société italienne du XIVe siècle, de la France révolutionnaire, de la société allemande préromantique… s’ouvre alors « une fenêtre d’opportunité » dans laquelle, l’espace d’un bref moment, se rejoue le rapport à l’autre et à sa modernité.

C’est justement à cette occasion, dans ce kairos que Goethe avait formulé les contours de la Wieliteratur qui était lui-même en résonance, 500 ans plus tôt avec le vulgaire illustre théorisé par Dante. Pour l’auteur de la Divine Comédie « la langue illustre », la langue de la poésie, n’est pas une langue nationale, mais une langue étrangère. Elle est « partout et nulle part ». « Nous disons que le vulgaire illustre, cardinal, aulique et courtois d’Italie est celui qui est propre à toutes les cités mais n’appartient à aucune et par lequel tous les vulgaires des Italiens sont mesurés, pesés et comparés11. » C’est d’emblée une langue déterritorialisée. Et l’on voit ainsi fonctionner dans toute sa splendeur la mécanique binaire par laquelle l’esprit humain cherche à pallier son manque, son sentiment de perte, de séparation. Je fais référence aux travaux de Jacques Lacan sur le Nom du Père qui préside à l’apprentissage du langage et de la culture.

On sait que le nourrisson se trouve dans une relation fusionnelle avec le monde qui l’entoure en général et à sa mère en particulier. La mère est l’unique objet de son désir. C’est le surgissement du père et, plus particulièrement, de son nom qui lui signifie que sa mère est aussi l’objet de désir d’un tiers et qu’il devra apprendre à la partager. Cette frustration s’accompagnera de la conscience qu’il est un être séparé, distinct du corps de sa mère ; bref qu’il est incomplet. Et c’est précisément cette frustration, cette angoisse qui engagera l’enfant sur le chemin du langage et de la culture. Lacan nous apprend que le Nom du Père a justement pour fonction de séparer l’enfant du désir de sa mère en l’obligeant à se relier à elle symboliquement par la langue afin de devenir autonome par l’acquisition de la parole.

Ce qui se passe chez le nourrisson n’est pas étranger au développement identitaire des peuples. En séparant et en reliant, en se territorialisant en se déterritorialisant, comme diraient Deleuze et Guattari, l’homme et, à fortiori, l’écrivain instaure une rupture et invente justement du nouveau. Nouveau qu’il oubliera dans la foulée pour mieux se rassurer. Comme l’enfant qui, étonné de faire ses premiers pas, se laisse choir pour sentir la rassurante force de la terre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de la terre-mère familière dont l’horizon est sa frontière. En deçà nous sommes dans le périmètre du connu, au-delà nous sommes dans l’inconnu qui nous intrigue d’autant plus que nous savons pertinemment que c’est par là justement que nous trouverons notre salut, qu’arrivera l’Autre.

La Poiêsis, l’autre monde

Cet au-delà de la frontière instille un autre temps, ce que Valery appelle par un curieux renversement « le petit temps ». Ce petit temps, dit-il «donne des lueurs d’un autre système ou « monde » que ne peut éclairer une clarté durable». Ce monde particulier est bien celui de la poiêsis, à la lettre « ce que l’on fait » et qui dans son accomplissement même nous est inconnu.

C’est pourquoi celle-ci fonde la modernité qui n’est que l’incessant travail, au sens obstétrique du terme, des formes anciennes -la tradition- accouchant des formes nouvelles. Cela ne va pas sans douleur, ni violence. Mais tel est bien ainsi que la naissance advient dans ce quelle engendre aussi notre appartenance à la nation : le lieu où l’on naît. C’est aussi dans cette perspective qu’il convient de lire l’injonction rimbaldienne. « Il faut être résolument moderne ». Or, pour s’accomplir, cette modernité ne requiert nullement le « petit contexte », c’est-à-dire l’histoire socioculturelle d’un peuple mais exige bel et bien le « grand contexte » qui est , rappelons-le, l’histoire des formes littéraires.

C’est seulement en les confrontant aux œuvres antérieures que les productions issues des écritures migrantes, révèleront ce qu’il y a de singulier, d’original, de nouveau. C’est de la sorte que l’on peut légitimement mesurer la véritable valeur d’une œuvre. Mais cette approche « comparatiste » n’est-ce pas là le processus même de toute création ? Comparaison. Imitation. Assimilation « Imitant les meilleurs auteurs grecs, nous rappelle Joachim du Bellay, se transformant en eux, les dévorant, et après les avoir bien digérés, les convertissant en sang et nourriture, se proposant, chacun selon son naturel et l’argument qu’il veut élire, le meilleur auteur, dont ils observaient diligemment les plus rares et exquises vertus…12 ».Voilà qui jette aussi une lumière sur le processus identitaire. L’identité est plurielle et ne s’unifie qu’à travers la soumission volontaire à la Loi. Or cette loi est précisément celle de l’étranger, du barbare qui est aussi la loi du style.

La loi de l’étranger : la loi de l’interdit de l’inceste

Dans un livre magistral13, Robert Richard explore les fondements de cette loi de l’étranger qui par l’interdit de l’inceste, fonde le politique à travers l’art et empêche la sphère du social d’être corrompue par les intérêts privés. L’histoire de l’Occident en définitive, s’y résume : avoir brisé le pluralité du fatum de l’Antiquité en faisant de l’amour chrétien- l’amour de l’autre- (avant qu’il ne devienne un dogme), le paradigme à travers lequel l’Europe reconfigurait l’héritage gréco-latin. La centralité de la littérature dans ce processus est essentiel: la littérature n’est pas un élément parmi d’autres de ce récit aux côté des mythes, des légendes… elle est Le récit collectif.

C’est pourquoi le roman et les romanciers se trouvent au cœur de l’enjeu politique de la représentation. Si le poète est l’amont, le romancier est l’aval. En effet, le roman correspond aux grandes étapes de la construction de l’état moderne avec son endroit (la démocratie) et son avers (le totalitarisme). Le roman surgit en tant que forme au moment où une société cesse de croire à ses dieux et s’essaie à son autonomie et donc à un certain degré d’abstraction c’est-à-dire de métaphorisation. Métaphorisation qui est requise pour vivre dans une société. Mais la clef demeure la langue, bien sûr. La configuration , dirions-nous aujourd’hui, d’ une nouvelle langue véhiculaire (le vulgaire illustre au Moyen-Age, la langue nationale durant les lumière et le romantisme, le langage informatique aujourd’hui) induit naturellement une nouvelle forme de subjectivité et donc de narration.

Chaque époque vit les avatars de cette profanation qui peut conduire à l’idéologie, il est vrai. Les grandes oeuvres marquent ces passages et permettent de se reconnaître dans la diversité. C’est pour cela qu’elles sont les balises à partir desquelles se constitue un espace public qui tout en étant national est universel. Cette comparaison peut au demeurant réserver plusieurs surprises dont la première serait de s’apercevoir que les « écritures migrantes » ne sont pas nécessairement l’apanage des seuls «migrants». Et vice versa. Pour ne prendre que la cas du Québec, un écrivain « autochtone » tel un Hubert Aquin est beaucoup plus près de l’esthétique migrante -qui est l’esthétique même du roman- que nombre d’écrivains censés appartenir à cette catégorie et qui ne pratiquent en fait qu’une littérature du « petit contexte » avec des trémolos de nostalgie dans la voix. Du kitch dégoulinant de bons sentiments et de familialisme. N’est pas migrant qui veut !

Mais comment alors définir une esthétique migrante ? Est-ce le plurilinguisme, la subversion des genres ou, plus généralement, les dérives par le rapport à un point fixe qui pourraient alors la déterminer ? Nous pensons que non. Naguère alors que les modèles littéraires étaient relativement bien circonscrits par les manuels de référence, il était plus facile de transgresser les formes pour produire du neuf (ou pour le croire) et revendiquer du coup la posture du moderne. Mais depuis le milieu du siècle dernier après les chocs successifs de Proust, Joyce, Kafka, mais aussi de Beckett, et de Ionesco ces illustres transfuges de la langue française, cette posture est devenue à son tour un lieu commun, travaillée par l’idéologie. Il convient donc de rappeler ce que « la science du beau » tel que l’a voulu le philosophe allemand A. G. Baumgarten, a à voir avec, « le sensible, le perceptible ». C’est donc à partir d’une phénoménologie de la sensation qui est mouvement, émotion que peut s’élaborer des critères éthiques et esthétiques à partir desquels on serait en mesure d’apprécier un oeuvre. « Un soir j’ai assis la beauté sur mes genoux, je l’ai trouvée amère et je l’ai injuriée. » Ce vers qui ouvre Une saison en enfer de Rimbaud nous donne un indice sur ce qui se joue dans la réception du beau et qui nous semble au premier abord « amer», Dante dirait « acerbe». L’amertume de la beauté, c’est l’émotion ressentie face à ce qui, dans sa nouveauté même nous dépasse14. Car le beau, le nouveau participent d’une loi qui n’appartient pas au monde familier. Cette loi est barbare, étrangère.

« Et le professeurs des littératures étrangères ? se demande encore Kundera, n’est ce pas leur mission toute naturelle d’étudier les œuvres dans le grand contexte de la Weltliterature ? Aucun espoir ! laisse tomber l’écrivain. Pour démontrer leur compétence d’experts, ils s’identifient ostensiblement au petit contexte national des littératures qu’ils enseignent. Aucun espoir, assène-t-il une seconde fois ; c’est dans les universités à l’étranger qu’une œuvre d’art est la plus profondément embourbée dans sa province natale. 15»

*

Mesdames et messieurs les canadianistes, les québécistes, il n’en tient qu’à vous de faire mentir les propos de Kundera. Il ne tient qu’à vous de jeter durant ce colloque les bases d’un vaste chantier qui conduira enfin à l’avènement de cette littérature mondiale entrevue par Dante et souhaité par Goethe.

Plus que jamais cette littérature mondiale est devenue une nécessité. Devant des espaces nationaux qui se rétrécissent comme peau de chagrin, devant l’implosion des espaces éditoriaux qui croulent sous la surproduction des pseudo romans marqués par une esthétique postnaturaliste du plus mauvais aloi, devant une critique journalistique inexistante… il devient urgent de réintroduire à la lettre la loi de l’étranger qui permettra de séparer ce qui participe du nouveau de ce qui, sous un vernis de modernité, demeure passéiste16. Vous, plus que quiconque êtes préparé pour ce faire. En conclusion je formule le souhait que l’on compare non seulement les écritures migrantes lusophones, hispaniques, italiennes, anglo-saxonnes, néerlandaises entre elles mais aussi avec les textes de « l’internationale dénationalisée des créateurs » dont « le centre est partout et nulle part 17» afin que, par cette mise en relation, puisse émerger une véritable littérature mondiale. C’est à mes yeux la seule mais grande utilité des écritures migrantes.

1 Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p.49

2 Jean Jonassaint le pouvoir des mots, les maux du pouvoir : des romanciers haïtien en exil (Paris-Montréal, Arcantère/PUM 1986), p.93

3 Dans son roman, la Québécoite, publié en 1983, chez XYZ, Régine Robin parle de la « Parole immigrante ». « Tout juste une voix plurielle,

une voix carrefour,

une voix de l’autre au brisant du texte

la parole immigrante ». Collection typo, 1993, page 167. Bien que l’affirmation de Robin soit antérieure, elle ne sera pas reprise en tant que concept par l’Institution littéraire et demeurera donc dans le registre de la narration expressive. Question de synchronisme mais aussi de connotation.

4 Ibidem, p.211

5 Robert Berrouet-Oriol, L’effet d’exil, in Vice versa no 17, décembre1986-janvier 1987, p.20-21

6 Pierre Neveu, L’écologie du réel, Montréal, Boréal, p.233

7 Voir à cet égard les travaux de Simon Harel depuis le voleur de parcours, Montréal, XYZ,1989

8 Fernando Ortiz, Contrapunteo Cubano del Tabaco y el Azúcar, Edition Ariel, Barcelona, 1973

9 Cité par Milan Kundera, dans Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005 p.50

10 Suite à la publication de l’ouvrage de Monique LaRue, L’arpenteur et le navigateur Montréal : Éditions Fides : CÉTUQ Centre d’études québécoises Université de Montréal, 1996.

11 Dante Alighieri, De l’éloquence vulgaire, Paris, La Délirante, traduit du latin par Frédéric Magne, p.30

12 La Défense et Illustration de langue française, Poésie .Gallimard p.214 Paris, 1967.

13 Robert Richard, L’émotion européenne, Montréal, édition Varia, 2004

14 Dante est très clair à cet égard. Il met dans la bouche de son trisaïeul Cacciaguida cet encouragement à son égard : « Tu devras livrer au grand jour ta vision tout entière et laisser les gens se gratter là où ils ont la gale. Car au premier goût ta parole semble acerbe, elle laissera ensuite une nourriture de vie quand elle aura été digérée » (Paradis, XVII,128-132) cité par Robert Richard, ibidem p.196

15 Ibidem p.51

16 Voir Pierre Bourdieu, Contre-feux 2, Paris, Editions Raisons d’agir, 2001 « C’est ainsi que l’on voit apparaître aussi dans, tous les univers…des productions culturelles en simili, qui peuvent aller jusqu’à mimer les recherches de l’avant-garde toute en jouant des ressorts les plus traditionnels des productions commerciales et qui , du fait de leur ambiguïté ,peuvent tromper les critiques et les consommateurs à prétentions modernistes grâce à un effet d’allodoxia » p.83

17 ibidem,p.83-84 « … les Joyce, Faulkner, Kafka, Beckett ou Gombrowicz produits purs de l’Irlande, des Etats-Unis, de la Tchécoslovaquie ou de la Pologne mais qui ont été faits à Paris …n’auraient jamais pu exister et subsister sans une tradition internationale d’internationalisme artistique et, plus précisément, sans le microcosme de producteurs, de critiques et de récepteurs avertis qui est nécessaire à sa survie et qui, constitué depuis longtemps, a réussi à survivre en quelques lieux, épargnés par l’invasion commerciale. »

Red Bialetti

Francesca Pierini

Land snails carry their home along. People like me, who have been away from home for many years, carry their lack of home along. Each burden has its own weight, I suppose.

People living out of a suitcase, if they are like me, are active but homesick; adaptable but divided; adventurous but apprehensive. And, just like snails, or Little Thumb with his bread crumbs, they leave behind a trail of personal effects that reveals the course of their journey.

Image: Brigitte Bousquet -http://www.brigittebousquet.com/index.html

I am forty-five and I have lived, so far, six and a half years in England (London), one and a half years in continental China (Harbin and Nanjing), five and a half years in Taiwan (Taipei), one year in Belgium (Leuven). I have spent five months in Thailand (Koh Siboya), and I am about to go to live in Singapore, for at least seven months. Over the last seven years or so, my two brothers have migrated to New Zealand (Wellington), and now live there with their respective families, so that my family has partially recomposed itself at the other side of the globe, in the ‘upside-down Italy,’ leaving my parents home and me the ‘mobile’ member of the family. My husband, Philippe, is from Quebec.

Of course, I am not talking about real migration, the one when one goes from Italy all the way to Minnesota to disappear underground an iron ore mine. We have all had, my brothers and I, the possibility to shape much of our lives with our own choices, a privilege few people know. We also had to work hard to recognize them and make them happen, because even if we could always count on much social and cultural capital, and tireless moral support, we had to use these assets to get somewhere by ourselves. I don’t say this because I must depict a struggle at all costs; I say it because there has been one.

Since I left for London, for the first time, when I was twenty-three, I have never had my own place; I mean a permanent place besides my parents’, so that I feel my lack of home, more than a loss, is a tangible absence, a semi-permanent condition that has lasted most of my adult life (except for the years of my first marriage).

Over the years, my own place has become a project and a task. What I call home is, alternately and confusedly, Italy, my parents, my husband, an imagined apartment, and sometimes all this tied together with the glue of my childhood memories and my plans for the future.

Italy has a strong hold on me: I feel a connection I don’t know what I would be without. Every morning, I check online the Italian newspapers; I love listening to old melodic songs; I plan on seeing parts of Italy that I haven’t visited yet, like Mantova, for example, Turin, the Alps, and I dream of going back to Sicily and Naples.

Over time, I have elaborated an idea of home into a work of the imagination that is at the same time very concrete with childhood and post-childhood details, but also fanciful, because of my discontinuous relationship with the country.

So that home is lovely most of the times, with a dreadful lining, just like a dream. In my experience, pleasant or neutral dreams can instantly turn on you. It is the atmosphere that makes the dream, not its content: one can have beautiful dreams filled with snakes and nightmares filled with fairies. Dreams play with the thin membrane that separates a safe swim above blue waters from drowning into a black depth.

Recently, I had a nightmare about two young people, a young man and a woman, chatting over coffee in a bar (bar in the Italian sense, a café, really…I specify this because ‘bar’ in English is nocturnal, in Italian is the diurnal place of breakfast). The woman realizes, while talking to the man, something so agonizing and hurtful that makes her soul leave her body. We see her soul, just like in the movie ‘Ghost,’ a much ethereal, see-through shape of herself, leaving the woman’s body, and the woman at the café, older, cynical, a rougher version of her previous self, asking the man to sleep with her, because nothing matters any longer, and nothing could hurt her. The man smiles to reveal ugly teeth.

My idea of Italy is similar. It is normally purified of all the dark moments, it is coffee with a friend on a sunny day, but then, from time to time, I get stung, I cringe, I sink under waters for a few seconds, some of my thoughts turn against me, and I know I could never go back there permanently.

Italy reminds me of the years when I was stuck and deluded, when I used to think that exceptional things were bound to happen to me just because I was me, and I was destined, if not to happiness, to an interesting life that would happen more or less by itself, and without effort. Italy reminds me of immaturity, self-entitlement, fog in the brain, incapacity to understand myself and make myself understood, to move forward, a feeling of suffocation, periods as painful as monthly punishments, my parents’ preoccupation, the aching discovery of the stagnancy of my life, the consequent panic, a deep embarrassment for not having understood more and earlier, a feeling of shame: I still feel there are so many people I should apologise to, just for having been so unprepared, unfocused, and having said so many silly things.

Many call this state ‘adolescence,’ but I know plenty of people who have sailed through it above relatively calm waters.

Except for holidays alone or with my husband, over the last decade, childhood, I think, is the last enduring happiness I have known in Italy, so that I have coagulated the past into perfectly satisfying moments (they may be enhanced, but they really happened), like the one when my brother Marcello and I were very young and my mother drove us from Rome to Florence, in the middle of the 1970s. We bought tickets to the Uffizi Gallery on the same day, and had the corridors almost all to ourselves. I remember distinctly Marcello and me chasing each other along the halls of the gallery. I remember my mother trying to turn our attention to the paintings, telling us that the Madonna del Cardellino (Madonna of the Goldfinch), for example, depicted by Raphael, a Madonna with two small children playing together in front of her legs, was the portrait of us three. It made perfect sense to me at the time; this interpretation made me stop in front of the painting for a few seconds, and obviously made me remember it indefinitely. At the time, I saw a beautiful woman who was trying to read a book in a garden while she was also minding two children playing with a small bird. One of the children, naked, was a boy, the other child, covered, was plump and curly-haired, just like me at the time. The whole thing was perfectly plausible, a very familiar scene, actually, except for the clothes the mother was wearing, her fair hair, and the bird.

The two children are actually Jesus (the naked one) and John the Baptist (me); the goldfinch symbolizes the Passion of Christ, because, the story goes, the bird got its characteristic red stain the moment Jesus got crucified. Of course, to me, the painting will always remain a family portrait from an early period: my father off to work, my brother and I playing, distracting my mother from reading, our youngest brother, Rocco, on his way but still, quite literally, out of the picture.

Maybe, since I am talking about a lack of home in adult life, the right mollusk to compare this to is not a snail, born with a home, but the hermit crab, a creature capable of making, out of its own strength, will, and imagination, a home of unique beauty, a materialized dream of comfortable perfection.

My own dream-home, my project and task has a name: “red Bialetti,” a concise formula with which my husband and I refer to it, a place filled with all our belongings currently scattered between Montréal, Maremma, Marche, Taiwan, and Singapore. There are some objects I just can’t wait to see again, like the handmade bamboo sake bottle I have bought in Kyoto, or the presents from my students in Taiwan. Most objects I have forgotten though, because I rearrange my few boxes only occasionally, every few years.

The Bialetti name comes from the fact that some time ago, while I was still living in Taipei, feeling particularly homesick, I saw a display of Bialetti machines at City Super. City Super is a fancy supermarket, in a fancy area of Taipei, specialised in high-quality imported foods and expensive foreign merchandise. The coffee-machines, so familiar to me, were carefully displayed as a collection of exotic creations (It was a little like visiting a famous aquarium at the other side of the world, say the one in Okinawa, and recognize my own goldfish swimming in it- a dream, now that I think about it, with a lining of dread to it).

The red BIaletti, at the time, seemed the nicest one to me. Now I have seen the red and transparent one, which is maybe even nicer, but I am quite sure that when the moment comes, I will remain faithful to that love-at-first-sight experience, that moment of instant recognition between me and my home-country that happened through seeing, as for the first time, one of its most traditional (yet commodified), simple (yet crafty), every-day (yet clever) objects.

Usually, I don’t even like kitchen equipment, all that petit-bourgeois design gear gets heavily on my nerves. I don’t enjoy cooking, I get immediately bored with it. If I am alone, I eat standing over the sink; if I am with my husband, I like to prepare meals with him, but it’s the ritual I enjoy, and the company, not the cooking itself. Also, we are pretty similar in that department, so we don’t judge each other. Over time, we have learnt to make a few good pasta dishes, that’s all.

Our forte is not even a dish, but homemade Cointreau, which takes 6 weeks to make. The orange has to hang in mid-air, for 3 of those 6 weeks, in a jar with pure alcohol. The fruit, over time, ‘sweats’ all its juice into the alcohol, so that, coming back home every day, one sees the alcohol getting orange-r and orange-r, the zestful drops gradually conquering the liquid.

Maybe, the day we will finally be in a real apartment, my husband and I will exchange a look of fear. Like in ‘The Graduate,’ we will perceive the obscurity the moment we reach the light, a dark well opening beneath blue waters, but for now, the thought of this ‘real’ apartment, complete with its red Bialetti and Cointreau jar, keeps us going.

If I could choose a place in the whole world for my future home, I would choose Saturnia, a small hot-spring town in Maremma I have been going to with my parents since I was very little, or one of its tiny frazioni, the even tinier satellite towns scattered around it. I have learnt to swim in those hot springs, which throughout the 1970s were very affordable. The smell of sulphurous waters, which is in theory quite unpleasant, takes me back, just like that other unmistakable (and in theory nasty) smell of burnt rubber from the underground station below my childhood apartment in Rome. The other scent that does the trick is the one of Coccoina, a paper-glue popular with kids throughout the 70s.

Saturnia is the only place that has been there since the beginning of me that does not have, to my eyes, a gloomy lining. I just want to keep it close, keep it whole, and one day, I would like to be able to inhale the scent of its waters from home while sipping coffee made with our red Bialetti.

 

 

 

 

 

 

Désert blanc (V)

Karim Moutarrif

Les gouttelettes de pluie s’échouaient à un rythme soutenu sur la vitre.

La voiture roulait le long du fleuve en surplomb.

En bas on pouvait voir le quai du port fluvial.

Le fleuve était rouge de la terre que les torrents de boue y déversaient.

Le ciel était gris et bas.

Une mélancolie douce l’envahit et lui rappela un autre lieu.

Le ronronnement du moteur l’invita à la léthargie.

 Stock Photo Water, Water, Splashes, Purity

Je vis des collines jusqu’à la mer.

Je sentis le vent.

Je marchais dans la campagne mouillée avec mes bottes et mon ciré.

Le champ s’arrêtait de manière brutale au bord de la fa­laise.

La mer était déchaînée et m’envoyait ses embruns sur le visage.

L’océan paraissait immense et moi, je me sentais tout petit.

L’odeur du fumier, de la terre mouillée et de l’iode se mé­langeait.

C’est peut-être pour ça que j’avais aimé cette terre-là.

Mais c’était aussi la terre des druides, des forêts magiques et des menhirs. Des paysages pesants de mystère et de ma­gie propres au monde celtique.

À la fin de la terre.

Quand nous nous sommes rencontrés, il y a longtemps, nous y avons été.

 

 

 

La voiture s’arrêta.

 

Il était à l’entrée de la ville arabe, grouillante de monde.

Les parfums d’épices assaillirent ses sens.

Il voulait marcher là dans la foule.

Il voulait humer cet air coloré.

Il avait toujours aimé ça.

 

Quand il quittait les rues principales, il cheminait entre ces demeures bâties de torchis et recouverte de chaux, dans des ruelles étroites.

Un véritable labyrinthe, qu’il s’était complu  à reconnaître entièrement autrefois.

Il imaginait le temps des corsaires, les yeux accrochés au bout de ciel bleu.

D’un bleu tout à fait particulier.

Un ciel d’Afrique.

Il donna rendez-vous à son ami de l’autre côté du fleuve.

 

Quand je marchais dans la médina, j’étais sûr d’oublier le métal, le rationnel et tout le tapage de la civilisation.

Quand je passais la muraille, j’entrais dans un monde ma­gique.

Une ville conçue pour des êtres humains.

Construite avec la terre et ancrée dans la terre.

Quand je marchais dans la médina, je me perdais dans l’histoire vivante de ses murs humblement de terre.

Je voyageais ainsi dans le temps puisque certaines choses ici sont immuables, le principal était de franchir la fron­tière entre les deux mondes.

Je pénètre un monde fantastique, je voyage dans le temps

La paix des ruelles retirées est magique.

 

Puis il déambula ainsi dans le marché aux perles.

Un peu plus loin l’odeur du cuir annonçait les boutiques dé­bordantes d’articles faits de cette matière.

La lumière du soleil striait le pavé au rythme des lan­guettes servant de parasol, donnant un air étrange à l’en­semble, aux marchandises sur les étals et aux humains.

Il finit dans le marché aux puces.

Là on vendait des rebuts de métaux, de ferraille, d’habits et chaussures et autres breloques inutilisables.

Au pied de la muraille fortifiée.

 

Il flâna à travers ce décor.

 

Le coeur n’y était plus.

Il aurait voulu qu’elle soit là, qu’il lui serve de guide.

Qu’il la promène dans ce monde des mille et une nuits.

Il regrettait de ne pas avoir pu le faire.

 

 

Malgré les apparences, les choses avaient changé.

Comme dans sa vie.

L’industrie du cuir avait balayé bon nombre de ces petits artisans qui constituaient l’âme de ce monde à part.

Il se souvenait.

La vieille ville et ses trésors dépérissaient chaque jour dans l’indifférence générale.

 

Passé la muraille, je traversais la route et me retrouvais au bord du fleuve.

Et là, des barques assuraient le passage pour une somme modique.

Cette ruse me permettait d’éviter la densité des heures de pointe et de voyager somme toutes  dans des conditions beaucoup plus agréables. Au lieu des gaz d’échappement, j’humais l’air du delta et une brise légère me caressait le vi­sage.

Pendant la traversée j’appréciais l’iode de l’océan en le re­gardant ruer là-bas sur la digue

Sur l’autre rive, je débarquais sur la plage et marchais jus­qu’à la ville.

 

La dernière fois qu’il y était retourné, quinze ou vingt ans plus tard, l’échoppe était close.

Toute la petite cour autrefois grouillante de va-et-vient et d’artisans besogneux s’était tue.

De son ami, le cordonnier plus de nouvelles.

Stock Photo Beaches, White, Textures, Loose Sand

Il ajusta son siège, dérégla son dossier pour l’adapter à ses mouvements.

Il venait d’avoir son affectation.

Il alluma l’écran, composa son nom, prénom et code.

Le nouveau plan de vol s’afficha.

Il alla chercher de l’eau pour ne pas se dessécher la gorge et un crayon à mine et revint s’asseoir.

Il mit son casque et demanda l’autorisation de décollage.

Il prit une inspiration, appuya sur enter.

Le premier numéro de téléphone s’afficha avec toutes les indications complémentaires: nombre d’appels, nombre de refus, rendez-vous, nom.

 

Par-dessus le cubicule, un bout de ciel passait par la fe­nêtre.

Il était gris et la vitre était constellée de gouttelettes qui ressemblaient à des joyaux éphémères.

Comme on ne voit nulle part ailleurs.

Dimanche matin, quand tous les bourgeois ont la tête dans le seau de la fête de la veille.

Parfois il les tirait du lit, violeur de la vie privée. Il bre­douillait des excuses et pendant quelques secondes il espé­rait que le prochain ait déjà bu son café avant de décrocher.

 

Puis il prenait une nouvelle inspiration.

Comment trouvez-vous la vinaigrette que nous avons ex­pédiée chez vous?

La dame est contente. Elle trouve ça excellent.

Un bon point, ça mettra de l’entrain dans le sondage.

À la fin, on lui offre de lui livrer…encore une vinaigrette. Waw! Super! La dame jubile. Elle serait sortie du téléphone pour m’embrasser.

 

Dans dix jours “Ils” vous rappelleront pour recueillir vos impressions.

 

Et vous monsieur, si on vous donne un téléphone, plein d’interurbains incompréhensibles et un service télépho­nique reviendrez-vous avec nous?

Certainement, moi je suis un fidèle.

Utilisez-vous des condoms comme moyen de contraception?

Faites-vous l’amour, vraiment, peut-être, peut-être pas ou jamais.

Sur une échelle de un à dix où un veut dire “nul” et dix, “sublime”, comment jugez-vous l’onctuosité de la crème à raser unisexe?

 

Etes-vous conservateur progressiste, votant pour les puri­tains mais aussi séparatiste?

 

Il combinait ainsi parfois plusieurs scripts et imaginait le cocktail comique que cela pouvait représenter.

 

Ils les entendaient tous grogner. Ils étaient tous piégés comme des rats.

Pour eux la société post-industrielle est arrivée par le dé­sert. La dignité en prenait un coup.

Plus de job. Que faire?

 

Attendre que les sondages reprennent.

 

Et mon double me disait que j’étais un nègre du capitalisme comme tous mes collègues.

Nous nous faisions cracher à la figure par des gens que nous harcelions sans arrêt.

Tous les jours nous faisions des milliers d’appels télépho­niques pour sonder l’âme d’un peuple hétéroclite.

À la fin de chaque questionnaire, nous déshabillions la per­sonne par une multitude de questions indiscrètes.

 

Nous étions gênés et payés pour.

Le casque plein les oreilles et l’écran à bout portant.

Les cubicules bien alignés et la moquette grise, nous bai­gnions dans le néon qui rebondissait sur l’écran pour nous percuter la face.

 

Le raton laveur se roulait dans les feuilles mortes après s’être gavé de pommes mures. Cela aurait pu être un ourson ou un bébé panda. Avec la même grâce et la même insou­ciance qu’un être libre.

Les feuilles de toutes les couleurs, de l’ocre rouge au jaune doré, virevoltaient de ses roulades.

Parfois, c’était des chevreuils qui venaient déguster les fruits à même l’arbre.

De la fenêtre de cette charmante maison de ferme, ils pou­vaient admirer le spectacle avec une vue plongeante sur le lac. Ils regardaient en silence, côte à côte, de la fenêtre de la cuisine.

Il se dégageait une paix infinie de ce tableau.

Ils avaient marché jusqu’au lac aux castors.

Les infatigables travailleurs se hâtaient de faire les der­nières réserves avant l’hiver.

L’odeur de l’automne et de l’humus emplissaient le bois.

C’était le début du déclin.

C’était revenu sur son écran pour lui faire oublier sa condi­tion.

Il retomba dans une réalité moins réjouissante.

 

Instrument de tous les fantasmes de l’argent, nous exécu­tions froidement ce qu’il y avait à l’écran.

Il faut rappeler après plusieurs refus. La tyrannie du quota à atteindre est impitoyable.

Je n’ai jamais vu pareille indécence. Face au droit de ne pas répondre, d’être supposément libre.

Finalement, c’était comme vouloir obtenir des aveux de personnes qui n’ont rien envie de dire. Par le harcèlement, par des agressions répétées.

Comme ailleurs, on aurait fait pour des raisons politiques.

Ici, c’est pour des raisons de fric – aller vous gratter les derniers sous noirs – mais cela revenait au même dans le fond.

Après le typhon des factures des courses et tout le reste.

Ils vous achèveront et pour vous fermer le clapet, ils diront: “Ah! Mais vous étiez libre de consommer”.

 

.La valse des questions lui donnait le vertige.

Parfois, il s’entraînait comme au théâtre.

Il travaillait le texte, en français et en anglais, diction et respiration.

Il pataugeait.

 

Au fur et à mesure que le temps passait, je me rendais compte que je travaillais pour du vent. En fait nous étions la courroie de transmission. Nous étions un laboratoire mobile pour des produits débiles qui se déplaçait au gré du quadrillage téléphonique.

Les besoins étaient, en apparence très loin, nous naviguions dans le désir.

 

 

Il ressentit un besoin violent d’oxygène.

Il aurait voulu être à des milliers de kilomètres de là.

Loin du carnage de la consommation et du culte de l’ego.