Serge Ouaknine en nous envoyant sa “Lettre a une jeune actrice avant son examen” nous a écrit ceci:
J’ai écrit le texte ci-dessous il y a une vingtaine d’années à Montréal dans un blog de théâtre… je répondais à une jeune actrice qui demandait conseil avant son examen. Quelques années plus tard Catherine Cyr mon assistante prit l’initiative de l’envoyer à la Revue Jeu de Montréal qui l’a publié. (…) Je ne sais s’il a bien vieilli et s’il peut toucher encore un artiste contemporain…
Nous avons décidé que sa lettre touche encore, la voici:
La fiction doit l’emporter sur la didactique. Brûlure de toujours… Double visage de lʼartiste de dire et de laisser parler… Il faut faire avec ses démons…
Ce qui est important pour vous, c’est de savoir
« nuancer » votre jeu par des ruptures claires et parfois abruptes. Quand et où
la voix est très rageuse et quand se perd-elle dans une fluide nostalgie
(dans la même phrase). Ne montez pas la voix à la fin des phrases, défaut des débutants.
Ne criez pas les mots « importants ». La vérité est un énoncé du silence.
Dites à contresens, à contre-courant, les mots
que vous croyez importants. La vérité est un paradoxe, pas une thèse… quand
elle tombe dans le grave et puis le silence et puis quand elle s’accélère.
Ce qu’on doit croire, c’est vous, pas les mots.
Jouez vite, furtivement, pour effacer le sens des mots qui est déjà là, dans le
texte. Mettez l’accent sur un détail du corps. Un détail. Ne vous agitez
pas. Faites rire et pleurer en même temps une phrase. Le théâtre est le lieu où
se répare un deuil, où se confirme un ressentiment de dépossédé ou lʼurgence
dʼun désir… Soyez « vulgaire » ou détrônée, mais avec élégance.
Ne cherchez pas l’intelligence, c’est le rôle
de l’auteur pas le vôtre. Vous devez demeurer musique et vibration des
organes… Seules de bonnes ruptures de jeu font entendre la continuité du
personnage… Le jeu est une « démesure », un excès non télévisuel, une
amplitude qui doit émouvoir le ciel. Soyez droite et souple…
Regardez loin et parfois faites sentir que c’est à
vous-même que vous parlez, comme une confession intime, et, dʼautres fois, que
c’est une adresse à la salle entière, simple métaphore de l’humanité entière…
Les mots sont une danse, une rage ou une
prière… et parfois une déclaration d’amour. Toutes les déclarations d’amour
ne sont pas des prières mais des appels et des revendications terribles et
parfois des soupirs de honte.
Cherchez le héros chevaleresque et impatient et
en même temps le vaincu errant et qui accepte la défaite… On ne fait pas deux
fois le même cadeau. Aussi, ne vous enfermez pas dans la monotonie du grand
flux où vous croyez vous fondre en votre personnage. Même les litanies ont des
nuances et des stances qui altèrent le cours du réel.
Ne comptez pas sur votre « partenaire » mais
sur ce que vous lui offrez. Certes, un bon partenaire participe de la poésie de
la rencontre, mais dites-vous que vous êtes le timon du poème à lʼécoute du
vent. Et que parfois vous êtes le vent, briseur de cargaison…
Une chose est certaine, l’art a une fonction «
réparatrice » si c’est le langage qui est honoré. Je dis réparatrice et non
thérapeutique. Notre époque confond tout. La réparation concerne le monde. La
thérapie concerne le moi seulement. Si ces phrases dont vous êtes
lʼambassadrice sont la nécessité du poète, il faut les laisser aller à leur
vide naturel par une vacuité intérieure. Votre absence aussi est féconde, une
absence attentive – car elle exprime un état du monde, l’heure juste d’une vie.
Lʼart n’est pas moral. Il faut savoir dire «
non » par le rôle, dans la situation, mais pas à votre partenaire à qui vous
adressez en permanence un « oui ». Un « oui » inaudible. Vous nʼêtes pas le
personnage mais son hôte salvateur, son avocat, partie prenante et lointaine en
même temps. Cʼest cette distance bienfaisante qui permet le flux du vrai.
Dans un rôle, ce qui est « juste » se limite à
un excès de rigueur, au pire à un excès de contrôle. Mais ce qui est « vrai »,
cʼest un abandon dont vous gardez la maîtrise. La maîtrise offre, le contrôle
retient. Enfin la
technologie est un pont ce n’est pas une finalité. Restez
à l’écoute pudique et sensible de la violence du monde !
Votre voix, cʼest votre tête qui descend
vivre au ventre, cʼest votre sexe qui remonte en un déchirement aigu, c’est ce
qui dénoue lʼamplitude pour le bonheur dʼun silence collectif. Et puis «
rentrez le menton », chassez la voix de tête en tirant par la nuque vers le
ciel pour laisser descendre ce Dieu qui illumine votre présence charnelle. Mais
résistez toujours à la pesanteur, demeurez en tension, même avachie comme un
clochard ivre…
Repoussez le sol et ne vous fondez pas à lui.
Marchez comme un fantôme énergiquement lent. Comme un dragon qui veut vaincre
et que lʼamour peut enivrer. Vos ancrages intimes doivent subvertir le rôle,
casser lʼénonciation usuelle. Et parfois le texte vous ordonne dʼêtre un
souffle lent et soutenu comme une agonie de lʼâme… une agonie sans cesse
recommencée…
Ce texte m’accompagne depuis bientôt vingt ans, autrement dit, il s’agit d’idées esthético-politiques qui fondent, qui constituent ce que je suis (…ou ce que je crois être). Les trois premiers paragraphes sont les mêmes qui se trouvent en Art, euthanasie de l’aura, texte publié dans l’ouvrage collectif “Utopia. De quelques utopies à l’aube du 3e millénaire” (PUL, Syllepse, 2001) et dans ce même site.
Le quatrième et dernier paragraphe est d’aujourd’hui, énième variante d’un texte que j’aimerais indéfini.
Tout est lié
Tout
est lié. Aurions-nous oublié que le battement d’ailes d’un papillon en Chine
produit un ouragan dans les Antilles? Ou, peut-être, n’avons-nous jamais cru
que cette image poétique illustrant la théorie du chaos possède valeur de
vérité. Pourtant, nous avons tranquillement reçu l’idée de globalisation sans
pour autant comprendre que l’économie globalisée est le dernier des phénomènes
qui nous relient, manifestation galvaudée d’une liaison beaucoup plus profonde,
cosmique, laquelle nous donne la certitude que nous sommes faits de la même
étoffe que les étoiles. Si accueillie et comprise cette vérité a des
conséquences décisives autant sur notre façon d’interpréter le monde que d’y
vivre. Il nous faut avouer que la matière n’est plus ce qu’elle était. Peu à
peu, elle nous a révélé son esprit,
le principe caché du monde physique, de la réalité qui s’est révélé de façon
partielle tout au long de l’histoire humaine. De cet esprit, c’est-à-dire du fonctionnement secret de la matière,
l’expérience sensorielle, la religion, la science et l’intuition nous ont
permis de cueillir quelques manifestations. Mais depuis un siècle, nous avons
commencé à porter un regard de plus en plus aigu à son intérieur. Maintenant,
le meta de la métaphysique devrait avoir cessé de
nous apparaître comme un au-delà, une transcendance, pour devenir une présence
profonde, une immanence, un dedans,
et la métaphysique finalement se montrer pour ce qu’elle est, la partie cachée
du monde physique. Le monde certain et solide de Newton et du sens commun
est devenu un bizarre et paradoxal
mélange d’ondes et de particules, gouverné par les lois de la probabilité
plutôt que par celles rigides de la causalité. Ainsi, nous pouvons voir les
manifestations abstraites, invisibles et «intérieures» – la pensée,
l’inconscient, le rêve, l’imagination – comme des infiltrations du monde quantique dans le quotidien des objets et
des faits… L’art est l’immense espace d’activités et d’œuvres créé par cette
énergie interne, invisible de l’être humain. Plus que d’autres capacités l’art,
sous toutes ses formes, constitue le portrait, la projection fascinante et
mystérieuse de notre richesse et de notre puissance. Les artistes ont su, de
tout temps, regarder au fond de l’être humain et des autres phénomènes de la
nature. Les mots de William Blake «si les portes de la perception étaient
toutes ouvertes les choses nous apparaîtraient telles qu’elles sont,
c’est-à-dire dans leur infinité», et de Goethe «si nous étions capables de
regarder la nature dans son ensemble, elle nous mènerait, sans aucun doute,
jusqu’à la pensée», sont plus que jamais éclairants à l’époque numérique quand
ces portes ont commencé à s’ouvrir et le regard porté sur la nature à y pénétrer
quasiment
jusqu’à la pensée. Karl Nierendorf, dans l’introduction au livre de
photographies du botaniste allemand Karl Blossfeldt, écrit en 1928: «Tout comme
la nature qui est l’incarnation d’un grand secret obscur, dans la monotonie du
devenir et du disparaître, l’art est une deuxième création, pareillement
insaisissable. Elle a germé dans l’intellect et dans le cœur de l’homme, du point de vue organique. C’est
au désir de durée et d’éternité qu’elle doit la lumière du jour.». A propos de
l’invention Goethe écrit dans ses Maximes
et réflexions : «Que signifie inventer, et qui peut affirmer avoir inventé
ceci et cela? De la sorte, s’entêter sur un droit de propriété, c’est de la
véritable folie, et ne pas vouloir honnêtement se reconnaître comme des
plagiaires, c’est un acte de présomptueuse inconscience.» Kafka, quant à lui,
en réfléchissant sur la création, observe dans son Journal le 25 février 1918:
« Les inventions nous devancent comme la côte
n’est sans cesse à la rencontre du vapeur sans cesse secoué par sa machine. Les
inventions produisent tout ce qui peut être produit. On a tort à dire par
exemple: l’aéroplane ne vole pas comme l’oiseau, ou bien, jamais nous ne serons
en état de créer un oiseau vivant. Certes non, mais l’erreur réside dans
l’objection (…) L’oiseau ne peut pas être créé par un acte originel, car il
est déjà créé, il est sans cesse recréé en vertu du premier acte de la création
et il est impossible d’entrer de force dans cette série (…) Mais – et c’est
cela qui importe – la méthode et les tendances de la création n’ont pas besoin
d’être différentes pour l’oiseau et l’aéroplane, et l’explication des primitifs
qui confondent un coup de fusil et le tonnerre peut contenir une part
restreinte de vérité».(1) Les formes inventées par les êtres humains ont
un lien profond avec les formes purement naturelles. L’artiste crée
en trouvant, en «plagiant », en jetant son filet dans le magma de
ce qui est pour en tirer une œuvre, grande ou petite, représentation fictive
d’un des infinis mondes possibles. Aujourd’hui, cette vérité, que n’est plus
seulement l’artiste ou le scientifique visionnaire à être capable de voir, est
encore plus évidente. Tout le monde commence à se sentir libre et capable de
regarder au fond de la matière et de découvrir aussi sa propre capacité à
«composer» de l’art. En ce sens la
révolution informatique aura des effets qu’iront bien au-delà de la
technologie. À la fin des années 1920 Paul Valéry avait préconisé avec une extraordinaire
lucidité ce bouleversement révolutionnaire: « Il y a dans tous les arts une
partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne
peut pas être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance
modernes. Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce
qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés
transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention
elle‑même, aillent peut‑être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même
de l’art.».(2) En procédant de ce
constat de Valéry et en particulier des mots que j’ai souligné, je mettrai en
relief le rapport essentiel existant entre esthétique et politique. Repenser
d’une façon radicale la signification de l’art me semble être l’une des rares
chances que nous avons de reprendre la route vers la cité, vers le politique à
la suite de la faillite des disciplines sociologiques traditionnelles. Si la
notion de l’art et l’invention elle-même peuvent être merveilleusement modifiées,
cela signifie que cette possibilité a toujours existé en puissance, sous forme de tendance, d’utopie.
De l’art
Aujourd’hui,
les problèmes de l’art révèlent un malaise profond qui va au-delà des
polémiques entre historiens, critiques et artistes. La distance aussi entre
l’art «difficile»chargé d’aura,
et la majorité des gens exige une révolution esthétique dont nous voyons depuis
longtemps les prémisses mais que notre temps est encore incapable d’achever.
L’art du vingtième siècle n’a pas réussi à transformer la société, même si les
technologies de production et de diffusion de l’art ont provoqué des
changements profonds, quantitatifs et qualitatifs. Tout l’art est en cause, pas
simplement l’art visuel contemporain, le plus exposé et scandaleux des arts, car il révèle mieux le caractère commun et facile de l’expression artistique. C’est
la signification même de l’art, sous toutes ses formes et dans tous les temps,
qu’il faut redéfinir. Tout d’abord, qu’est-ce
que l’art? On pourrait répondre avec Goethe que «l’art c’est l’art», évitant
ainsi tout risque de banalité. Pourtant ce n’est pas autant sa définition que
son sens et surtout son rôle qui font problème. L’art, c’est la capacité de regarder
et de donner une forme à des idées, des images, des sons, selon des critères
spontanés et appris. Capacité commune à tout être humain, comme celle de
parler, de courir ou de se reproduire. Au-delà de la distinction de nature
anthropologique et culturelle existant entre l’art «actif»
préhellénique, magique ou primitif et l’art post-hellénique de plus en plus
esthétisant, dans les arts de tout temps et lieux – autant dans les peintures
d’Altamira, dans les statues grecques et les dialogues de Platon, dans la Gioconde de Léonard, dans l’ Olympia
de Manet, dans le Décameron de Boccace, dans l’Ulysse de James Joyce que
dans la Croix, 1950 de Joseph Beuys on retrouve la même
capacité de connaître, de saisir le langage de l’univers. C’est toujours nous,
qui, par notre regard parlant ,
réussissons plus ou moins à entrevoir le pli caché dans les choses de
la vie, à en deviner a poco a poco le
secret, la vérité cachée en elles que nous essayons de révéler, depuis que nous
sommes communauté parlante, par des formes, des signes. A un certain moment de l’Antiquité, cette
habileté a été appelé Tekne à
Athènes, ars à Rome et, pendant la Renaissance, art, qui
était synonyme de science. Capacité de comprendre le monde des phénomènes, la
nature des choses et, par conséquent, technique, habileté dans la construction
d’objets, machines, fabriques, œuvres en accord avec la nature et ses lois. Art
signifiait aussi d’abord la reconnaissance de l’humanité dans la Nature, dans
ce qui existe hors de soi. Par la suite, à l’époque moderne, surtout après sa
séparation de la science et de la technique destinées à asservir la nature,
l’art est devenu communication privilégiée de la part de l’artiste, du Génie,
de la découverte de formes et de valeurs «nouvelles», il est
devenu la sphère esthétique gérée et administrée selon les principes de
la société capitaliste naissante. L’art du vingtième siècle a fini pour
coïncider avec «ce qui est artistique», avec les produits, avec l’univers des
artistes, des historiens de l’art, des critiques, des marchands, des
entrepreneurs.
De la marchandise
Avec
une rapidité extraordinaire se sont élargies, à partir des avant-gardes du
début du siècle, les frontières de ce qui est considéré artistique. Quand on a
consenti d’appeler art toute œuvre réalisée sans les habiletés traditionnelles,
sans la maîtrise des artistes du passé, les portes de l’art se sont
entrouvertes. Les avant-gardes historiques d’abord ont passé puis, dans
l’espace de quelques décennies, avec le Pop Art et les autres innombrables
mouvements, tout est devenu art: le corps, la terre, tout ce que l’Artiste peut
toucher. Cela a été le moment crucial de la crise de l’art moderne, car les
frontières de l’art ont été justement poussées à l’infini mais sans que cela
n’amène à une nécessaire, logique et officielledémocratisation de l’art. La révolte
a été vite contenue, maîtrisée et récupérée d’une façon complexe par le
système. Les langages, les idées, les formes, les médias, promus par les vagues
avant-gardistes dans tous les champs artistiques, des surréalistes aux
situationnistes à Fluxus jusqu’aux
années soixante-dix, ont été acceptés. Au lieu de subvertir le réel, cet art a
eu libre accès aux galeries, aux musées, aux maisons d’édition etc., et il a
été investi de l’aura par l’establishment critique, par les médiocrates et totalement
récupéré comme marchandise de luxe. Une véritable contre-révolution qui a
amené, en même temps, à la coupure définitive des élites artistiques avec 90
pour cent de la société. Pris dans le tourbillon du triomphe capitaliste, l’art
vit, depuis, entre la subversion et la subvention. Soudainement tous les grands
phénomènes de la modernité que la civilisation capitaliste a suscités et qui
lui ont fait cortège à travers sa crise sans fin, se présentent aujourd’hui
sous une lumière nouvelle. L’art est finalement en train de recevoir le
traitement qu’il mérite: il est
négligé, à l’avantage d’autres activités plus utiles au public. La culture marchande représente désormais, pour
l’humanité du Nord de la planète, la nature
dominante et la démocratie s’avère
plus que jamais un ballet pénible de corporations, de lobbies, non pas un
espace de communication et de partage. Et pourtant, en même temps, les limites
de ce système en tant que créateur de liberté, de démocratie et de beau
commencent à se révéler aux yeux des gens. Le cas de l’art, comme celui
d’autres activités civiles essentielles, montre en fait avec une clarté
grandissante les contradictions pénibles surgissant entre les intérêts du
capital et ceux de la société. C’est dans l’art lui même, dans sa puissance
subversive, laquelle demeure intacte, dans le fait qu’il est la négation
subtile mais obstinée de la valeur d’échange, de la valeur marchande du temps
et de la vie, que se trouvent les raisons et les énergies pour le refondre. La
crise actuelle nous apprend quelque chose de nouveau sur un phénomène très
ancien: que l’art est, sinon hostile, à tout le moins profondément étranger à
l’esprit du capitalisme. Si la modernité naissante a soustrait les arts de la
sphère religieuse en les employant progressivement comme outil d’humanisation et de laïcisation, il a fallu par la
suite à la société capitaliste presque trois siècles pour les transformer en
marchandise. Mais l’art ne meurt pas. Les têtes
imaginatives non seulement existent mais elles sont plus nombreuses
qu’auparavant, malgré que le marché aplatisse et uniformise les talents qui ne
coïncident pas avec ce qu’on voit célébré en peinture, musique, cinéma,
écriture, etc. Ce qui doit être profondément transformé, ce sont les critères
de l’interprétation et de l’emploi de l’art. Aujourd’hui, au moment même de la
plus grande confusion et d’une crise généralisée, il est possible et nécessaire
d’affirmer que la créativité artistique et ses produits (l’art) ne doivent plus
être perçus comme exception individuelle mais plutôt comme normalité de la
vie humaine commune.
Au quotidien
Essayez
(vous l’avez sûrement déjà fait) de suivre chaque semaine les chroniques
littéraires et artistiques dans les pages de votre quotidien ou revue. Si vous
parlez plus d’une langue, faites le même exercice dans vos autres langues.
Vous remarquerez alors que chaque semaine il y a des nouveautés « extraordinaires » concernant des « premiers romans » écrits par des auteurs « de grand, très grand talent » souvent comparés à des classiques proches ou lointains : un Houellebecq rappelle Ferdinand Céline, cet autre a du Franz Kafka, etc. La même chose se produit pour des peintres, sculpteurs et artistes d’autres disciplines. Que veut dire tout cela ? Cela veut dire, je crois, que le talent artistique est chose commune et qu’avec l’éducation de masse, à partir des années 1950, le nombre des artistes n’a fait que croître. L’intérêt et l’activité, l’enthousiasme que suscite cette créativité commune, je les considère par le biais de l’éclairante, à mon sens, métaphore du sport. S’intéresser et s’animer pour ces « chefs-d’œuvre » annoncés au grand public chaque semaine par les médias, c’est comme se promener dans des parcs publics pour assister à des matchs de tennis, de basket ou de foot joués par des gens ordinaires. Il arrive, bien sûr, qu’on voit de très belles choses, parfois même extraordinaires, et vous êtes là, le seul spectateur de ces exploits mémorables – pas de journalistes, ni radio, ni télévision pour en témoigner et consacrer tant de beauté. Toutefois, après dix minutes d’un match de tennis entre joueurs ordinaires (c’est-a-dire médiatiquement inconnus) vous vous en allez et continuez votre marche dans le parc sans ressentir le moindre intérêt pour l’identité des ces joueurs ni d’envie de retourner les voir la semaine suivante. Si l’industrie culturelle ne vous proposait pas, par des annonces qui résonnent dans un cellulaire au fond même de vos poches, cette série sans fin de génies inouïs et talents sublimes, vous ne leur accorderiez pas plus de temps et d’argent que ce que vous faites avec les joueurs du parc public. La conclusion de tout ça?
La conclusion, c’est que toute activité
ludique-artistique nous fait plaisir, indépendamment de la valeur
(essentiellement économique) que lui accordent ceux qui ont le pouvoir de le
faire. L’art qui vraiment nous atteint, nous émeut et nous transforme, est rare
et il ne se manifeste pas ponctuellement chaque semaine. Malgré ce don, il
faudrait pas en faire un objet de culte ou d’adoration, il suffit de le
reconnaître. Le reste n’est que du jeu commun.
1 Ces deux
citations, dans Percorsi dell’invenzione
(1993) de Maria Corti, historienne de la langue italienne et écrivain, qui
procède à un intéressant et érudit compte-rendu de l’invention dans la culture
occidentale.
2 Paul Valéry, La conquête de l’ubiquité , Pièces
sur l’art, 1929.
Ce n’est pas du film d’Almodóvar qu’il va s’agir ici, mais de Koko, morte le 22 juin à l’âge de 46 ans. Koko, femelle gorille devenue célèbre dans le monde entier par sa maîtrise de la langue des signes qu’une chercheuse américaine lui avait enseignée…
Certes, l’histoire de Koko met en évidence la surprenante sensibilité affective, l’immense intelligence et les remarquables capacités d’apprentissage des grands primates, toutes choses qui font d’eux des personnes à part entière , dotées d’une « humanité » à la fois proche de la nôtre et différente ; toutefois, elle devrait aussi nous faire réfléchir sur la nature des rapports que nous entretenons avec eux, et en général, sur la relation de l’homme à l’animal, illustrée –tristement… – par la vie de ce pauvre gorille… Ce qui a tellement fasciné, émerveillé et attendri le grand public dans cette expérience commencée au début des années 70, n’est-ce pas, au-delà des facultés d’apprentissage du gorille, ses capacités d’adaptation à un monde qui n’était pas le sien ? Koko représente aujourd’hui quelque chose d’assez analogue à ce que représentait le « bon sauvage » au XVIIIe siècle – un être meilleur que l’homme parce que plus « naturel », cette figure servant alors à critiquer la corruption des sociétés existantes – , mais surtout à l’époque de la colonisation triomphante – un être malléable, apte à recevoir les « bienfaits » de la civilisation occidentale, c’est-à-dire à se plier aux normes imposées de l’extérieur par le colonisateur.
Née en captivité, Koko est morte en captivité. Aurait-elle appris la langue des signes si elle avait vécu parmi ses congénères, dans son milieu naturel ? Certainement pas ; il fallait pour cela une intervention humaine et des conditions de laboratoire. Et l’eût-elle apprise quand même, par on ne sait quel artifice, elle ne l’aurait pas enseignée à ses petits. Les grands primates disposent de leurs propres moyens de communication, adaptés au fonctionnement et aux besoins des sociétés qu’ils forment.
L’histoire de Koko aura montré ce dont un gorille est capable au prix d’une éducation qui a tout d’une humanisation forcée, et dont l’enjeu est la réalisation d’un projet scientifique. Pour cela, il fallait séparer l’animal de son environnement naturel, et le soumettre à des conditions de vie totalement artificielles. Koko est ainsi devenue un jouet animé, favorisant toutes sortes de projections et renforçant l’anthropocentrisme toujours présent, à un degré ou à un autre, dans notre relation à l’animal. Mais dans la violence de cette humanisation infligée à l’animal, ne peut-on pas voir, d’une certaine manière, le pendant de la violence inhérente à la déshumanisation infligée par les êtres humains à d’autres êtres humains, et dont la forme extrême est l’extermination ? La logique génocidaire, en effet, exige que le groupe humain à anéantir soit d’abord déshumanisé, considéré comme une colonie de poux nuisibles au reste de l’humanité, pour que le processus de destruction systématique trouve sa justification et puisse être mis en marche.
Or, aujourd’hui, on ne peut nier l’existence dans nos sociétés de formes de déshumanisation, qui, sans aller jusqu’à l’accomplissement d’une volonté ouvertement exterminatrice, consistent d’abord à retirer à des hommes et à des femmes considérés comme indésirables ce à qui tout être humain comme tel a droit, en premier lieu la liberté de circuler et de vivre où et comme il l’entend.
En ce sens, Koko nous parle, oui, mais d’une réalité bien éloignée des facultés d’apprentissage des primates, et à laquelle son éducatrice n’avait sans doute pas songé.
Essayez (vous l’avez sûrement déjà fait) de suivre chaque semaine les chroniques littéraires et artistiques dans les pages de votre quotidien ou revue. Si vous parlez plus d’une langue, faites le même exercice dans vos autres langues.
Vous remarquerez alors que chaque semaine il y a des nouveautés « extraordinaires » concernant des « premiers romans » écrits par des auteurs « de grand, très grand talent » souvent comparés à des classiques proches ou lointains. La même chose se produit pour des peintres, sculpteurs et artistes d’autres disciplines. Que veut dire tout cela ? Cela veut dire, je crois, que le talent artistique est chose commune et qu’avec l’éducation de masse, à partir des années 1950, le nombre des artistes n’a fait que croître.
L’intérêt et l’activité, l’enthousiasme que suscite cette créativité commune, je les considère par le biais de l’éclairante, à mon sens, métaphore du sport. S’intéresser et s’animer pour ces « chefs-d’œuvre » annoncés au grand public chaque semaine par les médias, c’est comme se promener dans des parcs publics pour assister à des matchs de tennis, de basket ou de foot joués par des gens ordinaires.
Il arrive, bien sûr, qu’on voit de très belles choses, parfois même extraordinaires, et vous êtes là, le seul spectateur de ces exploits mémorables – pas de journalistes, ni radio, ni télévision pour en témoigner et consacrer tant de beauté. Toutefois, après dix minutes d’un match de tennis entre joueurs ordinaires vous vous en allez et continuez votre marche dans le parc sans ressentir le moindre intérêt pour l’identité des ces joueurs ni d’envie de retourner les voir la semaine suivante. Si l’industrie culturelle ne vous proposait pas, par des annonces qui résonnent dans un cellulaire au fond même de vos poches, cette série sans fin de génies inouïs et talents sublimes, vous ne leur accorderiez pas plus de temps et d’argent que ce que vous faites avec les joueurs du parc public. La conclusion de tout ça?
La conclusion, c’est que toute activité ludique-artistique nous fait plaisir, indépendamment de la valeur (essentiellement économique) que lui accordent ceux qui ont le pouvoir de le faire. L’art qui vraiment nous atteint, nous émeut et nous transforme, est rare et il ne se manifeste pas ponctuellement chaque semaine. Malgré ce don, il faudrait pas en faire un objet de culte ou d’adoration, il suffit de le reconnaître. Le reste n’est que du jeu commun.
Provate (e sicuramente l’avete già fatto) a seguire settimanalmente le cronache letterarie e artistiche sulle pagine del vostro giornale o rivista. Se parlate più lingue avrete sicuramente fatto lo stesso in tutte le altre lingue. Avrete notato allora che ogni settimana ci sono novità “straordinarie” riguardanti “primi romanzi” di autori di “grande, grandissimo talento” spesso paragonati a classici vicini e lontani, lo stesso accade per pittori e scultori e artisti di varie discipline.
Che vuol dire tutto questo? Credo voglia dire che il talento artistico è comune e che con l’educazione di massa a partire dagli anni Cinquanta del secolo scorso il numero degli artisti non ha fatto che crescere. L’interesse e l’animazione, l’entusiasmo che circonda questa comune creatività io lo considero attraverso la illuminante, per me, metafora dello sport. Interessarsi e animarsi per questi “capolavori” che ogni settimana sono annunciati dai media al grande pubblico è come andare nei parchi e assistere a partite di tennis, di pallacanestro o di calcio giocate da gente qualsiasi. Capita di vedere cose molto belle, a volte straordinarie e magari siete l’unico spettatore di questi exploits memorabili, non ci sono giornalisti, né radio né televisione a testimoniare, a registrare, a consacrare tanta bellezza. Ma, generalmente, dopo dieci minuti di una partita di tennis tra gente comune ve ne andate e riprendete la vostra passeggiata nel parco e non avete nessun interesse a identificare quei giocatori e a tornare a vederli giocare ancora la settimana seguente. Se l’industria culturale non vi proponesse con i suoi megafoni ormai piazzati fin dentro le vostre tasche questa serie incessante di geni e talenti mostruosi non gli accordereste più tempo e danaro di quanto ne date ai giocatori nei parchi. La conclusione? La conclusione è che ogni attività ludica, artistica è piacevole da fruire indipendentemente dal valore (essenzialmente economico) che gli viene assegnato da chi detiene il potere di farlo.
Ma l’arte che veramente colpisce e commuove e trasforma è rara, non si manifesta settimanalmente, non va, per questo suo dono, credo, adorata ma semplicemente riconosciuta. Il resto è gioco comune.
Le camion roulait vers le nord dans un bruit assourdissant.
Le Bureau du Socle planifiait la répartition des avatars hors de la ville pour entretenir l’image de netteté. Ils dérangeaient le regard dans une cité que le Socle avait mis des années à nettoyer et (au XIX siècle déjà …. . Il avaient pensé épurer ). Il y avait l’armée d’aiguillage qui orientait les avs , raccourci d’avatar qu’on appelait aussi les zavs. Pour les rabattre sur les Convergences, mot poétique pour désigner les lieux de concentration avant de les envoyer hors de la ville. Ces lieux étaient d’une architecture soignée avec beaucoup de verre par des architectes du Système, vague confrérie des gens au Pouvoir.
La soha qui assurait l’opération séduction à l’accueil, avait la voix suave pour attendrir, pour transporter les êtres vers une projection de leur manque. On les contrôlait par leur sexualité. Il n’y avait que des sohas pour les zavs au masculin, les plus nombreux…. Entre les mains de ces femmes ils se faisaient déshabiller, éplucher. Identifier. C’était scientifique. Ils quittaient les sohas après avoir tout décliné pour rejoindre les autres. Après avoir regroupé les zavs dans une place du centre de la cité on les convoyait vers le camp.
Le redem principal qui reçoit a un rictus qui exprime toute sa haine envers les derniers humains. Il peut difficilement le cacher. Il ne contrôle pas son langage corporel.
Ce n’est pas un langage que j’avais inventé, j’avais déjà du mal avec ceux que j’avais appris et dont la perfection était encore loin d’être atteinte. Non, c’était le nouveau langage de ces gens qui nous recevaient et qui voulaient que nous soyons convaincus qu’ils nous voulaient du bien.
C’est pour ça qu’on l’avait choisi. Il était descendant d’un peuple qu’on avait soumis et dont on avait fait des mercenaires redoutables, une fois retournés. Comme les janissaires par exemple.
Le pacte du désespoir, lien secret entre tous les zavs fut la confrérie virtuelle que nous créâmes spontanément. Elle servait à canaliser notre cynisme. Elle dura le temps d’un séjour pendant lequel on finit par disséminer la plupart d’entre nous. Nous perdîmes nos traces mutuelles. Mais elle nous permit de résister, de rêver pendant tout ce temps là.
Le Camp, les hautes grilles, le projet financé par le Conseil Suprême de la Cité, tout cela semblait juste irréel. Le camp était disposé pour tout voir, pour ne pouvoir rester nulle part.
La nuit dans le camp, les lumières étaient partout, j’avais écris ça il y a longtemps dans un poème, dans une dictature. Au-delà de vingt-deux heures, la fermeture électronique de la porte s’effectuait.
Les grilles au dessus de la tête qui surplombait cette fausse allée couverte avec le fantôme du sourire cynique de l’architecte, laissaient passer l’eau. Les consignes avaient été claires, la pluie devait nous chasser dès la sortie des chambrées qui donnaient de plain pied sur l’extérieur. Les chambrées étaient constituées de trois box étroits. Le placard individuel n’avait qu’une porte qui s’ouvre et qu’une étagère. L’autre étant vissée. Les noms tournoient dans ma tête, Didr, Hub, Rikh, Heik, Khal et Maik et les autres. Mais combien de cohortes avaient déjà transité par ce lieu. Et Virgi l’égaré de la vie, à qui on administrait de la dope légalisée en comprimés et qui cachait sa bonbonne de vin dans son placard, derrière la porte vissée. Une substance illicite selon le règlement qui nous avait été dicté par Rictus, au moment de notre arrivée.
Errant dans la cour, clignant des yeux bizarrement chaque fois qu’il voulait parler et même quand il ne parlait pas, il avait fini là après la mort de sa dulcinea avec qui il avait vécu quarante cinq ans de sa vie. Dans d’autres lieux, il aurait été vénéré comme un sage, mais ça c’était il y a longtemps.
Joph l’enfant candide à jamais, perdu depuis ces colonies de vacances en pleine campagne où on en profitait pour exploiter les enfants, était un « entre-deux », terme qui qualifie les rejetons de couples « mixtes », comme dans mixer. Il n’est rien sorti de concret du mixage et l’enfant se perdit à vie. Joph avait quand même gardé un éternel sourire candide accroché à sa face, c’était sa carte de visite.
Le camion roulait vers le nord dans un bruit assourdissant.
Reimi, l’éternel réfugié dandy, coincé là, évadé d’une dictature, tentant d’aller ailleurs, soignait sa personne, se pavanant comme un prince. J’appris plus tard qu’il avait prêté main forte à l’horreur. Avec des habits luxueux.
Mizal et Ton avaient échappé à un génocide pour leur religion. D’autres avaient échoué là au bout d’une sélection redoutable qui les a disqualifiés. Ils venaient d’autres villes où le Socle les avait refusés.
Tant qu’il faisait beau, on ne sentait rien, le camp ressemblait à une colonie de vacances. La salle de télé et l’autre, deux espaces qui ne pouvaient même pas nous contenir, nous narguaient. Pendant les beaux jours, après la fermeture du camp, nous restions dehors tard a parler.
Touperdre la belle, cette ville où pour la première fois de ma vie des rues, des bâtisses, des pierres et des briques rouges m’ont parlé. Les humains eux, étaient plus fluides.
Nous les zacotés, nous avions le droit de nous y promener le jour, pour y améliorer notre quotidien. Entre une multitude de formalités qui nous laissaient sous la vigilance des différents appareils de contrôle disséminés dans cette cité du passé.
J’ai fait grève, j’avais toute la latitude pour le faire
Toutes ces pensées se bousculaient dans ma mémoire et j’avais ce papier roulé en boule au fond de ma main que je tenais serré. Ton me l’avait glissé dans les mains juste avant d’embarquer il y a deux semaines. Ton était très nerveux pendant tout son séjour. Nous avions tout de suite sympathisé mais il devait être transféré ailleurs, il ne savait pas où. Il n’avait pas confiance, tout était opaque ici, comme si la moindre information claire pouvait perturber l’ordre établi.
Ils étaient les seuls à connaître les destinations. Ils nous habituaient à ne pas nous en préoccuper. Ça c’était quand le camion venait récupérer les désignés pour un autre camp, on savait jamais lequel.
Ils traquaient la matière insolite, la matière illicite. C’était écrit en gras et souligné dans ce qu’ils appelaient l’ « engagement », papier au bas duquel nous avons tous signé sans vraiment tout comprendre. Ils savaient de quoi ils parlaient mais c’était insaisissable. Tous les zavs, dès qu’ils pouvaient s’en procurer, s’évadaient virtuellement. Le redem avait beaucoup de mal à contrôler cela, d’un autre côté, il savait que cette évasion permettait de tenir un peu plus les zavs.
J’ai émergé avec la gueule de bois dans cette chambre que je ne connaissais pas. Je me suis levé paniqué et j’ai pivoté vers la table de nuit. J’ai ouvert le tiroir pour vérifier si le papier défroissé y était toujours. Hier avant de m’écrouler, j’avais fermé la porte à clé et j’avais déposé cette tranche d’arbre maintenant blanchie puis jaunie et froissée.
Je voulais remettre en place la cohue des événements qui avait assaillie ma tête au cours de ces derniers mois. Comment je m’étais fait prendre dans l’engrenage.
Je me souviens de l’accueil par cette soha, aimable et belle et des yeux d’un bleu à vous endormir toute méfiance. Il y avait beaucoup de séduction dans son échange, elle me dorlotait presque après m’avoir installé et offert une boisson chaude. Elle me parla avec douceur pendant qu’elle enregistrait mes réponses sur son Takefive, la dernière génération la plus sophistiquée, pour faire le suivi des Zavs, selon leur terminologie sidérale, clientèle avec laquelle elle traitait exclusivement.
Le Socle avait élaboré une nouvelle politique pour garder la ville dans une esthétique irréprochable. C’est vrai que tous ces nouveaux termes nous faisaient tourner la tête, mais nous fûmes assurés que cela était pour une efficacité meilleure, à notre avantage.
La première fois que je fus convoqué au Camp, je crus me tromper en voyant ces hautes grilles peintes en blanc et le reste de l’immense enclos avec des hangars très hauts et des camions alignés là bas au fond. Une autre grille séparait cet espace là de celui où nous fûmes confinés. Parfois la nuit dans des moments d’insomnie, j’ai marché le long de l’enclos, comme un robot, en suivant ses angles sans pitié. Le grillage était suffisamment haut pour décourager d’éventuelles extrusions. L’été, il faisait beau et nous restions tard le soir à blaguer où à jouer de la musique mais l’hiver venu, le dehors devint hostile à tout regroupement.
Ils nous avaient réunis dans une salle étroite pour nous demander de faire le bilan de notre vie et nos projections pour le futur. A la suite de quoi nous passerions par un interrogatoire individuel pour nous aider à redevenir productifs et rejoindre la cohorte des consommateurs, le chemin du bonheur.
Dans l’intitulé il y avait discrètement, en sous titre, écrit « rééducation ». J’avais tiqué mais on m’a dit qu’il y avait des avatars qui étaient des cas plus lourd, nécessitant d’autres techniques d’intervention. Le propos tenait du martial. Tout cela était bien compliqué pour ma petite tête, j’ai dit d’accord pour avoir la paix et voir la suite. Nous aurions une rencontre par mois pour rendre compte de l’évolution de nos projections. Ils seront trois : un homme, le capo au rictus, que nous avons fini par baptiser Rictus, et deux femmes. C’est lui qui menait la valse des questions. Il était assis sur le fauteuil le plus confortable proche de l’écran. Les deux autres étaient assises sur des chaises. L’une était son ombre et l’autre était une apprentie redem. Il ne se gênait pas parfois pour être indiscret voire même franchement inquisiteur. Si l’évolution de nos projets personnels ne leur plaisait pas nous encourions d’être exclus, renvoyés dans la lande. Comme celle du roi Lear.
Le camion roulait vers le nord dans un bruit assourdissant.
Le jour de la rencontre était toujours appréhendé. J’avais entendu ses collègues le railler en l’appelant le « sélectionneur », à mon oreille cela a sonné comme exterminateur. Il nous avait confié qu’il prenait à cœur sa tâche. Il avait été recruté pour faire un « nettoyage social dans la structure », devant quelques uns d’entre nous fasciné : nous ne comprenions pas ce qu’il voulait dire. Ou peut être était il sous acide ? Ou peut être « nous » n’avions rien compris. Il avait tous les pouvoirs et ses yeux verdoyants n’étaient pas clairs. Tout passait par lui et l’Organisation, considérait qu’il faisait un excellent travail. En même temps, il savait trop de choses, c’était sa force et sa faiblesse et il pouvait disparaître, lui aussi, du jour au lendemain. Il serait broyé par la logique de la machine qu’il aura soutenue avec tant de zèle. Pour cette raison là, son choix professionnel faisait pitié tant il était aléatoire. En attendant il se la jouait.
Il se trouvait que Rictus ne m’aimait et cela ne présageait rien de bon.
Cela se révéla le jour où il me convoqua pour m’annoncer que ma conduite n’était pas conforme au Plan d’Ajustement du Socle et que mon transfert était imminent. Il voulait « avoir ma peau », comme on disait et il savait de quoi il parlait. Nous aussi, dans ses moments de tentative de rapprochement, il se laissait aller à décrire des bribes de son travail.
Il opérait à la machette.
Le camion s’était ébranlé à la tombée de la nuit et le bruit infernal de son moteur qui couvrait tout, interdisait tout échange avec les autres transférés. Nous étions assis sur des bancs encore faits de bois, très inconfortables, encadrés par des redems.
C’est au moment où l’engin s’est arrêté, pendant que les redems étaient parti vers l’avant pour discuter du plan de route avec le pilote. Celui-ci s’était trompé. C’est à ce moment que, poussé par une violente envie de liberté que je me suis déclenché. Comme un singe, je sautais du camion, dévalais le fossé pour remonter et disparaître dans la nuit. Ils n’avaient eu le temps de rien voir, cela m’avait pris quelques secondes. J’avais quelques minutes devant moi avant qu’ils ne réalisent. Quelques minutes précieuses pour sortir de leur champ d’action. Je savais qu’ils avaient peur de la lande et qu’ils ne prenaient aucun risque. En plus des transférés dont ils avaient la garde. J’ai couru au jugé pendant un temps interminable, j’avais les poumons en feu. Quand je me suis arrêté pour souffler, assuré que personne ne m’avait suivi, j’entendis au loin, dans la nuit, le camion repartir. Cette fois j’étais sûr qu’ils ne me chercheraient plus, j’avais le reste de la nuit pour trouver un refuge.
De ma fenêtre je regardais les flocons s’accumuler et la neige couvrir tranquillement la terre. J’avais le regard perdu. Je m’en souviens. Je revoyais ça de loin. Je venais d’échapper à une machine impitoyable. J’avais réussi à embarquer sur un bateau, en trompant les détecteurs et à la vigilance des gardes.
Quand je repensais à eux, j’avais toujours un pincement au cœur. Ils étaient si braves, si généreux. Nous étions beaucoup, nous nous reverrions jamais. Nous nous étions perdus. Mais la confrérie avait entretenu un rêve.
Nous nous retrouvions au restaurant, dans la ville civilisée, où Didr travaillait, nous dépensions nos quelques écus dans quelques bons repas bien arrosés. Les dernières jouissances sur lesquelles nous avions encore un contrôle.