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Pasolini transculturel

Fulvio CACCIA

Ce texte a été publié  en 2016 dans les pages du n° 10 de la revue   italienne Oltreoceano  dédiée à Pier Paolo Pasolini.  Cet hommage en rappelle une autre qui accompagna l’origine de ViceVersa.

De l’autre coté de l’Atlantique, en ce début des années 80, Pier Paolo Pasolini était déjà une figure consacrée de la scène internationale des arts et des lettres. Son assassinat en des circonstances troubles et jamais vraiment élucidées, l’avait propulsé directement au septième ciel aux côté des grands astres de la modernité: Rimbaud, Kafka, Walter Benjamin… L’attestaient l’activité éditoriale et cinématographique demeurées constantes autour de son œuvre. Traductions, hommages et rétrospectives abondaient en effet. Par conséquent, il n’avait pas eu à subir l’habituel “purgatoire” auquel sont condamnés les artistes et écrivains immédiatement après leur décès. Une autre preuve en était le roman biopic Dans la main de l’ange1 que Dominique Fernandez venait de lui consacrer. Le prix Goncourt attribué à ce roman parachevait ainsi sa panthéonisation.

L’œuvre et la figure de l’auteur de Teorema étaient donc présentes partout et il aurait été bien difficile pour le jeune intellectuel italo-canadien que j’étais de l’ignorer. J’avais découvert Pasolini comme tant d’autres par son cinéma et puis par ses positions controversées qui choquaient moins ce Québec nouvellement sécularisé que ma patrie d’origine.

Ses premiers films m’avaient beaucoup ému parce qu’ils dépeignaient la candeur d’une Italie provinciale que j’avais quittée quelques années plus tôt pour le grand rêve américain dont l’ombre portée englobait toute terre américaine. Les grandes tours HLM qui se dressent dans l’horizon de Mamma Roma, les terrains vagues que traversaient ses personnages, c’étaient les miens ! L’Italie qu’il dépeignait c’était l’Italie de ma petite enfance qui s’éveillait à cette nouvelle modernité tout pimpante et fière d’étrenner ces nouveaux atours de consommation. Comment aurais-je pu rester indifférent? D’ailleurs le cinéma italien de ces années-là était touché par cette grâce. Et Pasolini, comme ses autres amis cinéastes, en étaient les magiciens. Dire que je lui vouais un culte particulier serait inexact mais, pour moi, il représentait cette grande tradition des imagiers-penseurs qu’il revendiquait lui-même et dont l’Italie demeure si prodigue.

En imagier, il faisait le pont entre l’ancien et le nouveau. L’ancien c’était les traditions païennes revisitées par le monachisme franciscain attentif à la condition des démunis ; le nouveau c’était la revendication de liberté, porteuse de modernité pour s’affirmer ses singularités (homosexuel, catholique et marxiste), mais c’était aussi le côté obscur : l’omologazione, la déculturation par l’omnipuissance du marché qui réduisait tout un chacun à n’être qu’un consommateur décervelé et obéissant.

Plus que tout autre il l’a dénoncée avec une véhémence et une clairvoyance à nulle autre pareille qui en faisait une sorte de prophète étrange et fascinant. Qu’allait-t-il révéler de nous? Il était un peu cet sorte d’ange exterminateur interprété par Terence Stamp dans Teorema qui révélait aux membres d’une famille de la grande bourgeoisie milanaise leur nature profonde.

Son cinéma était profondément dérangeant mais il n’y avait aucune outrecuidance, du moins dans ses premiers films. Je serais plus réservé pour ses derniers opus que je trouvais alors trop complaisants dans cette sorte de provocation excessive. L’aspect ténébreux s’opposant ainsi à son versant lumineux. Ombre et lumière se côtoyaient en lui, mesure et démesure, Eros et Thanatos. Rarement créateur n’aura aussi bien incarné cette double attirance.

Il n’est pas étonnant qu’il ait frappé l’imagination de ses contemporains. Le Québec qui s’était éveillé depuis peu à la modernité, y fut particulièrement sensible. C’est pourquoi avant même que l’on commémore le 10e anniversaire de son décès, la Cinémathèque québécoise organisa une rétrospective de ces films que compléta un colloque d’une journée à l’Université du Québec à Montréal2. Alors comme jeune intellectuel, j’y fus convié. Et c’est dans le tout nouvel amphithéâtre Hubert-Aquin de la jeune Université du Québec à Montréal que j’y ai lu quelques vers de mon cru intitulé “Cendre de Pasolini”3. Cet hommage maladroit en vers où je paraphrasais son célèbre poème dédié à Gramsci4, étaient une manière d’affirmer mon ‘italianité’.

Mais je n’étais pas le seul. Je le partageais avec un groupe qui, comme moi, était d’origine italienne et qui allait, quelques mois plus tard, donner naissance à la revue ViceVersa. Plusieurs d’entre nous avaient également participé à cette rétrospective qui se prolongea de manière impromptue quelques semaines plus tard dans les sous-sol de la Société Saint-Jean-Baptiste, rue Sherbrooke! Notre présence dans le temple du conservatisme québécois n’était pas fortuit. À l’époque, les élites québécoises avaient été passablement échaudées par la défaite du referendum et découvraient étonnées que les Québécois n’étaient pas la seule minorité dans la société canadienne. Ce choc avait eu comme vertu que nous étions accueillis avec une certaine bienveillance. Et curiosité.

La commémoration pasolienne tombait à point nommé. Le choix de Pasolini s’imposa naturellement pour ouvrir le premier numéro de notre revue, Vice versa. Nous nous hâtâmes de négocier les droits et permissions et c’est ainsi que nous pûmes publier un texte, demeuré alors inédit en français, dont le titre était tout un programme “Que faire du bon sauvage?”5.

En voici les premières lignes: «Nous bourgeois avons toujours parfaitement su quoi faire du ‘bon sauvage’»6. Pasolini y attaque bille en tête «la dignité virile»7, fruit du monothéisme que le blanc qu’il soit de gauche ou de droite, s’acharne à imposer aux bons sauvages qui subsistent encore de par le monde. Il y brosse un intéressant parallèle entre ces derniers et les hippies qui fleurissaient alors et dont les propositions écologistes anticipaient celles d’aujourd’hui.

Cette réflexion sur ce paradis perdu rousseauiste nous avait permis d’entamer le dialogue avec la majorité francophone ou du moins son intelligentsia. Grâce à Pasolini, nous avons ainsi pu échanger de plein pied avec les intellectuels québécois et qui plus est, les plus progressistes et notamment ceux qui avaient participé à l’aventure de la revue Parti-pris. Ce fut un moment fort qui est resté inédit, me semble-t-il. Pour la première fois le milieu intellectuel québécois qui avait déconstruit l’histoire postcoloniale en se la réappropriant interpellait les intellectuels issus de l’expérience post-immigrante.

Si le dialogue s’est ensuite poursuivi, il est resté en pointillé, inachevé. Sans doute était-il basé sur un malentendu qui n’a pas vraiment été levé et qui peut se résumer ainsi: qu’est-ce qui fait nation? L’attente de nos vis-à-vis était –c’est moi qui interprète– qu’on les rejoigne pour construire ensemble un état national indépendant et socialiste alors que nous, nous explorions précisément la voie contraire : le dépassement de l’état-nation à laquelle nous sollicitait cette mondialisation qui montrait alors le bout de son nez. On était à contre-temps ! Les uns réclamaient un état-nation pour se prémunir contre la disparition annoncée de leur culture, les autres proclamant une mondialisation culturelle transculturelle et humaniste–, que les ultra-libéraux ont réduite à sa dimension financière et consumériste. Utopies trahies. Éternel dilemme.

Cette utopie était précisément le message délivré par Pasolini dans ce texte et qui demeure un des axes de sa pensée. «La dignité virile» qu’il brocardait s’appuyait justement sur l’état-nation, socle de la modernité. Il fallait explorer un au-delà de l’état-nation, non pas pour l’abolir mais pour le dépasser. Comment ? En expérimentant «un modèle souple à la jonction des des divers univers culturels»8 comme nous le disions dans l’éditorial du premier numéro. Nous voulions à travers la revue impulser une forme de démocratie participative ante litteram avec nos lecteurs afin qu’ensemble nous puissions «identifier cet espace interculturel»9 à venir. Ce projet demeure plus que jamais d’actualité et les échos que nos anciens et rares lecteurs nous en donnent de temps à autre encore nous le confirment. En ce sens, oui, nous avons été profondément pasoliniens.

1 Dominique Fernandez, Dans la main de l’ange, Paris, Grasset, 1982.

2 La rétrospective, qui a eu lieu du 22 au 29 janvier 1983, s’est conclue par un colloque organisé par Dario de Facendis et André Beaudet le 29 janvier. Cfr. Danièle Boisvert, “Le droit à la différence”, Vice Versa, vol. 1, n. 1, été 1983, p. 11-13.

3 Fulvio Caccia, “Cendre de Pasolini”, poème inédit.

4 Pier Paolo Pasolini, Le ceneri di Gramsci, Milano, Grazanti, 1957.

5 Pier Paolo Pasolini, “Que faire du bon sauvage?”, Vice Versa, vol. 1, n. 1, été 1983, p. 1, 10-11. L’article “Che fare col ‘buon selvaggio’?”, tiré de la revue L’Illustrazione italiana (vol. CIX, n°3, février-mars 1982, pp. 39-42) avait été traduit par Nunzia Javarone.

6 Ibidem, p. 1.

7 Ibidem, pp. 10-11.

8 Fulvio Caccia, Bruno Ramirez, Lamberto Tassinari, “Éditorial”, Viceversa, vol. 1, n.1, p. 3.

9 Ibidem.

Red Bialetti

Francesca Pierini

Land snails carry their home along. People like me, who have been away from home for many years, carry their lack of home along. Each burden has its own weight, I suppose.

People living out of a suitcase, if they are like me, are active but homesick; adaptable but divided; adventurous but apprehensive. And, just like snails, or Little Thumb with his bread crumbs, they leave behind a trail of personal effects that reveals the course of their journey.

Image: Brigitte Bousquet -http://www.brigittebousquet.com/index.html

I am forty-five and I have lived, so far, six and a half years in England (London), one and a half years in continental China (Harbin and Nanjing), five and a half years in Taiwan (Taipei), one year in Belgium (Leuven). I have spent five months in Thailand (Koh Siboya), and I am about to go to live in Singapore, for at least seven months. Over the last seven years or so, my two brothers have migrated to New Zealand (Wellington), and now live there with their respective families, so that my family has partially recomposed itself at the other side of the globe, in the ‘upside-down Italy,’ leaving my parents home and me the ‘mobile’ member of the family. My husband, Philippe, is from Quebec.

Of course, I am not talking about real migration, the one when one goes from Italy all the way to Minnesota to disappear underground an iron ore mine. We have all had, my brothers and I, the possibility to shape much of our lives with our own choices, a privilege few people know. We also had to work hard to recognize them and make them happen, because even if we could always count on much social and cultural capital, and tireless moral support, we had to use these assets to get somewhere by ourselves. I don’t say this because I must depict a struggle at all costs; I say it because there has been one.

Since I left for London, for the first time, when I was twenty-three, I have never had my own place; I mean a permanent place besides my parents’, so that I feel my lack of home, more than a loss, is a tangible absence, a semi-permanent condition that has lasted most of my adult life (except for the years of my first marriage).

Over the years, my own place has become a project and a task. What I call home is, alternately and confusedly, Italy, my parents, my husband, an imagined apartment, and sometimes all this tied together with the glue of my childhood memories and my plans for the future.

Italy has a strong hold on me: I feel a connection I don’t know what I would be without. Every morning, I check online the Italian newspapers; I love listening to old melodic songs; I plan on seeing parts of Italy that I haven’t visited yet, like Mantova, for example, Turin, the Alps, and I dream of going back to Sicily and Naples.

Over time, I have elaborated an idea of home into a work of the imagination that is at the same time very concrete with childhood and post-childhood details, but also fanciful, because of my discontinuous relationship with the country.

So that home is lovely most of the times, with a dreadful lining, just like a dream. In my experience, pleasant or neutral dreams can instantly turn on you. It is the atmosphere that makes the dream, not its content: one can have beautiful dreams filled with snakes and nightmares filled with fairies. Dreams play with the thin membrane that separates a safe swim above blue waters from drowning into a black depth.

Recently, I had a nightmare about two young people, a young man and a woman, chatting over coffee in a bar (bar in the Italian sense, a café, really…I specify this because ‘bar’ in English is nocturnal, in Italian is the diurnal place of breakfast). The woman realizes, while talking to the man, something so agonizing and hurtful that makes her soul leave her body. We see her soul, just like in the movie ‘Ghost,’ a much ethereal, see-through shape of herself, leaving the woman’s body, and the woman at the café, older, cynical, a rougher version of her previous self, asking the man to sleep with her, because nothing matters any longer, and nothing could hurt her. The man smiles to reveal ugly teeth.

My idea of Italy is similar. It is normally purified of all the dark moments, it is coffee with a friend on a sunny day, but then, from time to time, I get stung, I cringe, I sink under waters for a few seconds, some of my thoughts turn against me, and I know I could never go back there permanently.

Italy reminds me of the years when I was stuck and deluded, when I used to think that exceptional things were bound to happen to me just because I was me, and I was destined, if not to happiness, to an interesting life that would happen more or less by itself, and without effort. Italy reminds me of immaturity, self-entitlement, fog in the brain, incapacity to understand myself and make myself understood, to move forward, a feeling of suffocation, periods as painful as monthly punishments, my parents’ preoccupation, the aching discovery of the stagnancy of my life, the consequent panic, a deep embarrassment for not having understood more and earlier, a feeling of shame: I still feel there are so many people I should apologise to, just for having been so unprepared, unfocused, and having said so many silly things.

Many call this state ‘adolescence,’ but I know plenty of people who have sailed through it above relatively calm waters.

Except for holidays alone or with my husband, over the last decade, childhood, I think, is the last enduring happiness I have known in Italy, so that I have coagulated the past into perfectly satisfying moments (they may be enhanced, but they really happened), like the one when my brother Marcello and I were very young and my mother drove us from Rome to Florence, in the middle of the 1970s. We bought tickets to the Uffizi Gallery on the same day, and had the corridors almost all to ourselves. I remember distinctly Marcello and me chasing each other along the halls of the gallery. I remember my mother trying to turn our attention to the paintings, telling us that the Madonna del Cardellino (Madonna of the Goldfinch), for example, depicted by Raphael, a Madonna with two small children playing together in front of her legs, was the portrait of us three. It made perfect sense to me at the time; this interpretation made me stop in front of the painting for a few seconds, and obviously made me remember it indefinitely. At the time, I saw a beautiful woman who was trying to read a book in a garden while she was also minding two children playing with a small bird. One of the children, naked, was a boy, the other child, covered, was plump and curly-haired, just like me at the time. The whole thing was perfectly plausible, a very familiar scene, actually, except for the clothes the mother was wearing, her fair hair, and the bird.

The two children are actually Jesus (the naked one) and John the Baptist (me); the goldfinch symbolizes the Passion of Christ, because, the story goes, the bird got its characteristic red stain the moment Jesus got crucified. Of course, to me, the painting will always remain a family portrait from an early period: my father off to work, my brother and I playing, distracting my mother from reading, our youngest brother, Rocco, on his way but still, quite literally, out of the picture.

Maybe, since I am talking about a lack of home in adult life, the right mollusk to compare this to is not a snail, born with a home, but the hermit crab, a creature capable of making, out of its own strength, will, and imagination, a home of unique beauty, a materialized dream of comfortable perfection.

My own dream-home, my project and task has a name: “red Bialetti,” a concise formula with which my husband and I refer to it, a place filled with all our belongings currently scattered between Montréal, Maremma, Marche, Taiwan, and Singapore. There are some objects I just can’t wait to see again, like the handmade bamboo sake bottle I have bought in Kyoto, or the presents from my students in Taiwan. Most objects I have forgotten though, because I rearrange my few boxes only occasionally, every few years.

The Bialetti name comes from the fact that some time ago, while I was still living in Taipei, feeling particularly homesick, I saw a display of Bialetti machines at City Super. City Super is a fancy supermarket, in a fancy area of Taipei, specialised in high-quality imported foods and expensive foreign merchandise. The coffee-machines, so familiar to me, were carefully displayed as a collection of exotic creations (It was a little like visiting a famous aquarium at the other side of the world, say the one in Okinawa, and recognize my own goldfish swimming in it- a dream, now that I think about it, with a lining of dread to it).

The red BIaletti, at the time, seemed the nicest one to me. Now I have seen the red and transparent one, which is maybe even nicer, but I am quite sure that when the moment comes, I will remain faithful to that love-at-first-sight experience, that moment of instant recognition between me and my home-country that happened through seeing, as for the first time, one of its most traditional (yet commodified), simple (yet crafty), every-day (yet clever) objects.

Usually, I don’t even like kitchen equipment, all that petit-bourgeois design gear gets heavily on my nerves. I don’t enjoy cooking, I get immediately bored with it. If I am alone, I eat standing over the sink; if I am with my husband, I like to prepare meals with him, but it’s the ritual I enjoy, and the company, not the cooking itself. Also, we are pretty similar in that department, so we don’t judge each other. Over time, we have learnt to make a few good pasta dishes, that’s all.

Our forte is not even a dish, but homemade Cointreau, which takes 6 weeks to make. The orange has to hang in mid-air, for 3 of those 6 weeks, in a jar with pure alcohol. The fruit, over time, ‘sweats’ all its juice into the alcohol, so that, coming back home every day, one sees the alcohol getting orange-r and orange-r, the zestful drops gradually conquering the liquid.

Maybe, the day we will finally be in a real apartment, my husband and I will exchange a look of fear. Like in ‘The Graduate,’ we will perceive the obscurity the moment we reach the light, a dark well opening beneath blue waters, but for now, the thought of this ‘real’ apartment, complete with its red Bialetti and Cointreau jar, keeps us going.

If I could choose a place in the whole world for my future home, I would choose Saturnia, a small hot-spring town in Maremma I have been going to with my parents since I was very little, or one of its tiny frazioni, the even tinier satellite towns scattered around it. I have learnt to swim in those hot springs, which throughout the 1970s were very affordable. The smell of sulphurous waters, which is in theory quite unpleasant, takes me back, just like that other unmistakable (and in theory nasty) smell of burnt rubber from the underground station below my childhood apartment in Rome. The other scent that does the trick is the one of Coccoina, a paper-glue popular with kids throughout the 70s.

Saturnia is the only place that has been there since the beginning of me that does not have, to my eyes, a gloomy lining. I just want to keep it close, keep it whole, and one day, I would like to be able to inhale the scent of its waters from home while sipping coffee made with our red Bialetti.

 

 

 

 

 

 

Désert blanc (V)

Karim Moutarrif

Les gouttelettes de pluie s’échouaient à un rythme soutenu sur la vitre.

La voiture roulait le long du fleuve en surplomb.

En bas on pouvait voir le quai du port fluvial.

Le fleuve était rouge de la terre que les torrents de boue y déversaient.

Le ciel était gris et bas.

Une mélancolie douce l’envahit et lui rappela un autre lieu.

Le ronronnement du moteur l’invita à la léthargie.

 Stock Photo Water, Water, Splashes, Purity

Je vis des collines jusqu’à la mer.

Je sentis le vent.

Je marchais dans la campagne mouillée avec mes bottes et mon ciré.

Le champ s’arrêtait de manière brutale au bord de la fa­laise.

La mer était déchaînée et m’envoyait ses embruns sur le visage.

L’océan paraissait immense et moi, je me sentais tout petit.

L’odeur du fumier, de la terre mouillée et de l’iode se mé­langeait.

C’est peut-être pour ça que j’avais aimé cette terre-là.

Mais c’était aussi la terre des druides, des forêts magiques et des menhirs. Des paysages pesants de mystère et de ma­gie propres au monde celtique.

À la fin de la terre.

Quand nous nous sommes rencontrés, il y a longtemps, nous y avons été.

 

 

 

La voiture s’arrêta.

 

Il était à l’entrée de la ville arabe, grouillante de monde.

Les parfums d’épices assaillirent ses sens.

Il voulait marcher là dans la foule.

Il voulait humer cet air coloré.

Il avait toujours aimé ça.

 

Quand il quittait les rues principales, il cheminait entre ces demeures bâties de torchis et recouverte de chaux, dans des ruelles étroites.

Un véritable labyrinthe, qu’il s’était complu  à reconnaître entièrement autrefois.

Il imaginait le temps des corsaires, les yeux accrochés au bout de ciel bleu.

D’un bleu tout à fait particulier.

Un ciel d’Afrique.

Il donna rendez-vous à son ami de l’autre côté du fleuve.

 

Quand je marchais dans la médina, j’étais sûr d’oublier le métal, le rationnel et tout le tapage de la civilisation.

Quand je passais la muraille, j’entrais dans un monde ma­gique.

Une ville conçue pour des êtres humains.

Construite avec la terre et ancrée dans la terre.

Quand je marchais dans la médina, je me perdais dans l’histoire vivante de ses murs humblement de terre.

Je voyageais ainsi dans le temps puisque certaines choses ici sont immuables, le principal était de franchir la fron­tière entre les deux mondes.

Je pénètre un monde fantastique, je voyage dans le temps

La paix des ruelles retirées est magique.

 

Puis il déambula ainsi dans le marché aux perles.

Un peu plus loin l’odeur du cuir annonçait les boutiques dé­bordantes d’articles faits de cette matière.

La lumière du soleil striait le pavé au rythme des lan­guettes servant de parasol, donnant un air étrange à l’en­semble, aux marchandises sur les étals et aux humains.

Il finit dans le marché aux puces.

Là on vendait des rebuts de métaux, de ferraille, d’habits et chaussures et autres breloques inutilisables.

Au pied de la muraille fortifiée.

 

Il flâna à travers ce décor.

 

Le coeur n’y était plus.

Il aurait voulu qu’elle soit là, qu’il lui serve de guide.

Qu’il la promène dans ce monde des mille et une nuits.

Il regrettait de ne pas avoir pu le faire.

 

 

Malgré les apparences, les choses avaient changé.

Comme dans sa vie.

L’industrie du cuir avait balayé bon nombre de ces petits artisans qui constituaient l’âme de ce monde à part.

Il se souvenait.

La vieille ville et ses trésors dépérissaient chaque jour dans l’indifférence générale.

 

Passé la muraille, je traversais la route et me retrouvais au bord du fleuve.

Et là, des barques assuraient le passage pour une somme modique.

Cette ruse me permettait d’éviter la densité des heures de pointe et de voyager somme toutes  dans des conditions beaucoup plus agréables. Au lieu des gaz d’échappement, j’humais l’air du delta et une brise légère me caressait le vi­sage.

Pendant la traversée j’appréciais l’iode de l’océan en le re­gardant ruer là-bas sur la digue

Sur l’autre rive, je débarquais sur la plage et marchais jus­qu’à la ville.

 

La dernière fois qu’il y était retourné, quinze ou vingt ans plus tard, l’échoppe était close.

Toute la petite cour autrefois grouillante de va-et-vient et d’artisans besogneux s’était tue.

De son ami, le cordonnier plus de nouvelles.

Stock Photo Beaches, White, Textures, Loose Sand

Il ajusta son siège, dérégla son dossier pour l’adapter à ses mouvements.

Il venait d’avoir son affectation.

Il alluma l’écran, composa son nom, prénom et code.

Le nouveau plan de vol s’afficha.

Il alla chercher de l’eau pour ne pas se dessécher la gorge et un crayon à mine et revint s’asseoir.

Il mit son casque et demanda l’autorisation de décollage.

Il prit une inspiration, appuya sur enter.

Le premier numéro de téléphone s’afficha avec toutes les indications complémentaires: nombre d’appels, nombre de refus, rendez-vous, nom.

 

Par-dessus le cubicule, un bout de ciel passait par la fe­nêtre.

Il était gris et la vitre était constellée de gouttelettes qui ressemblaient à des joyaux éphémères.

Comme on ne voit nulle part ailleurs.

Dimanche matin, quand tous les bourgeois ont la tête dans le seau de la fête de la veille.

Parfois il les tirait du lit, violeur de la vie privée. Il bre­douillait des excuses et pendant quelques secondes il espé­rait que le prochain ait déjà bu son café avant de décrocher.

 

Puis il prenait une nouvelle inspiration.

Comment trouvez-vous la vinaigrette que nous avons ex­pédiée chez vous?

La dame est contente. Elle trouve ça excellent.

Un bon point, ça mettra de l’entrain dans le sondage.

À la fin, on lui offre de lui livrer…encore une vinaigrette. Waw! Super! La dame jubile. Elle serait sortie du téléphone pour m’embrasser.

 

Dans dix jours “Ils” vous rappelleront pour recueillir vos impressions.

 

Et vous monsieur, si on vous donne un téléphone, plein d’interurbains incompréhensibles et un service télépho­nique reviendrez-vous avec nous?

Certainement, moi je suis un fidèle.

Utilisez-vous des condoms comme moyen de contraception?

Faites-vous l’amour, vraiment, peut-être, peut-être pas ou jamais.

Sur une échelle de un à dix où un veut dire “nul” et dix, “sublime”, comment jugez-vous l’onctuosité de la crème à raser unisexe?

 

Etes-vous conservateur progressiste, votant pour les puri­tains mais aussi séparatiste?

 

Il combinait ainsi parfois plusieurs scripts et imaginait le cocktail comique que cela pouvait représenter.

 

Ils les entendaient tous grogner. Ils étaient tous piégés comme des rats.

Pour eux la société post-industrielle est arrivée par le dé­sert. La dignité en prenait un coup.

Plus de job. Que faire?

 

Attendre que les sondages reprennent.

 

Et mon double me disait que j’étais un nègre du capitalisme comme tous mes collègues.

Nous nous faisions cracher à la figure par des gens que nous harcelions sans arrêt.

Tous les jours nous faisions des milliers d’appels télépho­niques pour sonder l’âme d’un peuple hétéroclite.

À la fin de chaque questionnaire, nous déshabillions la per­sonne par une multitude de questions indiscrètes.

 

Nous étions gênés et payés pour.

Le casque plein les oreilles et l’écran à bout portant.

Les cubicules bien alignés et la moquette grise, nous bai­gnions dans le néon qui rebondissait sur l’écran pour nous percuter la face.

 

Le raton laveur se roulait dans les feuilles mortes après s’être gavé de pommes mures. Cela aurait pu être un ourson ou un bébé panda. Avec la même grâce et la même insou­ciance qu’un être libre.

Les feuilles de toutes les couleurs, de l’ocre rouge au jaune doré, virevoltaient de ses roulades.

Parfois, c’était des chevreuils qui venaient déguster les fruits à même l’arbre.

De la fenêtre de cette charmante maison de ferme, ils pou­vaient admirer le spectacle avec une vue plongeante sur le lac. Ils regardaient en silence, côte à côte, de la fenêtre de la cuisine.

Il se dégageait une paix infinie de ce tableau.

Ils avaient marché jusqu’au lac aux castors.

Les infatigables travailleurs se hâtaient de faire les der­nières réserves avant l’hiver.

L’odeur de l’automne et de l’humus emplissaient le bois.

C’était le début du déclin.

C’était revenu sur son écran pour lui faire oublier sa condi­tion.

Il retomba dans une réalité moins réjouissante.

 

Instrument de tous les fantasmes de l’argent, nous exécu­tions froidement ce qu’il y avait à l’écran.

Il faut rappeler après plusieurs refus. La tyrannie du quota à atteindre est impitoyable.

Je n’ai jamais vu pareille indécence. Face au droit de ne pas répondre, d’être supposément libre.

Finalement, c’était comme vouloir obtenir des aveux de personnes qui n’ont rien envie de dire. Par le harcèlement, par des agressions répétées.

Comme ailleurs, on aurait fait pour des raisons politiques.

Ici, c’est pour des raisons de fric – aller vous gratter les derniers sous noirs – mais cela revenait au même dans le fond.

Après le typhon des factures des courses et tout le reste.

Ils vous achèveront et pour vous fermer le clapet, ils diront: “Ah! Mais vous étiez libre de consommer”.

 

.La valse des questions lui donnait le vertige.

Parfois, il s’entraînait comme au théâtre.

Il travaillait le texte, en français et en anglais, diction et respiration.

Il pataugeait.

 

Au fur et à mesure que le temps passait, je me rendais compte que je travaillais pour du vent. En fait nous étions la courroie de transmission. Nous étions un laboratoire mobile pour des produits débiles qui se déplaçait au gré du quadrillage téléphonique.

Les besoins étaient, en apparence très loin, nous naviguions dans le désir.

 

 

Il ressentit un besoin violent d’oxygène.

Il aurait voulu être à des milliers de kilomètres de là.

Loin du carnage de la consommation et du culte de l’ego.

 

La liberté d’expression et son double

Fulvio Caccia

Texte préparé pour le colloque «  Charlie-hebdo : deux après, organisé par PEN CLUB France les 11 et 12 janvier 2017 à Paris

Qu’est-ce qui entrave la liberté d’expression, qu’est-ce qui peut la libérer ? A la première question, je répondrai que c’est justement la liberté, même détachée de son rapport à l’autre, qui l’aliène au sens propre, c’est à dire qui la rend étrangère à soi-même. Cette désolidarisation avec le for intérieur de chacun se traduit d’abord par un hyper individualisme érigé en système lui-même soutenu par un hyper libéralisme économique qui fait de la seule accumulation des richesses et d’argent la finalité suprême.

Cette dérive inverse le fameux article quatre de la Déclaration des droits de l’homme que pourrait dès lors se lire ainsi : ma liberté commence lorsqu’elle s’affranchit de celle d’autre. Cette inversion, ce renversement de toutes les valeurs, cher à Marx, réintroduit dans le même mouvement le droit du plus fort qu’un Rousseau avait dénoncé jadis dans le Contrat social. Alors, il s’agissait d’abolir la société de la dette infinie avec ses obligations de clan ou de famille pour faire advenir une société d’hommes libres s’affirmant par les seuls mérites du travail et de la liberté d’entreprendre.

La liberté individuelle  qui fut le moteur au XVe siècle du formidable progrès intellectuel des humanités européennes et par ricochet du décollage économique, technologique et politique de l’Europe, se paie par un autre paradoxe. Celui d’avoir fait de la liberté d’expression l’alibi, la bonne conscience de l’hégémonie européenne au cours des 500 dernières années. Cette bonne conscience qui couvrira bien des abus -et notamment l’expérience coloniale- introduit un autre paradoxe, et pas des moindres : le relativisme culturel. Car, s’il est vrai que la liberté d’expression peut se comprendre dans le cas d’un citoyen isolé se défendant contre les abus d’une administration toute puissante, elle aura un autre son de cloche lorsqu’elle consiste à diffuser des informations trompeuses ou haineuses. « Liberté d’expression » n’était-il pas le titre de la revue de l’antisémite Druont ?

Aussi je le dirai avec Tzvetan Todorov « la liberté d’expression n’est pas le fondement universel de la démocratie ». Au moment où elle semble triompher, la démocratie induit ses propres maladies immunes comme l’affirmait le psychanalyste René Major lorsqu’il expliquait, à la suite de Freud, le rapport libidinal à l’économie, c’est à dire son rapport à l’inconscient. Mais si l’inconscient peut permettre de comprendre ce qu’est la conscience individuelle, le for intérieur qui se réfléchit à travers et au delà du langage, c’est parce que le langage est bien le cœur,  l’enjeu principal et le théâtre de guerre des forces centripètes et centrifuges qui nous constituent : Éros et Thanatos, l’ouvert et le fermé  et ( reprises en termes moraux)   le bien et le mal. Dans ce contexte,  loin d’être inédite,  cette question se pose : comment l’écrivain peut-il restaurer la liberté d’expression ? Et bien tout simplement en exerçant pleinement son rôle dans l’espace public. Cet espace est celui même de la sphère de la délibération et de la confrontation. Oui mais encore, me direz-vous…

Revenons à la Déclaration des droits de l’homme. Son article 11 qui institue la liberté d’expression prévoit que « les abus doivent être sanctionnés par la Loi ». La mission de l’écrivain consisterait donc justement à prévenir ces « abus ». Quels sont-ils ? Il ne s’agit pas ici, vous l’aurez compris, de se substituer aux juges et aux juristes mais bien de remplir sa mission d’écrivain . Et les abus dont il est question à cet égard ce sont bien les abus de langage. Évidemment. Trouver les mots pour le dire. Dénoncer les avatars, souvent invisibles, de ces abus, bref oxygéner l’espace public en le débarrassant des allégories, ces métaphores mortes, (Michel Tournier) , tel est la tâche de l’écrivain humaniste aujourd’hui. Comme hier.

Il y a beaucoup à faire. Et pour cause ! Jamais la manipulation des esprits n’aura été aussi envahissante et systématique. C’est le triomphe de l’envie, la dictature des égoïsmes qui au lieu de s’équilibrer par la main invisible comme l’avait soutenu Adam Smith, s’accentuent de plus belle. Car il n’y a plus de cadre étatique susceptible de contenir la spirale spéculative qui fait de la liberté le bien privé des happy few. C’est cette spirale effrénée qui a détourné « la liberté d’expression » de son objectif premier en démonétisant, dans le même mouvement, la profession d’écrivain. Car cette liberté est prise en otage par les opérateurs du marché qui s’en servent comme caution, lettre de noblesse de leur propre hubris en faisant miroiter la belle mais utopique illusion de la démocratisation des arts et de la culture. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de récuser le désir de tout un chacun de s’exprimer ; il s’agit de déprendre la liberté d’expression de ceux qui la manipulent pour conforter leur pouvoir en réduisant toute parole au commun dénominateur de la loi du nombre.

Car aujourd’hui l’utopie de la démocratie culturelle est devenue réalité. Tout individu peut être désormais, l’auteur, l’éditeur et le diffuseur de sa propre expression où le critère unique demeure la loi du marché. On connaît tous des éditeurs numériques, de plus en plus nombreux, qui proposent de mettre  en ligne pour une somme modique ou gratuitement le livre à charge de « l’écrivain » de démarcher ses lecteurs ou, mieux, de se faire repérer par le nombre de clics par un « vrai éditeur » qui le publiera. Cela n’est pas nouveau, me direz-vous. C’est du compte d’auteur déguisé. Qui un jour ne l’a pas expérimenté.

Certes, cependant ce type d’édition, somme toute marginale, accompagné d’autres dispositifs qui réduisent l’espace public au réflexe binaire induit par Facebook ou YouTube est déjà la règle. La taille colossale de cette dissymétrie met en danger l’écosystème de l’édition. Avec entre autre comme conséquence une littérature de divertissement, une world literature déjà bien prospère qui a le goût, la posture, la forme de la littérature comme aurait dit Pierre Bourdieu mais qui n’en est pas. Plusieurs auteurs déjà ont dénoncé cette mainmise…qui nous précipitent tous autant que nous sommes, dans le « bruit », la foule des anonymes noyés dans le flux accéléré de l’information.

Comment contrer cette stratégie mortifère qui exige, d’un extrême à l’autre, du consommateur lambda aux fanatique de Daesch, « du temps de cerveau disponible » soit des êtres dociles et décervelés ? Comment lutter contre le refus de penser, contre la généralisation de la « banalité du mal » (Arendt) ? Contre le déclassement de la parole de l’écrivain réduite à devenir le faire valoir d’un marché dérégulé dont la liberté d’expression sert de cache sexe ?

La tâche qui nous incombe, nous écrivains et j’ajoute « humanistes, est donc claire : nous déprendre à notre tour du rôle de « bonne conscience » politique qui nous est attribué d’office pour mettre en lumière le travail d’expression de la diversité des fors intérieurs, de la subjectivité humaine humaine. C’était et cela demeure la « mission historique » de l’écrivain. Mais ce droit de cité n’implique pas la liberté absolue comme certains veulent nous le faire accroire. Il doit tenir compte de l’autre en nous (Rimbaud). C’est l’expression de cet espace délibératif intériorisé qui est le territoire de la vraie liberté d’expression. Encore fait-il éviter les séductions des nouvelles idéologies utilitaristes (Arendt) et les pièges du politique et réinscrire le projet esthétique au cœur du rapatriement de la subjectivité contemporaine.

Aujourd’hui, dans le bruit ambiant , réduit à devenir plus que jamais le publiciste de ses propres travaux, l’écrivain peine à renouer les fils du sens. Les idéologies politiques anciennes sont mortes. L’idéologie économique ou utilitariste est beaucoup plus insidieuse et difficile à repérer. Chacun se souviendra du témoignage de cette  romancière roumaine ,qui  a témoigné l’an dernier , ici même à cette tribune. Après avoir protesté trente ans durant contre la dictature du prolétariat imposé par Ceausescu, elle était « resté sans voix » lorsque son sémillant éditeur allemand lui avait annoncé candidement avoir coupé une centaine de pages de son roman « pour le rendre plus lisible, donc plus commercial ». Méfions de nos amis … dit le vieil adage.

Car nous rendre « sans voix », inaudible, nous les écrivains, telle est bien la stratégie de cette nouvelle idéologie soft qui avance masquée et qu’il convient de démasquer. Quel est le sens du combat ? Qui est notre ennemi ? Qui sont les alliés objectifs ? nos atouts ? Mais d’abord, une question se pose : sommes-nous en guerre ? La réponse là aussi est sans appel : bien sûr que nous le sommes ! Et depuis belle lurette. Et je ne parle pas ici de la « guerre contre le terrorisme » déclarée depuis les attentats de Charlie Hebdo. Je parle de cette guerre culturelle qui commence au tournant des années 80 et qui désormais bat son plein. Pourtant des signes auraient du nous alerter : le décrochage du dollar avec l’or en 1974, l’espace public qui se rétrécit, la fathua sur Salman Rushdie, la publication du Choc des civilisations de Samuel Huntington, manifeste géopolitique libéral s’il en est, surviennent au moment où triomphent les théories monétaristes. Hasard ?

A cet égard l’assassinat de l’équipe de Charlie Hebdo doit être envisagé comme le dernier et tragique épisode de cette séquence commencée au début des années 80 ! Mais attention, il ne fait  pas se tromper d’ennemis. Le djihadisme n’est que l’effet induit d’un ultralibéralisme imposé par les opérateurs de l’école de Chicago et repris ensuite par Reagan et Thatcher.

Alors, comment libérer la liberté d’expression de son excès de liberté ? Que faire ? Le mot de Lénine est plus que jamais d’actualité. Il faut reprendre la parole publique. A cet égard ce colloque est un signe positif ; il faut créer des contre-feux, des lieux de résistance, c’est à dire des lieux d’édition, détourner à leur tour les nouveaux outils numériques, penser une alternative, bref retisser les liens avec la république mondiale des lettres, cette « internationale de créateurs dénationalisés » (Pascale Casanova) qui depuis le Moyen-âge jusqu’ à nos jours » a contribué à fonder les futures littératures nationales mais plus encore à prévoir leur dépassement .

C’est le sens qu’il faut accorder à l’injonction de Goethe lorsqu’il recommandait dès le début du XIXe siècle de dépasser déjà les littératures nationales afin qu’advienne une véritable littérature mondiale : die Weltliteratur. Cette littérature n’est pas ce manifeste exotique proposé il y a une dizaine d’année par le quotidien le Monde et moins encore l’addition des littérature nationales ; il implique la reconnaissance de l’altérité que fonde toute littérature et dès lors toute culture. Cette non reconnaissance, est pour Milan Kundera « le grand échec intellectuel de l’Europe », incapable de ce fait de donner à « sa grande valeur – la diversité culturelle »- sa traduction politique. C’est la raison pour laquelle l’auteur de l’Identité anticipe non sans nostalgie le retour à la tradition où la nouveauté, la modernité et donc le progrès social auront été évacués pour de bon, reconduisant ainsi la volonté de plus fort qui comme nous le rappelle la fontaine , « est toujours la meilleure ». Donc au boulot !

ART, EUTHANASIE DE L’AURA

Lamberto Tassinari

Que signifie inventer, et qui peut affirmer avoir inventé ceci et cela? De la sorte, s’entêter sur un droit de propriété, c’est de la véritable folie, et ne pas vouloir honnêtement se reconnaître comme des plagiaires, c’est un acte de présomptueuse inconscience.

 Goethe, Maximes et réflexions

Quand, en 2001, j’ai publié ce texte sous le titre « Art : euthanasie de l’aura à l’époque numérique » dans Utopia. De quelques utopies à l’aube du 3e millénaire aux Presses de l’Université Laval-Éditions Syllepse, j’étais obligé de lui donner la forme canonique de tout essai ou article imprimé. Mais ce n’était pas la forme que je désirais. Mon désir aurait été de le laisser ouvert, changeant. Ouvert à toute correction, changement, ajout, possible répétition ou contradiction. Seize ans plus tard ce désir enfin s’affirme.

J’ai retiré l’article qui se trouvait enseveli dans ce site depuis le 3 janvier 2014 et je l’ai libéré de toute contrainte, je l’ai rouvert, exposé aux aléas de mon plaisir de dire, le mien et celui de mes amis de ViceVersa, free for all !

 

De la matière

Tout est lié. Aurions-nous oublié que le battement d’ailes d’un papillon en Chine produit un ouragan dans les Antilles? Ou, peut-être, n’avons-nous jamais cru que cette image poétique illustrant la théorie du chaos possède valeur de vérité. Pourtant, nous avons tranquillement reçu l’idée de globalisation sans pour autant comprendre que l’économie globalisée est le dernier des phénomènes qui nous relient, manifestation galvaudée d’une liaison beaucoup plus profonde, cosmique, laquelle nous donne la certitude que nous sommes faits de la même étoffe que les étoiles.

Saurait-on jamais qu’il ya d’un homme à sa planète un rapport de gémellité ou de joute, s’il n’y avait sur son corps et parmi les rides de son visage, le signe qu’il est rival de Mars ou apparenté à Saturne? Il faut que les similitudes enfouies soient signalées à la surface des choses; il est besoin d’une marque visible des analogies invisibles. Michel Foucault [*]

Si accueillie et comprise cette vérité a des conséquences décisives autant sur notre façon d’interpréter le monde que d’y vivre. Il nous faut avouer que la matière n’est plus ce qu’elle était.

Concerning matter, we have been all wrong. What we have called matter is energy, whose vibration has been so lowered as to be perceptible to the senses. There is no matter. Albert Einstein

 Peu à peu, elle nous a révélé son esprit, le principe caché du monde physique, de la réalité qui s’est révélé de façon partielle tout au long de l’histoire humaine. De cet esprit, c’est-à-dire du fonctionnement secret de la matière, l’expérience sensorielle, la religion, la science et l’intuition nous ont permis de cueillir quelques manifestations. Mais depuis un siècle, nous avons commencé à porter un regard de plus en plus aigu à son intérieur. Maintenant, le meta de la métaphysique devrait avoir cessé de nous apparaître comme un au-delà, une transcendance, pour devenir une présence profonde, une immanence, un dedans, et la métaphysique finalement se montrer pour ce qu’elle est, la partie cachée du monde physique. Le monde certain et solide de Newton et du sens commun est devenu un bizarre et paradoxal mélange d’ondes et de particules, gouverné par les lois de la probabilité plutôt que par celles rigides de la causalité. Ainsi, nous pouvons voir les manifestations abstraites, invisibles et «intérieures» – la pensée, l’inconscient, le rêve, l’imagination – comme des infiltrations du monde quantique dans le quotidien des objets et des faits… L’art est l’immense espace d’activités et d’oeuvres créé par cette énergie interne, invisible de l’être humain. Plus que d’autres capacités l’art, sous toutes ses formes, constitue le portrait, la projection fascinante et mystérieuse de notre richesse et de notre puissance. Les artistes ont su, de tout temps, regarder au fond de l’être humain et des autres phénomènes de la nature. Les mots de William Blake «si les portes de la perception étaient toutes ouvertes les choses nous apparaîtraient telles qu’elles sont, c’est-à-dire dans leur infinité», et de Goethe «si nous étions capables de regarder la nature dans son ensemble, elle nous mènerait, sans aucun doute, jusqu’à la pensée», sont plus que jamais éclairants à l’époque numérique quand ces portes ont commencé à s’ouvrir et le regard porté sur la nature à y pénétrer quasiment jusqu’à la pensée. Karl Nierendorf, dans l’introduction au livre de photographies du botaniste allemand Karl Blossfeldt, écrit en 1928: «Tout comme la nature qui est l’incarnation d’un grand secret obscur, dans la monotonie du devenir et du disparaître, l’art est une deuxième création, pareillement insaisissable. Elle a germé dans l’intellect et dans le coeur de l’homme, du point de vue organique. C’est au désir de durée et d’éternité qu’elle doit la lumière du jour.». A propos de l’invention Goethe écrit dans ses Maximes et réflexions : «Que signifie inventer, et qui peut affirmer avoir inventé ceci et cela? De la sorte, s’entêter sur un droit de propriété, c’est de la véritable folie, et ne pas vouloir honnêtement se reconnaître comme des plagiaires, c’est un acte de présomptueuse inconscience.» Kafka, quant à lui, en réfléchissant sur la création, observe dans son Journal le 25 février 1918:

« Les inventions nous devancent comme la côte n’est sans cesse à la rencontre du vapeur sans cesse secoué par sa machine. Les inventions produisent tout ce qui peut être produit. On a tort à dire par exemple: l’aéroplane ne vole pas comme l’oiseau, ou bien, jamais nous ne serons en état de créer un oiseau vivant. Certes non, mais l’erreur réside dans l’objection (…) L’oiseau ne peut pas être créé par un acte originel, car il est déjà créé, il est sans cesse recréé en vertu du premier acte de la création et il est impossible d’entrer de force dans cette série (…) Mais – et c’est cela qui importe – la méthode et les tendances de la création n’ont pas besoin d’être différentes pour l’oiseau et l’aéroplane, et l’explication des primitifs qui confondent un coup de fusil et le tonnerre peut contenir une part restreinte de vérité».1 Les formes inventées par les êtres humains ont un lien profond avec les formes purement naturelles. L’artiste crée en trouvant, en «plagiant» , en jetant son filet dans le magma de ce qui est pour en tirer une oeuvre, grande ou petite, représentation fictive d’un des infinis mondes possibles. Aujourd’hui, cette vérité, que n’est plus seulement l’artiste ou le scientifique visionnaire à être capable de voir, est encore plus évidente. Tout le monde commence à se sentir libre et capable de regarder au fond de la matière et de découvrir aussi sa propre capacité à «composer» de l’art.

En ce sens la révolution informatique aura des effets qu’iront bien au-delà de la technologie. À la fin des années 1920 Paul Valéry avait préconisé avec une extraordinaire lucidité ce bouleversement révolutionnaire: « Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut pas être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle‑même, aillent peut‑être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art.».2 En procédant de ce constat de Valéry et en particulier des mots que j’ai souligné, je mettrai en relief le rapport essentiel existant entre esthétique et politique. Repenser d’une façon radicale la signification de l’art me semble être l’une des rares chances que nous avons de reprendre la route vers la cité, vers le politique à la suite de la faillite des disciplines sociologiques traditionnelles. Si la notion de l’art et l’invention elle-même peuvent être merveilleusement modifiées, cela signifie que cette possibilité a toujours existé en puissance, sous forme de tendance, d’utopie.

11 février 2017

« Bioéthique, charité médiatique, actions humanitaires, sauvegarde de l’environnement, moralisation des affaires, de la politique et des médias, débats autour de l’avortement et du harcèlement sexuel, croisades contre la drogue et le tabac : partout la revitalisation des «valeurs» et l’esprit de responsabilité sont brandis comme l’impératif de l’époque. Pour autant, il n’y a aucun « retour de la morale ». L’âge du devoir s’est éclipsé au bénéfice d’une culture qui diffusent les normes du bien-être et métamorphose l’action morale en show récréatif » Gilles Lipovetsky, Le crépuscule du devoir, 1992.

Au début de l’an 2000, le Who’s Who britannique nous apprenait que cinquante des cent personnalités qui ont marqué le siècle sont des artistes. L’art serait donc pour les gens quelque chose qui change le monde! C’est une donnée étonnante qui nous oblige à réfléchir et à nous interroger sur la schizophrénie de notre civilisation.

En effet, le vingtième siècle a été le siècle du triomphe incontesté et planétaire du facteur économique qui a dominé progressivement tous les aspects de la vie sociale, presque partout dans le monde. Deux guerres mondiales, plusieurs génocides, la destruction avancée de l’environnement, la transformation des pratiques alimentaires par des douteuses technologies, la pollution culturelle la plus farouche par l’industrie du spectacle et de l’information, enfin, la réification de tout aspect de la vie. Si le siècle dernier a été vraiment marqué par les artistes comme on le prétend et rien n’a changé dans les seize ans du nouveau siècle, alors il faut en conclure qu’il y a quelque chose qui cloche dans la manière de faire, de comprendre et d’utiliser l’art. Non seulement l’art contemporain mais celui, moderne, né avec la Renaissance, notre art, issu des révolutions mercantile, esthétique, scientifique, bourgeoise, industrielle et numérique qui se sont succédées du 15e jusqu’au 21e siècle.
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