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Désert blanc  (II)

Par Karim Moutarrif

Les salles de classes en préfabriqué, avec un poêle au fond et le stock de charbon dans la cour.

Les encriers et l’encre offerte par le gouvernement.

La bouteille et son bec verseur. Et la dictature du maître.

L’école des garçons séparée de celle des filles par un haut mur.

Et le nom de ce maudit ministre qui avait donné la connais­sance aux siens et la domination de la race supérieure sur l’ensemble de l’Afrique au même moment, gravé sur le fronton de l’édifice.

Son nom était sur toutes les bâtisses de ce genre   construites à travers le pays.

Dans ce temps là, la propagande de la révolution avait be­soin d’édifier la machine à modéliser des citoyens, disait son vieux prof un peu, beaucoup à gauche.

Je ne savais pas tout ça quand j’étais petit.

Plus au fond de la campagne, il avait connu aussi les écoles sans noms. Celles installées à la hâte dans des anciennes fermes.

Il fallait marcher à travers les labours pour y accéder.

Ils se retrouvaient en bande sur la route. Une espèce de ca­ravane, chargés comme des mulets de sacs d’école bourrés de cahiers et de livres, plus le casse-croûte.

Dans l’unique salle de classe tout le cours primaire était as­séné.

Les gamins de différents âges étaient regroupés selon la classe.

Les cancres étaient stationnés au fond, c’est vrai, ignorés des autres.

 Plus de rivière, plus de roseaux.

Ils avaient tout aplani, rasé les fermettes, et derrière, sur un fond de campagne, taillés à la serpe et à l’équerre, on voyait se détacher, comme dessinés sur le plan, l’autoroute et son péage.

 Adieu veaux, vaches et fromages.

 J’ai continué à marcher pour revoir l’épicerie cantine et la ferme où j’allais chercher le lait de la vache que la fermière trayait devant moi.

L’épicerie avait dû fermer depuis plusieurs années. L’état de décrépitude en témoignait.

Elle était ridiculement petite par rapport à l’image que j’en avais gardé.

La ferme est devenue une fermette, et dans le pacage il n’y avait plus de trace de mammifères depuis longtemps.

Le petit vallon sympathique avait été démantelé, il ne res­tait plus que les fantômes.

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À des milliers de kilomètres de là, c’est vrai qu’il y avait une rivière.

Mais dans le fond c’était encore une image déformée de l’enfance

Elle avait été asséchée.

En fait il n’est jamais bon de se retourner, de revisiter le passé.

On y froisse ses illusions.

Dans ces moments de vertige, où rien ne sert de rse repèrer.

Quand l’amour n’est plus.

Le rêve cassé.

 

Cette rivière je l’entendrais, trente plus tard.

Elle fut le déclencheur.

C’est le bruit de l’eau qui m’a emporté très loin derrière.

Dans un bois canadien, chez un ami.

Surtout le bruit de l’eau.

Et dans mon désespoir, je me suis réfugié sur le bord de la rivière de mon enfance.

Les grenouilles jouaient une symphonie de leur chant nup­tial.

Par une nuit d’été.

Quand une multitude de fleurettes toutes plus belles les unes que les autres font une brève apparition, tapissant un parterre de verdure, éclairé par la lune.

Et l’envie de rêvasser dans ce magnifique tableau.

La rivière en arrière et le bois au fond, au milieu des bruits mystérieux de la forêt.

C’est de là que je venais avant de te rencontrer.

L’odeur du café chatouillait les narines, la maisonnée s’éveillait tranquillement.

La relâche était perceptible dans l’air

C’était samedi, journée des petites annonces.

Ils recevront des montagnes de curriculum vitae.

Ils choisiront tranquillement sur les milliers.

Il souriait devant les définitions de poste comme ils disent.

Les jobs étaient de plus en plus bizarres.

Il y en avait de moins en moins et en fond sonore, on en­tendait le bruit du vent dans le feuillage des arbres.

De sa fenêtre il pouvait voir un océan de verdure.

C’était le grand show de l’été.

Il n’y avait plus qu’un petit bout de ciel, les feuilles avaient tout envahi.

Il n’y avait que ça de vrai dans le fond.

Le reste n’était qu’artifice.

Le réveil de la nature était à chaque fois une leçon.

Dire que, quand l’hiver les plumait de ses blizzards, ces mêmes arbres semblaient morts à jamais.

Vont-ils fleurir et faire pousser des feuilles comme l’année dernière?

Verra-t-on les bourgeons pointer?

Jusqu’aux dernières provocations des éléments, c’est tou­jours la grande attente.

Puis un matin en sortant, le miracle s’est produit.

La nuit a porté la vie et au jour, une multitude de petites pousses sont apparues sur les branches.

Pendant ce temps je marche dans la tempête, c’est halluci­nant.

La neige avait tout confondu de son immense manteau blanc.

La ville n’avait plus de sens.

Les voitures étaient anéanties, le bitume enterré.

Et je rêve que ça le reste pour toujours

Je suis tout seul dans le paisible tourbillon de neige,

La ville n’existe plus, elle est irréelle.

Je suis un nomade dans le désert blanc.

Je marche dans une matière friable, fragile dans laquelle je m’enfonce.

J’entends le doux  crissement de mes pas dans la neige fraîche. Je marche sur un parterre immaculé, d’une blan­cheur extraordinaire.

Et je pense à toi.

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Les halos de lumière des réverbères font miroiter les flo­cons de coton suspendus qui se déposent doucement, sur mon chapeau, sur mon manteau dans les moindres replis du tissu.

Mon image devient floue et peut-être que je serais effacé de l’image.

Que je disparaîtrais dans le blanc.

C’est vrai que le journal du samedi devait coûter un tronc d’arbre par numéro, facile.

La fin de la lecture était assez tumultueuse.

Il regrettait toujours, une fois le torchon secoué, d’avoir mis autant d’argent dedans.

Mais chaque samedi, il se faisait une petite gâterie: il ache­tait un tronc d’arbre pour le jeter dans le bac de récupéra­tion, une fois écoeuré.

Il était mal à l’aise, avait l’esprit ailleurs.

Je savais déjà que tu me prenais pour un raté.

Tu m’avais dit que je n’étais qu’un pauvre type.

C’est pour ça que j’étais reparti revisiter ma vie.

Depuis la première fois où tu me l’as dit.

Pour comprendre comment se fabriquait un pauvre type.

Les années avaient usé l’amour et je n’avais, pas plus que toi, de contrôle sur ces choses là.

Il avait apporté dans ses bagages tous ses souvenirs et très peu d’effets.

Il les avait posés dans un coin du patio à l’abri de la circu­lation, sur le zellij aux couleurs de la Méditerranée.

Il imagina des valises en carton, en bon immigrant de re­tour au pays.

Parfum bon marché et cravate en sus.

Ce qui le ramenait sur ses pas était un rendez-vous très particulier.

Dans un cimetière pour pauvres où la plupart des tombes étaient de terre.

Un décor dénué de fioritures.

Le décor des humbles que l’histoire oublie.

Le taxi l’avait déposé loin là-bas, sur le bord de la route.

Pendant le parcours il avait mesuré les changements.

Il était parti de la Ville des corsaires, en longeant la côte vers le sud.

Il avait traversé le fleuve sur une barque, pris un taxi col­lectif jusqu’à la limite de la ville, puis avait fini par pendre un taxi à lui tout seul.

Il avait longé les murailles de torchis de l’enceinte “pré-co­loniale ” de la ville, comme ils disent dans les bouquins d’experts.

Il avait été surpris par la densité, le nombre de piétons, le bruit.

C’était en fin de journée.

Dieu que j’avais perdu l’habitude, j’aurais du le savoir

Ici aussi, ils bitumaient, rasaient des quartiers, défonçaient des cimetières.

Le sol était réquisitionné pour la rareté.

Ailleurs on parlait de qualité de la vie, de trou dans la couche d’ozone, du cancer provoqué par le tabac, etc.

Il n’y avait pas beaucoup d’arbres dans le décor

La ville minérale, vorace comme une tornade balayait tout sur des dizaines de kilomètres.

Non ce n’est pas San Francisco, mais si ça continue, ils feront plus fort que San Francisco, ce sera un pays minéral.

Mélangé à l’exode rural, à la pauvreté, à l’entassement…, à l’absence de moyens.

Je me souviens de dépotoirs à ciel ouvert, entre les hommes et la mer.

J’avais appris plus tard, à l’école que c’était à l’opposé de ce qu’il fallait faire. Mais mes livres n’avaient pas vu la misère et les enfants jouaient dedans au soleil couchant.

L’aridité donnait des traits ascétiques au paysage.

A beaucoup d’endroits le sol avait été emporté et depuis des décennies plus rien n’y pousse.

Une croûte que même les orages violents ne défont plus.

Ça lui était brutalement revenu à l’esprit.

J’ai marché de la route jusqu’au royaume du silence,

J’ai foulé la poussière rouge jusqu’à l’emplacement.

De toute façon je marchais sur mes espoirs comme j’aurais claqué du talon sur un macadam luisant. La nuit, sous la lumière maussade des réverbères.

Dans le partage des pouvoirs de l’ombre entre deux lampa­daires.

La vie peut être vue à travers ces petites choses absurdes, incongrues.

Dans une lecture parallèle tout à fait plausible.

Rien ne l’interdisait.

Debout devant l’endroit où il ne devait plus y avoir qu’un engrais, fixant la pierre tombale, il se mit à parler en fran­çais dans un cimetière musulman.

L’épitaphe de marbre avait perdu ses caractères arabes.

Une très belle écriture calligraphique, noire jadis, sculptée dans le marbre.

Il jeta un regard circulaire pour s’assurer de leur intimité et s’entendit dire:

 Ça fait bien longtemps que je ne t’ai pas rendu visite, je te boudais maman, je te boudais Mnaya et maintenant je re­viens à toi, plus âgé que toi avec toujours la même frustra­tion de ne plus te revoir.

C’est ça la mort vue par les vivants.

Je suis venu te dire que je t’admirais.

Je suis venu te dire que je suis toi.

 Il se disait en lui-même que cette espèce de rite païen était absurde, mais c’était plus fort que lui.

Il n’aurait supporté aucune intrusion. Ni la moindre ingé­rence dans la mise en scène.

C’était à lui, ça lui appartenait tout seul et personne au monde n’aurait pu remettre en question cette exclusivité.

Aucun rationalisme ne pouvait la balayer.

De toute façon, il avait choisi la discrétion pour n’interférer dans l’existence de personne.

Un cimetière au crépuscule, c’est rarement fréquenté.

Et le reste fut laissé à l’océan.

Très peu de personnes venaient se recueillir sur cette tombe.

La mort emporte dans l’oubli.

Poemas de Ramón de Elía

Los poemas que aquí se presentan del autor son de una voz que ha viajado de Buenos Aires a Montreal y Viceversa. La palabra que se va y vuelve a una  vida que ya es ajena y otra. La poesía de De Elía es un seguimiento de su prosa; letras que buscan, dudan, se encuentran consigo mismo, en este mundo que nunca es claro, ni definitivo. El viaje inesperado, la vuelta a casa, una casa que fue y es otra, como lo somos todos tras un largo viaje que no halla fin.

Israel Mota Berriozábal. Acuarela sobre papel, 1992, circa.
Israel Mota Berriozábal. Acuarela sobre papel, 1992, circa.

 

Sobre todo la sorpresa

de verme así,

tan no lo que pensé

tan otras las circunstancias

como si mis certezas hubieran

caído bajo el azote de la lavandina.

 

Y no es que la ruta elegida haya sido atroz

no es que en aquella puerta que no abrí

se escondiera el premio

no es que no haya visto lo que debería haber visto.

Avancé casi sin obstáculos

hacia este desierto que estaba allí

esperándome

cualquiera fuera el camino que tomara.

 

Aquel, atropellado, ha metido su vida en la cuneta

aquel, cauto, ha esperado la certeza que no vino.

Aquel, feliz, avanzó sabiéndose feliz cualquiera fuera el derrotero.

 

Aquel, el del espejo, creyó ser aquellos:

practicó el arrebato, el cálculo y la bonhomía

quizás asincopádamente

quizás asincrónicamente

quizás artificialmente

como quien no sabe

lo que busca

o lo que piensa

o lo que espera

 

Aquel, el del espejo,

atraviesa la vía férrea de la lógica

en un paso a nivel abandonado.

 

Israel Mota Berriozábal. Pastel sobre cartón. 1994, circa.
Israel Mota Berriozábal. Pastel sobre cartón. 1994, circa.

 

No digas que no te avisé

Sí, lo dijiste

pero no recuerdo haber comprendido

como si tu voz proviniera del horizonte

o de una fosa balconeando la nada.

 

Finalmente

uno más uno fueron dos.

Pero ya era tarde

y el tiempo lo paso

explicando esa demora

como algo razonable, inevitable

normal para un tipo como yo.

 

Principio

No es fácil confesarle a un extraño nuestros más profundos miedos. Uno arriesga o bien la sorna o bien la compasión, pero rara vez una tierna cofradía.

Uno tendería a creer que la falta se encuentra en aquel que nos escucha desde el otro lado de esa profunda fosa. Pero cuando uno recapitula y se somete al severo test de examinar estrictamente sus dichos, uno mismo siente una suerte de rechazo por aquel que abrió la boca sin importarle exhibir sus caries y su glotis. El extraño entonces es uno mismo, el que desea escapar de aquel que dice lo indecible o expone con precisión lo que todo el mundo sabe.

¿Quién  acaso no conoció o imaginó el horror? ¿Para qué explayarse con el folclor que arrastra cada uno?

Es así que uno termina por callarse.

Un joven me habla ahora, y yo soy el extraño que lo escucha. No solo no sé qué decirle sino que no sé cómo escucharlo: pretendo concentración en sus dichos cuando en realidad solo elaboro mi teatral postura. Estoy al otro lado de esa infinita fosa y él sospecha que me pierde. Todo intento de fraguar empatía colisiona con una máscara humana ya no humana. El joven sabe que me pierde; o él mismo, ya extraño de sí mismo, no concibe otro final que la distancia sin camino. Se pone de pie y nos despedimos. El joven se aleja de mí y de sí mismo. No podrá ocultar jamás que ya no es uno.

Yo, espejo del joven y del extraño que he sido, avanzo hacia una puerta cerrada que ni el amor ni el deber han sabido como abrir.

 

No sé si es consecuencia de una descomposición molecular, de una lucha de clases entre neuronas, o es fruto real de la experiencia vivida. No lo sé. Sí sé que advierto, tan claramente como un cambio de color en el ocaso, que a aquel que fui –aquel caballero medieval prefigurando la batalla– ya apenas se lo ve. A veces deambula por mi casa cargado de sueños y de nuevas energías, pero cada vez menos.

En general sonríe y se sumerge en las certezas que le da el “amarás al prójimo como a ti mismo”. Y luego vuelve a su sillón.

 

Silencio negro:

dificultad para emitir palabras

o mover la pluma,

inversión del decir en escucha,

agujero que engolfa cual estepa rusa

todo derredor iridiscente.

Caen hacia mí

una melodía-herida

una sentencia-verdad

una mentira-bella

una melodía-que-fue-herida

una sentencia-verdad-ya-perimida

una mentira-bella-aún-más-bella.

Y al fin el alba

transforma el silencio negro en simple silencio

donde no hay ni trovador ni amada

 

Si hoy me derramo

con la viscosa superfluidez del enamorado

la noche será larga y la mañana infame.

Bajo semen, lágrimas, sudor, saliva

y otros flujos con nombre o sin nombre

yace abandonada la palabra que no dije.

No dije antes ni después;

Primó entonces la cautela,

luego la razón devolvió sentido a mi silencio.

El enamorado ha aprendido a callar

a dejar caer el corazón en un abismo

a salvar el honor en la hipotética caída

a alejar lo real de esa hipotética caída.

 

 

 

 

 

Le regard de Darwin ou le périple de l’affect (III)

par Karim Moutarrif

Je me suis baigné dans la rivière, tôt le matin, dans un silence irréel, une rivière non polluée, au milieu  d’immenses galets qui avaient dû être transportés il y a bien longtemps par des glaciers d’une autre ère. Au bout du monde, un silence troublé quelquefois par un bruit de véhicule qu’on aurait voulu éradiquer de la bande son, mais surtout par les ânes, les chèvres, les chevaux et les coqs. J’avais perdu l’habitude de l’existence de ces êtres là aussi.

Un luxe dont l’Occident m’avait dépossédé, sauf dans l’immensité écrasante de l’Amérique. Et même là-bas, il fallait l’entremise de la technologie pour y accéder.

J’étais venu avec la peur du choc après une si longue absence, mais ce ne fut que continuité dans des changements notables. Ailleurs cet endroit serait dans un parc naturel. Une exclusivité délaissée.

Je savais que je reviendrais en arrière dans le temps.

Le voyage à la montagne fut une excellente occasion de se perdre. On pouvait même y faire des rencontres en dehors du temps. Un paysan, plutôt de bonne humeur, que nous avons croisé avait dit, « Si tu es bien dans ta folie pourquoi cherche tu la raison ? » Lui le montagnard, qui, selon les apparences n’avait jamais quitté le pied de la montagne, dispensait des pensées surréalistes au vent, à qui l’entendra. Un fou qui colportait les propos d’un sage.

Ciel dramatique sur la route dans une vallée — Photo #10215012

Il n’y avait pas d’horloge et le mouvement du soleil restait la seule référence. Mais ce qu’il disait était sensé et je pensais qu’il n’y avait pas de hasard, qu’il m’avait laissé un message.

Je me gardais bien de demander l’heure à mes coreligionnaires, tous très bien équipés des derniers gadgets de l’Occident, portables et autres montres synthétiques. J’avais quelques jours pour réduire l’activité cérébrale au strict minimum, pour me laisser porter par cette langueur ambiante dans laquelle personne n’exprimait quelque inquiétude que ce soit.

D’ailleurs on se sentait y glisser irrésistiblement jusqu’à l’impression que le temps s’est arrêté, que plus rien ne se passera, que jamais on pourra s’en libérer. Jusqu’à l’étouffement.

Méditer.

Il fallait que je maintienne le fil de l’écriture, trop d’événements se bousculaient à l’entrée de ma raison.

Les choses restaient toujours dans le flou, rien n’avait changé.

La prise en otage, la désagréable impossibilité de dire quoi que ce soit. La liberté déjà brimée dans les rapports intimes, avant de quitter le foyer, vous avez déjà un aperçu de ce qui se passera dehors Un mal être qui se répercute sur les autres. C’est dans ce contexte aussi que je fis ce qu’ils appellent un retour aux sources. En toile de fond il y avait la misère dans une société qui ressemblait plus à une jungle qu’à autre chose, plus qu’ailleurs. La loi du plus fort était la seule. Les plus faibles se résigneront à leur sort. La souffrance dans les visages des gens dans la rue, les trottoirs éventrés, les grosses mercedes. Dans beaucoup d’expressions, la résignation aussi. Une pyramide de petits pouvoirs qui régissaient ainsi toute une lande. Je sentis très fortement la pression virtuelle mais bienveillante que me fit Charles à l’épaule. En Angleterre, c’était crado aussi au moment de la Révolution industrielle. Ici, il n’y a jamais de révolution, jamais eu de pays. Ceux du Sud n’ont jamais rencontré ceux du Nord. C’est un mariage forcé.

Je suis venu constater que plus rien ne serait comme avant.

C’était comme attendre le facteur au bord de la route, le voir passer et vous faire dire qu’il n’y a rien pour vous.

Loin de ma fille, je la languissais. Nos discussions, nos câlins, nos promenades, nos solitudes, sa joie et sa bonne humeur, ses créations, ses projets me faisaient défaut. Heureusement qu’il y avait l’écriture pour colmater la brèche.

Ici aussi j’avais trouvé un ordinateur. Ici, j’étais « rentré au pays », loin de la France et du Canada.

De la fenêtre de la maison où je logeais je voyais la carrière qui avait été envahie il y a longtemps par des squatters devenus depuis propriétaires.

Entrée mystérieuse — Photo #55945709

« Vieux à vendre » disait la voix depuis des siècles. Il y avait encore et toujours, ces acheteurs de vieux. Chacun chantait sa chanson dans son style y ajoutant bouilloire ou théière ou ferraille. écaille écaille écaille Dans la ville des corsaires et du djihad maritime, un terme qui était très d’actualité mais sur terre cette fois.

J’étais cloîtré, quand je sortais un petit moment j’avais suffisamment d’images pour méditer le restant de la journée. Une chose était sûre, je ne pouvais plus vivre ici, j’étais une fausse note et venir le constater me soulageait pour les derniers doutes que j’avais. J’avais déjà donné douze ans de ma vie, ce qui n’était qu’une broutille.

Hier le sort du monde se jouait dans une élection, celle de l’Empereur éponyme et le monde entier attendait fébrile, l’issue : Va-t-il être bon ou méchant le prochain président ? C’était quand même dérisoire à quoi tenait le destin de l’humanité. Le lendemain, nous nous sommes relevés avec la gueule de bois. Une chose s’achevait, une autre commençait.
J’avais cherché au pif, dans ce pays où un homme ne peut pas parler à une femme sans se faire surveiller, les traces de mon passé, de mes amours impossibles. J’avais retrouvé le nom de son frère, cette blonde d’il y a 24 ans. Sa maman allait bien, elle avait les problèmes de santé de l’âge.

« J’ai gardé le foulard que tu m’avais offert et les lettres fleur bleue que tu m’écrivais. Tu es le premier garçon qui m’a embrassé. Je vis seule, je suis mieux. » C’est ce que j’ai retenu de l’échange téléphonique. Le seul que nous eûmes.

Connaissant les susceptibilités ambiantes, je me suis présenté sur la pointe des pieds mais le message est parvenu. J’étais heureux. Le ton était chaleureux au téléphone ! En fait elle ne me rappellera plus et je ne la reverrais pas comme je l’avais espéré.

Puis je me suis enquis d’une visite à l’école où j’avais été formé. Là où il n’y avait plus de traces de moi.

Tout avait changé.

J’ai pleuré devant ce désert. Vingt sept ans, toute une vie. J’ai demandé son âge à un répétiteur qui s’étonnait de ce que je faisais là avec mon badge de visiteur, dans ce territoire qui avait été le mien, dans une illusion passée,  « Vingt sept ans », je lui ai dit, « j’ai quitté quand tu es né ». Il en fut interloqué.  Une bande de lycéennes ont débouché du tunnel, j’ai vu ma dernière parmi elles, elle avait le même âge. Je me suis rendu compte pour la première fois de la fragilité de cet âge.

Brutalement j’ai revu tout ce que j’avais traversé.

Je suis ressorti comme chassé d’un monde qui n’était plus le mien, avec le sentiment d’avoir été dépossédé. Il ne restait que des fantômes, de ces armées de professeurs, de pions, de surveillants généraux qui avaient contribué à mon cheminement. A l’évidence beaucoup d’entre eux n’étaient plus de ce monde.

J’ai refait le chemin de l’écolier que j’empruntais autrefois, il ne restait que la route, tout le reste avait changé. Les villas avaient progressivement été remplacées par des immeubles. La physionomie avait été remodelée, dans un bâti sans goût ni cohérence. Le quartier avait changé, violemment.

Je vieillissais.

Sentier de la forêt au coucher du soleil — Photo #2768282

Juste écrire, des fois c’est vital. Je sentais bien que je déprimais quand je ne pouvais pas brancher cette machine dont j’étais devenu dépendant. Juste pour colmater les bleus.

Mon ami me disait qu’il chattait comme ils disent mais qu’il ne pouvait rien conserver. La machine n’autorisait pas l’opération. Il ne doit pas rester de traces de vous, c’est confidentiel. On saisit ainsi chaque fois un peu plus le sens du mot virtuel comme vivre dans un rêve. Les langues mouraient chaque jour un peu plus sous les doigts des internautes pressés de communiquer. Tous les claviers y passent. Le temps de la machine devient la référence

Quand le virus a planté ma machine et que j’ai du réinstaller tout le système, mes fichiers avaient disparus à jamais. Heureusement je les avais immortalisés sur un disque compact. Au moment où j’avais tant de choses à dire, où ce que je ressentais partait en fumée au coin d’une autre idée et la tristesse d’en faire des orphelines perdues à jamais aussi.

La chose que je notais le plus c’était cette marque des années sur les corps et tous ces morts sur la route. Je n’avais plus vingt ans.

Dans cette ville où j’avais autrefois vécu tant d’années, l’émerveillement s’était évaporé.

J’étais un bohémien de cinquante ans qui n’avait pas encore trouvé sa route. J’attendais des formalités sans le sou. Je vivais aux crochets de mon frère et de l’ami qui m’hébergeait. Je me rationnais pour ne pas abuser.

Et je repensais à ce voyage au pays des ancêtres et la squaw me disant « Tu as souffert ». « Je n’ai pas fini j’ai juste appris à le faire en silence » aurais-je du répondre mais je ne voulais pas entrer dans les détails, en rajouter.

A l’heure qu’il était j’étais seul et j’aurais voulu parler à un être exquis qui m’aurait écouté en acquiesant de la tête, en appuyant mon propos.

J’étais reparti ailleurs. Paris XIVe.

Je suis allé là-bas à cet endroit où je l’avais connue, étudiant insouciant.

Mon cœur s’est serré quand j’ai regardé à travers une ouverture du portail qui donnait sur cette cour.

Il y avait un code à composer et je ne le connaissais pas. Je ne pourrais pas aller plus loin. Ma mémoire me restitue les scènes manquantes sans mal. Elles resurgissent.  Juste devant les boîtes aux lettres qui étaient là, juste en entrant sur la droite. Moi vérifiant mon courrier et elle passant le porche avec ses courses.

C’est là que je l’avais croisée pour la première fois dans une sortie hâtive en peignoir de bain.

Le regard de Darwin ou le périple de l’affect (II)

Paris, dix-huitième arrondissement.

Puis je revis la scène de la tentative du vol. L’homme me bouscula de son coude, il feint  l’ébriété, me dépassa puis revint sur ses pas pour me chercher noise  et dans un faux débalancement il entra en contact physique avec moi. Dans ce bref laps de temps il glissa subrepticement sa main vers ma poche pour en extraire mon portefeuille. Je le regardais dans les yeux. J’avais suivi le mouvement et je partis à la réception de l’objet. A sa sortie de ma poche j’avais la main sur mon bien. « Rends moi mon portefeuille bonhomme » ai-je dis, c’était sorti spontanément. Il me semble que j’ai été convaincant puisque le ton que je pris décontenança mon assaillant. Nous étions visage contre visage dans cette prise qui ressemblait à une séquence d’un art martial. Je sentais qu’il fallait que je devienne méchant et je n’en avais aucune envie. Je revenais de chez mon frère où nous avions arrosé un bon repas et fumé quelques herbes magiques, j’aspirais donc plus à la paix qu’à quoique ce soit d’autre. Je me  soustrayais à son emprise pour garder une amplitude de mouvement. J’étais moi-même surpris, tout s‘était passé très vite. Pendant que je m’éloignais, il me demanda si j’étais Arabe, en arabe, puis se confondit eu pseudo-excuses.  Je lui ai rétorqué dans un parler peu châtié, « qu’est-ce t’en a faire que je sois Arabe ou pas, tu n’épargne personne. » Ce jour là, pour la première fois de ma vie dans cette mégalopole, j’étais victime d’une tentative de vol, tant de décennies après.

L’image des métèques en prenait un coup.

En fait treize années de distance n’avaient rien arrangé. Le mépris avait largement repris le dessus et mutuel de surcroît.

L’agression s’est produite dans une petite rue, loin des regards et tard le soir. Le truc classique. Quelqu’un de pas agressif qu’on terrorise pour le dépouiller. Le prédateur et la proie.

Étais-je vraiment fait pour vivre ici, moi qui avais perdu l’habitude de cette violence ambiante ? Après treize ans d’existence dans une ville où personne ne s’énervait, où on entendait rarement un klaxon.

Je fus irrésistiblement attiré par l’envie de faire ce retour. Repasser par des terres qui ont possédé mon histoire personnelle. Régler les comptes avec un passé qui me chevillait, une dernière fois. Retourner là bas au pays des nomades, les  vrais.

Mon cœur se serrait au fur et à mesure que le train avançait vers le nord, au delà de la lieue du ban. Les paysages étaient aussi tristes qu’autrefois, désolés de n’avoir pu résister à cette saignée de métal et de béton. Mais chargés d’histoires humaines, d’histoires de travail et de survie. Des millions de vies qui avaient pris ce train depuis qu’il a existé.  Mal réveillés ou complètement crevés après une journée de galère dans la capitale, tous les jours ouvrables de leur vie, de ma vie. Cette crudité des faits la rendait belle, cette banlieue, toujours accueillante, sans discrimination de ce que la ville des riches rejetait.  Tous les ratages urbains, tous les ratages humains y avaient été accueillis à bras ouverts

Banlieue nord. Triste et pathétique de sa bataille pour devenir la France.

Parfois je prenais des pauses pour rêver, comme je le faisais autrefois, pris par la même magie.

Je suis descendu dans la même station et je revoyais les images interférer entre passé et présent.

Autrefois j’habitais ici, tout m’était familier. Aujourd’hui, les couleurs avaient pâlies avec le temps, la désuétude avait envahi le design clinquant d’antan. Et les envolées des architectes fanées.

Les néons qui annonçaient le centre culturel portant le nom d’un poète communiste, étaient brisés et la poussière qui s’était accumulée dessus, visible à l’œil nu, témoignait  de l’oubli. De la perte de la foi, de la fin des réunions prolétaires enflammées et de la mort du militantisme, bouffé par la société marchande.

Cette  poussière accumulée m’interpella, c’était la trace du temps qui passe.

La misère s’était accrochée aux murs et les rongeait implacablement. Cet ensemble, pimpant et clinquant, avec inauguration officielle et toute le kit, était devenue une horreur urbaine, faute d’entretien.

Dans le centre commercial autrefois déployé sur plusieurs ailes, il ne restait plus qu’un sens unique qui vous amenait au seul grand magasin qui persistait, celui qui fournissait la bouffe, le supermarché. Les accès aux autres ailes ont simplement été condamnés, ce qui ne faisait que frapper, d’avantage,  de malédiction le « ghetto » français. C’était un morceau de ma vie qui s’était émietté, effiloché. Dire que j’avais habité ici, que j’avais marché dans cette ville, dans son vieux centre, sur le bord du canal et dans ce parc magnifique qui le longe, fréquenté la bibliothèque.

Ce gâchis me donnait l’envie de pleurer.

La ligne s’est interrompue sans crier gare.

J’habitais plus au sud, dans la ville même.  Mon ami m’hébergeait, comme on héberge un artiste fauché. Je n’avais plus rien et je recommençais à nouveau quelque chose.

Et tous ces êtres qui ressurgissaient dans mon existence, là encore avec l’usure et les atteintes du temps. Je ne voulais pas penser particulièrement à ces choses là, mais elles étaient évidentes et partie prenante du décor. Les bébés étaient devenus des adultes et nous, qui étions nous devenus ?

Je marchais dans ce quartier où j’avais atterri autrefois quand j’avais pour la première fois foulé le sol de la  ville lumière pour un réel séjour. J’ai erré au gré des quartiers où j’avais vécu. La Raffinerie, le Châtelet, Saint-Michel, Rue du Commerce…

Le bar où nous allions taper un flipper et boire une couple de mousses n’existait plus. Il avait été remplacé par un magasin de mode d’un froid design. D’ailleurs la rue du Commerce, elle-même avait perdu de son peuple qui lui donnait une âme.

Le bar au coin de la rue du Renard et de la rue de Rivoli, un des rares où la Pelforth était servie en fût avait été remplacé par une boulangerie industrielle.

Cette fois ci, la « plus belle avenue » m’avait semblé le plus formidable ramassis d’anonymes et de fioriture. Le mythe se perpétuait, la ville lumière se fichait de la sueur humaine, dans le monoxyde de carbone, au nom d’une prospérité mortelle.

Depuis le départ de la cavalerie, ce sont les autos qui s’élancent dès que les feux sont au vert. Il fallait ne pas commettre d’impair pour traverser. Il fallait avoir peur de tout. De se faire renverser, verbaliser ou agresser. La ville était toujours violente, frénétique..

Les êtres faibles y survivaient dans des conditions misérables, dans une compétition sans merci. Ils étaient là, visibles, écroulés par l’alcool, sales. Ils sont devenus éléments du décor. Mais je n’aurais pas parié cher pour la durée de leur survie. Puis ils deviendront soleil vert ou peu importe. Personne ne les réclamera.  La loi a prévu des fosses communes anonymes.

On pouvait vivre en parallèle à ça.

Tout ce que je pouvais gratter c’est ce que j’écrivais. Chaque fois il fallait élaborer pour la reconstitution. Il fallait que je consigne ces faits. Il fallait parler de l’énormité de l’artifice.

J’ai fait un blitz au Maroc, où je n’avais pas remis les pieds depuis dix neuf ans. C’était ma sanction de la dictature. Pour amortir le choc, Ichar m’a emmené dans le nord, la montagne.

Là on était dans le Rif, pays des ancêtres à mon père et un peu les miens aussi.

Ce retour brutal dans le fond du Maroc me permit un détachement et m’offrit comme premier interlocuteur : la Nature.

Je suis revenu dans L’étranger de Camus.

Photo: Pierlucio Pellissier
Photo: Pierlucio Pellissier

Le roman m’avait fasciné par ce que je vivais dans le décor de l’histoire, juste au début de mon adolescence, au moment de ma découverte, au fur et à mesure que le récit avançait. Je venais de découvrir l’absurde que je n’arrivais pas à formuler et l’ouvrage me tomba entre les mains juste à ce moment là, coup du destin.

Camus me pointait du doigt tous ces rapports familiaux hypocrites, tout ce contrôle social qui peux vous mener à la potence, le pouvoir absolu, la police comme une menace pour la société. Comment un pouvoir absolu pouvait pervertir un service public.

La terre ferrugineuse m’y renvoyait régulièrement, c’était son décor le mieux campé, le plus démuni.

Je m’étais dit que je me ferais plaisir en décrivant les choses dans la poésie de la démunition, celle d’un ascète retiré qui décrirait les choses comme elles se déclarent à lui. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas offert ce plaisir interdit par la dictature, qui avait éradiqué pour un temps la poésie pour la remplacer par la souffrance, juste la souffrance. Eradiqué l’idée de se sentir car à partir de là on pouvait ambitionner et devenir subversif.

Un quart de siècle, après quoi j’avais perdu espoir. Mais l’ironie de la vie m’y avait ramené. J’étais désabusé, à raison. Quand je me suis rendu compte que de l’autre côté, je vivais une certaine liberté, inconcevable ici. Le cafouillage entre Occident et Orient, l’étalage éhonté de la richesse face à tout un peuple démuni et muselé par des décennies de servitude.

La montagne s’était vêtue de sa tenue du soir, elle s’était voilée comme une princesse berbère d’un immense châle blanc fait d’une matière insaisissable. Elle se faisait désirer juste par ses formes pudiquement revêtues pour la fraîcheur du soir. C’est ainsi qu’elle prit congé sur des ballerines, à reculons dans la nuit, pendant que le ciel s’assombrissait. Je l’avais observé tout ce temps là et je l’ai accompagnée au moment de son départ. Je la sentais clémente.

Au loin sur les derniers plateaux servant de contrefort au pic immuable qui nous surplombait, imperturbable, je distinguais les maisons, toutes petites. Je me demandais à quelle distance elles étaient. Tout était devenu irréel dans la brume rampante.  Il me semblait que les habitants étaient inaccessibles, qu’il fallait franchir gorges et canyons avant de parvenir à ces postes avancés, avant l’ascension brutale vers le sommet. Ils vivaient là depuis une éternité au milieu des choses vraies, réveillés par le coq, entre l’âne, la chèvre et la vache. Nous étions pas mal loin de la civilisation. Il n’avait pas plu depuis un moment mais il y avait un oued, à proximité de l’auberge où nous étions installés.

Le regard de Darwin ou le périple de l’affect

 

 

Karim Moutarrif

Charles Darwin
Charles Darwin

Ce qui m’avait frappé dans cette photo de la fin du dix-neuvième siècle, c’était l’expression de son visage.

Le visage est un livre que l’on peut prendre le temps de lire. Il raconte une vie. Un regard triste et d’un infini désespoir. Un regard d’une immense tendresse qui disait « Je n’ai jamais voulu tout ça ».

Il avait fini par se faire oublier, loin des mondanités dans sa ferme. C’était le regard de quelqu’un dont avait trahi la pensée, meurtri par la déformation de ses écrits, anéanti par la récupération idéologique de son travail. Désabusé, voilà le mot, c’était ce qui s’en dégageait. Il ne fallait plus s’attendre à la moindre réaction de sa part.

Comble de l’ironie, à la fin de sa vie, il ressemblait à un orang-outang avec sa barbe qui lui envahissait le visage. Une barbe blanche et ce regard qui faisait aussi penser à un orang-outang. Ironie du destin aussi pour quelqu’un qui avait tenté de comprendre la chaîne de la vie.

Ce regard là m’a obsédé. Je l’ai retrouvé partout. Chaque fois que je me suis arrêté pour voir le ciel, l’air, la fourmi, le lézard ou mes semblables. Chaque fois j’y ai vu la domination.

Quand je regarde un singe, je le trouve bien plus sympathique que moi, avec l’avantage de ne pas devenir agressif gratuitement.

Il fut oublié, même star malgré lui, dans le cycle humain sans fin.

Charles Darwin, que j’ai retrouvé sur le tard, me parlait à travers sa photo, qui à l’heure où je griffonne ces choses, avait déjà deux siècles de traversée dans l’histoire fugace de l’humanité. Et je suis parti visiter le passé pour comprendre ce que le langage de son corps disait, ce qui ne m’avait pas été dit. Je me suis dédoublé pour arrimer le temps au temps.

Il est épuisant de parler, c’est certainement la raison pour laquelle certains êtres humains décident d’afficher, d’entrée, sur leur visage, ce qu’ils sont vraiment et qu’il est inutile de répéter à chaque nouvelle rencontre. Ce sont des gens qui deviennent efficaces dans leur échange avec autrui. Point n’est utile de se lancer dans des tirades démonstratives pour soutenir ce point de vue ou celui là. La parole devenait concise, le regard, éloquent et le souffle devenait rare.

La tristesse envahissait l’immensité de ce regard. Un vieux slogan que je m’étais forgé par le passé me revint à l’esprit : « Eclatez vous mais n’oubliez pas que le monde est triste ». Pour se régénérer, se reconstituer, il est vital de pouvoir se retirer quelque part. Pour passer à travers le désespoir tranquille.

Darwin disait vrai sur beaucoup de choses de la nature. Des choses qui nous concernent. Mais la censure voulut, dans sa plus grande hypocrisie, limiter ça aux autres êtres vivants, la gent humaine étant au dessus de tout. En même temps, on inaugurait l’ère de l’accumulation sans limites et de l’armée industrielle universelle.

Juste avant que ça ne prenne de l’ampleur, juste avant le déferlement, Charles a visité la vie, comme peu l’avaient fait par le passé.

Charles avait déjà constaté que ce qu’il voyait chez les autres êtres vivants, s’appliquait aussi à nous.

Quand je regarde le monde aller, avec ce regard, il n’a pas besoin de parler.

C’est la loi du plus fort à l’intérieur de la même espèce, l’espèce humaine et rien d’autre, l’argent servant à amortir les chocs, saupoudré avec parcimonie, à doses palliatives.

Darwin m’accompagna tout au long de ce périple et j’ai senti son regard partout où j’ai posé le mien. Comme il avait fait partie, de fait, de tous ces bonhommes qu’on vous colle d’office dans votre pedigree, de Pascal à Ibn Khaldoun et les autres. Je lui ai pris le coude et j’ai cheminé avec lui. Il marchait doucement comme l’âge le lui imposait et je ne voulais pas le brusquer. Il avait fini la course depuis longtemps, maintenant il attendait sereinement le Grand Départ.

C’est ainsi que j’aurais voulu cette rencontre, j’en ai rêvé pendant des nuits et des nuits et au bout du désespoir, je me suis rendu compte qu’il ne reviendrait pas mais que son fantôme était là. Alors j’ai continué au conditionnel, parce que rien ne me l’interdisait, ce périple fabuleux avec un esprit.

Je revenais d’un long voyage, j’avais perdu prise en cette terre. Les terres ne m’importaient plus à vrai dire.

Je me souvenais de ce jeune homme, frère d’une amie, qui m’avait tiré les cartes. J’avais retenu : « Tu feras un grand voyage ». A l’époque je n’y aurais pas pensé, une seule seconde. Et puis cette autre voyante qui avait questionné « Vous partez en Sibérie ? ». C’est vrai qu’elle venait de ce que l’on appelait l’Est. C’était sa seule référence au froid.

Nous partîmes vers le froid, faire cette expérience extrême, tous les jours de la vie. S’habituer à vivre six mois, emballés dans des vêtements pour le froid. Attendre avec impatience les beaux jours pour tout ouvrir et laisser l’air traverser la demeure. La chaleur tropicale de l’été puis le retour à l’hiver. Et des températures qui oscillent entre moins 45 et plus 45.

Avec le recul, je constatais qu’on pouvait s’adapter à tout, même à l’incroyable, vu d’ici, ou la chute de neige la plus insignifiante devenait catastrophe nationale.

De magnifiques stalactites de glace se développaient tout le long de l’hiver, sur mon balcon arrière grâce à un défaut du toit. Un spectacle unique, dès que je veux regarder le ciel.

Moins vingt non, ça ne leur entrait pas dans l’esprit

Le monsieur qui se trouvait à deux tables de moi ne dégageait que respect et dignité.

Il avait l’air très sérieux dans ce qu’il faisait. Il avait la peau très foncée et les cheveux grisonnant aux temps, Des lunettes en simili écaille perchées à l’extrême sud de son nez. Il était très concentré dans le déchiffrage d’une page de journal, un stylo en main et prenant des notes. Comme s’il épluchait un dossier captivant, il semblait faire des calculs. En effet, il jouait avec les probabilités. De temps en temps il levait la tête pour accrocher du regard l’image sur l’écran suspendu au dessus des têtes, il y en avait d’ailleurs trois de télés allumées. Le décor était des plus standard, formica simili bois et motifs synthétiques collés dessus se répétant en frise. De toute façon, ils se fichaient du décor, ils venaient pour jouer, la tête en l’air, consommant en automates. Ils repartiront déçus mais reviendront demain pour tout recommencer, les analyses, les échanges de tuyaux et les combinaisons gagnantes. Un bar standard, perdu loin au nord de la lieue du ban, au bout de la ligne de chemin de fer. Un bar où l’on se gave en masse de courses de chevaux, de loto et de jeux légaux payants arrosés de quelques breuvages alcoolisés. Un temple où les plus pauvres se droguent d’illusions pour les pauvres

Plus au sud la grande ville s’était d’avantage densifiée. J’avais perdu l’habitude et je me demandais si j’allais résister au bruit et à la violence de cette cité tentaculaire qui ne finissait pas de s’étendre.

Elle avait déjà rongé l’âme d’une multitude de villes et de villages devenus fantômes, asservis, défigurés par la voie ferrée ou l’autoroute. Pendant les longs voyages en train, vers le bout du monde, s’étalaient les dégâts.

En plus je ne sais pour quelle raison, ils avaient décidés que la vie serait suspendue. Ainsi je me demandais comment on pouvait vivre comme ça, en l’air, treize ou quatorze étages au dessus du sol. Comment des paysans qu’ont été ces immigrants ont digéré le traumatisme ?

Du Massif Central ou d’Indochine. Je n’étais plus dans le grand silence blanc. C’était l’Europe dense, bavarde, bruyante.

Je regardais autour de moi le décor et je voyais ce qu’il avait raconté. Je voyais les luttes féroces livrées en dilettante pour s’approprier le territoire et la richesse. Choses que l’on ne perçoit pas en traversant ce paysage gris, de bric et broc, dans un train de banlieue, quand on n’a pas fini de dormir ou quand on revient et qu’on rêve que d’une chose, son lit.

Le train permettait ce regard, les friches industrielles qui deviennent objet de la convoitise des bâtisseurs, les terrains de l’industrie que les promoteurs immobiliers récupèrent, pour faire des affaires en or et le contrôle perdu sur ces territoires de tous les fantasmes.

Un air de piano m’a extirpé de ces réflexions.

Un air qui me plongeait dans ma candeur d’enfant, il y avait aussi l’accordéon. Un instrument qui m’avait traumatisé, en bien, tout petit aussi.

Nos retrouvailles avec mon frère furent finalement sympathiques. En fait je ne l’avais pas encore écouté. Par hégémonie. Je venais de le faire pour la première fois. J’avais presque la cinquantaine. Je venais à peine de me rendre compte que mon petit frère disait mon grand frère quand il parlait de moi, comme je faisais en évoquant, l’autre frère, le plus grand de tous, que j’admirais comme un dieu. Je réalisais que lui aussi ne s’était pas rendu compte.

Je réalisais l’impact que j’avais eu, celui que j’avais reçu.

J’étais au cœur d’une cité construite au début du siècle dernier déjà. Les pieds sur le pavé et la tête dans cette brique rouge qui fut la charnière d’un siècle à l’autre. J’étais perdu entre des mondes et heureux de ma déperdition. Je n ‘avais plus rien de ces choses matérielles qui vous encombrent.

Je revoyais mon grand père sur son dromadaire. Du temps où il était encore dans le désert. J’essayais de trouver la paix et il fallait à nouveau changer de langue et changer de tête.