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Du pigeon Jean-François ceci n’est pas l’histoire

Giuseppe A. Samonà
Dessin de Fulvio Caccia

Tu es assise sur ton minuscule balcon, le matin est frais, agréable, et voilà : tu entrevois une silhouette noire là-haut, parmi les feuilles délicates de ton lierre bien aimé, un sac en plastique tombé du balcon de la voisine, penses-tu – pauvre humanité, toujours aveugle… – et tu te lèves pour le saisir, quand, la main arrivée à proximité de la silhouette, et derrière elle les yeux – plus aptes à voir que les mains… – haaa, tu sursautes … Oui, haaa, et non pas blaaa comme on le ferait en se retrouvant face à un cafard ; haaa : dans lequel il y a bien sûr le dégoût, mais aussi la peur, ou qui sait, l’horreur, une horreur ancienne, le souvenir des temps où nous aussi étions dotés d’ailes, de plumes – bien installé parmi les feuilles vertes, avec son œil de verre, épouvantable, il te regarde. Un énorme pigeon. Puis, avec un terrible effort, tu t’arraches à cette terreur pétrifiée – combien de temps a duré le regard de Méduse ?  – tu rentres précipitamment dans la cuisine, tu l’enfermes à l’intérieur, c’est-à-dire, à l’extérieur : le monde entier est une immense prison. Tu attends, lui aussi, tu le regardes, lui aussi, à travers le mur de verre. Finalement, par la porte à peine entrouverte, tu fais passer un balai, et frappes avec violence le pot, et l’énorme pigeon ouvre les ailes, frrrr, frrrrrrrrrr, mais il ne vole pas, il ne bouge pas, comme s’il ne pouvait ou ne voulait, on dirait un épervier, un fantôme, l’ombre répugnante et redoutable de la Mort. Et boum, désespéré, un autre coup de balai, et un autre, un autre, avec des trajectoires différentes, jusqu’à ce qu’enfin cette grosse bête affreuse et obstinée tranquillement s’envole.

Je n’y étais pas, et je ris, le soir, quand tu me le racontes. Les femmes, elles exagèrent toujours – mais je ressens en moi un frisson d’inquiétude.

Mais j’y suis quand tu me réveilles. Il est revenu, dis-tu (tu es déjà debout). Moi aussi je me lève, je te suis. A travers la vitre, dans l’obscurité, je peux enfin voir, semblable à une claire lune de diamant, trônant sur le lierre lascif, son terrifiant œil de verre. Il n’est pas possible de l’attaquer maintenant, ni d’ouvrir la porte, ne fût-ce une ouverture minime : en même temps que l’affreux regard pourrait entrer la nuit entière. Nous y penserons demain, dis-je. Mais nous mettons très longtemps à nous endormir. Les ténèbres, le futur, sont oppressants.

Le matin, comme prévu, il est toujours là, bien accroupi, installé dans son pot de lierre : l’œil de verre, le corps énorme et gris, excepté pour le cou, qui est blanc. Certes, maintenant notre geste est sûr, la trajectoire est calme, étudiée. Au premier coup, l’énorme pigeon s’envole, et se perd dans l’air. Mais nous savons qu’il reviendra. En effet, il revient. Pendant deux jours nous nous alternons, toi et moi, pour donner le coup de balai.

Puis, l’intuition, l’œuf de Colomb (s’il m’est permis de le dire). Le pigeon est une pigeonne, ou mieux une palombe – je suis à mes moments perdus chercheur en zoologie – le cou blanc  ne laisse pas de doute. Et toi, en son absence, sans parler, presque sans respirer, et sans accord préalable, tu as fouillé dans le fond de son pot, et tu as trouvé  comme un fil, une petite branche, puis une autre, et une autre, étaient des dizaines de fils entrelacés, que tu as pris, démêlés un par un, jetés. Et puis, encore plus dans le fond, à mon tour – tuer est le travail des hommes – j’ai caressé la plante, je l’ai tâtée de ma main meurtrière, jusqu’au moment où je l’ai senti, et pris entre le pouce et le médius. Sa blancheur était aveuglante, son ovale émouvant. Je l’ai gardé dans ma main pendant quelques instants, comme si je ne savais qu’en faire. J’ai eu à nouveau sept ou huit ans, j’ai éprouvé cette même joie tiède, presque sexuelle, que m’avait donnée la naissance des enfants des canaris dans ma maison familiale, et puis j’en ai eu de nouveau cinquante, et j’ai ressenti la douleur de sa mère. Et même, je me suis senti mère moi aussi: je savais – les mères savent ces choses-là – qu’il s’appellerait Jean-François. Mais la nature ne connaît pas la pitié, chacun défend son territoire; et surtout, faut-il le rappeler ? entre les hommes et les pigeons c’est la guerre totale…

Ceci justement n’est pas l’histoire du pigeon Jean-François – ou si l’on veut, pour le dire plus précisément: ceci est la non histoire du pigeon Jean-François, c’est-à-dire une histoire qui n’a jamais été – celle, en d’autres termes, d’un pigeon qui aurait pu être et ne fut pas. Même si cela m’a, nous a rempli de tristesse.

N.B. Ce que je viens d’écrire n’est surtout pas, ni ne veut être, une réflexion théologique sur le commencement ou la substance de la vie, ni un pamphlet pour la défendre, la vie, sous la forme d’une croisade, que sais-je, contre l’avortement, voire l’euthanasie… Ce n’est pas non plus un appel en faveur du permis de tuer, ni un éloge des armes et de la violence, ni, Dieu nous en préserve, une métaphore pour justifier les frontières ou – per carità – le droit d’un peuple à habiter un territoire (ou pas).  Non. Ce n’est qu’une petite histoire vraie, et même pas de ces histoires vraies très à la mode que l’on vend comme des cacahuètes, car justement c’est la vraie histoire d’une non histoire… J’ajouterai juste ceci : parfois je revois dans l’obscurité cette énorme pigeonne épervier qui bat des ailes, comme l’ange de la mort, et la peur me saisit… Et si un jour je me retrouvais de nouveau face à elle, revenue pour me réclamer vengeance de son fils Jean-François ?

***

Photo de Sophie Jankélévitch

Post scriptum. Sophie Jankélévitch, que je remercie, voit dans cette histoire un écho de la célèbre épopée de la mouette Marie-Jeanne. Le lien est bien sûr intrigant, et j’espère avoir la possibilité de faire les recherches nécessaires en vue d’une prochaine publication.

 

 

L’Islam au miroir de ses cultures

Fulvio Caccia

Les événements tragiques qui ont ensanglanté récemment Manchester  rendent plus urgentes que jamais la nécessité de  comprendre  ce qui se joue aujourd’hui au sein de l’Islam.

L’Islam est-il soluble dans la démocratie et le progrès ? C’est la question récurrente que pose le philosophe Claude-Raphaël Samama dans un essai stimulant intitulé : « Perspectives pour les Islams contemporains » publié cette année dans la collection « D’un texte à l’histoire » aux éditions l’Harmattan. Pour y répondre il utilise un comparatisme de bon aloi qui prend appui sur l’anthropologie des civilisations (dont il est un spécialiste) ainsi que sur d’autres disciplines des sciences sociales : l’ethnologie, l’étymologie, l’histoire, la géographie politique et, bien sûr, l’économie… Une approche qui rend concrète la compréhension des enjeux qui se nouent et se dénouent au sein de cette religion pratiquée par le quart de la population mondiale ; soit 1.5 milliard de fidèles. Ces enjeux nous concernent tous autant que nous sommes car ils viennent non seulement faire basculer notre confort occidental mais aussi questionner ce qu’il y a de plus intime en nous : nos croyances. À quoi croyons-nous vraiment ? Sommes-nous si sûrs de notre science et de nos états démocratiques et modernes ? Mais qu’est-ce que croire ? Et quelle liberté laisse la croyance ou la non-croyance à l’individu ?

Du coup l’Islam n’est plus ce bloc écartelé entre deux fractions fratricides (les sunnites et les chiites) à quoi les médias ont tendance à le réduire, mais apparaît plutôt comme une pluralité de courants, d’écoles, traversée depuis sa naissance par des tensions géopolitiques, stratégiques, économiques. Cette approche contribue à éclairer de manière nouvelle les crises qui le secouent.

Bien, vous direz-vous, mais posons d’emblée la question qui fâche : pourquoi l’Islam secrète-t-il le terrorisme aujourd’hui ? La cause résiderait dans ce que l’auteur appelle « la culturalité » et qu’il définit comme un système de croyances, de valeurs et de représentations partagé par un peuple. L’Islam dans son rapport au sacré serait demeuré en décalage avec les cultures qui pourtant lui sont liées. C’est ce que croit Samama à la suite d’autres observateurs. Car ce décalage entre le corps des doctrines dominées par une langue sacrée, l’arabe littéraire, qui ne s’est jamais vraiment sécularisée, a contribué au fil des siècles à creuser le fossé entre la doctrine imposée par une petite élite de savants et les cultures de ses populations. Or cette culturalité est d’autant plus puissante au sein de l’Islam qu’il se veut le dernier des monothéismes : celui qui clôt le cycle des religions révélées. Et que nous révèle-t-il, sinon qu’il ne saurait avoir de sacré qu’Allah et que l’homme doit se soumettre à sa parole ?

Cet écart que le christianisme est arrivé à combler au fil des siècles non sans quelques conflits sanglants, l’Islam n’est pas parvenu à le réduire. Ni les tentatives de laïcisation des deux siècles précédents, ni l’avènement des nationalismes, ni celui des socialismes ne sont parvenus à modifier significativement ce noyau doctrinal dont l’interprétation est la chasse gardée d’une infime minorité de lettrés. L’auteur insiste sur ce retour aux fondamentaux monothéistes. Formidable moteur de son empire entre le VIIe et le XIIe siècle, il demeure l’autre obstacle à son renouvellement. Retour que le philosophe va revisiter en trois temps.

Le premier temps met en scène l’Islam avec son miroir – l’Europe qu’il domina largement durant le Moyen-Âge. Dépositaire du formidable héritage gréco-latin – auquel la chrétienté européenne avait tourné le dos parce qu’il était païen-, l’Islam s’en servira finalement assez peu, comme nous le rappelle Arthur Koestler dans « Les somnambules ». C’est ce qui expliquerait en partie la raison pour laquelle ses penseurs (el Arabi, Averroes… ), ses poètes, ses scientifiques, qui exerceront par ailleurs une si forte influence sur l’art et les cultures européennes, ne parviennent pas à transformer de l’intérieur le corpus doctrinal de l’Islam. Le dogmatisme des écoles juridiques qui ont rigidifié l’interprétation qu’on pouvait faire du Coran, plus libre jusqu’au XIIe siècle, l’expliquerait en bonne partie.

Que s’est-il donc passé  alors ? Pourquoi une religion qui, à la différence de ses prédécesseurs, est sans clergé et peut donc favoriser une liberté d’interprétation, s’est-elle repliée sur elle ? Cette question constitue la deuxième partie du livre, intitulée : « L’Islam entre culturalité et politique ». La clef, selon l’auteur, se trouverait dans cette rivalité mimétique qu’entretient l’Islam avec le premier des monothéismes : celui des Hébreux. Par sa connaissance pointue de la Torah, Samama, étant lui-même d’origine juive, nous explique que  le Coran «  forclôt la question de sa propre origine » tout….en se référant sans cesse au monothéisme hébraïque dont il est issu au travers des emprunts multiples au Pentateuque. Désireux de « recadrer » le sacré de ses prédécesseurs sur le dieu Unique, prêtant le flanc à la collusion entre pouvoir spirituel et temporel, l’Islam s’est posé en challenger au lieu d’approfondir la spiritualité monothéiste comme il avait initialement l’ambition de le faire. Et pourtant il y avait un espace à saisir, qui n’était pas simplement conjoncturel et lié à la chute de l’Empire romain. Cet espace, quel est-il ? C’est celui d’une spiritualité retrouvée. Face à une marche prométhéenne … «  visant à se rendre « maître et possesseur de la nature », comme le propose Descartes, une attitude qui choisit, comme y invite son texte sacré, de se « soumettre » à la création (El ‘dounia) parfaite de Dieu », n’est pas étranger aux préoccupations écologiques de notre époque.

C’est là un des intérêts de cet essai que d’ouvrir grandes les portes de l’interprétation en comparant les religions du Livre qui se sont longtemps affrontées. Le moment est-il venu de les réconcilier ? C’est ce que nous propose l’auteur dans sa troisième et dernière partie. Pour ce faire, six perspectives sont explorées, que nous nous permettrons de commenter.

La première, c’est « la séparation ». Elle est peu probable dans notre monde hyperconnecté, mais possible. Cela enferrerait davantage l’Islam dans son splendide isolement en laissant entendre que nous sommes décidément dans un monde de monades enfermées dans nos solitudes et incapables d’échanger entre nous. Cette hypothèse conforterait la thèse d’Huntington sur le choc des civilisations. Elle contribuerait de plus à livrer l’Islam aux intégrismes et à leur volonté de Djihad en le dé-spiritualisant pour en faire une simple machine de guerre. Un bien triste scénario.

La 2e perspective consiste en une « coexistence harmonieuse ». Cet œcuménisme, qui fleure bon Vatican II, renoue avec le temps jadis où les trois religions vivaient à peu près pacifiquement au sein des empires de l’Islam. Mais elle suppose comme prémisse la reconstitution de son pouvoir temporel : le califat. Ce qui n’est pas franchement souhaitable, compte tenu de l’expérience pervertie de l’Etat islamique et de celle des ayatollahs en Iran. De plus elle aurait tendance à donner la prévalence aux clercs par rapport aux profanes et les premiers seraient bien tentés de détourner à leur avantage le dialogue interculturel dans un étonnant commerce : un peu de spiritualité contre la reconnaissance par l’Occident de leur pouvoir politique. Clercs de tous les pays, unissez-vous ! Voilà de quoi mettre tranquillement sur la touche les mouvements de laïcisation qui doivent être poursuivis après quarante années de domination littérale du Coran.

Et nous arrivons à la 3e perspective, la « dé-littérarisation ». C’est sans doute la piste la plus intéressante et qui résume toute les autres. Cette démarche herméneutique où la lettre coranique est contextualisée permettrait enfin de réconcilier l’Islam avec ses cultures. Elle lui rendrait ainsi son mouvement, c’est-à-dire sa métaphorisation originelle qui a tant inspiré les poètes et les écrivains jusqu’aux plus contemporains. « Quand je veux m’inspirer pour mes romans, je lis la Bible mais quand je veux écrire de la poésie, je lis les pages du Coran » nous confiait récemment l’écrivain algérien Yasmina Kadhra. Mais cette restitution polysémique du Coran ne doit pas être uniquement le fait des théologiens. Il consiste en un subtil travail sur la langue qui passe par la mise à distance, par l’ironie, des tentations mortifères du dogme et de ses gardiens. C’est faire une œuvre de déminage à laquelle s’était déjà essayé Salman Rushdie. Ce travail se doit d’être poursuivi sans pour autant tomber dans la caricature ou la dérision.

« La laïcisation » en est la conséquence. L’auteur la définit comme un transfert progressif et négocié du modèle laïc et démocratique. Cela implique la reconnaissance de l’individu dans une oumma qui ne sera plus simplement soumise au pouvoir d’Allah.

« L’historialisation » est une déclinaison des deux perspectives précédentes et implique d’introduire l’Histoire comme ordonnatrice en introduisant une conception linéaire du temps et non cyclique et mythique. Cela servirait de base pour développer par conséquent une approche plus scientifique des cultures du Coran et qui soit une garantie de progrès.

Last but not least, « la dénationalisation » renverrait chaque nation musulmane à sa destinée géographique. Chacune d’entre elles serait ainsi obligée d’inventer une interprétation spécifique de sa foi et de son éthique rendant ainsi un pluralisme de destins qui mettrait à mal une interprétation univoque du Coran.

Toutes ces perspectives sont à l’œuvre aujourd’hui. Laquelle s’imposera ? Gageons que c’est celle qui sera en mesure de renouer l’Islam et sa langue sacrée avec la diversité de ses cultures.

Italie : les valeurs masculines à l’épreuve des migrations

ROMEO FRATTI

Entre culture méditerranéenne et américanisation : une approche comparée des valeurs masculines et féminines dans la société civile italienne. Quelques observations préliminaires

Dans le cadre de la répartition sexuelle des rôles au sein des sociétés modernes, le psychologue néerlandais Geert Hofstede considère que « plus les rôles sont différenciés, plus la société montrera des traits qu’on peut nommer masculins. Plus les rôles sont interchangeables, plus la société montrera des traits féminins.1 » Au sein des collectivités fondées sur une structure dite “masculinisée”, c’est l’homme qui tend à s’imposer, tandis que la femme assure la qualité de vie. Le schéma inverse, conforme à un mode d’organisation selon des “critères féminins”, brosse le portrait d’une communauté où hommes et femmes tendent à partager les mêmes rôles2. Aux yeux de Hofstede, l’indice de masculinité d’une société est intrinsèquement lié au goût de l’ambition et de la compétition, la prédominance de la sphère professionnelle sur la sphère privée, une maîtrise des comportements qui exige que l’on n’extériorise pas ses sentiments, la préférence pour des décisions prises individuellement, la valorisation par la rémunération3. Les conséquences sociales de cette culture masculine concernent, d’une part, la « forme de l’humanisation du travail4 », d’autre part, la « restructuration des tâches5 » : dans les sociétés masculines, le travail est conçu comme un moyen de se réaliser, il est le témoignage d’une réussite individuelle. Les cultures féminines, en revanche, perçoivent le travail comme l’opportunité de tisser des liens de coopération et de cordialité avec “l’autre”. Quant à la restructuration des tâches qui sont relatives à la gestion des conflits, les pays masculins connaissent des conflits durs et ouverts alors que les pays féminins favorisent la négociation et le compromis afin de préserver l’harmonie du groupe.

L’étude de Hofstede montre que « l’indice de masculinité est le plus fort au Japon suivi de près par les pays germaniques, l’Italie, le Venezuela, le Mexique et la Colombie.6 » Dans la perspective d’une étude rapprochée de la masculinité et de la féminité, le cas de l’Italie peut être particulièrement intéressant, dans la mesure où ce pays est le produit des interactions entre des dynamiques culturelles précises : comme il est communément admis, la masculinité italienne provient avant tout de l’héritage des valeurs traditionnelles du monde rural méditerranéen, liées aux notions de “famille” et de “terroir” ; mais elle s’explique également par des relations historiques avec les États-Unis, qui ont influencé la culture économique italienne en y introduisant les idées de réussite individuelle et de primauté du profit. Curieusement, ces mêmes valeurs “méditerranéennes”, source de masculinité, sont à l’origine de l’importance des « facteurs émotionnels7 » – une dimension humaine “féminine” selon les critères de Hofstede – dans l’élaboration du lien social en Italie. L’objectif de ce travail est ainsi de pondérer la “masculinité” méditerranéenne de la société italienne, en examinant sa dimension “américanisante”, ainsi que ses caractéristiques féminines, traditionnelles et nouvelles.

La sphère professionnelle italienne : entra attachement “féminin” à un cadre de travail agréable et pragmatisme “masculin”

Il convient de s’interroger sur les raisons susceptibles d’expliquer l’influence de la culture américaine en Italie. Des trois péninsules méditerranéennes, l’Italie est une terre d’émigration massive dès la seconde moitié du XIXème siècle ; or, la plupart des migrants traversent l’océan vers l’Amérique : ils sont 4 millions aux États-Unis en 19148. À cette première grande “mise en relation culturelle” entre les deux pays de part et d’autre de l’Atlantique, il faut ajouter le rôle déterminant de l’U.S. Army dans l’éradication du régime fasciste et la libération consécutive de l’Italie entre 1943 et 1944, ainsi que l’injection de capitaux dans l’économie italienne suite à la mise en œuvre du Plan Marshall en 1947. Ces événements historiques posent les jalons d’une pénétration de la culture américaine au sein de la société civile italienne et cette américanisation est aujourd’hui particulièrement observable dans le cadre des négociations d’affaires en Italie. Comme les Américains, les Italiens sont économiquement pragmatiques et compétitifs, et ce trait est résolument en accord avec les valeurs masculines déjà esquissées. Orientée vers l’obtention de gains monétaires et de situations concrètes à leur avantage, les Italiens révèlent une culture du travail empreinte d’un héritage économique anglo-saxon, en net contraste avec la culture de la négociation gagnante-gagnante qui prime au Japon, à titre de contre-exemple.

Cela étant dit, il est intéressant de noter que bien qu’étant désireux d’une manière générale de travailler dans un cadre compétitif, les Italiens mettent un point d’honneur à faire preuve d’hospitalité et de bienveillance sur le plan du protocole9. En fonction de leur degré de proximité avec leurs collègues ou leurs homologues, les Italiens sont enclins au contact corporel, qu’il s’agisse du serrage de la main ou de la tape amicale dans le dos10. Les étapes préalables à l’examen des enjeux professionnels sont susceptibles d’accorder une place importante au domaine affectif et de s’avérer légères et plaisantes, avec des discussions plus informelles, centrées sur des thèmes familiaux et des anecdotes personnelles. Ces conversations préliminaires visent clairement à instaurer un rapport de confiance à défaut d’établir un lien d’amitié véritable. Cette volonté de préservation de l’harmonie du groupe fait écho dans une large mesure aux valeurs féminines évoquées plus haut. Manifestement, l’américanité des Italiens au travail est contrebalancée par une certaine latinité féminine qui a désormais dépassé le cadre professionnel, et que la mondialisation a ancré dans la sphère familiale.

La sphère privée italienne, une microsociété “féminisée” par les nouveaux flux migratoires latino-américains

Aborder la question de la microsociété familiale en Italie implique nécessairement de parler d’émigrations de femmes latino-américaines ; des émigrations propices à l’enracinement d’une valeur féminine spécifique : la solidarité11. En effet, ces émigrations latino-américaines font écho en Italie à une demande de la part des familles italiennes de « tâches féminines traditionnelles qui dérivent de l’importation de soin et d’amour des pays pauvres vers les pays riches (…)12. » Cette immigration féminine a des répercussions d’autant plus significatives qu’elle se concentre essentiellement dans les trois grands pôles économiques du pays ; Rome, Milan et Gênes. Dirigé vers les métropoles, le schéma migratoire latino-américain donne aux femmes l’opportunité de s’insérer profondément dans le système des activités autonomes et domestiques qui permettent le fonctionnement quotidien des familles, structures essentielles de la société civile italienne : aide et soins à domicile, construction, nettoyage, petits transports. Particulièrement à Milan, les migrants latino-américains, surtout les Péruviens, ont commencé à apparaître en nombre statistiquement significatif dans le domaine du travail autonome. Or, « (…) le Pérou et le Chili (…) sont des pays de culture féminine13 », selon Hofstede. L’apport significatif de culture féminine et la diversification consécutive dans la composition sociale favorisent un processus de “féminisation” destiné selon toute vraisemblance à impacter durablement les mœurs italiennes.

Actuellement, il demeure néanmoins pertinent de considérer l’Italie contemporaine comme un pays de culture masculine. Mais l’analyse des valeurs masculines et féminines proposée par Geert Hofstede incite à porter un regard nuancé sur la masculinité italienne.

1 Geert Hofstede et Daniel Bollinger, Les différences culturelles dans le management : comment chaque pays gère-t-il ses hommes ? Paris, Éd. d’organisation, 1987, p. 135.

2 Pierre Dupriez et Solange Simons, La résistance culturelle : Fondements, applications et implications du management interculturel, 2ème édition, Bruxelles, De Boeck, 2002, p. 52.

3Mme. Elisabeth Wieczorek, Cours de management interculturel, Université Paris X Nanterre, 2014-2015.

4 Geert Hofstede et Daniel Bollinger, Op. cit.,p. 154.

5Ibidem.

6 Pierre Dupriez et Solange Simons, Op. cit., p. 52.

7 Elzéar, Management interculturel, Geert Hofstede, AFRIQUE & CHINE, Paris, Elzéar Executive Search, p. 4 : http://www.elzear.com/images/stories/revues/ELZEAR_-_Le_management_interculturel_AFRIQUE-CHINE_selon_le_modele_Geert_Hofstede.pdf.

8 Jean Carpentier et François Lebrun, Histoire de la Méditerranée, Paris, Éd. du Seuil, 2001, p. 348.

9 Claudia Gioseffi, «Negotiating with the Italians», Passport Italy: Your Pocket Guide to Italian Business, Customs & Etiquette, 3rd edition, Petaluma (California), World Trade Press, 2009, p. 65-67.

10 Ibidem.

11 Martine Chaponnière, Patricia Schulz, Eliane Balmas, Graziella Bezzola-Romano et Sabine Voélin, Les valeurs dites féminines et masculines, Paris, L’Âge d’Homme, 1993, p. 221.

12 Isabel Yépez, Nouvelles migrations latino-américaines en Europe : Bilans et défis, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2008, p. 87.

13 Pierre Dupriez et Solange Simons, Op. cit., p. 52.

Nation en péril, péril dans la nation

Lamberto Tassinari

À l’époque des Trump et Le Pen, voici trois textes écrits entre 1991 et 1996 – deux éditoriaux de ViceVersa et l’extrait d’un article – liés comme les perles d’un collier transculturel et qui appartiennent à notre futur antérieur, à la spirale atemporelle du temps.

Monstre

La culture transculturelle est ce qui reste après avoir perdu certains de nos caractères ethniques. Mais lesquels? Certainement les plus intolérants à l’égard des différences. En d’autres mots, les éléments d’ethnicité qui excluent les autres. Ces éléments, on les retrouve en partie au fond de l’affectivité nationale, dans la confortable chaleur de l’amour de la patrie.

Le processus d’identification nationale, au moins tel que nous le connaissons, n’est pas un processus de libération. La guerre froide ethnique des deux nations ou des trois nations est plus qu’un simple débat constitutionnel. il faut déplacer les enjeux sur le plan de la cité.

La revendication québécoise, ce désir névrosé de rétablir la francité perdue, s’étend sur une trop longue période de temps et elle a manqué d’énergie, d’hommes et d’occasions au moment où la modernisation aurait coïncidé avec un projet d’État‑Nation, pour être acceptable aujourd’hui. Elle n’a plus aucun sens politique. Le contenu politique devrait se manifester sous d’autres formes: dans la totale ouverture de la citoyenneté, dans l’abolition de tout ghetto multiculturaliste, dans la résolution du rapport Anglais-Français (nœud du blocage politique) et enfin dans des choix radicaux de politique économique, sociale, écologique.

 

Une identité autre

Le Canada et le Québec constituent un cas exemplaire pour la réflexion philosophico‑politique contemporaine. Au Canada, on devrait, au moment même de l’éclatement de la Confédération, réussir à hausser la mise et être capable de dépasser les limites imposées jusqu’à présent par le conformisme idéologique, d’animer le débat d’idées nouvelles, d’indiquer une direction. Transformer cette société inaccomplie en institutionnalisant son inaccomplissement, en faisant du Canada, pays incertain, non pas un pays rhétoriquement fort mais symboliquement autre. Et le Québec est le levier de cette métamorphose politique.

Le Québec ne peut plus percevoir sa situation comme une aventure tragique, unique, nationale. À défaut de quoi il ne devient qu’un chapitre insignifiant de la déperdition ou de l’affirmation universelles. En se fixant sur lui‑même, le Québec est en train de gaspiller ses dernières onces d’authenticité. Il doit établir son rapport à l’universel en développant jusqu’aux dernières conséquences les contradictions qui le constituent. Vouloir à tout prix une «identité qualifiée», selon l’expression du philosophe italien Giorgio Agamben, signifie vouloir conserver le côté sombre de l’Histoire. Les nombreuses insurrections nationalistes de cette fin de siècle semblent être une sorte d’apologie théâtrale de la modernité. Être Français, Brésilien, Italien, Québécois ou Canadien ne constitue pas une antidote contre le malaise existentiel et politique. Il faut chercher ailleurs. Au‑delà de la normalité, dans les plis de la maladie, dans l’art libéré de son autorité (auteur), trouver une identité autre sur laquelle fonder une politique qui n’oublie pas le vide, la mort. Une politique qui tienne les êtres humains ensemble au nom de leur simple humanité. Comme au début.(1993)

La politique quantique

Les forces qui sont à l’origine de la civilisation industrielle se sont battues avec acharnement contre les idées de justice sociale et elles ont soutenu aussi, à un moment donné, que ces idées étaient porteuses d’une vision matérialiste et vulgaire de la vie. Un des paradoxes apparents de la modernité c’est que ces mêmes forces ont été, par la suite, responsables du triomphe du matérialisme, de l’injustice et de la vulgarité. Alors, les jeux sont faits ? Nous devons croire que non. Mais comment renouveler le politique ? D’aucuns sont partis en solitaire, déjà dans le passé lointain, à la recherche du quantum politique. De même que l’Univers de la physique classique correspond à celui de la physique quantique, le renouvellement du politique doit se produire dans la vie de tous les jours. C’est l’optique, le niveau qui changent. La politique classique est naturaliste: elle puise dans le sens commun qui renvoie à un être humain considéré accompli, immuable et isolé. Un être dont les liens avec l’Univers ont été coupés. La “politique quantique” introduit à nouveau l’Univers avec toutes les possibilités et les variables infinies de la vie, lesquelles, finalement, sont les mêmes que celles de la politique de tous les jours. Aujourd’hui nous voyons que la science, en découvrant involontairement la grande complexité de la matière, se présente à nouveau comme philosophie. Se révèle ainsi à nos yeux une quantité considérable de qualités cachées que le sens commun considérait tout à l’heure « immatérielles », sinon « spirituelles ». Ces qualités sont aussi des qualités humaines. Il n’y a pas de métaphysique, mais une seule nature énigmatique que la politique ne peut plus se permettre d’ignorer. La politique quantique récupère alors la totalité de l’Homme et l’amène sur le terrain de la cité en se disposant ainsi à résoudre, au‑delà de la séparation entre individu et citoyen, l’extrême aliénation humaine. (1996, éditorial)

Éducation. Pre-texte

Comme éduquer (educare) veut dire conduire dehors ‑ donc hors‑de‑soi, vers autre chose, vers l’Autre ‑ écrire sur l’identité québécoise signifie aller au coeur de l’éducation: parce que ce qui fait problème dans notre contexte social c’est bien le déplacement vers l’Autre. Je serai très personnel: depuis mon arrivée ici, il y a dix ans, je vois le Québec comme un oxymoron, c’est‑à‑dire comme cette figure de la rhétorique qui réunit dans une locution des termes en apparence contradictoires: douce peine. Un pays difficile, comme tout le Canada d’ailleurs, dont la solution n’est pas évidente, presque impensable.

Immigrant, j’ai vu, comme d’autres, l’énorme potentiel de ce pays, une occasion sans précédent de faire naître un pouvoir faible. Un Pouvoir possédant à son intérieur un antidote contre les excès de la Force majoritaire, contre la fausse conscience. Mais comment serait possible un tel monstre? Pour une série de raisons: parce que ce pays était une colonie égarée en plein vingtième siècle dans le Nord industrialisé, parce qu’il est toujours une terre neuve, un lieu de métissage, parce qu’il a une histoire sans Histoire, une modernité déjà post‑moderne. Enfin parce que nous vivons à l’époque de la transparence où il suffirait de vouloir, pour voir nu le roi.

Firenze: murale transculturale

Qu’en serait‑il à ce point de la question nationale»? Superbe condition la nôtre que personne, ici, ne sait reconnaître. Et si quelqu’un croit voir, la censure ou le silence tôt l’éliminent. Ainsi, insouciante, cette société affiche sa volonté de devenir «comme les autres». De vouloir la Force.

Il y a cinq ans, Fulvio Caccia et moi publiions un article dans Le Devoir:«Le français: lingua franca de la transculture en Amérique du Nord»1. Avec ce texte nous appliquions la perspective transculturelle et son optique faible à la question de la langue: le fait français gérant le concert minoritaire. Silence. Aucun échange. Plusieurs mois plus tard, dans les pages du même quotidien, quelqu’un réplique par un article titré «La faiblesse, non merci». Mais nous parlions d’une autre faiblesse…

Cinq ans après, le Québec est au comble de la Force. Un véritable Risorgimento: fanfares, mensonges, bravo‑bravo, nous‑nous. Les autres redeviennent, entre‑temps, des étrangers. Des pions. Mais pourquoi tout cela devrait‑il être inévitable? (1991, éditorial)

 

 

 

 

 

Bestiario de los árboles

Ángel Mota Berriozábal

Sucintos, como una plegaria que se derrite en el firmamento, como un esbozo de silencio que se quiere en el anhelo y el fracaso, evoco tu recuerdo, el deseo de ser algo más que una hoja, el recuerdo evasivo de desear ese futuro, que, por el tiempo, se ha ido de mis manos. Entonces lo sujeto con el temblor llano de quien todavía cree que en el caminar hará algo, será algo. Acepto, sin embargo, que soy solo esta taza de escombros, de recuerdos ya resquebrajados. Vivencias acabadas sin ganas. Y solo eso, el verte, lejana, tan lejana, con tu callado amable, me ha quitado esperanza. Tu arma siempre ha sido la distancia y el silencio; el tuyo y el del mundo. Un vacío que acaba con todo lo que amo, mi país, mi pasado, la serenidad, lo que creo, tú, día con día, momento a momento. Entonces voy de camino a una ciudad en busca de no sé qué y tal vez en busca de nada, y así los encuentro a ellos, a todos, esas bestias aladas, esas bestias de cortezas, feroces vorágines de ramas, animales petrificados que han sucumbido al tiempo, como anómalos genes vueltos hojas, células de corteza y olmo.

Uno que otro me da sombra, uno que otro es cobijo del coito de alguien, y el cuerpo donde se esconde edificios, los majestuosos ahora simple decoro, y es a ellos que corro, es en ellos donde me sumerjo con el dolor a cuestas, con el dolor de ser ese alguien que no quise ser, de ser despojo, como todos, de mi propia humanidad. Entonces observo que ellos, los árboles, me siguen, me toman como un bestiario. Veo sus formas atroces de dragones de madera, su figura como mármoles de Rodin y pernoto en bestias que maravillan por lo inusitado, como seres fantásticos emergidos de la tierra, del fango. Tengo miedo.  Corro por avenidas y calles, me vuelco a un parque.

Solo, acompañado solo por el silbido de un temor, acaricio los esbozos de la huida, el paso agigantado por calles de asfalto, por monumentos de un pasado glorioso, ahora solo fachadas de un mundo por el que alguien todavía pelea, se devora, con la encarnizada sagacidad de quien teme perder la razón. Entonces, con el paso temeroso, la llovizna en el cielo, la noche que cae, sin saber donde andar, me pierdo, entre conglomerado de ojos, los del ciego. Un Homero vuelto sauce. Y es así que los encuentro, a todos ellos, las bestias, esas bestias de ramas y hojas, ojos que me siguen y persiguen. Tomo el aliento para seguir huyendo. Mas, no puedo más. Los árboles me llevan a un paraje, el de un bestiario donde nosotros, los de carne y hueso, nos hemos vuelto piedra, un mármol acabado por la lluvia, el dolor mismo, una sepultura de la historia.

 

 

 

 

 

 

 

Es así que los conozco a todos, que los acaricio, que deseo el erotismo bajo la enramada, en el bucólico ser en un espacio anónimo, en un laberinto, eso en un laberinto de árboles; bestias convertidas en árboles tropicales, amazónicos, nórdicos; el mundo entero vuelto ramas y hojas. Acaso son ellos seres como yo convertidos en árboles por algún brujo o druida en su huida del mundo.

Mas, me siento y contemplo, me siento y oigo, y poco a poco, al paso de la llovizna, ese rocío de aire por plátanos de resquebrajada corteza, por gigantes ceibas con flores rojizas, la enramada cae en mí, la enramada soy yo. La hierba se ha vuelto mi cuerpo y todo, todo en torno a mí son seres fantásticos que ahora hablan, me escuchan y me doy cuenta que siempre he sido una bestia, una de ellos y ahora he vuelto casa, luego de surcar el laberinto. Soy un herbolario, una raza de hojas y una corteza que grita y nadie oye, un árbol hermoso que nadie ve, solo los curiosos, copas, que solo las aves tocan, cobijo de parejas que dicen amarse y así vuelvo a mí, me veo la corteza  y te observo vuelta piedra, vuelta desnudez a los ojos del mundo. Muerte y vida en el jardín de las bestias, las de los árboles de Buenos Aires.