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Traduire, troisième dimension de la langue

Jean-Charles Vegliante
“Cartographies” – Mia Lecomte

Nous partirons de cet état de fait : tout le monde parle désormais de la traduction, au sens plus ou moins extensible, et presque tout le monde traduit (aussi bien de langues proches, sans nécessité de les avoir étudiées, que de langues éloignées, pour lesquelles on dispose soit de versions ancillaires, soit d’informateurs variés plus ou moins fiables, proches, vivants ou électroniques). Une fois surmonté l’obstacle pour ainsi dire technique, autrefois principal, reste apparemment le talent, sinon le “génie” du traducteur – bien souvent une traductrice, d’ailleurs, aujourd’hui. Les maisons d’édition, depuis quelques décennies, privilégient en général ce talent plutôt que d’avoir recours aux anciens spécialistes et surtout aux professeurs des langues concernées, trop exigeants et responsables il est vrai par le passé de quelques « laides fidèles » qui ont pu à juste titre les échauder. Il y a donc à la fois une conjoncture favorable – avec une évidente amélioration de la qualité des traductions courantes – et une certaine démission devant des textes d’arrivée difficiles, un peu à contre-courant des tendances littéraires du moment, échappant aux cadres historiques et aux canons de la mode. Pour simplifier : ni « classiques » méconnus à faire revivre, souvent à moindre coût, ni possibles « découvertes » à insérer dans quelque rituelle rentrée littéraire de l’année. Enfin, et cela n’est pas anodin, peu propices à l’échange de bons procédés entre qui traduit et qui est traduit, ainsi qu’entre les éditeurs des uns et des autres (le traditionnel renvoi d’ascenseur). Un seul exemple, que je connais bien, hélas, des deux côtés des Alpes : le poète méridional Lorenzo Calogero, un des maîtres reconnus d’Amelia Rosselli, trop tôt disparu. Un choix de lui, déjà maquetté et bon à tirer, est disponible dans notre site CIRCE de Paris 3.

Pour essayer – vainement, peut-être – de coordonner les réflexions en cours autour de la traduction pour le moins littéraire, voire ne concernant que les langues relativement proches que sont en gros les langues de l’Europe (pardon aux langues non indo-européennes et aux langues minorées qui se sentiront exclues), je propose d’aborder la vaste question du traduire à partir d’un accès limité et apparemment indirect qui serait celui de la trace laissée par le fait traductif ou l’idée même du traductif dans un texte donné, que j’ai proposé jadis d’appeler effet-traduction. Cette trace est visible sans grand effort dans les productions de scripteurs bilingues par choix ou par nécessité – “cosmopolites”, comme on disait autrefois, ou déplacés de la langue plus récents – ainsi que tous les degrés de gradation entre les uns et les autres. Les œuvres traduites de quelque résonance influencent évidemment leur langue, y important parfois un « style de traduction » (G. Raboni). Pour ce qui est du domaine italien, ou italique, une thèse récente soutenue en français mais publiée en italien[1] serait là pour fournir d’abondants exemples. Est-il raisonnable d’essayer d’unifier – sans uniformiser – quelques points de départ dans une réflexion concernant un domaine à la fois aussi varié, étendu, ancien mais récemment réorienté autour de la traductologie comme théorie se voulant autonome ? Je pense que oui, ne serait-ce que pour parvenir à une vraie discussion susceptible de passer outre les querelles de territoire et d’exclusions dogmatiques ; ainsi que les crispations ou le « narcissisme des petites différences » : autre face, au fond, de la croyance au fameux “génie” (forcément solitaire) évoqué plus haut. Par expérience, il me semble qu’une telle base d’accord minimal est possible, ne serait-ce que parce que la traduction collective (où tout est effectivement élaboré et produit ensemble), ou encore collective-participative (lorsque la voix de l’auteur peut entrer aussi en ligne de compte), est possible. Là encore, il se trouve que quelques exemples sont disponibles, aisés d’accès, aussi bien pour la poésie de Calogero mentionnée ci-dessus que pour un large choix de la nouvelle poésie italienne (et aussi italophone, ou minorée) vivante aujourd’hui, de Zanzotto à Mario Benedetti, et de sa pensée du paysage singulière à la vaste thématique de la disparition[2].

L’effet-traduction, comme certains « effets » mieux illustrés en littérature (effet de réel, selon Riffaterre et Barthes, pour n’en rappeler qu’un) est évidemment tout interne au discours qui le porte. On néglige ici les reflets induits par les critiques externes et la réception. Il résulte d’un usage particulier des mots, au sein du message global sur lequel repose le caractère littéraire même du discours en question. Néanmoins, il produit sur nous l’effet, très précisément, de renvoyer d’emblée directement à du différent, à de l’autre : non seulement à un « double fond » de nouvelle signifiance, ainsi que tout texte littéraire devrait le faire, mais plus radicalement à une autre dimension linguistique. L’effet-traduction, en ce sens, révèle la présence de l’altérité dans l’identique. Il affecte en effet tous les niveaux de la langue – à commencer par ses structures de surface les plus apparentes – et il traverse ou, si l’on peut dire, dépasse le monosystème de chaque langue concernée : la langue d’origine, qui révèle dans la traduction des potentialités latentes voire invisibles au regard monolingue, et bien sûr la langue de destination qui est poussée jusque dans ses extrêmes, y compris connotatifs, « décentrée » dans l’acception donnée à cette métaphore par Meschonnic. On en dira autant du texte original et du texte de destination produit, qui participent d’ailleurs à l’extension-construction infinie de leurs langues respectives ; d’où l’apport du traduire comme exégèse à la compréhension des textes et à la critique littéraire en général[3]. La traduction, seule de son espèce, est d’un même mouvement hyper-lecture et écriture créative d’un texte ; ce dernier est à la fois contraint (évidemment par l’original, mais aussi par l’horizon de celui-ci) et nouveau pleinement, à juste titre (donc avec une autonomie relative, y compris sous un horizon différent, et en mouvement constant par son acte même[4]), autrement dit libre, au même titre que tout texte littéraire. Autre et identique, encore une fois. De ce point de vue, le texte traduit déçoit, défait – à l’inverse des éventuels effets de réel – ou en tous cas compromet toute illusion possible de « nature », sans devenir jamais pour autant clos sur lui-même et auto-suffisant. Voilà le premier sens de la dimension tierce, supplémentaire, du titre de cet exposé. J’y reviendrai, car la « nature » n’a peut-être pas dit son dernier « mot ».

Mais il faut aller plus loin. Déjà au départ production seconde, la traduction décroche visiblement le texte des référents habituels, donnés pour acquis, quel que soit leur degré de (feinte) « réalité ». C’est pourquoi, spéculairement, un travail sur la poésie dite réaliste (à tout le moins italienne) m’a semblé intéressant, non par hasard en parallèle à des analyses, et à des illusions hâtives, ayant porté naguère sur la littérature transnationale liée aux phénomènes migratoires des dernières décennies (voir n. 1 supra). Sur un plan plus vaste et général, des écrivains bi- ou plurilingues (de Beckett à Meneghello à Amelia Rosselli déjà mentionnée, à Emilio Villa) ne nous ont pas attendu pour tirer parti de l’effet-traduction dans leurs propres œuvres. Ainsi, Ungaretti dès les années Vingt du siècle dernier faisait se superposer et s’échanger, à la lettre, aura “brise” et urne “urna”, entre ses deux langues du cœur, français et italien. Ce décrochage du référent (et donc de l’illusion référentielle), si cultivé par ailleurs dans une certaine récente littérature “nouvelle” – même si l’on est en droit de comprendre le célèbre « écrire, verbe intransitif » de Barthes (1970) comme une blague –, recouvre deux phénomènes distincts, mais qui semblent devoir in fine se rejoindre :

            un manque et une perte chez l’émigré, qui, adulte, se retrouve non seulement (en général) déclassé, mais littéralement in-fans ;

           et un surplus, un effet (cette fois, de style) recherché, enrichi par l’intertexte translinguistique, chez le créateur affranchi de la syntaxe ordinaire, parfois jusqu’à l’illusion d’une « subversion de la langue » ; où la subversion a bon dos, mais ce serait un autre problème. Quoi qu’il en soit, chez un poète tel qu’Ungaretti, à la fois émigré et créateur translinguistique, la brise (aura) est effectivement au delà de l’image une urne renvoyant à ses chers disparus et à l’archi-texte commun occidental, diffus et mouvant de Pétrarque à Jules Laforgue (« Mon cœur est une urne » … etc.).

S’ils peuvent se rejoindre, ces deux phénomènes peuvent aussi se moduler, de façon positive (enrichissement, débord) ou en négatif (malaise de l’appartenance), l’un et l’autre. Jusqu’à l’excès : glossolalie et langues inventées, là ; anomie et perte du lien aux références, ici. Un autre poète : « Est-ce qu’ici est encore loin ? » (Thierry Metz, L’homme qui penche, 1997), comme à dire que l’on est de toute façon à côté d’un fonctionnement pacifié de la langue, selon une analyse traditionnelle de celle-ci. Son ferme sol se dérobe. Bien loin de créer “spontanément” (ne dit-on pas “langue naturelle” ?) le lien « nécessaire » entre signifiant et signifié qui renvoie à un référent (Benveniste), le locuteur – ou l’écrivain – décentré semble aller à la pêche de mots appropriés, plus ou moins ambigus, mystérieux, pour exprimer ce qu’il aurait à exprimer ; ce n’est qu’en un deuxième temps qu’il s’efforce, pour être compris, de les introduire dans un système singulier, renouvelé lui-même par cette sorte de traduction primaire, fondamentale. Thierry Metz encore :

[…] il faut extraire les mots de là où ils sont. Puis les mettre en langue.

C’est pourquoi j’ai cru bon d’insister plus d’une fois hélas sur l’appartenance autant (au moins autant) que sur la compétence langagière allant de soi[5]. Mais ici, l’expression « mettre en langue », et non utiliser une langue préexistante idéalement, réunit – ainsi que nous le pressentions – le créateur prétendument élitiste et l’immigré soumis au dispatrio (Meneghello). Beau mot du moyen français : dispers. Pour l’un comme pour l’autre, il existe forcément une distance, voire une double défiance vis-à-vis de la langue commune, le passe-partout de la doxa : on sait intimement, douloureusement parfois, son inadéquation, et aussi sa non-innocence (non par hasard, Ungaretti cherchait ailleurs un « pays innocent »). Beau mot de la langue allemande : Grund (Grundlage). Il n’y a pas d’autonomie de la sphère culturelle, dont on sent bien confusément qu’elle est tenue et gérée par les « héritiers » de toujours, de bourdieusienne mémoire. Et l’on est d’autant plus porté à l’utiliser, cette langue conquise, gratuitement parfois, de façon ludique, aussi pour ajouter (contre son usage marchand) de la beauté au monde (Philippe Denis : « Non pas une parole, / pour rien, / nous sommes venus / avec notre langue d’étrangers ») ; d’où les jeux de mots bien connus des exilés (voir l’humour juif), du névrosé (et de l’analyste), du prisonnier (y compris en conditions extrêmes, comme Primo Levi). À titre ici de simples illustrations :

           – le premier contact avec le nouveau pays est souvent placé sous le signe de la (fausse) familiarité, à la fois réconfortante et dérisoire (le Maghrébin qui lit Bagagès sur le mur de la gare, l’Italien du sud qui entend crier Bagaches ! en arrivant à Charleroi, et feint de s’offenser alors que son compatriote rit amèrement devant l’enseigne “Che-miserie moderne”)…

         – l’humour décalé, à tout le moins non aligné, d’un écrivain peu conventionnel tel que Michaux : « D’un continent on s’évade. De l’espèce, non » (1974) ;

       – le jeu langagier à la Perec – en l’occurrence, un palindrome bilingue – chez un survivant de la déportation : « In Arts it is repose to life : È filo teso per siti strani » (Primo Levi “Cuore vorticoso”, in Lilit e altri racconti, 1981)[6].

Abordée sous l’angle de son effet interne, la traduction oblige donc à accepter le paradoxe du « pleinement linguistique », affectant tous les niveaux de l’analyse en même temps, et du « non-linguistique » impensé, latent (pré-, post-, infra-linguistique par allusion à l’approche novatrice de Gianfranco Contini au travail de Pascoli, en 1955), voire d’un regard esthétique plus vaste encore, relevant d’autres types d’expression (spatiale, musicale, de formes plastiques etc.) que sa destination en un autre code (selon la « transmutation » générale dont parlait déjà Jakobson) permet ou exige. Les « intraduisibles » dont s’est occupée (entre autres) Barbara Cassin ne seraient rien d’autre que des discours jouant à plein sur tous ces tableaux, et demandant pour cela même d’être indéfiniment retraduits, leurs destinations étant censément multiples. Des termes, des expressions ou phrases, des textes que l’on ne cesse pas de reprendre en mains et de retraduire seraient, de par leur épaisseur de sens même, infiniment destinés à être traduits de nouveau. Ils « demandent » en somme (le verbe est celui qu’utilisait Walter Benjamin) plusieurs traductions, plusieurs destinations, que leurs différences enrichissent et qui font à leur tour signe, en vue d’ultérieures lectures, récritures, traductions. Ils seront dits, en général, des « classiques ». Très concrètement, dans le domaine que je connais le moins mal (entre deux langues proches), ce travail va consister à rechercher le “même” par des moyens évidemment différents, mais aussi à faire résonner (dans un texte), en les acceptant pleinement, les divergents “gui” ou “cerf-volant”, certes à distance des – si différents ! – vischio et aquilone, bien propres à désespérer l’étudiant d’italien en quête d’une transparence totale. Il s’agit plutôt de suggérer, de faire sentir autrement (une fois de plus) les valences particulières, mortifère pour l’un (mais “glu” a bien conditionné, dans l’histoire de la langue, le signifiant gui) et fabuleux pour l’autre (par chance, le cerf-volant est aussi un insecte aux mandibules extraordinaires). La langue-culture française garde d’ailleurs lointainement le souvenir sacré des rituels druidiques pour le premier, littéraire des méditations plus récentes de R. Caillois pour le second. Mais, de proche en proche, je voudrais suggérer que cette question est plus générale et touche à strictement parler tous les signes linguistiques, si le regard ne s’élève pas au delà du signe en soi, jusqu’à faire fantasmer la chimère de deux systèmes isomorphes parfaitement correspondants signe à signe (le Quijote de Borges, la « copie à la vitre » de Chateaubriand, le hobby de Jiri Fried, l’illusion du débutant). Ce qui, en bonne logique, ne se peut. C’est donc en changeant tout, en déplaçant les formes de surface, si nécessaire, que la fidélité textuelle peut se transmettre dans l’autre système, lequel devient au sens propre destinataire. Chez Pascoli, puisque c’est de deux mots-thèmes de son œuvre que je suis parti, il s’agit de restituer avant tout la singulière vibration – frêle et invincible – dont ils s’entourent poétiquement, à savoir aussi dans la matérialité du texte qui les contient, sa subtilité métrique, etc.

Regard esthétique vaste, dimension autre, matérialité, vibration… voilà ce par quoi j’aimerais finir, tout à fait provisoirement s’entend, bien sûr. Or, tout le monde s’accorde à dire – comme je l’ai fait ci-dessus – que le texte littéraire doit suggérer, faire sentir, rendre présent ce qui justement lui échappe (l’objet, le monde, le réel). Mallarmé : « Je dis : une fleur ! » etc… Presque tout le monde donne, en ces domaines, une place considérable au corps (ou “corps”, selon qu’on est, là comme ailleurs, « puissant ou misérable » vis-à-vis de la bonne distance), du côté de la création autant que pour la réception (ou mieux désormais, consommation). On parlera en effet de rythmes corporels, de rythme du souffle, de la marche, des battements du cœur, et ainsi de suite, sans besoin d’ajouter d’autres viscères également convoqués. Or, puisqu’il s’agit ici de textes, il serait paradoxal d’oublier que la langue, a fortiori la parole, dans sa dimension orale et son apparence transcrite, comporte bien toujours un versant réel, physique, matériel si l’on veut : on l’entend, le voit par écrit, on peut en suivre voire en accompagner les cadences, etc. On en perçoit, pourrait-on proposer de dire, une manifestation globale avant toute analyse, un holo-signe certes largement conventionnel mais plus proche de la matérialité de ses référents et du corps qui le reçoit ou le produit – y compris à l’instant où je saisis ces lignes sur mon clavier. Un cas particulier en serait le texte enjolivé, manuscrit, disposé en calligramme, mis en cases ou en bulles, voire représenté par la peinture (les cartouches, les glyphes figuratifs des Aztèques) ; ou encore le texte déclamé, dit et entendu, associé à une musique, voire chanté ; ou à la limite le discours mentalement écrit, transcrit, par la minorité dite des « ticket tapers » (mais curieusement, Barthes a pu oser un jour « Je vois le langage », 1975), comme re-matérialisé dans l’image cérébrale que nous en formons à l’instant. Dans le cas le plus général, il y aurait donc, marginalement à côté de la double articulation de la langue humaine une sorte de troisième dimension qui serait celle de ses manifestations et sensations corporelles produites et induites. Pris par l’autre bout, Sylvie Kandé s’en approche peut-être : « du geste qui ne s’entend ni ne s’écrit / n’est-il pas juste de dire qu’il est / pensée qui s’effile dans l’air / propos qui cogne le vide / ombre portée du néant » (Brève de main)[7] ? Ou la nature, en effet…

Cette troisième articulation, si les purs linguistes me passent cette métaphore, bien entendu elle aussi culturelle en dépit de son attache préservée à la matérialité du monde physique, ne serait pas – contrairement aux deux autres – une exclusivité du langage humain. De récents acquis de l’éthologie montrent la complexité du système de signaux très divers mis en œuvre par d’autres êtres vivants, capables eux aussi d’organiser culturellement un certain nombre de messages et de comportements fondamentaux. La productivité des signaux – avec ou sans les signes linguistiques traditionnellement attachés à la langue humaine – n’est plus à démontrer, ne serait-ce que dans les progrès déjà anciens des études de gestique et de la communication non verbale en général. Approfondir ces approches serait précieux pour nous aider à comprendre la possibilité du lien extrêmement fort entre langue et monde naturel : lien qui fait, en premier lieu, que continue d’agir efficacement l’effet de réel dans le texte (avec ses illusions), et plus largement que la rhétorique – y compris dans assemblées ou tribunaux – soit toujours aussi puissante. (Sans être trivial, je me demande pourquoi l’effet de réel peut, sans cela, continuer à retenir le lecteur naïf une fois dévoilé comme artifice). La littérature, et la poésie en tout cas, fait bien sûr un usage privilégié, dans la « fonction poétique » particulièrement, de cette capacité à convoquer un certain nombre d’isotopies assez puissantes pour rester liées au monde (commun) des références, dont les plus directement agissantes seraient celles de cosmos, anthropos et logos – avec, pour cette dernière, le rôle éminent de la traduction –, que l’on peut supposer universelles. On est là, de diverses façons mais avec des phénomènes liés au corps en particulier (par exemple à travers le rythme, exprimé conventionnellement par le mètre), à l’intersection de l’arbitraire, de la convention, et de la nature : les antiques notions de phùsis, thésis et aussi enérgeia y concourent ensemble. Naturel apparent de l’effet, abstrait du signe, réunis pour donner tous deux sa force aux constructions de mots. Mot comme manifestation visible, concrète, de la galaxie sémantique et expressive appelée ailleurs lexème. Mot comme anneau de conjonction entre monde et image mentale, attache puissante du texte à une réalité. Que celle-ci ne soit pas la réalité (ni la vérité), c’est une évidence. Comme le texte de destination (traduit) n’est pas le texte original. L’essentiel, pourtant, peut encore être transmis si la dimension supplémentaire de la langue subsiste à travers ses diverses « transmutations », aussi bien dans un autre code que dans une forme autre de communication. C’est peut-être même ce qui dure et subsiste enfin, au delà des troubles profonds du langage, “passant” du sens malgré tout, et produisant donc un effet par les moyens variés du contact physique, matériel, grâce à quoi le monde effondré de certaines catastrophes peut garder une face sémantisée, communicante, c’est-à-dire humaine. Parfois compassionnelle autant qu’une caresse (le « toucher » de Hölderlin), pourquoi pas. En d’autres termes, encore et toujours traduisible.

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[1] Mia Lecomte, Voix poétiques des Italiens d’ailleurs – La poésie transnationale italophone (1960-2016: thèse, Univ. Paris 3, 2016 (430 p.) ; éd. ital. Di un poetico altrove – Poesia transnazionale italofona (1960-2016), Firenze, F. Cesati, 2018 (335 p.).

[2] Voir, respectivement, site CIRCE et notre Blog Une autre poésie italienne http://circe.univ-paris3.fr/Lorenzo_Calogero.pdfhttp://uneautrepoesieitalienne.blogspot.com/ .

[3] A fortiori à celle des littératures comparées. Sur ce point, je me permets de renvoyer à ma contribution au volume collectif (dir. Anna Dolfi) Traduzione e poesia nell’Europa del Novecento, Roma, Bulzoni, 2004, “Traduzione e studi letterari: Una proposta quasi teorica” (p. 33-52).

[4] Ce que voulait signifier le titre de mon ancien D’écrire la traduction, Paris, PSN, 1996 (20002).

[5] Voir par exemple : “Bilinguismes ou bi-appartenances”, Babel 18, 2008, p. 121-27 (en ligne : http://journals.openedition.org/babel/288 ), intervention au colloque de Sienne « Ripensare il Mediterraneo », mai 2008.

[6] Cité également dans : Pietro Scarnera, Une étoile tranquille, Paris, Rackham, 2015 (p. 171). Coups d’arrêt de Henri Michaux (naturalisé français) a été republié chez Unes en 2018 (p. 19). On faisait allusion plus haut aux toponymes arabes en -ès (Haouès, Béni-Abbès…), à l’insulte bagasce “prostituées” (vivace en Italie du sud), à une lecture de surface courante de l’inscription Chemiserie moderne.

[7] Sylvie KandÉ, Gestuaire, Paris, Gallimard, 2016.

 

L’éternel fascisme italien

Giuseppe A. Samonà

Qu’il y ait aujourd’hui en Italie un gouvernement à forte connotation fasciste est désormais une évidence pour tous les démocrates, qu’ils soient de gauche ou non, et ce depuis le contrat conclu entre la Ligue et le Mouvement 5 étoiles. Chaque jour qui passe rend cette évidence plus concrète, même pour ceux, nombreux, qui au début voulaient juger des choses avec prudence. Et pourtant, la vaste nébuleuse antifasciste de l’Italie, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, celle-là même qui par le passé avait toujours protesté publiquement, collectivement, par la plume et par l’action, contre les  projets autoritaires et antidémocratiques menaçant la société plus ou moins ouvertement, est aujourd’hui complètement tétanisée, muette, alors que les défenseurs les plus radicaux de ces projets sont parvenus aux rênes du pouvoir. Elle semble avoir délégué la plus grande partie de sa capacité d’opposition à cette immense déchetterie que sont Facebook et d’autres réseaux sociaux du même genre. Entendons-nous : il y a des exceptions, des manifestations, des voix qui s’élèvent pour dénoncer publiquement la situation. Mais elles sont comme déconnectées les unes des autres, comme si se faire entendre ensemble n’était plus une priorité, et contrairement à ce qui se passait auparavant, elles n’ont plus d’impact sur la conscience collective: elles flottent, isolées, et ne nous parviennent qu’étouffées, prudes, timorées: elles n’expriment plus aucune urgence, plus aucun idéal de liberté. Vue du dehors, l’Italie est effrayante tant elle semble pétrifiée. A l’instar de ceux qui choisissent de ne pas appeler une maladie par son nom, de peur de la rendre ainsi  plus réelle, irréversible, on aime mieux faire en quelque sorte comme si de rien n’était, dédramatiser, dire que ce n’est peut-être pas si grave, que le  corps social au fond de lui est sain  et que la guérison se fera d’elle-même, et que peut-être il suffit pour cela d’exercer avec zèle son activité professionnelle quotidienne, dans l’enseignement, dans l’écriture, dans la musique… Mais si nous ne la nommons pas, cette maladie, si nous ne la combattons pas avec acharnement, elle finira par nous tuer. C’est pour comprendre d’où vient cette paralysie que j’ai essayé de développer ces réflexions.

Dans les lignes qui suivent, le mot fascisme – il est important de le préciser– n’est pas utilisé, comme c’est trop souvent le cas, pour qualifier négativement un adversaire, surtout s’il est ouvertement de droite. Il est employé dans un sens exclusivement politique, avec toute la précision que l’histoire en général, l’histoire italienne en particulier, lui a conférée. Sur un versant (Lega), ce terme désigne l’obsédant appel à l’Ordre, aux Frontières, aux petites Patries, le primat des nôtres (les soi-disant autochtones, en l’occurrence les Italiens), l’affirmation triomphante des valeurs traditionnelles, en amour comme dans la religion, la virile admiration pour la Discipline, la Force et ceux qui les incarnent à l’intérieur et à l’extérieur des frontières, la méfiance pour tout ce qui arrive de l’Etranger, êtres humains ou simplement objets, idées, le goût pour les formules toutes faites et les simplifications, pour les « je m’en fous » qu’on oppose à toute expression d’un désaccord ou seulement de la complexité des choses, en même temps qu’un besoin de réécrire l’histoire, y compris l’histoire enseignée à l’école, en banalisant, voire en normalisant les vingt années de fascisme et son idéologie. Sur l’autre versant (5 étoiles), ce mot permet de mieux comprendre l’aversion plus ou moins dissimulée pour les livres et la culture en général, censés éloigner des véritables besoins du peuple, une véritable exaltation de l’ignorance et du Peuple lui-même (avec une majuscule) en tant qu’ignorant, en faveur duquel on prend, ou on dit vouloir prendre toute une série de mesures sociales (dont aucune toutefois ne s’attaque vraiment aux mécanismes effectifs de l’injustice sociale, au contraire… par ailleurs le Peuple est toujours, et exclusivement, italien), le mépris pour le passé, la haine de la politique, les « tous pourris », les vociférations, la tabula rasa, le vaffanculo généralisé, le dénigrement perpétuel de l’ordre ancien au nom d’un ordre nouveau ‒ nous sommes le changement, nous  sommes la révolution ‒, tout cela amalgamé en un grand mantra qui suffit à donner la chair de poule à quiconque connaît un minimum l’histoire du XXe siècle : ni de droite ni de gauche.

L’ « accouplement » de la Lega et du Mouvement 5 étoiles n’a donc rien de monstrueux, ni de fortuit.  Ce n’est pas un accident de parcours, qui serait dû, par exemple, au  refus insensé du Parti Démocrate (d’essayer même de s’allier avec le parti de Grillo). Leur union vient de loin, elle est inscrite dans leur ADN, et pour tous deux elle semble répondre à une irrésistible vocation. D’ailleurs, comment ne pas constater combien peu nombreuses ont été les défections véritables, dans les rangs des deux partis, à la suite de l’accord, du contrat;  le consensus autour de Salvini – le véritable chef, et  le moteur de la coalition – s’est même élargi, et continue de le faire précisément dans les rangs des 5 étoiles, dont le prétendu esprit de gauche a toujours eu une tendance plus ou moins marquée au souverainisme. Et voilà comment, sur la base du nationalisme et du rejet de l’Europe, de nombreuses revendications ou des mots d’ordre qui semblaient initialement  inconciliables ont fini, en circulant d’un parti à l’autre, non seulement par se rejoindre, mais par devenir un patrimoine commun.

Les caractéristiques de la coalition actuelle dégagées plus haut – et on pourrait en ajouter d’autres – s’adaptent bien, y compris avec d’inévitables différences (l’histoire ne se répète pas à l’identique), au mouvement qui s’est installé en Italie dans les années vingt du siècle dernier: le fascisme, précisément, avec son harmonie rusée d’autoritarisme et de soi-disant révolution sociale. En ce sens, il est sidérant de voir comment la gauche, dans ses différentes composantes, a suivi l’évolution de la situation, parfois avec stupeur, parfois avec légèreté. D’un côté, l’autoflagellation: nous n’avons rien compris… il faut savoir entendre les peurs des gens… nous devons changer tous nos instruments théoriques… nos catégories ne valent plus rien… « droite » et « gauche » ne nous permettent pas d’interpréter un phénomène nouveau, etc. De l’autre (mais de moins en moins) une certaine superficialité désinvolte et optimiste, et une sous-estimation du danger: allons, n’exagérons pas… ce n’est pas du fascisme, certes ce gouvernement est mauvais mais ce sont les règles de l’alternance… organisons-nous pour gagner les prochaines élections… la véritable Italie est à l’extérieur de la politique officielle…etc.

Or non seulement nous avons affaire à un projet autoritaire présentant les caractéristiques essentielles du fascisme – et non à une alternance démocratique normale – qui concerne la politique officielle, institutionnelle; mais aussi à un phénomène qui atteint la société civile  (s’agissant de cette Italie, « société civile » est presque un oxymore…), profondément imprégnée de ce fascisme. C’est à mon sens ce qu’il y a de plus inquiétant. Le consensus autour de Salvini ne grandit pas malgré ce qu’il dit et fait contre les “migrants” (qui constituent le centre de son action), mais précisément à cause de cela. La politique « nouvelle », en d’autres termes, répond à un besoin profond, et majoritaire, de la société. Certes, il y a le contexte international, la fameuse crise économique et sociale, l’ultra-libéralisme, le raz-de-marée des droites extrêmes, les grands mouvements d’émigration, les guerres, le terrorisme, mais il y a avant tout quelque chose qui appartient en propre à l’Italie, et qui n’a rien de nouveau : son éternel ventre fasciste. Comment en est-on arrivé là ? Vingt et quelques années de Berlusconi ont certainement bien préparé le terrain. Mais il y a peut-être quelque chose d’encore plus ancien, d’encore plus radical, d’encore plus fort que les nombreuses erreurs sans doute commises par la gauche, de plus profond même (je voudrais le dire à certains amis) que les fautes de Renzi : le fascisme, loin d’être revenu, n’est en réalité jamais parti.

Si la gauche italienne en plein désarroi a beaucoup réfléchi, beaucoup fait son autocritique, elle n’a curieusement jamais pensé à quelque chose qui à mon avis est essentiel. Nous autres, à savoir ceux qui appartiennent à cette génération d’Italiens nés dans les années quarante à soixante-dix, nous avons grandi et nous nous sommes formés dans une espèce de bulle: le récit de la Résistance d’abord, puis les grands combats pour les droits civils et sociaux, dans les années soixante, soixante-dix, nous ont fait croire en une République plus forte, plus lumineuse que ce qu’elle était en réalité. Bien sûr, nous étions conscients des grincements, des failles de cette République, de la stratégie de la terreur à l’œuvre dans certains secteurs de l’Etat, conscients des différentes tentatives de coups d’Etat, des réseaux de criminalité organisée et de leurs connivences au  niveau le plus élevé – mais c’était, comment dire, une conscience abstraite, comme était abstrait dans nos discours le risque du fascisme, du moins au gouvernement du pays. Et surtout, il ne nous serait jamais venu à l’esprit que les droits conquis puissent ne pas l’être une fois pour toutes, irréversiblement. Dans cette perspective, ce qui se passe aujourd’hui démontrerait  simplement la chose suivante: l’Italie qui porta le fascisme au pouvoir, ou qui de toute façon le toléra, l’Italie où l’antifascisme actif fut le fait d’une noble, mais ultra-minoritaire minorité jusqu’à l’issue désastreuse de la guerre, l’Italie qui approuva les infâmes lois raciales ou de toute façon ne fit rien contre elles, cette Italie était plus vivante que ce que l’exaltation de la Résistance et l’euphorie des luttes menées au cours des années soixante et soixante-dix nous  avaient fait penser.  Ou, pour le dire en une phrase: ce qu’on appelait autrefois majorité silencieuse est désormais majorité tout court. Et majorité très bruyante. (Un questionnement surgit, même si en histoire les si n’ont pas d’utilité: si Mussolini ne s’était pas embarqué dans la guerre, il aurait peut-être duré encore plus longtemps que Franco en Espagne…) L’erreur la plus dramatique de l’Italie de gauche, démocratique, républicaine, serait en somme de ne pas avoir saisi toute la profondeur du problème, toute la fragilité de nos conquêtes. Certes – et heureusement – l’Italie est aussi faite d’hommes et  de femmes pour qui comptent non l’orientation sexuelle mais l’amour, et l’ouverture, l’accueil, la curiosité pour l’autre, de quelque partie  du monde ou de la société qu’il vienne; de Trieste à Lampedusa, en passant par Riace, cette Italie existe, continue d’exister ; simplement elle est aujourd’hui, et sans doute depuis longtemps, minoritaire. Le comprendre peut nous aider à retrouver notre chemin.

Carlo Levi, auteur de “Cristo si è fermato a Eboli”

Ainsi, pour saisir la spécificité de la situation italienne, au-delà de l’inquiétant contexte international, plutôt que de chercher à inventer des outils nouveaux pour comprendre un phénomène nouveau, il me semble utile de revenir à  certaines “vieilles” analyses, à certains “vieux” livres qui permettent de comprendre à quel point la situation actuelle est peu nouvelle. Je pense d’abord (pour aller du plus récent au plus ancien) aux remarques de Eco sur le Ur-fascisme, au début de l’ère berlusconienne; à l’aversion radicale et toujours en alerte pour toutes les formes de fascisme – et surtout la plus dangereuse: le fascisme comme normalité – qui traverse toute l’œuvre de Pasolini, jusqu’à sa mort au milieu des années soixante-dix (ce qui signifie, pour lui, la critique radicale de la bourgeoisie, mère de tous les fascismes); et surtout, à Carlo Levi, dans les années 42-43 – il faut lire ou relire, tout de suite, Le Christ s’est arrêté à Eboli, qui d’une certaine manière actualise les réflexions de Gobetti  (et là nous sommes  dans les années 20: lui aussi, à lire ou à relire…) sur le fascisme comme autobiographie de la nation ; Levi identifie dans la structure inaccomplie, petite-bourgeoise de la société italienne, le nœud pathologique, obscur, qui pourrait  conduire ultérieurement à la renaissance de formes et d’institutions politiques en apparence nouvelles, peut-être même révolutionnaires, mais qui en réalité reproduiraient tout simplement des idéologies passées. Pour employer les termes mêmes de Levi, elles perpétueront et aggraveront, sous de nouveaux  noms et de nouvelles bannières, l’éternel fascisme italien. (Et on pourrait continuer : il m’est arrivé de retrouver des variantes originales de ces réflexions chez de nombreux écrivains que j’ai lus récemment dans cette optique: Sciascia, Consolo, Camilleri…)

Les stéréotypes sont toujours des simplifications, ils sont souvent erronés et dangereux. Mais il vaut la peine de s’y arrêter un moment, surtout quand ils « bougent », si on peut s’exprimer ainsi. Ce qui me frappe le plus, dans le contexte actuel, c’est la manière dont l’image des Italiens comme de braves gens est depuis peu en train de se modifier. Pour le comprendre, il faut sortir du cercle, aussi large soit-il, des Italiens qu’on a l’habitude de fréquenter ici en France, ou en Italie ; il faut abandonner le monde virtuel des réseaux sociaux, tantôt rassurant, tantôt effrayant, et toujours déformé, séparé, irréel. Il faut interroger les étrangers qui vivent en Italie ou transitent par ce pays; prêter l’oreille aux discours qu’on entend au marché, dans les bus, dans les cafés, au restaurant, à la plage, pour constater que la rage, les préjugés, l’hostilité, les fantasmes les plus grossiers, les plus invraisemblables, s’expriment désormais à voix haute, sans aucun filtre : la société italienne, pourtant connue et appréciée depuis longtemps dans le monde entier pour  son sens de l’accueil, sa sympathie et son humour, en est complètement imprégnée. Les femmes passent leur temps à se mettre du vernis sur les ongles, ils ont tous un smartphone, ils viennent ici en vacances, ils nous coûtent de l’argent, ils nous volent le travail, la loi ne doit pas être la même pour  tous, ce sont les nouvelles invasions barbares, il y a un projet de remplacement d’une race par une autre… voilà quelques-uns de ces « discours » (j’ai pu les entendre moi-même cet été…). Ceux qui les tenaient étaient des gens semblables à ces Italiens moyens qui autrefois se désintéressaient de la politique avec gentillesse, sans plus, et qui aujourd’hui argumentent avec passion surtout contre les demandeurs d’asile: amalgamés en une sorte de monstrueux ennemi intérieur, ces derniers sont devenus une véritable obsession. Comment leur faire comprendre que si les étrangers arrivent chaque année par milliers sur les côtes de l’Italie, ils sont bien moins nombreux que les Italiens qui partent, et qui, eux, se comptent par centaines de milliers, presqu’autant que dans l’immédiat après-guerre ? Et que ce fait devrait être le premier à inquiéter ceux qui ont à cœur la survie du pays? Et même que l’Italie, second pays le plus vieux du monde, devrait tabler sur une politique d’immigration pour donner une impulsion à son futur ?

Il ne s’agit pas ici – le reproche est toujours prêt à sortir – de parler mal de l’Italie, ou de ne pas respecter la volonté de la majorité. Il s’agit de sortir du silence, d’affirmer avec force – surtout en tant qu’Européens – que nous sommes, que nous voulons une autre Italie, une autre Europe. Car l’Italie a toujours été pour l’Europe un formidable laboratoire d’idées, pour le meilleur mais aussi pour le pire: et la peur, habilement manipulée, est contagieuse, elle franchit volontiers les frontières, surtout quand elle se transforme en agressivité, comme cela arrive souvent. Ce sera une longue bataille, qui nécessitera des lieux matériels et non virtuels, à l’intérieur de l’Italie comme à l’extérieur: aux réseaux sociaux, instruments de liberté trompeurs qui s’avèrent de plus en plus être de dangereux enclos favorisant la dictature de la pensée brève (ce n’est pas un hasard si les idées de la Ligue, comme celle du Mouvement 5 étoiles, se diffusent avant tout par ce moyen), il faudra opposer, réinventer de nouveaux espaces, réels et ouverts, où il soit possible de se rencontrer physiquement, de se parler, d’échanger des idées et  des expériences, voire de jouer (rappelons-nous les manifestations, les jardins publics, les pelouses où les enfants jouent au ballon…) Certes il faut étudier, combattre l’ignorance qui est le terreau où prospèrent tous les fascismes ; mais il faut aussi, concrètement, de manière à la fois individuelle et collective, s’engager avec tous les moyens possibles, du secours à l’hospitalité et à l’enseignement de la langue du pays d’arrivée, pour aider et accueillir ceux qui fuient les guerres et les persécutions ou simplement la faim. Contre l’obsession sécuritaire avec ses cages et ses murs, il nous faut construire un modèle de société (au sens d’une perspective, d’une aspiration) dans lequel l’accueil de l’étranger soit une priorité et la libre circulation, le libre mélange des personnes, un droit. C’est une grande chance qui s’offre à nous. La question à se poser n’est pas il n’y a pas d’argent, nous ne pouvons pas les accueillir, mais qui a besoin d’être accueilli doit l’être, comment trouver l’argent? En effet, on voit bien qu’au racisme et à la xénophobie se mêle un problème  différent, celui de la justice sociale. Les migrants sont avant tout pauvres, s’ils étaient riches personne ne leur fermerait la porte au nez (Nous devons donc lutter, aussi, pour une société plus juste…)

Chacun  de nous doit s’engager à secourir, à accueillir (par nous j’entends tous ceux qui refusent de voir triompher l’éternel fascisme, en Italie et ailleurs), à son rythme et avec ses moyens : mais nous ne pouvons plus nous contenter de soutenir et d’admirer ceux qui, à leurs risques et périls, le font déjà, Car aujourd’hui il ne s’agit pas d’une bataille politique, sinon au sens très large et très ancien de ce mot – c’est une bataille humaine, une bataille de civilisation.

(L’eterno fascismo italiano a été publié sur Altritaliani.net.            Version française : Sophie Jankélévitch)

Leuven, Wellington

Francesca Pierini

 

Molly Chen

Some time ago, in Wellington, NZ, I went to Leuven, a Belgian restaurant. I ate mussels with fries, and a pint of Stella. Meanwhile, Philippe was in the real Leuven, the Belgian town, where he was working, is working and will work as a postdoctoral fellow until the end of the year.

We have already spent a year there together, in Leuven, as International Scholars, from September 2015 until the summer of 2016. Over two years ago, at the end of six and a half years in Taipei, I remember I couldn’t wait to return to Europe. I was especially looking forward to being closer to my family, but I must have been more tired than I realized. I was in the process of finishing my Ph.D. thesis, and we were penniless, that first time there, both of us living on Philippe’s doctoral salary.

The students at KU Leuven all looked more rested, wealthier, better dressed and shinier than us. They all looked to me, and maybe it wasn’t true, like they had left their childhood homes to come to a town that would encircle them within a safe and secure ring of manageable independence.

Clearly, we felt we were out of that ring, out of that loop: we were not only older than them, our apartment was a tiny studio, our mattress an ugly second-hand one, the kitchen was structurally dirty, impossible to clean. We were strained, disoriented, and perhaps, even if we didn’t realize it at the time, we had become too foreign to function immediately well at home.

Still, I remember I left, in 2016, with quite a few pleasant memories: the food markets, all those same afternoons of small cold rains, the sound of suitcases being constantly dragged back and forth by students leaving town for the weekend. And then there was that fountain-sculpture, that symbolic depiction of thirst for knowledge that has always looked so obvious to me. It portrays, very literally, the intellectual condition, the mental hoop of having to feed your brain constantly in order to keep a good balance, a state of health built on addiction.

That statue describes perfectly, to my mind, the condition of self-sufficiency and existential isolation experienced by all people who have a passion strong enough to sustain them. I have heard funny debates on that fountain-statue, but I find it quite self-explanatory. I also find it a little sinister.

In general, Leuven, that first time, felt too wealthy, safe, round and harmoniously bounded to really appeal to two people who had lived for years within a borderless and still largely unknown capital of tea and cement.

I never went to eat the famous dish of mussels and fries in Leuven, because restaurants were too expensive for our budget, but in Wellington, not long ago, I could do it, as I visited my family after a conference in Auckland. In NZ, mussels are much bigger than the ones in Italy, they have a green lining all around the shell, and they taste sandier. I have seen, more than once, after cooking those mussels, a little boiled crab coming out of them, made perfectly clean, pinkish and pale by the vapour, but still intact and good-looking.

Philippe returned to Leuven in March 2018. This year, I will be going there back and forth from Taipei, where I got a postdoctoral fellowship until the end of 2019. I don’t enjoy living in Taipei so much any longer, I feel like I am leaving in my own past, without daily work commitments or classes to teach. But I do have the obligation to progress in my research, so, for the first six months of the fellowship, I have tried to produce as much as I could: I have written a good number of articles now under review, and I have gone to five conferences, which is a lot. The last conference was the one that brought me to Auckland, via another conference in Sydney. When it finished, I took a night bus to Wellington, the city where both my brothers live.

I have two nephews there as well. The oldest, Luna, is a little girl of four who speaks Italian with an Anglophone accent. When she calls her uncle Marcello out loud, she sounds like Anita Ekberg in La Dolce Vita. She is blond and blue-eyed, a definite sudden deviation in my family lineage and geography.

Luna wanders along the Wellington harbour the way I used to roam the Colle Oppio after school. In July, while I was there, Luna saw a whale at the waterfront. It looks like she will grow up familiar with whales, strong winds and birds the way I grew up familiar with horseshit on Sanpietrini.

As a little girl, I remember I used to draw with pencils that came packaged in boxes of even numbers: 6, 12, 24, and after that they were for grown-ups. The “Carioca” pencil boxes were decorated in bold colours, just as children like them: the blue was blue, the yellow was yellow. The exotic universe depicted on those boxes was made of bright-coloured flowers and a round yellow sun, no French nuances, no “mustard” yellow, no “burgundy” red, only colours that would fill a kid’s eyes with pleasure and confidence.

I especially remember a toucan painted on my box, a cartoonish-looking black bird I saw “in person” much later, in Singapore Jurong Bird Park. As I was closing the gate of a cage behind me, the bird stopped on a perch close by. I went back inside and I took an instant picture that took a very long time to take, the time to find my camera, set it, and get close enough to the bird, step by step. It was a long, suspended moment I still remember well. We were both curious of one another.

Philippe and I, as he made me notice that day, were the only couple without children at the park, yet I was the only visitor with a toy camera. My camera is a plastic, half-serious object made for small details and strong contrasts of colours, such as close-ups of cute earrings among teenage friends. It is good to capture, at a very close distance, a pattern of yellow smiley faces against a pitch-black fabric, a slice of lemon floating on strong tea, or pencils in a box: It is made to reproduce a shallow and pleasant spectacle of small and manageable variety.

In Singapore, in places such as the bird park or the botanic gardens, I could sometimes walk around in viciously humid but clean heat, with a dense smell of orchids in my nostrils. And I could sometimes see gigantic lizards and stupendous butterflies, that turquoise colour one can only otherwise see on peacocks, and maybe kingfishers.

The operation I had in 2012 damaged my uterus and ovaries just enough to make having kids very difficult. Truthfully, before we even knew about this, Philippe and I were opting towards adoption, in Taipei, but we ruled it out, eventually, because of our lack of steady homes and jobs.

Sometimes we get to decide, sometimes we don’t. Motives, decisions, are all tangled up together, like brambles. Sometimes the brambles are loaded with blackberries: we pick the fruits, savour them over time, and we think we are in control, choosing well and being rewarded for it; sometimes the tide changes, a little wine gets spilled on the sofa, and we get to deal with a cemetery of spikes that seems to last forever.

As a child, I could not see the use of a “muddy green” pencil or of a grey one. Now I know that muddy green is the colour of wine bottles and blackberry brambles, that grey dust, that always covers blackberries at the side of the road, is the taste of Wellington mussels, that happiness is as rare as the sight of a toucan, even if we are exceptionally prepared for the possibility of pain, especially hard-working and constant at what we do, even if we have, over time, made ourselves good at recognizing it, and even if, when we see it, we make our hands sweat by taking the smallest, slowest, the most gentle and silent steps to keep it there as long as we can.

In 2017, as soon as it became possible for us to leave Singapore, we did. Philippe had to finish writing his thesis before going back there to graduate, so we took an air-bnb accommodation in Bali, which is close to Singapore but much cheaper. We travel with limited means, we move to different places, rather than “travel.” We save as much as we can in order to afford plane tickets, especially for conferences and trips home.

Some of the drawbacks of our otherwise privileged continuous traveling are a protracted sense of precariousness, our belongings scattered around getting old without being used, long waits at airports, cheap airlines and accommodations, low-quality washing machines that always ruin our clothes, cheap clothes that is all right if they get ruined. In Ubud, Bali, there were laundrettes all over town, and there was a small village, just outside of it, made of quiet roads, rustic restaurants, a few shops and coffee places. It had, at its centre, a square patch of green where something pleasant to watch was always going on: mostly children playing with kites.

Some children, even the very small ones, could fly their kites very high-Up in the air, in the sky- as some of them would perhaps say. To me, and I spent a long time looking at them, the kites seemed firmly anchored to a remote stillness, while the children were more or less flying: suspended just a little above ground, as if the kite string was only just too short for them to firmly touch the grass.

Thinking of that green field makes me think of Luna, confidently running in a wind so strong that doesn’t let one hold an umbrella open. She looks at ease in it the way Italian kids look at ease in the Mediterranean sun: I have seen her closing her eyes to take the wind all in. Luna will never need a swim in warm water to enjoy a beach, she will get through childhood thinking Leuven is a Belgian restaurant, and all planes leaving Wellington are directed to Australia.

I wonder when, her and her little brother, Elio, will start shaping some form of awareness of their distance from Italy, from England, of their composite, unexpected and multiple origins. Philippe and I send them postcards wherever we go, together or alone, when we move to live somewhere for a while, when we go to conferences. Postcards are obsolete, but not to small kids, and we try to make them interesting with stickers.

After staying in Bali for two months, we got back to Taipei during the summer of 2017, because Philippe got a graduate fellowship at the Institute of Chinese Literature and philosophy of Academia Sinica. In March 2018, after graduating, Philippe moved to Leuven while I stayed in Taipei, where, in the meantime, I got my own postdoctoral fellowship. In February 2019, Philippe will move to Switzerland, for a postdoctoral fellowship of four years.

When I go back to Leuven to see Philippe, I realize our lives are changing. This time, we could afford a nicer apartment, with a separate bedroom and a small balcony facing a courtyard. We buy nice food from the market and a bottle of wine every few days. Philippe is on his way to leave, hopefully for good, the land of precarious living: his new fellowship will be long-lasting and well-paid. I still inhabit it fully, but this new-found partial stability makes me feel like I am living as comfortably as I would have lived all along if I had behaved better in my previous life, if I hadn’t lived my adolescence and early youth in a self-deluded state, and if I hadn’t always had the disturbingly strong necessity to always prove myself.

This time, Leuven feels like a prize, an encircled place of serenity from which I can take a moment to look ahead, but also consider how lucky I am being at the moment, my job takes me places, this time so far away that I almost went full-circle and came across my family again. It was all so fast that I felt I was being projected, I time-travelled from a hot July to a stormy one and I could stay in Luna’s world just long enough to take an instant picture of her walks along the harbour and Matariki school recitals. Just long enough to see that she is doing very well.

                                                ________________________

Francesca Pierini is a postdoctoral fellow at the Institute of European and American Studies, Academia Sinica, Taiwan. She has published several short pieces of creative nonfiction: “Onions, Sulphites, and Panic Attacks,” The Spadina Literary Review, October 2016, http://www.spadinaliteraryreview.com/SR15-Fic-18.html; “Red Bialetti,” Vice Versa Online, February 2017, https://viceversaonline.ca/2017/02/red-bialetti/; “London Galleries,” The Spadina Literary Review, https://www.spadinaliteraryreview.com/SR18-Mem-01.html; “Taipei,” The Raven’s Perch, June 2017, http://www.theravensperch.com/taipei-by-francesca-pierini/; and “Taipei (A View from Singapore),” Cargo Literary Magazine, Issue No.12, Winter 2018, https://cargoliterary.com/. All these short pieces, as well as “Leuven, Wellington,” are stand-alone chapters of “Red Bialetti,” a memoir in the making. Francesca can be reached at franchina51@hotmail.com

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Di sera, 4X32

Lamberto Tassinari

Verso metà agosto del 2018, all’imbrunire, da una delle feritoie, prese d’aria che si trovano alla base delle due finestre del salotto, è entrato un pipistrello.

Si è infilato così, nessuno l’ha visto, in un’apertura alta circa 4 e larga circa 32 centimetri, la cruna di un ago. Di pipistrelli a Montreal e in particolare in questo quartiere non se ne vedono, forse un paio in trentadue anni ma allora sul canale di Lachine, a mezzo chilometro da casa nostra.

4×32 cm

 

Non era della specie comune in Italia, piccoli con battito d’ali intenso, ma almeno il doppio di corpo e d’apertura alare. Volava sulla lunghezza del salotto da una parete all’altra ma non in modo particolarmente agitato, virando perfettamente ad ogni avvicinamento alle pareti di fondo come in  piscina. Non l’abbiamo mai visto sbattere, non ha colpito nessun oggetto, nemmeno il candeliere sopra la grande tavola. Né si è impigliato nei due arazzi di lino che coprono un’intera parete del salotto. Dopo dieci minuti di sue armoniche evoluzioni io sono riuscito a improvvisare una specie di retino usando un bastone da sci e un copricapo velato per le black flies. A questo punto Patricia ha avuto l’ idea di aprire la porta del salotto che si trova accanto all’entrata: allora l’ho spinto verso le due porte aperte e ci è sembrato che volasse via. Mi sono girato verso Patricia e Timothy per celebrare la liberazione e allora ho visto che invece il pipistrello stava aggrappato allo zainetto di Tim a terra vicino alla porta d’ingresso. Con il rudimentale retino l’ho raccolto e portato fuori di casa ma non l’ho visto partire. Lì si è dissolto nella sera.

(Donald J. Trump II) Narcisse : Être, Paraître, Mensonges et le Politique

Heinz Weinmann

 

Écho des assemblées politiques

Alors que la présidence de Donald Trump vient de passer les  cinq cents jours, on constate les conséquences de plus en plus nombreuses découlant du narcissisme primaire qu’on a mis en lumière dans notre premier texte. Penchons-nous ici sur les conséquences les plus lourdes, les plus graves de ce narcissisme touchant le domaine politique.

On a pu se rendre compte, dès son inauguration, le 20 janvier 2017, avec la querelle sur le nombre de l’assistance, que la «véracité» allait être un des enjeux centraux de cette présidence. En effet, le Washington Post vient de se  livrer à un recensement des « mensonges » de Donald Trump depuis son entrée en fonction : ces mensonges s’élèvent à plus de trois mille ! Très évidemment, le mensonge ici ne saurait être une erreur involontaire, un de ces  « actes manqués » (Fehlleistungen) dont parlait Freud mais devient un outil pointu d’une gouvernance qu’on devra bien qualifier d’« alternative». Il s’agit probablement là d’un des changements de paradigme politiques les plus radicaux depuis l’Antiquité.

Rappelons que Platon dans sa République a cherché désespérément un point d’ancrage, un point d’Archimède où arrimer sa politeia, parce que celles de la vie politique ambiante se trouvaient  chamboulées par des « révolutions » (metaboloi) provoquées par les changements de régimes qui, régulièrement, s’accompagnaient d’exactions, de massacres, de « nettoyages ethniques » soit par la mise en exil soit carrément par l’extermination des habitants des cités conquises dont Troie, Thèbes et Carthage ont été les exemples les plus illustres. Pour Platon, il s’agissait évidemment aussi de contrecarrer les metaboloi intérieures, causées par le dysfonctionnement des régimes politiques, notamment celui de la démocratie directe telle que pratiquée dans les assemblées politiques (ecclesia), les tribunaux et généralement de tout rassemblement public.  Assemblées en butte aux  manigances des démagogues et autres sophistes pour qui cette « démocratie » a été une proie facile pour leurs visées autoritaires, tyranniques. Voici comment Platon décrit une  de ces assemblées  houleuses dans tous les sens du mot où les foules, au gré des « arguments » pour ou contre, se laissent emporter par des vagues de fond dans un sens et puis dans son contraire, obnubilées davantage par le bruit des huées et des applaudissements que par l’argumentation des rhéteurs :

Lorsqu’ils siègent ensemble [les Athéniens assis dans l’ecclésia], en foules pressées dans les assemblées politiques, dans les tribunaux, dans les théâtres, dans les camps et dans quelques autres réunions publiques, et qu’ils blâment ou approuvent à grand bruit certaines paroles ou certaines actions, également outrés dans leurs huées et dans leurs applaudissements, et que les rochers et les lieux où ils sont, font écho à leurs cris et doublent le fracas du blâme et de la louange[1].

Platon décrit admirablement le déroulement des assemblées publiques, –chez nous notamment en période électorale, maintenant permanente dans les pays aux élections à date fixe –, comment les paroles (logoi) se perdent dans un brouhaha de huées  et d’applaudissements, renforcés –faisant quasiment fonction de haut-parleurs—par l’écho de ce boucan renvoyé par les rochers de la Pnyx, rocher au fond de l’ecclésia. Pour Platon, les véritables récepteurs des  « messages », ce sont bien  les rochers qui se renvoient l’écho des bruits en circuit fermé, brouillant les discours en un  amalgame cacophonique[2]. L’écho joue ici un rôle central. Nous savons que dans le mythe de Narcisse, Écho a été l’amante de ce dernier, consumée et finalement pétrifiée, devenue littéralement rocher,  par le rejet brutal et irrévocable de son amant. Écho a été réduite à n’être que l’écho de la voix d’un Autre, alors que Narcisse est mort de  n’avoir voulu être que le reflet de lui-même. Autrement dit, le mythe de Narcisse met en scène le rapport entre l’Être et le Paraître, plus précisément, la relation entre l’original et le double. La Pnyx, le rocher dont parle Platon ici, c’est bien Écho pétrifiée, mais cette fois devenue écho d’elle-même.

C’est que nous assistons chez Platon à la naissance de la «chambre d’échos», ici encore à ciel ouvert sur l’Acropole ! Il s’agit bien d’un écho qui a perdu la voix d’origine—jamais sa voix, celle de Narcisse à l’origine–, condamnée à répercuter sans cesse les échos des échos, embrouillés à l’infini par leurs répétitions sonores, dissonantes. Platon décrit ici le discours de tout démagogue donc forcément aussi celui de Donald Trump et aujourd’hui de Doug Ford. Ce qui compte pour le démagogue, ce ne sont point les logoi, c’est-dire l’enchaînement des arguments en un discours logique mais bien au contraire sa fragmentation en une série  de logorrhées où imprécations contre les ennemi(e)s et auto-encensements se chevauchent, déclenchant dans les viscères des auditeurs des passions irrépressibles comme la haine, l’exécration de l’Autre et la dévotion aveugle, fanatique à une cause idéologique préconçue telle race, sexe, immigrant etc. Comme noté déjà chez Platon, huées et  applaudissements s’entre-nourrissent,  au point où les auditeurs/spectateurs, semblant en apparence applaudir le rhéteur, s’applaudissent en vérité eux-mêmes, devenant, par une sorte de borborygme ventriloque, l’écho de leur propre écho. Nous avons compris que la Pnyx, aujourd’hui, ce sont les Facebook, Twitter, Instagram qui font  répercuter tout en délayant en « likes » et « smileys » les réactions des quarante millions d’adeptes, quarante millions de yes-men et de yes-women qui, ensemble, créent un volume d’échos certes incommensurables, mais  tout aussi unanimistes.

Revenons encore au texte de Platon. Dans sa suite, le philosophe s’interroge comment l’auditeur/spectateur, surtout le jeune, immergé qu’il est dans un tel discours-spectacle, pourra-t-il résister sans se laisser entraîner par les flots logorrhéiques qui, par un effet ventriloque, semble émaner du corps même de l’auditeur.

En pareil cas, que devient, comme on dit, le cœur d’un jeune homme ? Quelle éducation privée [ou politique] résisterait et ne serait emporté dans ces flots de blâme et de louange au gré du courant qui l’entraîne. Ibid.

Narcisse et Platon entre Être et Paraître

C’est que Platon voudrait arracher ce jeune aux flots changeants de la politeia athénienne du temps dont il est prisonnier comme le sont les  habitants de la caverne, véritables  «caves» des constitutions politiques actuelles (Politeiea, VII, 515c  sq.). On sait, pour Platon sortir de cette prison psycho-politique signifie  détourner son regard du monde ambiant sensible, monde des apparences, des opinions (doxa) où tout est changement (metabolè), pour  tourner ce regard vers ce qui est stable, reste immuable donc éternel, à savoir le monde  des Idées. Ce nouveau regard en direction des Idées, Platon l’appelle théoria,  « contemplation ». C’est là le point d’ancrage, le point d’Archimède où Platon voudra arrimer sa politeia. Ce n’est pas le lieu ici d’analyser la structure de l’« État » platonicien. Poussons plutôt plus loin la question de l’Être et du Paraître, amorcée avec le mythe de Narcisse, mais cette fois en le confrontant avec la philosophie platonicienne.

Comme noté, Narcisse préfère son Paraître, son apparence, sa persona, son reflet à son Être, sa personne physique en chair et en os. Le texte des Métamorphoses d’Ovide est très clair là-dessus :

« Il aime un espoir sans corps (spem sine corpore amat), prend comme corps une ombre.

Il est ébloui (adstupet) par sa propre personne et, visage immobile (vulutque immotus),

Reste cloué sur place (haeret), telle une statue en marbre de Paros.[3] »

 

On constate, dans ce beau texte que le corps physique de Narcisse est comme « avalé » par  son « ombre », son « reflet » — umbra voulant dire les deux–,  « aimant un espoir sans corps »,  « espoir » qui toujours précède, à jamais  hors d’atteinte, contrairement à l’ombre qui suit. On assiste ici sur le vif à la « narcose de Narcisse », analysée jadis par Marshall McLuhan dans sa Galaxie Gutenberg (1962). La contemplation de sa  propre image  –un autre genre de théoria — comme par l’absorption d’un stupéfiant,  met Narcisse dans une transe narcotique, littéralement « stupéfait » (adstupet) par son propre reflet. Rappelons que la fleur de narcisse en laquelle Narcisse se métamorphose à la fin, contient un puissant narcotique qui, pris à fortes doses, peut être mortel. Morale de l’histoire : Narcisse meurt d’une  overdose de lui-même. Le meilleur antidote (pharmakon) pour Narcisse et de façon générale contre le narcissisme, c’est de tourner son regard vers l’Autre. Comme l’a bien souligné le jeune Gide dans son Traité du Narcisse (1892), il suffit simplement que Narcisse retourne son regard, le détourne de son image létale pour être guéri de sa narcose du Moi.

Le mythe de Narcisse, avons nous dit, pose la question de l’Être et du Paraître, de l’Original et du Double. Par sa « révolution », Platon en a changé radicalement la donne de départ. Otto Rank, disciple de Freud, dans son Don Juan et le double (1932) a avancé l’idée reprise par Edgar Morin (L’homme et le mort, 1951),  que l’ombre a été la première, la plus primitive représentation de l’âme humaine, âme extérieure, immatérielle, susceptible de survivre à la mort du corps.  Ce qui voudrait dire que le mythe de Narcisse tel que raconté par Ovide est une élaboration rationalisante ultérieure, puisque  le narrateur, surmoi adulte, y veut faire entendre raison à l’adolescent de ne pas se laisser duper par un simulacre fugace : « Naïf, pourquoi vouloir saisir une image qui sans cesse te fuit » (Ibid. III, 432). Or, inspiré probablement par le pythagorisme, Platon change radicalement la donne de l’ombre en intériorisant cette image inconsistante, ce reflet tout en rehaussant, en valorisant hautement leur fonction en les transformant en psukhè /âme : l’image qualifiée de fugace chez Ovide, le paraître du monde sensible dit quotidiennement «monde réel», ainsi intériorisée et faite essence (ousia), devient du coup chez Platon Être, Original,  Paradigme, idéal et immobile, dont le monde sensible à l’inverse se mue en image floue, flottante, fugace.  Prisonnière du corps, qu’elle considère son cercueil, pour cette psuchè/âme, la mort cessant  d’être une fin, est une libération, le début de sa véritable Vie, essentielle, après la montée de l’âme vers l’empyrée, règne des Idées, montée articulée à travers différents mythes platoniciens dont l’attelage ailé du Phèdre est sans doute le plus célèbre.

Mensonges et politique

Voilà le terrain  préparé pour qu’on aborde la question du mensonge dans le régime d’un président narcissique, question posée d’entrée de jeu. Mais avant de nous y atteler, jetons un dernier regard sur Platon pour ce qui est de cette question du mensonge. Le mensonge étant un écart entre une vérité communément acceptée (T.S. Kuhn) ou un fait réputé vrai, le mensonge chez Platon dure tant que l’écart entre l’Idée et le monde sensible existe, c’est-à-dire ici sur terre nous vivons en permanence dans un mensonge métaphysique, seul le philosophe via la contemplation des idées (théoria) peut, à des moments privilégiés, entre-apercevoir cette Vérité.

On s’en doute, Narcisse est aux antipodes du philosophe platonicien. On pourrait dire qu’il est un menteur ontologique, parce que, par sa nature même, il tient ou tombe avec ce mensonge. Il ne servait à rien que le narrateur des Métamorphoses l’admoneste à ne pas tomber dans le panneau des apparences, Narcisse vit dans et par le mensonge. Si ce n’était pas incongru, on dirait presque que Narcisse est un « martyr » du mensonge. Il vit et meurt pour ce mensonge.

Pour ce qui est du personnage narcissique, il hérite largement du « mensonge ontologique » de Narcisse. Est « mensonge » ou « mensonger » pour lui, tout ce qui n’est pas lui ou n’émane pas de lui, parce que la Vérité c’est lui. Tout ce qui le contrarie, l’oppose, le contredit est mensonge. De là la fréquence exponentielle du mot fake dans ses discours ou ses tweets. Mot d’origine incertaine, mais certains linguistes pensent qu’il pourrait dériver de l’allemand argotique, du langage interlope, venant de « fegen », signifiant dans son sens courant «balayer», «nettoyer» et dans son sens dérivé «voler», «tromper : on balaie à fond, on nettoie au point que même le ou les objets disparaissent ! Même en français courant ce sens est présent dans la locution «il a nettoyé son assiette», c’est-à-dire qu’« il a tout avalé, sans rien laisser.» Dans le « vol » au sens de larcin,  son autre  sens (envolée) reste présent, la légèreté de l’objet, disparaissant rapidement comme par lévitation ; ce double sens est aussi actif dans le mot latin correspondant, furtum (de là notre « furtif »). Dans  « subtiliser », euphémisme pour voler, on souligne la « sublimation » donc la  disparition quasi inhérente à  la matière, sans aucune présence de la main voleuse.

Voyons comment tout cela s’opère chez le personnage narcissique. Ce dernier accuse de « fake » les nouvelles émanant des autres, plus particulièrement  des médias « sérieux » qui croisent doublement ou triplement (counter-check) leurs informations –le New York Times, le Washington Post, CNN–, dans un premier temps pour les discréditer en les qualifiant de «fausses», «fallacieuses», « mensongères », quelques-uns des sens que peut porter fake. D’ailleurs l’anglo-saxon, particulièrement américain, abonde en synonymes pour fake : sham, phoney, bogus, forged, counterfeit, mock, feigned et la liste continue…Or, le personnage narcissique, menteur ontologique, ne saurait s’arrêter à ce sens commun de fake. Derrière lui se mobilise l’autre sens, évoqué plus haut : « voler » dans le sens de faire disparaître subrepticement, purement et simplement l’« objet » qualifié de fake. Comme Narcisse a jeté son dévolu sur l’apparence pure, considérée par lui comme son «vrai corps», le personnage narcissique met en cause pas seulement la nature mensongère de l’objet —comme fausse représentation–,  mais son existence même donc sa base « ontologique ».  En éradiquant  complètement la vérité de l’Autre, il s’auto-statufie en « Vérité », prenant pour « vérités » ses avis les plus farfelus, apparemment les plus mensongers, mais crus par ses adhérents comme des « vérités » irrévocables avec une sorte de « foi du charbonnier ». On s’en doute, cette  transvaluation (Umwertung) radicale du faux et du vrai auquel on retire  la possibilité même d’un fondement ontologique, ne manque pas d’avoir des conséquences redoutables sur  la gouvernance d’un État. Cernons maintenant  les conséquences politiques qu’aura un personnage narcissique qui accède  au pouvoir d’un État souverain.

Comme nous l’avons montré dans État-nation, tyrannie et droits humains. Archéologie de l’ordre politique (Liber, 2017), la «souveraineté» est le point d’arrimage, le « pivot » dira Bodin de l’État souverain moderne. On sait que Bodin dans Les six livres de la République (1574) crée cette instance de la souveraineté pour mettre l’État au-dessus de la mêlée chaotique  des guerres de religion et des querelles dynastiques. Certes, vu la situation politique de la France en 1574, il veut  un souverain absolu, c’est-à-dire « absous de la puissance des lois  » (Bodin, op cit, I, chap. 8), non entravé par les loi, les siennes propres et celles des autres ; mais non sans pour autant poser des garde-fous au souverain au-dessus de la loi : les «lois naturelles» devenues chez nous droits humains et droits civiques et surtout une parole fiduciaire dont le souverain se porte garant, socle de l’État de droit (rule of law). Bodin a bien compris que la loi se distingue du contrat en ce que ce dernier se conclut entre deux partenaires par une parole donnée de l’un à l’autre, c’est dire qu’un contrat consenti entre les deux ne saurait être rompu unilatéralement sans l’accord explicite des deux : « Et ne peut l’une des parties y contrevenir [contre le contrat], et sans le consentement de l’autre ; et le Prince en ce cas n’a rien par-dessus le sujet  (id.). » Étant sur un pied d’égalité avec le sujet, le souverain perd sa souveraineté, cessant d’être au-dessus la loi, une fois engagé dans un contrat. Rousseau en a tiré les dernières conséquences dans son Contrat social.

Nos démocraties parlementaires étant de plus en plus contractuelles (voir Théorie de la Justice de John Rawls) , la parole donnée y joue un rôle central, devant être respectée comme une chose sacrée, surtout venant du «souverain» –président ou premier ministre etc. –, garant suprême d’une telle parole. C’est ce que  Bodin avait déjà pressenti en son temps : « Car la parole du Prince doit être comme un oracle, qui perd sa dignité quand on a si mauvaise opinion de lui, qu’il n’est pas cru s’il ne jure, ou qu’il n’est pas sujet à sa promesse, si on ne lui donne  de l‘argent (id). »

Le psychodrame narcissique du G-7 en Charlevoix

Le psychodrame qui vient de se jouer en ce début de juin 2018 à Charlevoix lors du sommet du G-7 doit être décodé sur cette toile de fond qu’on vient de tisser. D’un côté les six qui croient à la parole donnée, au contrat conclu (déclaration commune), authentifié par leur signatures apposées en bas du document. De l’autre Donald Trump qui l’a signé aussi dans un premier temps. Dans l’entrevue à Charlevoix tout semblait « baigner», Trump donnait 10 sur 10 à Justin Trudeau pour leurs bonnes relations. Or, une fois envolé dans l’Air Force One, il retire son accord dûment signé. Il expliquera en tweetant que Trudeau, lors de sa conférence de presse a fait « de fausses déclarations ». Dans un deuxième tweet, il en rajoute  une couche : « Justin Trudeau a agi de façon si docile (meek) et douce (mild) […] pour dire  ensuite qu’il ne se laisserait pas bousculer. Très malhonnête (dishonest) et faible (weak). » Réactions catastrophées autour du Monde : déclin de l’Occident –annoncé depuis Spengler–, chaos, fin de l’ordre mondial. Trump a réussi son coup, celui de Narcisse, il est devenu l’acteur principal d’un spectacle global, diffusé urbi et orbi, l’urbs, jadis la ville de Rome, c’est  lui maintenant, le centre d’attention mondiale : son centre étant là ou il se trouve. Des conséquences négatives futures, il  n’en a cure, car Narcisse vit au présent…

 

Reniement de contrats, non respect de signatures, comme constaté, c’est dans la nature même de Narcisse. Car Narcisse n’entend que l’écho de sa propre voix. Les autres, même s’il les écoute, il ne les entend pas. Il ne connaît que le monologue, le dialogue ne fait pas partie de son vocabulaire. Ici il faut se rappeler la photo devenue virale, ayant fait le tour du monde : Angela Merkel—la doyenne des G-7—appuyant ses deux mains sur la table, avec les autres leaders politiques debout tout autour, Merkel penchée vers Donald Trump qui, seul assis dans un fauteuil, a les bras croisés, le visage bougon, renfrogné, comme un élève sermonné par sa maîtresse. Décidément, Trump s’est fait pousser par les six dans ses derniers retranchements. Il était d’abord fâché contre lui-même, puisqu’il a cédé à la pression des autres, les a écoutés, pis, a obéi aux autres : c’est contre sa nature. Une fois seul dans l’avion, son naturel revient au galop. Pour les autres il renie son engagement, dûment signé, alors que pour lui, tout seul, cet engagement était fake dans le sens de «volé», non existant.

Du coup la situation se retourne : il n’a jamais menti, si, il avait menti, dans un moment de faiblesse (weakness), d’aliénation au sens premier du mot, lorsqu’il s’est fait imposer de force la voix des autres. Le grand menteur, ce n’est pas lui, c’est Justin Trudeau : ce dernier devient le  bouc émissaire (Sündenbock) sur lequel il projette publiquement ses propres faiblesses, celle notamment d’avoir cédé aux autres : oui, il a été «docile et doux» (meek and mild) et «malhonnête et faible» (dishonest and weak) au regard de sa propre nature. Pour disculper publiquement leur patron des incohérences qu’on lui reproche, les conseillers vont jusqu’à réactiver la Dolchstosslegende (légende du coup de poignard dans le dos) qui avait fait merveille du temps de Hitler : « Trudeau stabbed us in the back »,  Larry Kudlow, son conseiller économique dixit. Ce dernier a d’ailleurs été  frappé après avoir proférés ces mots par une attaque cardiaque ! Et avec le regard tourné vers la droite fondamentaliste, Peter Navarro, autre conseiller,  surenchérit: « There’s a special place in hell for any foreign leader that engages in bad faith diplomacy ». Voilà Trudeau relégué aux Enfers, sans espoir d’un Purgatoire !

Il ne fallait surtout pas oublier que le G-7, n’était pour Donald Trump qu’un tremplin vers Singapour, où a eu lieu la rencontre avec le dictateur d’un des pires États totalitaires, des plus sanguinaires du globe, Kim Jong-un, que Trump a déjà qualifié d’« honnête » et après leur rencontre, comblé de superlatifs tels « très talentueux », « très intelligent » et « très bon négociateur» », qualificatifs d’habitude conférés aux amis. D’ailleurs, Donald Trump avait fait déjà des yeux doux à d’autres dictateurs, comme Vladimir Poutin qu’il voulait inviter au G-7. Trump adore les « hommes forts », «décisionnistes » (Carl Schmitt) dont les ordres sont illico exécutés, qui n’ont pas à se tracasser des fake news, de  la «critique négative», cherchant la petite bête parce que leur Journal officiel s’appelle justement « Pravda » (Vérité) ; ces autocrates qui n’ont pas à s’embarrasser de  tous les palabres des parlements («parlement» vient de «parler»). En se référant à la réunion du G-7, Putin ne parlait-il pas de « babillage inventif ? » Narcisse alors parmi les dictateurs ? Il veut, il doit paraître aussi fort qu’eux. Selon le conseiller Kudlow, Trump « trahi par le premier ministre canadien, était obligé de  réagir  pour empêcher d’être vu comme faible avant sa rencontre avec Kim Jong-un.  » Paraître « homme fort », parce qu’il a osé humilier le plus « gentil » (meek and mild) des participants… une fois seul en vol, une fois tourné le dos aux personnes en chair et en os. Décidément, Narcisse politicien préfère le Paraître à l’Être.

Renversement d’un paradigme politique occidental fondamental

Comme noté au début, on assiste à travers ce psychodrame narcissique à un renversement fondamental des valeurs politiques qui ont eu cours en Occident depuis l’Antiquité grecque. En effet, depuis Platon en passant par Dante et Bodin, la véritable la place des tyrans et dictateurs a toujours été l’Enfer. Écoutons la comparaison que Bodin établit entre le  bon souverain (« monarchie royale ») et le   tyran/dictateur (« monarchie tyrannique ») : «L’un (bon roi) attend la vie heureuse ; l’autre (tyran) ne peut éviter le supplice éternel. L’un est honoré en sa vie, et désiré après sa mort ; l’autre est diffamé en sa vie et déchiré après sa mort.  » (Les six livres… » ; L. II, chap. IV) Dans le « New Deal » narcissique de Donald Trump,  à l’inverse, on voue  aux gémonies les bons souverains qui respectent scrupuleusement les droits des citoyens et les droits humains, alors que le dictateur qui laisse croupir près de 200 000 hommes et femmes, des familles entières, dans ses goulags, devient un ami respectable auquel on serre, devant les caméras du monde entier, chaleureusement la main, « ami » qu’on élève au Ciel d’une reconnaissance politique internationale, avec la devise :« In Kim we trust ! » Triste spectacle vu ainsi dans une perspective longue de plus de deux mille ans !

Revenons à Narcisse. Pour ce dernier, menteur ontologique, le mensonge n’existe pas, puisqu’il ne connaît qu’une Vérité (Pravda), qui est lui-même, sa vérité, mais qui est au fond tromperie, duperie volontaire/involontaire sur sa vraie nature : le cercle vicieux est total. Il sait fort bien, c’est seulement dans un régime autoritaire qu’il pourrait imposer cette « vérité » par un claquement des doigts. Heureusement pour lui, dans nos démocraties occidentales, il y a depuis quinze ans les médias sociaux—dont il est d’ailleurs la créature–, médias qui captent et amplifient ses désirs, ses pulsions, faisant de ces échos multipliés des quasi réalités : 40 millions d’échos, c’est une quasi plébiscite : imaginez, la population du Canada ! Mais puisque nos démocraties occidentales reposent de plus en plus sur les contrats, à savoir des paroles données réciproquement, échangées, le mensonge élevé en règle de gouvernance, les tuerait carrément dans l’oeuf. Le point d’arrimage que Platon a cherché jadis pour sa politeia au Ciel,  nos démocraties l’ont trouvé dans la parole fiduciaire du souverain, garante dernière  des paroles données, fondement de notre vie politique. Depuis Bodin tous les grands philosophes politiques modernes, de Grotius, Hobbes, Locke en passant par Kant, ont souligné l’importance vitale de la «véracité », condition de possibilité de nos États de droit. Le vieux Kant est sorti de ses gonds lorsqu’il a vu Benjamin Constant défendre le mensonge dans un État, fût-ce par «humanité » : « La véracité (Wahrhaftigkeit) est un devoir, on doit le considérer comme le fondement de tous nos devoirs qui doivent se fonder  sur un contrat, et sa loi chancelle et devient inutile si on lui concède la moindre exception[4]. »

C’est sur cette citation que se termine notre État-nation, tyrannie et droits humains, assorti du commentaire suivant, écrit en mars 2017 :

Alors que nos systèmes démocratiques sont minés par les médias dits « sociaux », règne des rumeurs et de l’alternative truth, et que des ennemis des États se servent de ces systèmes pour déstabiliser ces États, on voit les risques graves et imminents pour nos démocraties. Il est à craindre que l’ère de la post-vérité inaugurée n’annonce une ère post-politique où Big Brother tweetera dans[5] toutes les chaumières ces post-vérités que chacun boira comme parole d’Évangile.

 

 

 

 

[1] Platon, La République, VI, 492 b-c ; trad. Émile Chambry, Les Belles Lettres, 1996.

[2] Voir également le même constat dans Euthydème, 303 b : « Alors, si je puis dire, les colonnes mêmes du Lycée applaudirent les deux hommes [Ctésippe et Dionysodore, les deux dialoguistes] témoignent leur joie ».

[3] Ovide, Métamorphoses, III, 417-418.

[4]  Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité 1797.

[5] Heinz Weinmann, État-nation, tyrannie et droits humains, archéologie de l’ordre politique, Liber, 2017, p. 384 ; citation légèrement modifiée.