ViceVersa compta un premier cercle de collaborateurs. Yves Chevrefils-Desbiolles fut de ceux-là. Lorsque sa femme Annie m’a annoncé son décès en octobre dernier, un pan de cette période s’en est allé avec lui.
Pour ma part , je l’avais rencontré à Montréal en 1986. Ce jour-là, nous étions quelques-uns à être restés dans ma cuisine après la réunion de rédaction. Yves venait d’y publier ses premiers articles. Alors il me parla de son envie de travailler sur les revues d’art. En tant que rédacteur en chef de cette publication, j’avais eu vent lors d’une rencontre de jeunes éditeurs français qu’un collectif dédié aux revues venait d’être créé à Paris. C’était, bien sûr, l’association Ent’revues. Je l’invitai à explorer cette piste.
Cette information ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd et quelques mois plus tard, il était parti pour Paris. Se doutait-il alors que son existence s’y déroulerait ? Il fut notre premier correspondant étranger. J’étais loin d’imaginer que je ferai de même l’année suivante !
La revue, encore une fois, en fut le prétexte et le moteur. J’avais formé le projet d’organiser une série de manifestations à Paris pour mieux faire connaître notre publication en France, mais aussi en Europe. Pourquoi pas ? N’était-elle pas déjà publiée dans trois des langues européennes : le français, l’anglais et l’italien ?
L’occasion se présenta en octobre 1987. Une semaine entière allait être dédiée aux revues à Paris. (Sans doute était-ce déjà les premières animations du collectif auquel Yves serait associé.) Il fut un précieux relais pour notre délégation. Car nous étions une bonne douzaine entre illustrateurs et rédacteurs du Québec. J’étais parti en éclaireur avec deux lourds cartons de revues, en compagnie de l’ami Nicolas Van Schendel. Ce dernier avait déjà un point de chute : l’appartement d’une ancienne camarade d’université de Montréal qui deviendra ma femme.
Or dans cet intervalle, c’est Yves qui m’accueillit. Il venait d’emménager avec Annie, sa jeune épouse, dans un double studio du 9e arrondissement. Ils m’offrirent très généreusement la chambre de bonne, juchée au sommet d’un labyrinthe improbable. J’étais exténué autant par l’organisation du voyage que par une épreuve dans ma vie personnelle. Je n’oublierai jamais l’accueil fraternel qu’Yves et Annie me réservèrent alors. Ce fut un moment de paix et de stabilité.
Mon installation à Paris me conduisit à fréquenter Yves assez régulièrement. Nous avions les mêmes projets professionnels autour de l’objet-revue et ce qu’elle représentait. Les miens étaient plus immédiats et sans doute plus utopiques. Mon idée était d’installer un bureau de ViceVersa à Paris. Je voulais en faire la tête de pont du projet transculturel de la revue. Malgré la diffusion ponctuelle du périodique en France, en Italie et en Belgique, malgré quelques colloques, cette initiative resta en plan, faute de moyens. Yves fut plus raisonnable. Il réalisa son rêve et devint historien des revues avec une belle thèse publiée en 1993 sous le titre « Les revues d’art à Paris : 1905-1940 ». Son engagement auprès de l’association Ent’revues et ensuite avec l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, créé par Olivier Corpet, s’amplifia. Nous nous perdîmes de vue. Il partit à Marseille avec sa femme et ses deux filles, puis en Normandie avant de revenir à Paris.
Entretemps nous avions respectivement fondé une famille. C’était en 1989. L’Europe était dans tous ses états et nous allions devenir pères ! Avec Aline, nous étions allés voir Annie et Yves à la maternité juste après la naissance d’Esther, leur fille aînée. Cette journée de la fin juillet était lumineuse. Nous avons partagé notre joie et notre excitation de devenir parents. Moments fugitifs de bonheur que parfois des photos immortalisent. Je conserve toujours à portée de main la photo qu’Yves a prise de ma femme et de moi ce jour-là. Aline est assise, enceinte. Elle porte une robe jaune clair et une blouse rouge avec des motifs. Je suis debout derrière elle en chemise blanche et aux manches retroussées, mes mains posées sur ses épaules. Nous sourions tous les deux. De la fenêtre émane une douce lumière poméridienne.
Cette photo qui pourrait sembler anodine, demeure pour moi l’une des plus belles que nous ayons de nous. Yves a su capter cet instant de grâce et de suspension qui fait tout le charme de la vie. Merci Yves.
Ce texte m’accompagne depuis bientôt vingt ans, autrement dit, il s’agit d’idées esthético-politiques qui fondent, qui constituent ce que je suis (…ou ce que je crois être). Les trois premiers paragraphes sont les mêmes qui se trouvent en Art, euthanasie de l’aura, texte publié dans l’ouvrage collectif “Utopia. De quelques utopies à l’aube du 3e millénaire” (PUL, Syllepse, 2001) et dans ce même site.
Le quatrième et dernier paragraphe est d’aujourd’hui, énième variante d’un texte que j’aimerais indéfini.
Tout est lié
Tout
est lié. Aurions-nous oublié que le battement d’ailes d’un papillon en Chine
produit un ouragan dans les Antilles? Ou, peut-être, n’avons-nous jamais cru
que cette image poétique illustrant la théorie du chaos possède valeur de
vérité. Pourtant, nous avons tranquillement reçu l’idée de globalisation sans
pour autant comprendre que l’économie globalisée est le dernier des phénomènes
qui nous relient, manifestation galvaudée d’une liaison beaucoup plus profonde,
cosmique, laquelle nous donne la certitude que nous sommes faits de la même
étoffe que les étoiles. Si accueillie et comprise cette vérité a des
conséquences décisives autant sur notre façon d’interpréter le monde que d’y
vivre. Il nous faut avouer que la matière n’est plus ce qu’elle était. Peu à
peu, elle nous a révélé son esprit,
le principe caché du monde physique, de la réalité qui s’est révélé de façon
partielle tout au long de l’histoire humaine. De cet esprit, c’est-à-dire du fonctionnement secret de la matière,
l’expérience sensorielle, la religion, la science et l’intuition nous ont
permis de cueillir quelques manifestations. Mais depuis un siècle, nous avons
commencé à porter un regard de plus en plus aigu à son intérieur. Maintenant,
le meta de la métaphysique devrait avoir cessé de
nous apparaître comme un au-delà, une transcendance, pour devenir une présence
profonde, une immanence, un dedans,
et la métaphysique finalement se montrer pour ce qu’elle est, la partie cachée
du monde physique. Le monde certain et solide de Newton et du sens commun
est devenu un bizarre et paradoxal
mélange d’ondes et de particules, gouverné par les lois de la probabilité
plutôt que par celles rigides de la causalité. Ainsi, nous pouvons voir les
manifestations abstraites, invisibles et «intérieures» – la pensée,
l’inconscient, le rêve, l’imagination – comme des infiltrations du monde quantique dans le quotidien des objets et
des faits… L’art est l’immense espace d’activités et d’œuvres créé par cette
énergie interne, invisible de l’être humain. Plus que d’autres capacités l’art,
sous toutes ses formes, constitue le portrait, la projection fascinante et
mystérieuse de notre richesse et de notre puissance. Les artistes ont su, de
tout temps, regarder au fond de l’être humain et des autres phénomènes de la
nature. Les mots de William Blake «si les portes de la perception étaient
toutes ouvertes les choses nous apparaîtraient telles qu’elles sont,
c’est-à-dire dans leur infinité», et de Goethe «si nous étions capables de
regarder la nature dans son ensemble, elle nous mènerait, sans aucun doute,
jusqu’à la pensée», sont plus que jamais éclairants à l’époque numérique quand
ces portes ont commencé à s’ouvrir et le regard porté sur la nature à y pénétrer
quasiment
jusqu’à la pensée. Karl Nierendorf, dans l’introduction au livre de
photographies du botaniste allemand Karl Blossfeldt, écrit en 1928: «Tout comme
la nature qui est l’incarnation d’un grand secret obscur, dans la monotonie du
devenir et du disparaître, l’art est une deuxième création, pareillement
insaisissable. Elle a germé dans l’intellect et dans le cœur de l’homme, du point de vue organique. C’est
au désir de durée et d’éternité qu’elle doit la lumière du jour.». A propos de
l’invention Goethe écrit dans ses Maximes
et réflexions : «Que signifie inventer, et qui peut affirmer avoir inventé
ceci et cela? De la sorte, s’entêter sur un droit de propriété, c’est de la
véritable folie, et ne pas vouloir honnêtement se reconnaître comme des
plagiaires, c’est un acte de présomptueuse inconscience.» Kafka, quant à lui,
en réfléchissant sur la création, observe dans son Journal le 25 février 1918:
« Les inventions nous devancent comme la côte
n’est sans cesse à la rencontre du vapeur sans cesse secoué par sa machine. Les
inventions produisent tout ce qui peut être produit. On a tort à dire par
exemple: l’aéroplane ne vole pas comme l’oiseau, ou bien, jamais nous ne serons
en état de créer un oiseau vivant. Certes non, mais l’erreur réside dans
l’objection (…) L’oiseau ne peut pas être créé par un acte originel, car il
est déjà créé, il est sans cesse recréé en vertu du premier acte de la création
et il est impossible d’entrer de force dans cette série (…) Mais – et c’est
cela qui importe – la méthode et les tendances de la création n’ont pas besoin
d’être différentes pour l’oiseau et l’aéroplane, et l’explication des primitifs
qui confondent un coup de fusil et le tonnerre peut contenir une part
restreinte de vérité».(1) Les formes inventées par les êtres humains ont
un lien profond avec les formes purement naturelles. L’artiste crée
en trouvant, en «plagiant », en jetant son filet dans le magma de
ce qui est pour en tirer une œuvre, grande ou petite, représentation fictive
d’un des infinis mondes possibles. Aujourd’hui, cette vérité, que n’est plus
seulement l’artiste ou le scientifique visionnaire à être capable de voir, est
encore plus évidente. Tout le monde commence à se sentir libre et capable de
regarder au fond de la matière et de découvrir aussi sa propre capacité à
«composer» de l’art. En ce sens la
révolution informatique aura des effets qu’iront bien au-delà de la
technologie. À la fin des années 1920 Paul Valéry avait préconisé avec une extraordinaire
lucidité ce bouleversement révolutionnaire: « Il y a dans tous les arts une
partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne
peut pas être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance
modernes. Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce
qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés
transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention
elle‑même, aillent peut‑être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même
de l’art.».(2) En procédant de ce
constat de Valéry et en particulier des mots que j’ai souligné, je mettrai en
relief le rapport essentiel existant entre esthétique et politique. Repenser
d’une façon radicale la signification de l’art me semble être l’une des rares
chances que nous avons de reprendre la route vers la cité, vers le politique à
la suite de la faillite des disciplines sociologiques traditionnelles. Si la
notion de l’art et l’invention elle-même peuvent être merveilleusement modifiées,
cela signifie que cette possibilité a toujours existé en puissance, sous forme de tendance, d’utopie.
De l’art
Aujourd’hui,
les problèmes de l’art révèlent un malaise profond qui va au-delà des
polémiques entre historiens, critiques et artistes. La distance aussi entre
l’art «difficile»chargé d’aura,
et la majorité des gens exige une révolution esthétique dont nous voyons depuis
longtemps les prémisses mais que notre temps est encore incapable d’achever.
L’art du vingtième siècle n’a pas réussi à transformer la société, même si les
technologies de production et de diffusion de l’art ont provoqué des
changements profonds, quantitatifs et qualitatifs. Tout l’art est en cause, pas
simplement l’art visuel contemporain, le plus exposé et scandaleux des arts, car il révèle mieux le caractère commun et facile de l’expression artistique. C’est
la signification même de l’art, sous toutes ses formes et dans tous les temps,
qu’il faut redéfinir. Tout d’abord, qu’est-ce
que l’art? On pourrait répondre avec Goethe que «l’art c’est l’art», évitant
ainsi tout risque de banalité. Pourtant ce n’est pas autant sa définition que
son sens et surtout son rôle qui font problème. L’art, c’est la capacité de regarder
et de donner une forme à des idées, des images, des sons, selon des critères
spontanés et appris. Capacité commune à tout être humain, comme celle de
parler, de courir ou de se reproduire. Au-delà de la distinction de nature
anthropologique et culturelle existant entre l’art «actif»
préhellénique, magique ou primitif et l’art post-hellénique de plus en plus
esthétisant, dans les arts de tout temps et lieux – autant dans les peintures
d’Altamira, dans les statues grecques et les dialogues de Platon, dans la Gioconde de Léonard, dans l’ Olympia
de Manet, dans le Décameron de Boccace, dans l’Ulysse de James Joyce que
dans la Croix, 1950 de Joseph Beuys on retrouve la même
capacité de connaître, de saisir le langage de l’univers. C’est toujours nous,
qui, par notre regard parlant ,
réussissons plus ou moins à entrevoir le pli caché dans les choses de
la vie, à en deviner a poco a poco le
secret, la vérité cachée en elles que nous essayons de révéler, depuis que nous
sommes communauté parlante, par des formes, des signes. A un certain moment de l’Antiquité, cette
habileté a été appelé Tekne à
Athènes, ars à Rome et, pendant la Renaissance, art, qui
était synonyme de science. Capacité de comprendre le monde des phénomènes, la
nature des choses et, par conséquent, technique, habileté dans la construction
d’objets, machines, fabriques, œuvres en accord avec la nature et ses lois. Art
signifiait aussi d’abord la reconnaissance de l’humanité dans la Nature, dans
ce qui existe hors de soi. Par la suite, à l’époque moderne, surtout après sa
séparation de la science et de la technique destinées à asservir la nature,
l’art est devenu communication privilégiée de la part de l’artiste, du Génie,
de la découverte de formes et de valeurs «nouvelles», il est
devenu la sphère esthétique gérée et administrée selon les principes de
la société capitaliste naissante. L’art du vingtième siècle a fini pour
coïncider avec «ce qui est artistique», avec les produits, avec l’univers des
artistes, des historiens de l’art, des critiques, des marchands, des
entrepreneurs.
De la marchandise
Avec
une rapidité extraordinaire se sont élargies, à partir des avant-gardes du
début du siècle, les frontières de ce qui est considéré artistique. Quand on a
consenti d’appeler art toute œuvre réalisée sans les habiletés traditionnelles,
sans la maîtrise des artistes du passé, les portes de l’art se sont
entrouvertes. Les avant-gardes historiques d’abord ont passé puis, dans
l’espace de quelques décennies, avec le Pop Art et les autres innombrables
mouvements, tout est devenu art: le corps, la terre, tout ce que l’Artiste peut
toucher. Cela a été le moment crucial de la crise de l’art moderne, car les
frontières de l’art ont été justement poussées à l’infini mais sans que cela
n’amène à une nécessaire, logique et officielledémocratisation de l’art. La révolte
a été vite contenue, maîtrisée et récupérée d’une façon complexe par le
système. Les langages, les idées, les formes, les médias, promus par les vagues
avant-gardistes dans tous les champs artistiques, des surréalistes aux
situationnistes à Fluxus jusqu’aux
années soixante-dix, ont été acceptés. Au lieu de subvertir le réel, cet art a
eu libre accès aux galeries, aux musées, aux maisons d’édition etc., et il a
été investi de l’aura par l’establishment critique, par les médiocrates et totalement
récupéré comme marchandise de luxe. Une véritable contre-révolution qui a
amené, en même temps, à la coupure définitive des élites artistiques avec 90
pour cent de la société. Pris dans le tourbillon du triomphe capitaliste, l’art
vit, depuis, entre la subversion et la subvention. Soudainement tous les grands
phénomènes de la modernité que la civilisation capitaliste a suscités et qui
lui ont fait cortège à travers sa crise sans fin, se présentent aujourd’hui
sous une lumière nouvelle. L’art est finalement en train de recevoir le
traitement qu’il mérite: il est
négligé, à l’avantage d’autres activités plus utiles au public. La culture marchande représente désormais, pour
l’humanité du Nord de la planète, la nature
dominante et la démocratie s’avère
plus que jamais un ballet pénible de corporations, de lobbies, non pas un
espace de communication et de partage. Et pourtant, en même temps, les limites
de ce système en tant que créateur de liberté, de démocratie et de beau
commencent à se révéler aux yeux des gens. Le cas de l’art, comme celui
d’autres activités civiles essentielles, montre en fait avec une clarté
grandissante les contradictions pénibles surgissant entre les intérêts du
capital et ceux de la société. C’est dans l’art lui même, dans sa puissance
subversive, laquelle demeure intacte, dans le fait qu’il est la négation
subtile mais obstinée de la valeur d’échange, de la valeur marchande du temps
et de la vie, que se trouvent les raisons et les énergies pour le refondre. La
crise actuelle nous apprend quelque chose de nouveau sur un phénomène très
ancien: que l’art est, sinon hostile, à tout le moins profondément étranger à
l’esprit du capitalisme. Si la modernité naissante a soustrait les arts de la
sphère religieuse en les employant progressivement comme outil d’humanisation et de laïcisation, il a fallu par la
suite à la société capitaliste presque trois siècles pour les transformer en
marchandise. Mais l’art ne meurt pas. Les têtes
imaginatives non seulement existent mais elles sont plus nombreuses
qu’auparavant, malgré que le marché aplatisse et uniformise les talents qui ne
coïncident pas avec ce qu’on voit célébré en peinture, musique, cinéma,
écriture, etc. Ce qui doit être profondément transformé, ce sont les critères
de l’interprétation et de l’emploi de l’art. Aujourd’hui, au moment même de la
plus grande confusion et d’une crise généralisée, il est possible et nécessaire
d’affirmer que la créativité artistique et ses produits (l’art) ne doivent plus
être perçus comme exception individuelle mais plutôt comme normalité de la
vie humaine commune.
Au quotidien
Essayez
(vous l’avez sûrement déjà fait) de suivre chaque semaine les chroniques
littéraires et artistiques dans les pages de votre quotidien ou revue. Si vous
parlez plus d’une langue, faites le même exercice dans vos autres langues.
Vous remarquerez alors que chaque semaine il y a des nouveautés « extraordinaires » concernant des « premiers romans » écrits par des auteurs « de grand, très grand talent » souvent comparés à des classiques proches ou lointains : un Houellebecq rappelle Ferdinand Céline, cet autre a du Franz Kafka, etc. La même chose se produit pour des peintres, sculpteurs et artistes d’autres disciplines. Que veut dire tout cela ? Cela veut dire, je crois, que le talent artistique est chose commune et qu’avec l’éducation de masse, à partir des années 1950, le nombre des artistes n’a fait que croître. L’intérêt et l’activité, l’enthousiasme que suscite cette créativité commune, je les considère par le biais de l’éclairante, à mon sens, métaphore du sport. S’intéresser et s’animer pour ces « chefs-d’œuvre » annoncés au grand public chaque semaine par les médias, c’est comme se promener dans des parcs publics pour assister à des matchs de tennis, de basket ou de foot joués par des gens ordinaires. Il arrive, bien sûr, qu’on voit de très belles choses, parfois même extraordinaires, et vous êtes là, le seul spectateur de ces exploits mémorables – pas de journalistes, ni radio, ni télévision pour en témoigner et consacrer tant de beauté. Toutefois, après dix minutes d’un match de tennis entre joueurs ordinaires (c’est-a-dire médiatiquement inconnus) vous vous en allez et continuez votre marche dans le parc sans ressentir le moindre intérêt pour l’identité des ces joueurs ni d’envie de retourner les voir la semaine suivante. Si l’industrie culturelle ne vous proposait pas, par des annonces qui résonnent dans un cellulaire au fond même de vos poches, cette série sans fin de génies inouïs et talents sublimes, vous ne leur accorderiez pas plus de temps et d’argent que ce que vous faites avec les joueurs du parc public. La conclusion de tout ça?
La conclusion, c’est que toute activité
ludique-artistique nous fait plaisir, indépendamment de la valeur
(essentiellement économique) que lui accordent ceux qui ont le pouvoir de le
faire. L’art qui vraiment nous atteint, nous émeut et nous transforme, est rare
et il ne se manifeste pas ponctuellement chaque semaine. Malgré ce don, il
faudrait pas en faire un objet de culte ou d’adoration, il suffit de le
reconnaître. Le reste n’est que du jeu commun.
1 Ces deux
citations, dans Percorsi dell’invenzione
(1993) de Maria Corti, historienne de la langue italienne et écrivain, qui
procède à un intéressant et érudit compte-rendu de l’invention dans la culture
occidentale.
2 Paul Valéry, La conquête de l’ubiquité , Pièces
sur l’art, 1929.
Que signifie inventer, et qui peut affirmer avoir inventé ceci et cela? De la sorte, s’entêter sur un droit de propriété, c’est de la véritable folie, et ne pas vouloir honnêtement se reconnaître comme des plagiaires, c’est un acte de présomptueuse inconscience.
Goethe, Maximes et réflexions
Quand, en 2001, j’ai publié ce texte sous le titre « Art : euthanasie de l’aura à l’époque numérique » dans Utopia. De quelques utopies à l’aube du 3e millénaire aux Presses de l’Université Laval-Éditions Syllepse, j’étais obligé de lui donner la forme canonique de tout essai ou article imprimé. Mais ce n’était pas la forme que je désirais. Mon désir aurait été de le laisser ouvert, changeant. Ouvert à toute correction, changement, ajout, possible répétition ou contradiction. Seize ans plus tard ce désir enfin s’affirme.
J’ai retiré l’article qui se trouvait enseveli dans ce site depuis le 3 janvier 2014 et je l’ai libéré de toute contrainte, je l’ai rouvert, exposé aux aléas de mon plaisir de dire, le mien et celui de mes amis de ViceVersa, free for all !
De la matière
Tout est lié. Aurions-nous oublié que le battement d’ailes d’un papillon en Chine produit un ouragan dans les Antilles? Ou, peut-être, n’avons-nous jamais cru que cette image poétique illustrant la théorie du chaos possède valeur de vérité. Pourtant, nous avons tranquillement reçu l’idée de globalisation sans pour autant comprendre que l’économie globalisée est le dernier des phénomènes qui nous relient, manifestation galvaudée d’une liaison beaucoup plus profonde, cosmique, laquelle nous donne la certitude que nous sommes faits de la même étoffe que les étoiles.
Saurait-on jamais qu’il ya d’un homme à sa planète un rapport de gémellité ou de joute, s’il n’y avait sur son corps et parmi les rides de son visage, le signe qu’il est rival de Mars ou apparenté à Saturne? Il faut que les similitudes enfouies soient signalées à la surface des choses; il est besoin d’une marque visible des analogies invisibles. Michel Foucault[*]
Si accueillie et comprise cette vérité a des conséquences décisives autant sur notre façon d’interpréter le monde que d’y vivre. Il nous faut avouer que la matière n’est plus ce qu’elle était.
Concerning matter, we have been all wrong. What we have called matter is energy, whose vibration has been so lowered as to be perceptible to the senses. There is no matter. Albert Einstein
Peu à peu, elle nous a révélé son esprit, le principe caché du monde physique, de la réalité qui s’est révélé de façon partielle tout au long de l’histoire humaine. De cet esprit, c’est-à-dire du fonctionnement secret de la matière, l’expérience sensorielle, la religion, la science et l’intuition nous ont permis de cueillir quelques manifestations. Mais depuis un siècle, nous avons commencé à porter un regard de plus en plus aigu à son intérieur. Maintenant, le meta de la métaphysique devrait avoir cessé de nous apparaître comme un au-delà, une transcendance, pour devenir une présence profonde, une immanence, un dedans, et la métaphysique finalement se montrer pour ce qu’elle est, la partie cachée du monde physique. Le monde certain et solide de Newton et du sens commun est devenu un bizarre et paradoxal mélange d’ondes et de particules, gouverné par les lois de la probabilité plutôt que par celles rigides de la causalité. Ainsi, nous pouvons voir les manifestations abstraites, invisibles et «intérieures» – la pensée, l’inconscient, le rêve, l’imagination – comme des infiltrations du monde quantique dans le quotidien des objets et des faits… L’art est l’immense espace d’activités et d’oeuvres créé par cette énergie interne, invisible de l’être humain. Plus que d’autres capacités l’art, sous toutes ses formes, constitue le portrait, la projection fascinante et mystérieuse de notre richesse et de notre puissance. Les artistes ont su, de tout temps, regarder au fond de l’être humain et des autres phénomènes de la nature. Les mots de William Blake «si les portes de la perception étaient toutes ouvertes les choses nous apparaîtraient telles qu’elles sont, c’est-à-dire dans leur infinité», et de Goethe «si nous étions capables de regarder la nature dans son ensemble, elle nous mènerait, sans aucun doute, jusqu’à la pensée», sont plus que jamais éclairants à l’époque numérique quand ces portes ont commencé à s’ouvrir et le regard porté sur la nature à y pénétrer quasiment jusqu’à la pensée. Karl Nierendorf, dans l’introduction au livre de photographies du botaniste allemand Karl Blossfeldt, écrit en 1928: «Tout comme la nature qui est l’incarnation d’un grand secret obscur, dans la monotonie du devenir et du disparaître, l’art est une deuxième création, pareillement insaisissable. Elle a germé dans l’intellect et dans le coeur de l’homme, du point de vue organique. C’est au désir de durée et d’éternité qu’elle doit la lumière du jour.». A propos de l’invention Goethe écrit dans ses Maximes et réflexions : «Que signifie inventer, et qui peut affirmer avoir inventé ceci et cela? De la sorte, s’entêter sur un droit de propriété, c’est de la véritable folie, et ne pas vouloir honnêtement se reconnaître comme des plagiaires, c’est un acte de présomptueuse inconscience.» Kafka, quant à lui, en réfléchissant sur la création, observe dans son Journal le 25 février 1918:
« Les inventions nous devancent comme la côte n’est sans cesse à la rencontre du vapeur sans cesse secoué par sa machine. Les inventions produisent tout ce qui peut être produit. On a tort à dire par exemple: l’aéroplane ne vole pas comme l’oiseau, ou bien, jamais nous ne serons en état de créer un oiseau vivant. Certes non, mais l’erreur réside dans l’objection (…) L’oiseau ne peut pas être créé par un acte originel, car il est déjà créé, il est sans cesse recréé en vertu du premier acte de la création et il est impossible d’entrer de force dans cette série (…) Mais – et c’est cela qui importe – la méthode et les tendances de la création n’ont pas besoin d’être différentes pour l’oiseau et l’aéroplane, et l’explication des primitifs qui confondent un coup de fusil et le tonnerre peut contenir une part restreinte de vérité».1 Les formes inventées par les êtres humains ont un lien profond avec les formes purement naturelles. L’artiste crée en trouvant, en «plagiant» , en jetant son filet dans le magma de ce qui est pour en tirer une oeuvre, grande ou petite, représentation fictive d’un des infinis mondes possibles. Aujourd’hui, cette vérité, que n’est plus seulement l’artiste ou le scientifique visionnaire à être capable de voir, est encore plus évidente. Tout le monde commence à se sentir libre et capable de regarder au fond de la matière et de découvrir aussi sa propre capacité à «composer» de l’art.
En ce sens la révolution informatique aura des effets qu’iront bien au-delà de la technologie. À la fin des années 1920 Paul Valéry avait préconisé avec une extraordinaire lucidité ce bouleversement révolutionnaire: « Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut pas être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle‑même, aillent peut‑être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art.».2 En procédant de ce constat de Valéry et en particulier des mots que j’ai souligné, je mettrai en relief le rapport essentiel existant entre esthétique et politique. Repenser d’une façon radicale la signification de l’art me semble être l’une des rares chances que nous avons de reprendre la route vers la cité, vers le politique à la suite de la faillite des disciplines sociologiques traditionnelles. Si la notion de l’art et l’invention elle-même peuvent être merveilleusement modifiées, cela signifie que cette possibilité a toujours existé en puissance, sous forme de tendance, d’utopie.
11 février 2017
« Bioéthique, charité médiatique, actions humanitaires, sauvegarde de l’environnement, moralisation des affaires, de la politique et des médias, débats autour de l’avortement et du harcèlement sexuel, croisades contre la drogue et le tabac : partout la revitalisation des «valeurs» et l’esprit de responsabilité sont brandis comme l’impératif de l’époque. Pour autant, il n’y a aucun « retour de la morale ». L’âge du devoir s’est éclipsé au bénéfice d’une culture qui diffusent les normes du bien-être et métamorphose l’action morale en show récréatif » Gilles Lipovetsky, Le crépuscule du devoir, 1992.
Au début de l’an 2000, le Who’s Who britannique nous apprenait que cinquante des cent personnalités qui ont marqué le siècle sont des artistes. L’art serait donc pour les gens quelque chose qui change le monde! C’est une donnée étonnante qui nous oblige à réfléchir et à nous interroger sur la schizophrénie de notre civilisation.
En effet, le vingtième siècle a été le siècle du triomphe incontesté et planétaire du facteur économique qui a dominé progressivement tous les aspects de la vie sociale, presque partout dans le monde. Deux guerres mondiales, plusieurs génocides, la destruction avancée de l’environnement, la transformation des pratiques alimentaires par des douteuses technologies, la pollution culturelle la plus farouche par l’industrie du spectacle et de l’information, enfin, la réification de tout aspect de la vie. Si le siècle dernier a été vraiment marqué par les artistes comme on le prétend et rien n’a changé dans les seize ans du nouveau siècle, alors il faut en conclure qu’il y a quelque chose qui cloche dans la manière de faire, de comprendre et d’utiliser l’art. Non seulement l’art contemporain mais celui, moderne, né avec la Renaissance, notre art, issu des révolutions mercantile, esthétique, scientifique, bourgeoise, industrielle et numérique qui se sont succédées du 15e jusqu’au 21e siècle. Continue reading ART, EUTHANASIE DE L’AURA→