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La cuisine nomade d’Esaü à nos jours

 

Paru dans le numéro 15 du magazine ViceVersa de mai 1986 cet article d’Émile Ollivier nous parle  avec finesse et humour des plaisirs et fantasmes de la table, lieu éminemment transculturel.

Quinze ans après ta disparition nous te saluons, Émile, et levons le verre! http://ile-en-ile.org/ollivier/

 

Émile Ollivier

Tout commença lorsqu’Esaü échangea son droit d’aînesse contre un plat d lentilles. La cuisine transculturelle y trouve là son mythe fondateur

J’entends déjà de hauts cris: Quoi! Un article sur la cuisine; célébrer le culinaire; inviter à festoyer quand des régions entières de la planète sont en proie à la rareté, à la famine.
J’avoue que les malheurs du monde ne pourront pas me retenir très longtemps de céder à la tentation d’écrire un essai sur l’art de bien manger et les manières de table.


Ai-je besoin de le réaffirmer? Le culinaire, champ de pratiques sociales, a depuis belle lurette droit de cité dans le panthéon des objets nobles du social. Mythologues, ethnologues et anthropologues l’ont clamé: l’histoire de la table est inséparable de l’histoire des peuples. Tout comme le feu, élément capital dans le développement du culinaire, elle a modelé le rapport des hommes avec la nature et leurs rapports entre eux.
La conquête de la nature, depuis le jardin d’Éden, a toujours eu pour dessein la satisfaction des besoins alimentaires de l’homme. La délimitation des territoires, les politiques d’envahissement, les guerres, depuis Babel, n’ont à la limite jamais eu d’autres visées que celles de protéger, d’étendre les éventualités d’une appropriation de plus en plus importante des denrées et des vivres.
L’histoire de la table rejoint donc l’histoire des Origines.
Elle est inséparable de l’histoire des peuples.
Si l’on se fie à la Genèse, le culinaire remonte à la fondation des nations. Yahvé dit i Rébecca: il y a deux nations en ton sein; deux peuples issus de toi se sépareront; un peuple dominera l’autre et l’aîné servira le cadet.
Parole prophétique! La suivre à la trace, la prendre en compte permet non seulement de comprendre les fondements de la domination mais aussi d’en saisir le mécanisme subtil.
Une fois, rapporte la Genèse, Jacob prépara un potage. Esaü revenant de la campagne épuisé, dit à Jacob: «Laisse-moi avaler ce roux, ce roux-là; je suis épuisé.» Jacob répliqua: «Vends-moi d’abord ton droit d’aînesse.» Jacob répondit: «Voici que je vais mourir, à quoi me servira le droit d’aînesse?» Jacob insista: «Prête moi d’abord serment.» Esaü prêta serment et vendit ainsi son droit d’aînesse à Jacob. Alors celui-ci lui donna du pain et du potage de lentilles. Esaü mangea et but, se leva et partit.
Ce passage célèbre de la Genèse est la plupart du temps résumé dans une formule laconique; Esaü vendit à Jacob son droit d’aînesse pour un plat de lentilles.
Assurément, il y a là un geste important puisque le chroniqueur a pris soin de le mettre en évidence. Mais comment le connoter? La touche de mépris avec laquelle le chroniqueur conclut son récit («C’est tout le cas qu’Esaü fit du droit d’aînesse») le fait passer pour un gourmand qui va jusqu’à brader son droit d’aînesse pour un vulgaire plat de lentilles. Le sens commun lapidaire traduit ainsi cette figure emblématique: «Ventre affamé n’a point d’oreille». La faim engendre la surdité. Elle grignote le bon sens. Les hommes de pouvoir connaissent la valeur de cette sentence et la mettent à profit dans les périodes pré-électorales. Mais ne pourrions-nous pas risquer une autre interprétation qui, elle, permettrait de conclure qu’à cette époque, les lentilles étaient un plat si recherché, si exquis, que cédant à la tentation, l’esprit prompt d’Esaii, il est vrai émoussé par la fatigue, laissa filer la pièce maîtresse de son capital social, comme aurait dit Bourdieu, son droit d’aînesse ?
Une réponse positive réparerait l’injustice millénaire faite par le chroniqueur de la Bible à l’image d’Ésaü. Au lieu de passer pour un léger, un frivole, voire même un irresponsable, Ésaü deviendrait la figure du gourmet. Alors, immédiatement, il faudrait fonder une association des laudateurs d’Esaii, regroupant tout ce que la terre contient de fins connaisseurs, de dégustateurs, de personnes raffinées en matière de boire et de manger. Je tenterais moi-même d’y adhérer, serait-ce en négociant avec Méphistophélès, s’il le faut, malgré ma fureur de vivre, quelques années de mon existence chétive. Trois ans pour l’avocat farci aux crabes; cinq pour le lapin à la moutarde en colère, dix pour le canard à l’orange et, sans doute, une couple supplémentaire, pour la glace antillaise, une glace à la noix de coco.
Certes, à ce rythme, la prédiction de ma mère se réaliserait très vite: «Mon fils, ta bouche te conduira à la tombe!» À cette destinée, aujourd’hui, je ne vois nul inconvénient, pourvu que là bas, au pays, comme on dit si joliment en Haïti, des sans-chapeau, je trouve des mangues pulpeuses à souhait, des huîtres fines claires, du saumon rose du Pacifique, des cailles enrobées dans des feuilles de vigne.
Cette interprétation du célèbre passage de la Bible aurait l’avantage d’aller dans le sens des autres textes du livre saint. Car à vue d’œil, le culinaire est valorisé dans la bible. Je salive à chaque fois que j’ouvre ce recueil de textes. Le nectar de raisin et le miel y coulent en abondance, le pain et le poisson se multiplient, les chevreaux de lait sont très recherches. À quand un Brillât-Savarin ou un Pierre Bourdieu qui nous présenterait la sensibilité culinaire de la Bible?
J’ai peine à croire donc, en me tenant uniquement à la recette de Libby’s ou de Del Monte, qu’Esaü aurait abaissé son goût pour de vulgaires graines rondes au petit salé. Comment Esaü, cet habile chasseur, donc migrant qui avait vu du pays, qui, au dire même de son père, connaissait le gibier et savait le préparer, — de là sa préférence pour ce fils, le gibier étant toujours à son goût, — aurait-il pu être si bête? Isaac l’affectionnait plus que Jacob, le sédentaire, l’homme tranquille, demeurant sous les tentes.
La cuisine transculturelle comme la domination des peuples trouve son origine mythique dans cette histoire d’Esaü et de Jacob.
Et les concordances ne s’arrêtent pas là. Si les Romains n’avaient point été friands de foies d’oies grasses, élevées aux figues, ils n’eussent pas fait venir d’outre-Alpes, les longs troupeaux d’oies gauloises et le Capitole n’eût pas été sauvé. Imaginez un monde où les Arabes ne seraient pas venus en Espagne. Le safran n’aurait pas accommodé tant de plats, du Moyen-âge à nos jours. Pensez une seule seconde: si Marco Polo avait échoué, que serait aujourd’hui la cuisine italienne? Et si mes ancêtres, lors de la grande transhumance, n’avaient point permis l’implantation de la canne à sucre en Amérique?… Je sais ce que cela a coûté de sueur, de larmes et de sang. Mais aujourd’hui, nous n’avons plus besoin de tant de violences pour apprécier les succulences de la terre.

Naguère, McLuhan, dans un de ces raccourcis dont il avait le secret, attirait l’attention sur la fonction unifiante des moyens de communication. Selon lui, le monde était devenu un village global et nous ressemblions à des milliards d’anges dansant sur la tête d’une épingle. Le dessein de l’homme est unitaire; c’est Dieu qui, à Babel, a semé la confusion. Il n’y a pas de meilleur exemple de cette unité qu’une table garnie dans l’attente des convives: l’olive côtoie l’avocat; la semoule, le crabe d’Alaska; les produits de l’érable, ceux de la vigne… Éléments disséminés sur la planète, mais que la main de l’homme a su rassembler en un seul et même lieu: la table. Le métissage culturel passe aussi par le brassage culinaire. Mais se peut-il que l’homme, ce faisant, s’éloigne des origines? Se peut-il qu’à ce jeu, où actuellement il y a tant de perdants, il n’y ait un jour que des gagnants? Cela arrivera si nous parvenons à enlever la gangue obscure qui modèle les rapports des êtres entre eux, pour retrouver les gestes purs; par exemple, enlever au triangle laver-coudre-cuisiner l’épaisse couche de dévouements qui fait qu’on ne perçoit plus ces gestes, aujourd’hui, que comme des tâches subalternes. Il y avait là autrefois une sorte de langage, maintenant perdu, grâce auquel l’être humain pouvait nouer un dialogue avec les éléments premiers du cosmos. Pour ne s’en tenir qu’au feu, doit-on rappeler que le cuit, donc, en dernière instance, le feu, a joué un rôle important dans la sédentarisation des hommes. Cocteau, à qui on demandait ce qu’il emporterait avec lui s’il advenait que le feu brûle sa maison, avait répondu: justement, le feu. L’âtre où il se consume sous la cendre, est l’élément premier des foyers.
La carte culinaire du monde me convainc que les hommes mangent à quelques variantes près, les mêmes aliments de base partout au monde. C’est pour cette raison que je ne suis pas porté à privilégier l’expression d’une cuisine nationale. Dans telle aire géographique, on privilégie le maïs, dans telle autre, la pomme de terre, le riz ou l’arachide. Mais à partir de ces grands ensembles qui font parler de cuisine asiatique, européenne, africaine ou créole, on ne produit pas une connaissance suffisante des goûts de table propres à chaque région. Il n’y a de cuisine que régionale et à la limite, familiale. Encore là faut-il voir comment les êtres humains mangent, selon
qu’ils appartiennent à telle ou telle couche de la société. Prenons un exemple: dans les Antilles, le riz, survalorisé en Haïti est méprisé en Martinique. Ou mieux, le maïs. Dans notre imaginaire haïtien, cet élément a une connotation  de misère. Mais il est coté différemment selon qu’il est accompagné de filets de hareng fumé, de lardons ou de lamelles de jambon de Paris. Ma surprise a été grande d’apprendre qu’en Vénétie, la polenta (bouillie de fécule de maïs) servie avec du lapin chasseur, est un festin de roi.
C’est donc dire toute l’importance qu’il faut accorder aux habitudes culinaires. Elles associent, comme aurait écrit Michel de Certeau, l’art de faire au combat pour vivre. Ce qui est la définition même d’une pratique.
Elles peuvent, comme la langue, s’exercer hors de l’espace «maternel», se déterritorialiser, se maquiller même, en prenant des apparences d’emprunts pour vivre en des langues et des territoires étrangers. Nous, migrants, en nous insérant dans d’autres sites géographiques, sociaux et culturels, nous apportons avec nous, parmi les débris, les fragments et les miettes qui restent accolés à nos bagages, nos odeurs, nos épices,  nos condiments. Ces auxiliaires du quotidien nous aident à recoudre notre mémoire éclatée, à grignoter, à dents de souris, le nouvel espace de vie, à le modeler au besoin selon nos valeurs, nos rêves et nos aspirations. Nos pratiques de table portent à la fois la marque de notre ressemblance et de notre altérité.

L’Islam au miroir de ses cultures

Fulvio Caccia

Les événements tragiques qui ont ensanglanté récemment Manchester  rendent plus urgentes que jamais la nécessité de  comprendre  ce qui se joue aujourd’hui au sein de l’Islam.

L’Islam est-il soluble dans la démocratie et le progrès ? C’est la question récurrente que pose le philosophe Claude-Raphaël Samama dans un essai stimulant intitulé : « Perspectives pour les Islams contemporains » publié cette année dans la collection « D’un texte à l’histoire » aux éditions l’Harmattan. Pour y répondre il utilise un comparatisme de bon aloi qui prend appui sur l’anthropologie des civilisations (dont il est un spécialiste) ainsi que sur d’autres disciplines des sciences sociales : l’ethnologie, l’étymologie, l’histoire, la géographie politique et, bien sûr, l’économie… Une approche qui rend concrète la compréhension des enjeux qui se nouent et se dénouent au sein de cette religion pratiquée par le quart de la population mondiale ; soit 1.5 milliard de fidèles. Ces enjeux nous concernent tous autant que nous sommes car ils viennent non seulement faire basculer notre confort occidental mais aussi questionner ce qu’il y a de plus intime en nous : nos croyances. À quoi croyons-nous vraiment ? Sommes-nous si sûrs de notre science et de nos états démocratiques et modernes ? Mais qu’est-ce que croire ? Et quelle liberté laisse la croyance ou la non-croyance à l’individu ?

Du coup l’Islam n’est plus ce bloc écartelé entre deux fractions fratricides (les sunnites et les chiites) à quoi les médias ont tendance à le réduire, mais apparaît plutôt comme une pluralité de courants, d’écoles, traversée depuis sa naissance par des tensions géopolitiques, stratégiques, économiques. Cette approche contribue à éclairer de manière nouvelle les crises qui le secouent.

Bien, vous direz-vous, mais posons d’emblée la question qui fâche : pourquoi l’Islam secrète-t-il le terrorisme aujourd’hui ? La cause résiderait dans ce que l’auteur appelle « la culturalité » et qu’il définit comme un système de croyances, de valeurs et de représentations partagé par un peuple. L’Islam dans son rapport au sacré serait demeuré en décalage avec les cultures qui pourtant lui sont liées. C’est ce que croit Samama à la suite d’autres observateurs. Car ce décalage entre le corps des doctrines dominées par une langue sacrée, l’arabe littéraire, qui ne s’est jamais vraiment sécularisée, a contribué au fil des siècles à creuser le fossé entre la doctrine imposée par une petite élite de savants et les cultures de ses populations. Or cette culturalité est d’autant plus puissante au sein de l’Islam qu’il se veut le dernier des monothéismes : celui qui clôt le cycle des religions révélées. Et que nous révèle-t-il, sinon qu’il ne saurait avoir de sacré qu’Allah et que l’homme doit se soumettre à sa parole ?

Cet écart que le christianisme est arrivé à combler au fil des siècles non sans quelques conflits sanglants, l’Islam n’est pas parvenu à le réduire. Ni les tentatives de laïcisation des deux siècles précédents, ni l’avènement des nationalismes, ni celui des socialismes ne sont parvenus à modifier significativement ce noyau doctrinal dont l’interprétation est la chasse gardée d’une infime minorité de lettrés. L’auteur insiste sur ce retour aux fondamentaux monothéistes. Formidable moteur de son empire entre le VIIe et le XIIe siècle, il demeure l’autre obstacle à son renouvellement. Retour que le philosophe va revisiter en trois temps.

Le premier temps met en scène l’Islam avec son miroir – l’Europe qu’il domina largement durant le Moyen-Âge. Dépositaire du formidable héritage gréco-latin – auquel la chrétienté européenne avait tourné le dos parce qu’il était païen-, l’Islam s’en servira finalement assez peu, comme nous le rappelle Arthur Koestler dans « Les somnambules ». C’est ce qui expliquerait en partie la raison pour laquelle ses penseurs (el Arabi, Averroes… ), ses poètes, ses scientifiques, qui exerceront par ailleurs une si forte influence sur l’art et les cultures européennes, ne parviennent pas à transformer de l’intérieur le corpus doctrinal de l’Islam. Le dogmatisme des écoles juridiques qui ont rigidifié l’interprétation qu’on pouvait faire du Coran, plus libre jusqu’au XIIe siècle, l’expliquerait en bonne partie.

Que s’est-il donc passé  alors ? Pourquoi une religion qui, à la différence de ses prédécesseurs, est sans clergé et peut donc favoriser une liberté d’interprétation, s’est-elle repliée sur elle ? Cette question constitue la deuxième partie du livre, intitulée : « L’Islam entre culturalité et politique ». La clef, selon l’auteur, se trouverait dans cette rivalité mimétique qu’entretient l’Islam avec le premier des monothéismes : celui des Hébreux. Par sa connaissance pointue de la Torah, Samama, étant lui-même d’origine juive, nous explique que  le Coran «  forclôt la question de sa propre origine » tout….en se référant sans cesse au monothéisme hébraïque dont il est issu au travers des emprunts multiples au Pentateuque. Désireux de « recadrer » le sacré de ses prédécesseurs sur le dieu Unique, prêtant le flanc à la collusion entre pouvoir spirituel et temporel, l’Islam s’est posé en challenger au lieu d’approfondir la spiritualité monothéiste comme il avait initialement l’ambition de le faire. Et pourtant il y avait un espace à saisir, qui n’était pas simplement conjoncturel et lié à la chute de l’Empire romain. Cet espace, quel est-il ? C’est celui d’une spiritualité retrouvée. Face à une marche prométhéenne … «  visant à se rendre « maître et possesseur de la nature », comme le propose Descartes, une attitude qui choisit, comme y invite son texte sacré, de se « soumettre » à la création (El ‘dounia) parfaite de Dieu », n’est pas étranger aux préoccupations écologiques de notre époque.

C’est là un des intérêts de cet essai que d’ouvrir grandes les portes de l’interprétation en comparant les religions du Livre qui se sont longtemps affrontées. Le moment est-il venu de les réconcilier ? C’est ce que nous propose l’auteur dans sa troisième et dernière partie. Pour ce faire, six perspectives sont explorées, que nous nous permettrons de commenter.

La première, c’est « la séparation ». Elle est peu probable dans notre monde hyperconnecté, mais possible. Cela enferrerait davantage l’Islam dans son splendide isolement en laissant entendre que nous sommes décidément dans un monde de monades enfermées dans nos solitudes et incapables d’échanger entre nous. Cette hypothèse conforterait la thèse d’Huntington sur le choc des civilisations. Elle contribuerait de plus à livrer l’Islam aux intégrismes et à leur volonté de Djihad en le dé-spiritualisant pour en faire une simple machine de guerre. Un bien triste scénario.

La 2e perspective consiste en une « coexistence harmonieuse ». Cet œcuménisme, qui fleure bon Vatican II, renoue avec le temps jadis où les trois religions vivaient à peu près pacifiquement au sein des empires de l’Islam. Mais elle suppose comme prémisse la reconstitution de son pouvoir temporel : le califat. Ce qui n’est pas franchement souhaitable, compte tenu de l’expérience pervertie de l’Etat islamique et de celle des ayatollahs en Iran. De plus elle aurait tendance à donner la prévalence aux clercs par rapport aux profanes et les premiers seraient bien tentés de détourner à leur avantage le dialogue interculturel dans un étonnant commerce : un peu de spiritualité contre la reconnaissance par l’Occident de leur pouvoir politique. Clercs de tous les pays, unissez-vous ! Voilà de quoi mettre tranquillement sur la touche les mouvements de laïcisation qui doivent être poursuivis après quarante années de domination littérale du Coran.

Et nous arrivons à la 3e perspective, la « dé-littérarisation ». C’est sans doute la piste la plus intéressante et qui résume toute les autres. Cette démarche herméneutique où la lettre coranique est contextualisée permettrait enfin de réconcilier l’Islam avec ses cultures. Elle lui rendrait ainsi son mouvement, c’est-à-dire sa métaphorisation originelle qui a tant inspiré les poètes et les écrivains jusqu’aux plus contemporains. « Quand je veux m’inspirer pour mes romans, je lis la Bible mais quand je veux écrire de la poésie, je lis les pages du Coran » nous confiait récemment l’écrivain algérien Yasmina Kadhra. Mais cette restitution polysémique du Coran ne doit pas être uniquement le fait des théologiens. Il consiste en un subtil travail sur la langue qui passe par la mise à distance, par l’ironie, des tentations mortifères du dogme et de ses gardiens. C’est faire une œuvre de déminage à laquelle s’était déjà essayé Salman Rushdie. Ce travail se doit d’être poursuivi sans pour autant tomber dans la caricature ou la dérision.

« La laïcisation » en est la conséquence. L’auteur la définit comme un transfert progressif et négocié du modèle laïc et démocratique. Cela implique la reconnaissance de l’individu dans une oumma qui ne sera plus simplement soumise au pouvoir d’Allah.

« L’historialisation » est une déclinaison des deux perspectives précédentes et implique d’introduire l’Histoire comme ordonnatrice en introduisant une conception linéaire du temps et non cyclique et mythique. Cela servirait de base pour développer par conséquent une approche plus scientifique des cultures du Coran et qui soit une garantie de progrès.

Last but not least, « la dénationalisation » renverrait chaque nation musulmane à sa destinée géographique. Chacune d’entre elles serait ainsi obligée d’inventer une interprétation spécifique de sa foi et de son éthique rendant ainsi un pluralisme de destins qui mettrait à mal une interprétation univoque du Coran.

Toutes ces perspectives sont à l’œuvre aujourd’hui. Laquelle s’imposera ? Gageons que c’est celle qui sera en mesure de renouer l’Islam et sa langue sacrée avec la diversité de ses cultures.

Italie : les valeurs masculines à l’épreuve des migrations

ROMEO FRATTI

Entre culture méditerranéenne et américanisation : une approche comparée des valeurs masculines et féminines dans la société civile italienne. Quelques observations préliminaires

Dans le cadre de la répartition sexuelle des rôles au sein des sociétés modernes, le psychologue néerlandais Geert Hofstede considère que « plus les rôles sont différenciés, plus la société montrera des traits qu’on peut nommer masculins. Plus les rôles sont interchangeables, plus la société montrera des traits féminins.1 » Au sein des collectivités fondées sur une structure dite “masculinisée”, c’est l’homme qui tend à s’imposer, tandis que la femme assure la qualité de vie. Le schéma inverse, conforme à un mode d’organisation selon des “critères féminins”, brosse le portrait d’une communauté où hommes et femmes tendent à partager les mêmes rôles2. Aux yeux de Hofstede, l’indice de masculinité d’une société est intrinsèquement lié au goût de l’ambition et de la compétition, la prédominance de la sphère professionnelle sur la sphère privée, une maîtrise des comportements qui exige que l’on n’extériorise pas ses sentiments, la préférence pour des décisions prises individuellement, la valorisation par la rémunération3. Les conséquences sociales de cette culture masculine concernent, d’une part, la « forme de l’humanisation du travail4 », d’autre part, la « restructuration des tâches5 » : dans les sociétés masculines, le travail est conçu comme un moyen de se réaliser, il est le témoignage d’une réussite individuelle. Les cultures féminines, en revanche, perçoivent le travail comme l’opportunité de tisser des liens de coopération et de cordialité avec “l’autre”. Quant à la restructuration des tâches qui sont relatives à la gestion des conflits, les pays masculins connaissent des conflits durs et ouverts alors que les pays féminins favorisent la négociation et le compromis afin de préserver l’harmonie du groupe.

L’étude de Hofstede montre que « l’indice de masculinité est le plus fort au Japon suivi de près par les pays germaniques, l’Italie, le Venezuela, le Mexique et la Colombie.6 » Dans la perspective d’une étude rapprochée de la masculinité et de la féminité, le cas de l’Italie peut être particulièrement intéressant, dans la mesure où ce pays est le produit des interactions entre des dynamiques culturelles précises : comme il est communément admis, la masculinité italienne provient avant tout de l’héritage des valeurs traditionnelles du monde rural méditerranéen, liées aux notions de “famille” et de “terroir” ; mais elle s’explique également par des relations historiques avec les États-Unis, qui ont influencé la culture économique italienne en y introduisant les idées de réussite individuelle et de primauté du profit. Curieusement, ces mêmes valeurs “méditerranéennes”, source de masculinité, sont à l’origine de l’importance des « facteurs émotionnels7 » – une dimension humaine “féminine” selon les critères de Hofstede – dans l’élaboration du lien social en Italie. L’objectif de ce travail est ainsi de pondérer la “masculinité” méditerranéenne de la société italienne, en examinant sa dimension “américanisante”, ainsi que ses caractéristiques féminines, traditionnelles et nouvelles.

La sphère professionnelle italienne : entra attachement “féminin” à un cadre de travail agréable et pragmatisme “masculin”

Il convient de s’interroger sur les raisons susceptibles d’expliquer l’influence de la culture américaine en Italie. Des trois péninsules méditerranéennes, l’Italie est une terre d’émigration massive dès la seconde moitié du XIXème siècle ; or, la plupart des migrants traversent l’océan vers l’Amérique : ils sont 4 millions aux États-Unis en 19148. À cette première grande “mise en relation culturelle” entre les deux pays de part et d’autre de l’Atlantique, il faut ajouter le rôle déterminant de l’U.S. Army dans l’éradication du régime fasciste et la libération consécutive de l’Italie entre 1943 et 1944, ainsi que l’injection de capitaux dans l’économie italienne suite à la mise en œuvre du Plan Marshall en 1947. Ces événements historiques posent les jalons d’une pénétration de la culture américaine au sein de la société civile italienne et cette américanisation est aujourd’hui particulièrement observable dans le cadre des négociations d’affaires en Italie. Comme les Américains, les Italiens sont économiquement pragmatiques et compétitifs, et ce trait est résolument en accord avec les valeurs masculines déjà esquissées. Orientée vers l’obtention de gains monétaires et de situations concrètes à leur avantage, les Italiens révèlent une culture du travail empreinte d’un héritage économique anglo-saxon, en net contraste avec la culture de la négociation gagnante-gagnante qui prime au Japon, à titre de contre-exemple.

Cela étant dit, il est intéressant de noter que bien qu’étant désireux d’une manière générale de travailler dans un cadre compétitif, les Italiens mettent un point d’honneur à faire preuve d’hospitalité et de bienveillance sur le plan du protocole9. En fonction de leur degré de proximité avec leurs collègues ou leurs homologues, les Italiens sont enclins au contact corporel, qu’il s’agisse du serrage de la main ou de la tape amicale dans le dos10. Les étapes préalables à l’examen des enjeux professionnels sont susceptibles d’accorder une place importante au domaine affectif et de s’avérer légères et plaisantes, avec des discussions plus informelles, centrées sur des thèmes familiaux et des anecdotes personnelles. Ces conversations préliminaires visent clairement à instaurer un rapport de confiance à défaut d’établir un lien d’amitié véritable. Cette volonté de préservation de l’harmonie du groupe fait écho dans une large mesure aux valeurs féminines évoquées plus haut. Manifestement, l’américanité des Italiens au travail est contrebalancée par une certaine latinité féminine qui a désormais dépassé le cadre professionnel, et que la mondialisation a ancré dans la sphère familiale.

La sphère privée italienne, une microsociété “féminisée” par les nouveaux flux migratoires latino-américains

Aborder la question de la microsociété familiale en Italie implique nécessairement de parler d’émigrations de femmes latino-américaines ; des émigrations propices à l’enracinement d’une valeur féminine spécifique : la solidarité11. En effet, ces émigrations latino-américaines font écho en Italie à une demande de la part des familles italiennes de « tâches féminines traditionnelles qui dérivent de l’importation de soin et d’amour des pays pauvres vers les pays riches (…)12. » Cette immigration féminine a des répercussions d’autant plus significatives qu’elle se concentre essentiellement dans les trois grands pôles économiques du pays ; Rome, Milan et Gênes. Dirigé vers les métropoles, le schéma migratoire latino-américain donne aux femmes l’opportunité de s’insérer profondément dans le système des activités autonomes et domestiques qui permettent le fonctionnement quotidien des familles, structures essentielles de la société civile italienne : aide et soins à domicile, construction, nettoyage, petits transports. Particulièrement à Milan, les migrants latino-américains, surtout les Péruviens, ont commencé à apparaître en nombre statistiquement significatif dans le domaine du travail autonome. Or, « (…) le Pérou et le Chili (…) sont des pays de culture féminine13 », selon Hofstede. L’apport significatif de culture féminine et la diversification consécutive dans la composition sociale favorisent un processus de “féminisation” destiné selon toute vraisemblance à impacter durablement les mœurs italiennes.

Actuellement, il demeure néanmoins pertinent de considérer l’Italie contemporaine comme un pays de culture masculine. Mais l’analyse des valeurs masculines et féminines proposée par Geert Hofstede incite à porter un regard nuancé sur la masculinité italienne.

1 Geert Hofstede et Daniel Bollinger, Les différences culturelles dans le management : comment chaque pays gère-t-il ses hommes ? Paris, Éd. d’organisation, 1987, p. 135.

2 Pierre Dupriez et Solange Simons, La résistance culturelle : Fondements, applications et implications du management interculturel, 2ème édition, Bruxelles, De Boeck, 2002, p. 52.

3Mme. Elisabeth Wieczorek, Cours de management interculturel, Université Paris X Nanterre, 2014-2015.

4 Geert Hofstede et Daniel Bollinger, Op. cit.,p. 154.

5Ibidem.

6 Pierre Dupriez et Solange Simons, Op. cit., p. 52.

7 Elzéar, Management interculturel, Geert Hofstede, AFRIQUE & CHINE, Paris, Elzéar Executive Search, p. 4 : http://www.elzear.com/images/stories/revues/ELZEAR_-_Le_management_interculturel_AFRIQUE-CHINE_selon_le_modele_Geert_Hofstede.pdf.

8 Jean Carpentier et François Lebrun, Histoire de la Méditerranée, Paris, Éd. du Seuil, 2001, p. 348.

9 Claudia Gioseffi, «Negotiating with the Italians», Passport Italy: Your Pocket Guide to Italian Business, Customs & Etiquette, 3rd edition, Petaluma (California), World Trade Press, 2009, p. 65-67.

10 Ibidem.

11 Martine Chaponnière, Patricia Schulz, Eliane Balmas, Graziella Bezzola-Romano et Sabine Voélin, Les valeurs dites féminines et masculines, Paris, L’Âge d’Homme, 1993, p. 221.

12 Isabel Yépez, Nouvelles migrations latino-américaines en Europe : Bilans et défis, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2008, p. 87.

13 Pierre Dupriez et Solange Simons, Op. cit., p. 52.

Nation en péril, péril dans la nation

Lamberto Tassinari

À l’époque des Trump et Le Pen, voici trois textes écrits entre 1991 et 1996 – deux éditoriaux de ViceVersa et l’extrait d’un article – liés comme les perles d’un collier transculturel et qui appartiennent à notre futur antérieur, à la spirale atemporelle du temps.

Monstre

La culture transculturelle est ce qui reste après avoir perdu certains de nos caractères ethniques. Mais lesquels? Certainement les plus intolérants à l’égard des différences. En d’autres mots, les éléments d’ethnicité qui excluent les autres. Ces éléments, on les retrouve en partie au fond de l’affectivité nationale, dans la confortable chaleur de l’amour de la patrie.

Le processus d’identification nationale, au moins tel que nous le connaissons, n’est pas un processus de libération. La guerre froide ethnique des deux nations ou des trois nations est plus qu’un simple débat constitutionnel. il faut déplacer les enjeux sur le plan de la cité.

La revendication québécoise, ce désir névrosé de rétablir la francité perdue, s’étend sur une trop longue période de temps et elle a manqué d’énergie, d’hommes et d’occasions au moment où la modernisation aurait coïncidé avec un projet d’État‑Nation, pour être acceptable aujourd’hui. Elle n’a plus aucun sens politique. Le contenu politique devrait se manifester sous d’autres formes: dans la totale ouverture de la citoyenneté, dans l’abolition de tout ghetto multiculturaliste, dans la résolution du rapport Anglais-Français (nœud du blocage politique) et enfin dans des choix radicaux de politique économique, sociale, écologique.

 

Une identité autre

Le Canada et le Québec constituent un cas exemplaire pour la réflexion philosophico‑politique contemporaine. Au Canada, on devrait, au moment même de l’éclatement de la Confédération, réussir à hausser la mise et être capable de dépasser les limites imposées jusqu’à présent par le conformisme idéologique, d’animer le débat d’idées nouvelles, d’indiquer une direction. Transformer cette société inaccomplie en institutionnalisant son inaccomplissement, en faisant du Canada, pays incertain, non pas un pays rhétoriquement fort mais symboliquement autre. Et le Québec est le levier de cette métamorphose politique.

Le Québec ne peut plus percevoir sa situation comme une aventure tragique, unique, nationale. À défaut de quoi il ne devient qu’un chapitre insignifiant de la déperdition ou de l’affirmation universelles. En se fixant sur lui‑même, le Québec est en train de gaspiller ses dernières onces d’authenticité. Il doit établir son rapport à l’universel en développant jusqu’aux dernières conséquences les contradictions qui le constituent. Vouloir à tout prix une «identité qualifiée», selon l’expression du philosophe italien Giorgio Agamben, signifie vouloir conserver le côté sombre de l’Histoire. Les nombreuses insurrections nationalistes de cette fin de siècle semblent être une sorte d’apologie théâtrale de la modernité. Être Français, Brésilien, Italien, Québécois ou Canadien ne constitue pas une antidote contre le malaise existentiel et politique. Il faut chercher ailleurs. Au‑delà de la normalité, dans les plis de la maladie, dans l’art libéré de son autorité (auteur), trouver une identité autre sur laquelle fonder une politique qui n’oublie pas le vide, la mort. Une politique qui tienne les êtres humains ensemble au nom de leur simple humanité. Comme au début.(1993)

La politique quantique

Les forces qui sont à l’origine de la civilisation industrielle se sont battues avec acharnement contre les idées de justice sociale et elles ont soutenu aussi, à un moment donné, que ces idées étaient porteuses d’une vision matérialiste et vulgaire de la vie. Un des paradoxes apparents de la modernité c’est que ces mêmes forces ont été, par la suite, responsables du triomphe du matérialisme, de l’injustice et de la vulgarité. Alors, les jeux sont faits ? Nous devons croire que non. Mais comment renouveler le politique ? D’aucuns sont partis en solitaire, déjà dans le passé lointain, à la recherche du quantum politique. De même que l’Univers de la physique classique correspond à celui de la physique quantique, le renouvellement du politique doit se produire dans la vie de tous les jours. C’est l’optique, le niveau qui changent. La politique classique est naturaliste: elle puise dans le sens commun qui renvoie à un être humain considéré accompli, immuable et isolé. Un être dont les liens avec l’Univers ont été coupés. La “politique quantique” introduit à nouveau l’Univers avec toutes les possibilités et les variables infinies de la vie, lesquelles, finalement, sont les mêmes que celles de la politique de tous les jours. Aujourd’hui nous voyons que la science, en découvrant involontairement la grande complexité de la matière, se présente à nouveau comme philosophie. Se révèle ainsi à nos yeux une quantité considérable de qualités cachées que le sens commun considérait tout à l’heure « immatérielles », sinon « spirituelles ». Ces qualités sont aussi des qualités humaines. Il n’y a pas de métaphysique, mais une seule nature énigmatique que la politique ne peut plus se permettre d’ignorer. La politique quantique récupère alors la totalité de l’Homme et l’amène sur le terrain de la cité en se disposant ainsi à résoudre, au‑delà de la séparation entre individu et citoyen, l’extrême aliénation humaine. (1996, éditorial)

Éducation. Pre-texte

Comme éduquer (educare) veut dire conduire dehors ‑ donc hors‑de‑soi, vers autre chose, vers l’Autre ‑ écrire sur l’identité québécoise signifie aller au coeur de l’éducation: parce que ce qui fait problème dans notre contexte social c’est bien le déplacement vers l’Autre. Je serai très personnel: depuis mon arrivée ici, il y a dix ans, je vois le Québec comme un oxymoron, c’est‑à‑dire comme cette figure de la rhétorique qui réunit dans une locution des termes en apparence contradictoires: douce peine. Un pays difficile, comme tout le Canada d’ailleurs, dont la solution n’est pas évidente, presque impensable.

Immigrant, j’ai vu, comme d’autres, l’énorme potentiel de ce pays, une occasion sans précédent de faire naître un pouvoir faible. Un Pouvoir possédant à son intérieur un antidote contre les excès de la Force majoritaire, contre la fausse conscience. Mais comment serait possible un tel monstre? Pour une série de raisons: parce que ce pays était une colonie égarée en plein vingtième siècle dans le Nord industrialisé, parce qu’il est toujours une terre neuve, un lieu de métissage, parce qu’il a une histoire sans Histoire, une modernité déjà post‑moderne. Enfin parce que nous vivons à l’époque de la transparence où il suffirait de vouloir, pour voir nu le roi.

Firenze: murale transculturale

Qu’en serait‑il à ce point de la question nationale»? Superbe condition la nôtre que personne, ici, ne sait reconnaître. Et si quelqu’un croit voir, la censure ou le silence tôt l’éliminent. Ainsi, insouciante, cette société affiche sa volonté de devenir «comme les autres». De vouloir la Force.

Il y a cinq ans, Fulvio Caccia et moi publiions un article dans Le Devoir:«Le français: lingua franca de la transculture en Amérique du Nord»1. Avec ce texte nous appliquions la perspective transculturelle et son optique faible à la question de la langue: le fait français gérant le concert minoritaire. Silence. Aucun échange. Plusieurs mois plus tard, dans les pages du même quotidien, quelqu’un réplique par un article titré «La faiblesse, non merci». Mais nous parlions d’une autre faiblesse…

Cinq ans après, le Québec est au comble de la Force. Un véritable Risorgimento: fanfares, mensonges, bravo‑bravo, nous‑nous. Les autres redeviennent, entre‑temps, des étrangers. Des pions. Mais pourquoi tout cela devrait‑il être inévitable? (1991, éditorial)

 

 

 

 

 

Y-a-t-il une dérive nationaliste aujourd’hui en France ? Quelques éléments pour une réflexion à développer

Sophie Jankélévitch et Giuseppe A. Samonà

Il y a plus de trois ans, le Théâtre de la Vieille Grille avait accueilli pour quatre soirées Le bal d’Irène, spectacle d’Andrea Murchio et Alessia Olivetti sur la vie d’Irène Némirovsky, alors représenté dans sa version française. Nous l’avions beaucoup aimé et nous en avions rendu compte dans un article sur la revue Altritaliani. C’est pourquoi, quand l’Ecole Suisse Internationale l’a accueilli à son tour en février dernier pour une soirée unique, en italien cette fois, nous y sommes allés volontiers, émus et curieux à l’idée de le revoir.

Revoir, ou voir ? En réalité, ce fut une découverte. Comme si avec la version italienne, et dans un contexte politique sur lequel nous reviendrons plus loin, le spectacle avait révélé d’autres niveaux de lecture, fait entendre d’autres échos, suscité de nouvelles émotions… Etait-ce seulement parce que la première fois, une partie de notre attention et de notre admiration avait été captée par la prouesse d’Alessia Olivetti, jouant avec une parfaite aisance dans une langue qui n’est pas la sienne et qu’elle avait apprise exprès en vue du spectacle ? Toujours est-il que ce soir-là nous avons apprécié l’écriture d’Andrea Murchio dans toute sa force, sa sobriété et son pouvoir d’évocation. Grâce à une excellente mise en scène et à l’intensité d’Alessia Olivetti se réalise la fusion entre la comédienne, le personnage créé par le texte et le personnage réel, historique, Irène Némirovsky elle-même.

Mais s’il nous est venu le désir d’en reparler aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour souligner une fois encore les qualités de ce spectacle… Un « détail » nous a frappés, qui résonne, de manière troublante, avec notre actualité. Paris, seconde moitié des années 30: Irène est en train de lire Gringoire, dont le public peut voir le titre qui s’étale en première page, chassez les étrangers (la phrase revient par la suite). Comme on sait, ce journal politique, littéraire et satirique, dès le début des années 30, alimente la xénophobie qui ne fera que croître par la suite en France. La haine des étrangers se conjugue avec une violente campagne antisémite: le complotisme en vogue à cette époque reproche aux Juifs de vouloir la guerre, de propager les idées communistes ou à l’inverse d’accumuler la richesse au détriment du peuple, de favoriser l’immigration génératrice de désordres. Nous ne savons que trop à quelle tragédie ce délire a conduit l’Europe (Gringoire a aussi publié de nombreux récits d’Irène Némirovsky, les derniers sous un pseudonyme: mais cela ne l’a pas protégée de la déportation et de la mort, et lui a même valu, auprès de ses détracteurs, l’absurde et injuste étiquette de  « Juive qui hait les Juifs »)

Les auteurs auraient-ils changé quelque chose au spectacle, ajouté un détail absent de la version en français ? Hélas, non… C’est la montée en puissance du Front National et des idées racistes et xénophobes qu’il véhicule, en cette période pré-électorale, qui donne évidemment au spectacle un relief particulier, le place sous un éclairage nouveau. Tandis que l’histoire d’Irène s’achemine implacablement vers la tragique fin que l’on sait, on a presque l’impression que ce qui se déroule sur la scène pourrait nous attendre dehors, à la sortie du spectacle : aujourd’hui, dans le contexte politique de la France (mais aussi d’autres pays euopéens), le récit écrit par Andrea Murchio et joué par Alessia Olivetti de manière si convaincante fonctionne aussi comme un avertissement, un appel à la vigilance.

Bien sûr, la France de 2017 n’est pas celle des années 30. Il ne s’agit pas de comparer, mais plutôt de réfléchir ‒ et, encore une fois, ce spectacle nous y invite fortement ‒ au danger qui nous menace ici, à la veille de l’élection d’un nouveau président, en remettant en perspective les thématiques inquiétantes qui reviennent quotidiennement dans le débat français. La « grandeur de la France » est un leit-motiv récurrent dans nombre de discours politiques ; depuis des mois nous entendons parler de la nation qui doit réaffirmer son autorité face aux diktats de l’Europe ; d’une « identité » qui serait menacée par la présence d’un nombre toujours croissant de « migrants », de demandeurs d’asile, de réfugiés, en un mot d’étrangers… Même lorsqu’elle se présente sous les dehors apparemment plus positifs d’ « identité heureuse » ouverte sur le monde, cette notion fantasmatique ressortit toujours à la même rhétorique, maintenant une frontière entre « nous » et « les autres », ceux qui viennent d’ailleurs… On peut aussi mentionner le succès rencontré dans l’opinion par les théories complotistes, la violence des attaques contre la presse, le populisme pénal (et pas seulement pénal), et encore bien d’autres signes alarmants d’une fascisation de l’opinion en France. Mais surtout, s’il faut parler de la toute proche échéance électorale, le plus inquiétant est à nos yeux l’aveuglement qui amène une partie des citoyens de ce pays à exclure l’éventualité d’une victoire de Marine Le Pen, dont la France selon eux, serait protégée par son histoire même : la Révolution de 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les « valeurs » de la République… Cet aveuglement nous semble résulter entre autres choses d’une difficulté, voire d’une incapacité de la France à assumer son passé et à regarder en face sa propre histoire, son histoire réelle, avec ses épisodes les plus sombres, au lieu d’en invoquer toujours les mêmes pages glorieuses, comme si elles pouvaient jouer le rôle d’un antidote au fascisme. Le bal d’Irène fait précisément resurgir une de ces zones d’ombre : les années 30, marquées, entre autres, par la jonction de la xénophobie et d’un antisémitisme déjà bien ancré… Depuis lors, d’autres épisodes ont eu lieu, qui certes ternissent l’image du pays des Droits de l’homme. Mais le problème n’est pas tant qu’ils aient eu lieu ; il est plutôt dans la dénégation ou la méconnaissance dont ils ont été, et sont encore l’objet dans l’opinion publique ‒ pour certains d’entre eux du moins (par exemple le rôle exact de la France dans le génocide au Rwanda). Ainsi, il aura fallu des années pour qu’on cesse de considérer Vichy comme une parenthèse et de parler des « événements » d’Algérie, comme s’il ne s’était pas agi d’une guerre coloniale menée par la France pour maintenir l’Algérie sous son autorité… Or cette difficulté à assumer le passé, cette tendance au déni empêchent de comprendre comment le vote lepéniste, loin de se réduire à une protestation contre la crise sociale et économique (qui bien sûr l’encourage…), se nourrit d’idées fascistes qui ont pris profondément racine au cours de l’histoire. En ce sens, la défaite de Marine le Pen à la présidentielle serait certes un grand soulagement, et bien sûr nous la souhaitons, mais elle ne manquerait sans doute pas d’apporter de l’eau au moulin de ceux qui, explicitement ou implicitement, s’obstinent à croire la France à l’abri « par nature » du fascisme ; le travail de mémoire qui reste à faire sur de nombreux pans de l’histoire récente ne s’en trouverait pas favorisé et la « lepénisation » des esprits, processus lent et engagé depuis des décennies, ne serait pas pour autant enrayée. En réalité le danger déborde largement l’enjeu électoral. Danger qui d’ailleurs plane sur toute l’Europe (pour ne pas parler des Etats-Unis), à l’exception de l’Espagne et du Portugal ; la France n’est pas le seul pays menacé par la dérive fasciste, même si elle a le triste privilège (et ce n’est peut-être pas un hasard) d’avoir le parti d’extrême droite le plus puissant, au niveau européen…  

Cependant, loin de la politique officielle et au-delà (ou en deçà) de la nécessaire recherche des solutions économiques, sociales et institutionnelles permettant de sortir de la crise, il existe aussi – en France et dans d’autres pays d’Europe – de nombreuses initiatives, citoyennes, associatives ou simplement individuelles pour aider et accueillir avec confiance ceux qui arrivent, les considérer comme une ressource plutôt que comme un poids, et voir dans cette diversité de langues, de cultures, de religions, de parcours de vie, une chance  plutôt qu’une menace. Ces initiatives sont révélatrices des forces qui s’opposent à la culture de la haine et au nationalisme agressif propagés par le parti lepéniste, et même par certains secteurs radicaux de la droite dite républicaine. En ce sens, il faut remercier l’Ecole Suisse Internationale d’avoir ouvert ses portes, même pour un soir, à Andrea Murchio et Alessia Olivetti. Car le théâtre, lorsqu’il donne à penser, est aussi un moyen de lutte.