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Le regard de Darwin ou le périple de l’affect (III)

par Karim Moutarrif

Je me suis baigné dans la rivière, tôt le matin, dans un silence irréel, une rivière non polluée, au milieu  d’immenses galets qui avaient dû être transportés il y a bien longtemps par des glaciers d’une autre ère. Au bout du monde, un silence troublé quelquefois par un bruit de véhicule qu’on aurait voulu éradiquer de la bande son, mais surtout par les ânes, les chèvres, les chevaux et les coqs. J’avais perdu l’habitude de l’existence de ces êtres là aussi.

Un luxe dont l’Occident m’avait dépossédé, sauf dans l’immensité écrasante de l’Amérique. Et même là-bas, il fallait l’entremise de la technologie pour y accéder.

J’étais venu avec la peur du choc après une si longue absence, mais ce ne fut que continuité dans des changements notables. Ailleurs cet endroit serait dans un parc naturel. Une exclusivité délaissée.

Je savais que je reviendrais en arrière dans le temps.

Le voyage à la montagne fut une excellente occasion de se perdre. On pouvait même y faire des rencontres en dehors du temps. Un paysan, plutôt de bonne humeur, que nous avons croisé avait dit, « Si tu es bien dans ta folie pourquoi cherche tu la raison ? » Lui le montagnard, qui, selon les apparences n’avait jamais quitté le pied de la montagne, dispensait des pensées surréalistes au vent, à qui l’entendra. Un fou qui colportait les propos d’un sage.

Ciel dramatique sur la route dans une vallée — Photo #10215012

Il n’y avait pas d’horloge et le mouvement du soleil restait la seule référence. Mais ce qu’il disait était sensé et je pensais qu’il n’y avait pas de hasard, qu’il m’avait laissé un message.

Je me gardais bien de demander l’heure à mes coreligionnaires, tous très bien équipés des derniers gadgets de l’Occident, portables et autres montres synthétiques. J’avais quelques jours pour réduire l’activité cérébrale au strict minimum, pour me laisser porter par cette langueur ambiante dans laquelle personne n’exprimait quelque inquiétude que ce soit.

D’ailleurs on se sentait y glisser irrésistiblement jusqu’à l’impression que le temps s’est arrêté, que plus rien ne se passera, que jamais on pourra s’en libérer. Jusqu’à l’étouffement.

Méditer.

Il fallait que je maintienne le fil de l’écriture, trop d’événements se bousculaient à l’entrée de ma raison.

Les choses restaient toujours dans le flou, rien n’avait changé.

La prise en otage, la désagréable impossibilité de dire quoi que ce soit. La liberté déjà brimée dans les rapports intimes, avant de quitter le foyer, vous avez déjà un aperçu de ce qui se passera dehors Un mal être qui se répercute sur les autres. C’est dans ce contexte aussi que je fis ce qu’ils appellent un retour aux sources. En toile de fond il y avait la misère dans une société qui ressemblait plus à une jungle qu’à autre chose, plus qu’ailleurs. La loi du plus fort était la seule. Les plus faibles se résigneront à leur sort. La souffrance dans les visages des gens dans la rue, les trottoirs éventrés, les grosses mercedes. Dans beaucoup d’expressions, la résignation aussi. Une pyramide de petits pouvoirs qui régissaient ainsi toute une lande. Je sentis très fortement la pression virtuelle mais bienveillante que me fit Charles à l’épaule. En Angleterre, c’était crado aussi au moment de la Révolution industrielle. Ici, il n’y a jamais de révolution, jamais eu de pays. Ceux du Sud n’ont jamais rencontré ceux du Nord. C’est un mariage forcé.

Je suis venu constater que plus rien ne serait comme avant.

C’était comme attendre le facteur au bord de la route, le voir passer et vous faire dire qu’il n’y a rien pour vous.

Loin de ma fille, je la languissais. Nos discussions, nos câlins, nos promenades, nos solitudes, sa joie et sa bonne humeur, ses créations, ses projets me faisaient défaut. Heureusement qu’il y avait l’écriture pour colmater la brèche.

Ici aussi j’avais trouvé un ordinateur. Ici, j’étais « rentré au pays », loin de la France et du Canada.

De la fenêtre de la maison où je logeais je voyais la carrière qui avait été envahie il y a longtemps par des squatters devenus depuis propriétaires.

Entrée mystérieuse — Photo #55945709

« Vieux à vendre » disait la voix depuis des siècles. Il y avait encore et toujours, ces acheteurs de vieux. Chacun chantait sa chanson dans son style y ajoutant bouilloire ou théière ou ferraille. écaille écaille écaille Dans la ville des corsaires et du djihad maritime, un terme qui était très d’actualité mais sur terre cette fois.

J’étais cloîtré, quand je sortais un petit moment j’avais suffisamment d’images pour méditer le restant de la journée. Une chose était sûre, je ne pouvais plus vivre ici, j’étais une fausse note et venir le constater me soulageait pour les derniers doutes que j’avais. J’avais déjà donné douze ans de ma vie, ce qui n’était qu’une broutille.

Hier le sort du monde se jouait dans une élection, celle de l’Empereur éponyme et le monde entier attendait fébrile, l’issue : Va-t-il être bon ou méchant le prochain président ? C’était quand même dérisoire à quoi tenait le destin de l’humanité. Le lendemain, nous nous sommes relevés avec la gueule de bois. Une chose s’achevait, une autre commençait.
J’avais cherché au pif, dans ce pays où un homme ne peut pas parler à une femme sans se faire surveiller, les traces de mon passé, de mes amours impossibles. J’avais retrouvé le nom de son frère, cette blonde d’il y a 24 ans. Sa maman allait bien, elle avait les problèmes de santé de l’âge.

« J’ai gardé le foulard que tu m’avais offert et les lettres fleur bleue que tu m’écrivais. Tu es le premier garçon qui m’a embrassé. Je vis seule, je suis mieux. » C’est ce que j’ai retenu de l’échange téléphonique. Le seul que nous eûmes.

Connaissant les susceptibilités ambiantes, je me suis présenté sur la pointe des pieds mais le message est parvenu. J’étais heureux. Le ton était chaleureux au téléphone ! En fait elle ne me rappellera plus et je ne la reverrais pas comme je l’avais espéré.

Puis je me suis enquis d’une visite à l’école où j’avais été formé. Là où il n’y avait plus de traces de moi.

Tout avait changé.

J’ai pleuré devant ce désert. Vingt sept ans, toute une vie. J’ai demandé son âge à un répétiteur qui s’étonnait de ce que je faisais là avec mon badge de visiteur, dans ce territoire qui avait été le mien, dans une illusion passée,  « Vingt sept ans », je lui ai dit, « j’ai quitté quand tu es né ». Il en fut interloqué.  Une bande de lycéennes ont débouché du tunnel, j’ai vu ma dernière parmi elles, elle avait le même âge. Je me suis rendu compte pour la première fois de la fragilité de cet âge.

Brutalement j’ai revu tout ce que j’avais traversé.

Je suis ressorti comme chassé d’un monde qui n’était plus le mien, avec le sentiment d’avoir été dépossédé. Il ne restait que des fantômes, de ces armées de professeurs, de pions, de surveillants généraux qui avaient contribué à mon cheminement. A l’évidence beaucoup d’entre eux n’étaient plus de ce monde.

J’ai refait le chemin de l’écolier que j’empruntais autrefois, il ne restait que la route, tout le reste avait changé. Les villas avaient progressivement été remplacées par des immeubles. La physionomie avait été remodelée, dans un bâti sans goût ni cohérence. Le quartier avait changé, violemment.

Je vieillissais.

Sentier de la forêt au coucher du soleil — Photo #2768282

Juste écrire, des fois c’est vital. Je sentais bien que je déprimais quand je ne pouvais pas brancher cette machine dont j’étais devenu dépendant. Juste pour colmater les bleus.

Mon ami me disait qu’il chattait comme ils disent mais qu’il ne pouvait rien conserver. La machine n’autorisait pas l’opération. Il ne doit pas rester de traces de vous, c’est confidentiel. On saisit ainsi chaque fois un peu plus le sens du mot virtuel comme vivre dans un rêve. Les langues mouraient chaque jour un peu plus sous les doigts des internautes pressés de communiquer. Tous les claviers y passent. Le temps de la machine devient la référence

Quand le virus a planté ma machine et que j’ai du réinstaller tout le système, mes fichiers avaient disparus à jamais. Heureusement je les avais immortalisés sur un disque compact. Au moment où j’avais tant de choses à dire, où ce que je ressentais partait en fumée au coin d’une autre idée et la tristesse d’en faire des orphelines perdues à jamais aussi.

La chose que je notais le plus c’était cette marque des années sur les corps et tous ces morts sur la route. Je n’avais plus vingt ans.

Dans cette ville où j’avais autrefois vécu tant d’années, l’émerveillement s’était évaporé.

J’étais un bohémien de cinquante ans qui n’avait pas encore trouvé sa route. J’attendais des formalités sans le sou. Je vivais aux crochets de mon frère et de l’ami qui m’hébergeait. Je me rationnais pour ne pas abuser.

Et je repensais à ce voyage au pays des ancêtres et la squaw me disant « Tu as souffert ». « Je n’ai pas fini j’ai juste appris à le faire en silence » aurais-je du répondre mais je ne voulais pas entrer dans les détails, en rajouter.

A l’heure qu’il était j’étais seul et j’aurais voulu parler à un être exquis qui m’aurait écouté en acquiesant de la tête, en appuyant mon propos.

J’étais reparti ailleurs. Paris XIVe.

Je suis allé là-bas à cet endroit où je l’avais connue, étudiant insouciant.

Mon cœur s’est serré quand j’ai regardé à travers une ouverture du portail qui donnait sur cette cour.

Il y avait un code à composer et je ne le connaissais pas. Je ne pourrais pas aller plus loin. Ma mémoire me restitue les scènes manquantes sans mal. Elles resurgissent.  Juste devant les boîtes aux lettres qui étaient là, juste en entrant sur la droite. Moi vérifiant mon courrier et elle passant le porche avec ses courses.

C’est là que je l’avais croisée pour la première fois dans une sortie hâtive en peignoir de bain.

Un Avenir révolu : Élégie rétrofuturiste pour l’Autoroute Bonaventure

par Christian Roy

photo © Christian Roy
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Établi à Griffintown en bordure du Vieux-Montréal au début de l’avalanche immobilière balayant ce qui fut le premier quartier ouvrier et « ethnique » au Canada, j’entends avec appréhension se rapprocher de jour en jour et d’heure en heure, derrière le mur de nouveaux condos venus m’en couper la vue entretemps, le claquement des crocs métalliques en train de déglutir par les deux bouts l’Autoroute Bonaventure. En osant me rapprocher du chantier, j’ai vu les mâchoires décrochées de certains de ces tyrannosaures mécaniques reposer dans la poussière telles les idoles de dieux-condors précolombiens au plumage en crochets, au bec acéré et à l’œil opaque. Leur rumeur inexorable et menaçante juste au-delà de l’horizon lorsque les monstres sont en action me rappelle les Langoliers de Stephen King, ces espèces d’enzymes voraces qui, dans le récit éponyme adapté au petit écran il y a vingt ans, grugent les mondes figés (tel en l’occurrence l’aéroport de Bangor) que laissent derrière eux tous les instants dans une voie de garage du temps, afin de les consigner au néant béant en arrière-plan. Car c’est bien tout un pan du passé qui est sur le point d’y basculer sans reste avec les derniers tronçons de cette artère aérienne. —De mon passé en tout cas, puisque si je me suis fixé pour ainsi dire à l’ombre de l’Autoroute Bonaventure, c’est qu’un mystérieux tropisme de ma psychogéographie personnelle a fini par me ramener en ce lieu magique d’une expérience fondatrice.

photo © Christian Roy
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Mes premières sorties en ville pour échapper adolescent à ma lointaine banlieue avaient en effet pour destination le Musée d’art contemporain à son ancien site de la Cité du Havre. C’était alors toute une expédition avec le rare autobus partant du métro McGill pour emprunter le parcours immortalisé dans une fameuse performance photographique de Françoise Sullivan, longeant comme par la voie des airs les alignements cyclopéens des silos à céréales et autres structures industrielles monumentales, pour finalement atterrir dans un quadrilatère bordé d’énigmatiques complexes de béton de faible hauteur, aux airs d’inexplicables sanctuaires d’une race inconnue ou de bases secrètes de recherche interplanétaire ou transdimensionnelle. Je trouverais bien plus tard l’écho de ce trajet initiatique dans certains films de Tarkovski, que ce soit la Zone hantée parcourue de voies ferrées de Stalker ou la longue randonnée silencieuse sur une autostrade de Tokyo dans Solaris.

photo © Christian Roy
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Le charme unique de l’Autoroute Bonaventure tient justement pour une part à un sens quasi « japonais » de l’espace, ou plus exactement de l’espacement (ma) : non seulement le large panorama planant d’un entrelacs de canaux et de chemins de fer, de caissons monolithiques et de chantiers délabrés, mais sous le tablier, la galerie ouverte au plafond strié sur la longueur, sereinement rythmée vers le point de fuite par les poutres des travées, modulées d’angles obtus à leurs extrémités. À la fois trapus et spacieux, ces larges portails ouvrent l’un sur l’autre jusqu’à l’infini, avant d’épouser la courbe survolant le canal de Lachine, plantés dans les eaux ombreuses de ce creuset de l’industrialisation comme des torii dans une onde côtière en pleine nature… Je me console de ce que ceux qui sont ainsi du ressort portuaire du gouvernement fédéral resteront intouchés par la démolition de l’autoroute à partir de sa jonction avec la ville de Montréal. Je me désole néanmoins qu’on ait fait la sourde oreille aux nombreuses interventions et propositions de citoyens, avant, pendant et après les consultations publiques en vue de la bonification du Projet Bonaventure, plaidant pour la préservation d’au moins un tronçon de cet espace irremplaçable en terre ferme, propre à accueillir de multiples usages urbains : « High Line » végétalisé au-dessus et « mail » piétonnier en-dessous[1], ou ne serait-ce qu’un seul « torii » comme observatoire urbain et ironique « arc de triomphalisme », témoin des lendemains qui chantaient encore avec un reste touchant de naïveté à l’apogée de la course à l’espace. Bien que dans une tout autre visée, Tarkovski pouvait alors, sous couvert du futurisme officiel d’une tyrannie progressiste, prendre une telle autoroute ultramoderne comme piste de décollage vers d’inimaginables mondes lointains où tout demeurait éternellement possible. À bien y penser, le MAC était en quelque sorte mon Solaris à moi, et Bonaventure la passerelle vers cette Planète Sauvage de l’art contemporain (pour évoquer un autre classique du genre par Roland Topor sorti alors), qui trouvait son environnement « naturel » dans un paysage industriel dénaturalisé, et partant, poétisé.

Même au-delà de l’anecdote personnelle, voire générationnelle, il serait dommage d’oublier sans au moins une pensée attendrie que l’Autoroute Bonaventure se voulut un pont vers l’An 2000, comme entrée de ville au moment où Montréal fut pour une saison (répercutée sur une décennie —heureusement pour ceux qui comme moi n’ont connu Terre des Hommes qu’après l’Expo 1967) le modèle réduit du village global électronique décrit en même temps par McLuhan de Toronto. En ce centenaire du Canada, le XXe siècle lui appartint bel et bien selon la prophétie de Laurier, fût-ce pour le quart d’heure de célébrité mondiale promis par Warhol à chaque humain de la nouvelle ère qui s’y inaugurait. Cet An 2000 où je trouvais alors volontiers refuge, autorisant tous les espoirs, ou du moins toutes les rêveries, non sans la crainte qui se mêle à l’exaltation au seuil des grandes aventures, n’exista vraiment qu’autour de 1970, quand il sembla pendant quelques années juste à portée de la main, derrière le prochain tournant, avant que le Progrès, emporté par sa propre dynamique, ne déraille pour de bon dans la spirale d’un malstrom dont nous ne voyons plus le fond. Ne pourrions-nous du moins honorer en toute lucidité les illusions de cette époque où l’on liquida allègrement en son nom tant de vestiges d’époques révolues, avec un dédain de taliban des savoir-faire et des univers de sens de tant de générations antérieures ?

En effet, en déniant inconsidérément toute valeur esthétique ou patrimoniale aux réussites de l’architecture brutaliste des années 1960-70, nous perpétuons l’arrogant irrespect pour le passé du modernisme niais qui l’inspirait, au lieu d’inclure ce dernier dans la considération distanciée d’une postmodernité éclairée pour toutes les époques —y compris celle qui prétendit supplanter sans état d’âme l’héritage des précédentes. L’Avenir alors entrevu n’est plus ce qu’il était, je suis le premier à l’admettre et même à m’en féliciter ; mais ce mirage fait partie intégrante de notre passé, à l’égal de tout autre mythe ou mode d’être historiquement spécifique, dont on s’efforce pieusement de conserver ou reconstituer les pendants architecturaux dès qu’il s’agit de ses victimes. L’obstination des autorités à détruire complètement la portion urbaine de l’Autoroute Bonaventure est particulièrement regrettable, alors que l’on s’apprête pourtant à intégrer dans un tel esprit l’an prochain le cinquantenaire de l’Expo 67, en vue de laquelle elle fut conçue, dans une nouvelle célébration de la Confédération en même temps que des 375 ans de Montréal.

photo © Christian Roy
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On veut nous faire croire que les neuf voies de la nouvelle entrée de ville mise à plat auront l’effet paradoxal de cicatriser la balafre dont l’Autoroute Bonaventure lacéra le tissu urbain de Griffintown avec ses neuf voies surélevées (s’ajoutant aux cinq voies de surface des rues adjacentes), coup fatal redoublant la blessure déjà infligée pendant la guerre par le viaduc ferroviaire —qui reste d’ailleurs intouché en dépit de son délabrement. Il est permis de soupçonner que ce curieux calcul répète au moins autant qu’il ne la compense la belle inconscience avec lequel cet ouvrage d’art fut implanté dans Griffintown pour achever de le condamner en tant que quartier habité. Quarante ans plus tard, j’ai pourtant découvert celui-ci dans un état transitionnel de formidable catalyseur local et international de projets et initiatives de réinvention urbaine à même la sédimentation du passé et les interstices du développement. Malheureusement, le cours du raz-de-marée d’une promotion immobilière peu planifiée et le plus souvent mal inspirée ne fut guère affecté par toute cette créativité citoyenne de terrain.

photo © Christian Roy
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Je peine à retrouver quelque trace du Griffintown d’il y a à peine un lustre encore, incubateur d’expériences inouïes pour faire du neuf à même le Vieux, à l’ombre des gratte-ciels qui se bousculent pour l’enjamber, tels les tripodes géants des envahisseurs martiens de La Guerre des mondes. Leur irrésistible avancée va de pair avec l’élargissement du fossé qui nous sépare du passé industriel et de ses monuments, et à travers eux, de l’Avenir qu’ils incarnaient. C’est son souvenir palpable qu’on efface avec toute trace de l’Autoroute Bonaventure, dont le nom même était promesse de ce bel Avenir. Aussi ne suis-je pas seulement triste, mais quelque peu angoissé de la voir disparaître un peu plus chaque jour derrière l’horizon de la prétérition. Symbolisé par elle, c’est bien sûr l’An 2000 qui s’éloigne irrémédiablement de nous dans le passé, soit le rêve utopique qui lui conféra une réalité quasi palpable vers 1970 —bien plus que l’imperceptible tournant du millénaire au calendrier. Or, au fil d’une actualité lourde d’absurde fatalité, je ne puis m’empêcher d’être hanté par l’obscure crainte que l’avenir en ce sens premier ne soit aussi emporté avec le vestige routier de son rêve daté, en cet été qui a quelque chose des derniers mois de la Belle Époque du siècle dernier où le sort d’un monde vacillait au ralenti au bord de l’abîme d’une démolition méthodique, avec en prime l’incrédule déjà-vu du funeste épilogue à son tiers.

photo © Christian Roy
photo © Christian Roy

[1] Voir Marc-André Carignan, « Est-il trop tard pour un High Line montréalais ? », Métro, 4 février 2016, http://journalmetro.com/opinions/paysages-fabriques/912818/est-il-trop-tard-pour-un-high-line-montrealais/.

 

Pluralinguisme et poésie à Paris : de quelle langue es-tu et vice versa.

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FULVIO CACCIA

En ce premier juillet, la saison littéraire parisienne s’achève et l’une de ses manifestations majeures est passée presque inaperçue. Il s’agit de la rencontre : «De quelle langue es-tu ? La poésie contemporaine italienne dans une perspective transnationale plurilingue », qui a eu lieu à la librairie La tour de Babel de Paris, le 1er juillet dernier grâce à l’initiative de Mia Lecomte et de ses complices du centre CIRCE-Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.

On aurait tort de réduire cette rencontre entre les poètes Antonella Anedda, Marco Giovenale, Eva Taylor et le critique Fabio Zinelli de l’EPHE à un simple débat entre italianisants. Prenant au pied de la lettre l’injonction camusienne selon laquelle la seule patrie de l’écrivain demeure la langue, les instigateurs de la soirée ont proposé de déconnecter celle-ci du territoire qu’elle est censée représenter.

Entre langue et langage

La poète Italo-allemande Eva Taylor le 1er juillet à la librairie ” La tour de babel” de Paris

A l’heure du Brexit et des replis identitaires en Europe, cette hypothèse est une bouffée d’air qui réaffirme la vocation originelle de toute littérature : rendre compte de la condition humaine. Mais comment la traduire sans tomber de Charybde en Silla : soit dans le piège d’une littérature nationale avide de tirer à elle tout ce qui fait différence ou au contraire une littérature postmoderne qui déconstruit le matériau de la langue ne conservant que la virtualité du jeu pur. On trouve bien là l’opposition entre langue et langage, analysée par les linguistes et déconstruit naguère par un Jacques Derrida.

Pour illustrer cette polarité, l’œuvre de trois poètes a été mise à contribution. Si la poésie d’ Antonella Anedda est empreinte d’un lyrisme très contemporain, ce n’est qu’une apparence. Car elle est travaillée par le dialecte sarde de son enfance qui dédouble la langue d’écriture, l’italien, et lui donne tout son aplomb, c’est-à-dire sa gravité. Ces poèmes dialectaux à l’âpre sonorité latine ne revendiquent pas une identité régionale, explique le critique Fabio Zinelli ; on est loin en effet de la manière dont un Pasolini s’empare du frioulan comme manifeste politique. C’est au contraire de l’intérieur de la langue qu’ils agissent pour la tendre et faire advenir cette parole singulière qui s’échappe du plurilinguisme attribuée trop souvent à la seule déconstruction moderniste.

Formalisme postmoderne

Plus caustique et ludique, donc apparemment plus moderne, Marco Giovenale construit ses poèmes à la manière d’un Francis Ponge comme des modes d’emploi ironiques qui, à chaque mot, se ramifient pour devenir logorrhée dont le rythme seul fait sens. On y retrouve le formalisme de la revue Tel Quel dont la source remonte à Mallarmé et à Valéry, bien sûr, et qu’aujourd’hui un Jean-Marie Gleize prolonge avec une approche intertextuelle très affirmée. Approche dont se revendique également le poète italien en faisant de l’Oggettistica, titre de l’un de ses poèmes, l’objet de son travail sur la langue.

Mais qu’en est-il pour l’exil ? Le plurilinguisme lié à cette expérience peut-il renouveler la langue d’accueil ? L’italo-allemande Eva Taylor ayant fui naguère le communisme de sa patrie d’origine, en doute. «Nous ne sommes pas des cosmopolites mais des réfugiés », avait précisé en introduction Mia Lecomte en citant la poète Amelia Rosselli. La langue seconde sert ici à refroidir la brûlante expérience de l’exil. C’est la langue de la mise à distance.

Sa poésie la reflète à sa manière. Attentive aux menus détails du quotidien, aux changements d’atmosphère, ses poèmes sont autant des signes qui balisent un territoire qu’il s’agit de se réapproprier et donc de nommer en lui incorporant cette torsion syntaxique propre à ceux qui viennent d’ailleurs. Ainsi peut se réaliser en catimini, un certain travail sur la langue. C’est d’ailleurs l’une des leçons de cette littérature contemporaine qui, se percevant en tant que « littérature mineure », accueille sur le même pied le formalisme postmoderne, le poésie dialectale et les écritures venant de l’expérience migrante pour en faire le lieu de convergence d’une littérature postnationale.

Ce n’est pas le cas de la littérature française qui reste, quoiqu’on en dise, profondément nationale dans ses modes de réception. L’idée selon laquelle Paris demeure la capitale mondiale des lettres conduit ses opérateurs à penser que la littérature française en est le réceptacle naturel. C’est cette opération de naturalisation qui est advenue à travers le manifeste d’une littérature-monde signé en 2007 par le gotha des écrivains francophones et français et dont le journal Le Monde a fait grand cas. Voilà bien un réflexe d’une littérature majeure avec ses qualités indéniables d’accueil certes mais aussi avec ses défauts dont le principal consiste à voir les littératures d’ailleurs comme une expression exotique de sa propre centralité. Après Ionesco, Beckett, des écrivains comme Nancy Huston ou encore la mauricienne Ananda Devi, le martiniquais Edouard Glissant, le québécois Jacques Godbout, l’haïtien Dany Laferrière, le congolais Alain Mabanckou, le malgache Jean-Luc V. Raharimanana deviennent ainsi partie prenante de la littérature française.

C’est d’ailleurs tout l’intérêt de cette rencontre qui ne se contente pas de théoriser mais donne à voir presque in vitro les élaborations en cours au sein d’une culture qui se considère « en marge » selon l’acception même d’un Paul Valéry. Nul besoin de remonter à Dante ou Pétrarque qui très vite avaient perçu la fragilité congénitale de l’italien pour comprendre que c’est justement cette faiblesse – le déficit d’état unitaire- qui lui a permis de devenir durant le Cinquecento la langue européenne de la culture.

Die Weltliteratur

Aujourd’hui par rapport au français, à la forte armature syntaxique, l’italien se trouve donc plus à même d’ouvrir une nouvelle et très ancienne perspective sur la langue qui n’est plus seulement le marqueur dune identité nationale mais aussi le véhicule d’une culture qui dès l’origine a été transnationale. Or ceci passe par ce que Deleuze et Guattari ont appelé après Kafka une « littérature mineure » ; ce qui implique l’approfondissement de l’expérience de l’exil et de l’immigration. Car c’est en subsumant l’expérience migratoire dont elle est porteuse avec ces 25 millions de migrants en un siècle que l’italien peut contribuer à faire éclore, en concordance avec les autres langues, l’avènement de ce que Goethe appelait déjà de ses vœux en 1802 : la littérature-monde. Die Weltliteratur

La quatrième dimension

En faisant éclater la chaîne du livre, l’avènement du nouvel environnement numérique peut en quelque sorte la favoriser. Mais pour réaliser pleinement les conditions de cette littérature monde, les opérateurs des littératures nationales (c’est à dire les éditeurs, les critiques, les libraires, les journalistes à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales) doivent prendre en considération un quatrième élément et peut-être le plus difficile : l’œuvre des écrivains ayant publié en dehors de leur aire linguistique d’origine. En acceptant de « rapatrier » ces écrivains autochtones écrivant dans une langue étrangère, ces littératures se grandiraient non pas en récupérant les plus célèbres d’entre eux mais en rendant visible à la face du monde ce qui demeure caché : la nature plurilingue et transculturelle de toute culture nationale. Ce pari n’est pas gagné tant s’en faut. Mais des voix se font entendre désormais pour bousculer le postulat de l’ autochtonie littéraire comme celle de Lamberto Tassinari dont l’essai John Florio alias Shakespeare (éditions du bord de l’eau ) vient d’être publié cette année 1 . C’est pourquoi on ne peut que féliciter les instigateurs de cette rencontre et les encourager à poursuivre ce travail si nécessaire.

1Je vous invite à voir le débat qui a suivi la présentation du livre le 2 février 2016 au PEN CLUB français à l’adresse suivante. https://www.youtube.com/watch?v=Gp1fkhNbRPM

Le regard de Darwin ou le périple de l’affect (II)

Paris, dix-huitième arrondissement.

Puis je revis la scène de la tentative du vol. L’homme me bouscula de son coude, il feint  l’ébriété, me dépassa puis revint sur ses pas pour me chercher noise  et dans un faux débalancement il entra en contact physique avec moi. Dans ce bref laps de temps il glissa subrepticement sa main vers ma poche pour en extraire mon portefeuille. Je le regardais dans les yeux. J’avais suivi le mouvement et je partis à la réception de l’objet. A sa sortie de ma poche j’avais la main sur mon bien. « Rends moi mon portefeuille bonhomme » ai-je dis, c’était sorti spontanément. Il me semble que j’ai été convaincant puisque le ton que je pris décontenança mon assaillant. Nous étions visage contre visage dans cette prise qui ressemblait à une séquence d’un art martial. Je sentais qu’il fallait que je devienne méchant et je n’en avais aucune envie. Je revenais de chez mon frère où nous avions arrosé un bon repas et fumé quelques herbes magiques, j’aspirais donc plus à la paix qu’à quoique ce soit d’autre. Je me  soustrayais à son emprise pour garder une amplitude de mouvement. J’étais moi-même surpris, tout s‘était passé très vite. Pendant que je m’éloignais, il me demanda si j’étais Arabe, en arabe, puis se confondit eu pseudo-excuses.  Je lui ai rétorqué dans un parler peu châtié, « qu’est-ce t’en a faire que je sois Arabe ou pas, tu n’épargne personne. » Ce jour là, pour la première fois de ma vie dans cette mégalopole, j’étais victime d’une tentative de vol, tant de décennies après.

L’image des métèques en prenait un coup.

En fait treize années de distance n’avaient rien arrangé. Le mépris avait largement repris le dessus et mutuel de surcroît.

L’agression s’est produite dans une petite rue, loin des regards et tard le soir. Le truc classique. Quelqu’un de pas agressif qu’on terrorise pour le dépouiller. Le prédateur et la proie.

Étais-je vraiment fait pour vivre ici, moi qui avais perdu l’habitude de cette violence ambiante ? Après treize ans d’existence dans une ville où personne ne s’énervait, où on entendait rarement un klaxon.

Je fus irrésistiblement attiré par l’envie de faire ce retour. Repasser par des terres qui ont possédé mon histoire personnelle. Régler les comptes avec un passé qui me chevillait, une dernière fois. Retourner là bas au pays des nomades, les  vrais.

Mon cœur se serrait au fur et à mesure que le train avançait vers le nord, au delà de la lieue du ban. Les paysages étaient aussi tristes qu’autrefois, désolés de n’avoir pu résister à cette saignée de métal et de béton. Mais chargés d’histoires humaines, d’histoires de travail et de survie. Des millions de vies qui avaient pris ce train depuis qu’il a existé.  Mal réveillés ou complètement crevés après une journée de galère dans la capitale, tous les jours ouvrables de leur vie, de ma vie. Cette crudité des faits la rendait belle, cette banlieue, toujours accueillante, sans discrimination de ce que la ville des riches rejetait.  Tous les ratages urbains, tous les ratages humains y avaient été accueillis à bras ouverts

Banlieue nord. Triste et pathétique de sa bataille pour devenir la France.

Parfois je prenais des pauses pour rêver, comme je le faisais autrefois, pris par la même magie.

Je suis descendu dans la même station et je revoyais les images interférer entre passé et présent.

Autrefois j’habitais ici, tout m’était familier. Aujourd’hui, les couleurs avaient pâlies avec le temps, la désuétude avait envahi le design clinquant d’antan. Et les envolées des architectes fanées.

Les néons qui annonçaient le centre culturel portant le nom d’un poète communiste, étaient brisés et la poussière qui s’était accumulée dessus, visible à l’œil nu, témoignait  de l’oubli. De la perte de la foi, de la fin des réunions prolétaires enflammées et de la mort du militantisme, bouffé par la société marchande.

Cette  poussière accumulée m’interpella, c’était la trace du temps qui passe.

La misère s’était accrochée aux murs et les rongeait implacablement. Cet ensemble, pimpant et clinquant, avec inauguration officielle et toute le kit, était devenue une horreur urbaine, faute d’entretien.

Dans le centre commercial autrefois déployé sur plusieurs ailes, il ne restait plus qu’un sens unique qui vous amenait au seul grand magasin qui persistait, celui qui fournissait la bouffe, le supermarché. Les accès aux autres ailes ont simplement été condamnés, ce qui ne faisait que frapper, d’avantage,  de malédiction le « ghetto » français. C’était un morceau de ma vie qui s’était émietté, effiloché. Dire que j’avais habité ici, que j’avais marché dans cette ville, dans son vieux centre, sur le bord du canal et dans ce parc magnifique qui le longe, fréquenté la bibliothèque.

Ce gâchis me donnait l’envie de pleurer.

La ligne s’est interrompue sans crier gare.

J’habitais plus au sud, dans la ville même.  Mon ami m’hébergeait, comme on héberge un artiste fauché. Je n’avais plus rien et je recommençais à nouveau quelque chose.

Et tous ces êtres qui ressurgissaient dans mon existence, là encore avec l’usure et les atteintes du temps. Je ne voulais pas penser particulièrement à ces choses là, mais elles étaient évidentes et partie prenante du décor. Les bébés étaient devenus des adultes et nous, qui étions nous devenus ?

Je marchais dans ce quartier où j’avais atterri autrefois quand j’avais pour la première fois foulé le sol de la  ville lumière pour un réel séjour. J’ai erré au gré des quartiers où j’avais vécu. La Raffinerie, le Châtelet, Saint-Michel, Rue du Commerce…

Le bar où nous allions taper un flipper et boire une couple de mousses n’existait plus. Il avait été remplacé par un magasin de mode d’un froid design. D’ailleurs la rue du Commerce, elle-même avait perdu de son peuple qui lui donnait une âme.

Le bar au coin de la rue du Renard et de la rue de Rivoli, un des rares où la Pelforth était servie en fût avait été remplacé par une boulangerie industrielle.

Cette fois ci, la « plus belle avenue » m’avait semblé le plus formidable ramassis d’anonymes et de fioriture. Le mythe se perpétuait, la ville lumière se fichait de la sueur humaine, dans le monoxyde de carbone, au nom d’une prospérité mortelle.

Depuis le départ de la cavalerie, ce sont les autos qui s’élancent dès que les feux sont au vert. Il fallait ne pas commettre d’impair pour traverser. Il fallait avoir peur de tout. De se faire renverser, verbaliser ou agresser. La ville était toujours violente, frénétique..

Les êtres faibles y survivaient dans des conditions misérables, dans une compétition sans merci. Ils étaient là, visibles, écroulés par l’alcool, sales. Ils sont devenus éléments du décor. Mais je n’aurais pas parié cher pour la durée de leur survie. Puis ils deviendront soleil vert ou peu importe. Personne ne les réclamera.  La loi a prévu des fosses communes anonymes.

On pouvait vivre en parallèle à ça.

Tout ce que je pouvais gratter c’est ce que j’écrivais. Chaque fois il fallait élaborer pour la reconstitution. Il fallait que je consigne ces faits. Il fallait parler de l’énormité de l’artifice.

J’ai fait un blitz au Maroc, où je n’avais pas remis les pieds depuis dix neuf ans. C’était ma sanction de la dictature. Pour amortir le choc, Ichar m’a emmené dans le nord, la montagne.

Là on était dans le Rif, pays des ancêtres à mon père et un peu les miens aussi.

Ce retour brutal dans le fond du Maroc me permit un détachement et m’offrit comme premier interlocuteur : la Nature.

Je suis revenu dans L’étranger de Camus.

Photo: Pierlucio Pellissier
Photo: Pierlucio Pellissier

Le roman m’avait fasciné par ce que je vivais dans le décor de l’histoire, juste au début de mon adolescence, au moment de ma découverte, au fur et à mesure que le récit avançait. Je venais de découvrir l’absurde que je n’arrivais pas à formuler et l’ouvrage me tomba entre les mains juste à ce moment là, coup du destin.

Camus me pointait du doigt tous ces rapports familiaux hypocrites, tout ce contrôle social qui peux vous mener à la potence, le pouvoir absolu, la police comme une menace pour la société. Comment un pouvoir absolu pouvait pervertir un service public.

La terre ferrugineuse m’y renvoyait régulièrement, c’était son décor le mieux campé, le plus démuni.

Je m’étais dit que je me ferais plaisir en décrivant les choses dans la poésie de la démunition, celle d’un ascète retiré qui décrirait les choses comme elles se déclarent à lui. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas offert ce plaisir interdit par la dictature, qui avait éradiqué pour un temps la poésie pour la remplacer par la souffrance, juste la souffrance. Eradiqué l’idée de se sentir car à partir de là on pouvait ambitionner et devenir subversif.

Un quart de siècle, après quoi j’avais perdu espoir. Mais l’ironie de la vie m’y avait ramené. J’étais désabusé, à raison. Quand je me suis rendu compte que de l’autre côté, je vivais une certaine liberté, inconcevable ici. Le cafouillage entre Occident et Orient, l’étalage éhonté de la richesse face à tout un peuple démuni et muselé par des décennies de servitude.

La montagne s’était vêtue de sa tenue du soir, elle s’était voilée comme une princesse berbère d’un immense châle blanc fait d’une matière insaisissable. Elle se faisait désirer juste par ses formes pudiquement revêtues pour la fraîcheur du soir. C’est ainsi qu’elle prit congé sur des ballerines, à reculons dans la nuit, pendant que le ciel s’assombrissait. Je l’avais observé tout ce temps là et je l’ai accompagnée au moment de son départ. Je la sentais clémente.

Au loin sur les derniers plateaux servant de contrefort au pic immuable qui nous surplombait, imperturbable, je distinguais les maisons, toutes petites. Je me demandais à quelle distance elles étaient. Tout était devenu irréel dans la brume rampante.  Il me semblait que les habitants étaient inaccessibles, qu’il fallait franchir gorges et canyons avant de parvenir à ces postes avancés, avant l’ascension brutale vers le sommet. Ils vivaient là depuis une éternité au milieu des choses vraies, réveillés par le coq, entre l’âne, la chèvre et la vache. Nous étions pas mal loin de la civilisation. Il n’avait pas plu depuis un moment mais il y avait un oued, à proximité de l’auberge où nous étions installés.

La transculturation, phénomène identitaire des Amériques ?

Lamberto Tassinari
Je vous propose un vieux texte, vieux quant à sa date de composition mais assez jeune, je crois, si on considère les enjeux dont il traite. Un peu d’histoire: à Montréal au mois d’avril 2001 je participais au colloque Le grand récit des Amériques: polyphonie des identités culturelles dans le contexte de la continentalisation, chapeauté par Frédéric Lesemann, Jean-François Côté et Donald Cuccioletta du “Groupe de recherche interdisciplinaire sur les Amériques”, en présentant une communication qui avait pour titre “La transculturation, phénomène identitaire des Amériques [?]”. Les actes du colloque ont été publiés la même année par les Éditions IQRC/PUL mais le texte de ma communication qui avait suscité quelques vives discussions lors de ma présentation, ne fut pas retenu par le comité de rédaction du recueil et cela sans qu’on me donne promptement des raisons plausibles. Je n’ai jamais officiellement protesté et la chose a été vite submergé par le temps…Maintenant les convulsions du capitalisme, la crise écologique évidente et des élections décisives aux États-Unis ramènent cet article à l’actualité.

Quand les organisateurs du colloque sur Le grand récit des Amériques (Montréal, 2001) m’ont invité à y participer, le titre de ma communication s’est imposé tout naturellement. Ce n’est qu’en cours d’écriture, toutefois, que j’ai compris qu’il était nécessaire d’orienter mon discours dans un sens plus critique, ce qui m’a fait spontanément ajouter un point d’interrogation au titre.

Il faudrait toujours commencer par se demander dans quelle mesure et comment une initiative intellectuelle touche le monde, contribue à le changer. À ce sujet, le groupe du Mauss (le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), avait bien formulé cette interrogation en affirmant, et cela était son mandat, que : « il faut que tout questionnement, outre que scientifique et épistémologique, soit aussi moral, politique et existentiel[1] ». Le manifeste du groupe poursuivait en affirmant qu’il faut vouloir changer le monde, même si on court le risque de faire rire de nous.

Je partage ces idées, cet engagement.

L’illusion américaine

J’ai vécu 36 ans en Europe, plus particulièrement dans quatre villes d’Italie, et 20 ans en Amérique, à Montréal. Je m’aperçois maintenant, vingt ans après, qu’au cours de mon expérience américaine je me suis fait, comme d’autres nouveaux venus, de colossales illusions au sujet de ce continent en croyant que beaucoup de choses fondamentales, impossibles en Europe, étaient, par contre, ici possibles. Que l’on soit Américain de naissance ou immigrant, nous tombons tous facilement, dans le piège du rêve américain. À cela il y a plusieurs causes, toutes bien connues et souvent répétées. La première est que l’Amérique, n’ayant pas vécu la sombre profondeur du Moyen Âge, semble légère et fraîche, libre ; une autre est l’hybridation fabuleusement rapide, confrontée à la lenteur européenne, qui donne aussi un sentiment de liberté; la troisième est que le capitalisme importé d’Europe s’est développé dans le Nord, notamment aux États-Unis, avec une incroyable vivacité (virulence), en instaurant une société horizontale présentée et vécue comme «la plus grande démocratie au monde». Enfin, mais cela peut-être est la cause première, l’espace. Selon l’interprétation de Jean Baudrillard, l’espace est en fait le principal responsable de la naissance de la mythologie de l’Amérique, car tout est fondé là-dessus tandis que, en Europe, tout est territoire.

Photo: Werner Volkmer
Photo: Werner Volkmer
Le grand récit

Avant même d’imaginer une citoyenneté des Amériques, il faudrait régler le problème civique dans chacun des pays de ce continent et, pourquoi pas, des autres aussi. Au Canada notamment et au Québec où, quarante ans après la Révolution tranquille, nous sommes à peine au début d’un échange dialectique, au bord de l’éclatement d’une crise entre les différentes composantes de la galaxie nationaliste, une crise qui pourrait amener à une refondation de la nation comme le souhaite Gérard Bouchard. Un mouvement, celui-ci, qui pourrait aller encore plus loin que ça et dans un sens beaucoup plus radical, jusqu’à voir l’idée même de «petite nation» se défoncer et aboutir à une solution plurielle canadienne, nouvellement fédérative et républicaine. À un État post-national, non idéologique, faible [2]. J’ai longtemps rêvé d’un Canada enfin post-colonial où les deux grandes cultures de la modernité auraient su fonder une cité autre à travers une véritable catharsis transculturelle. La transculture vue comme la conscience, le désir et la poursuite officielle de la transculturation qui en représente le processus. J’ai entretenu ce projet utopique pendant une longue période comme animateur, avec d’autres, du magazine transculturel ViceVersa fondé à Montréal en 1983. Cette revue, publiée en plusieurs langues sans traductions, en treize ans d’activité, a apporté à la cause de l’imagination sociale le fruit théorique, je crois, le plus valable : son existence même, sa parution physique. Elle a été exemple et modèle d’une vision transculturelle de la société que nous n’avons pas, malheureusement, réussi à transmettre politiquement à quelque niveau que ce soit. Peut-être que le temps n’était pas venu, comme on dit. Fausse conscience et mots d’ordre nationalistes à Québec comme à Ottawa, avec d’autres causes structurelles, n’ont pas permis au magazine à influencer d’aucune manière appréciable la sphère sociale et politique. Aujourd’hui, toutefois, quelque chose doit avoir changé si l’écrivain et essayiste Jean Larose peut écrire, parlant des Québécois dans son mémoire présenté aux états généraux sur la langue, au printemps dernier, que « nous sommes Anglais et Américains ». Peut-être que les temps annoncés par ViceVersa sont finalement, timidement arrivés.

Américanité ?

Je me pose la question : existe-t-il une spécificité américaine, une américanité ? Oui, elle existe. Mais sa signification est incertaine et elle ne garantit ni ne résout rien sur les plans théorique ou pratique. Américanité semble être synonyme de transculturation, et transculturation signifie métissage, hybridation, osmose, créolisation, fusion, etc. Tous phénomènes qui renvoient à l’échange pacifique, à une dimension démocratique. Mais l’américanité, à l’échelle du continent, se révèle plutôt comme un «en puissance», un devenir naturel et spontané, qui s’est peut-être réalisé à quelques reprises ici et là, surtout en Amérique centrale et dans les Antilles, comme énergie qui fait fondre des corps, des langues, des cultures. Aux États-Unis, ce phénomène ne s’est manifesté que d’une manière incomplète et ambiguë, celle du “melting pot” où les Afro Américains, ainsi que d’autres minorités, n’ont jamais fusionné. Et pourtant, malgré ce manque, ou grâce à lui, l’américanité des États-Unis est devenue mythe. Vertu ineffable reliée à la façon de vivre l’espace. C’est ça, la liberté américaine. Pour Jean Baudrillard, l’Amérique est « l’espace où toutes les cultures, toutes les ethnies, toutes les fonctions peuvent se donner libre cours [3]» et, ajouterais-je, dépenser. C’est la mythologie, le mensonge du rêve américain : ce que l’Amérique, les Amériques, promettent, annoncent mais qu’elles ne maintiennent pas. Le titre de ma communication aussi reflète, je le répète, cette idéologie: la transculturation a été un processus spontané qui n’est jamais devenu devoir-être, programme social et politique dans permisaucun pays américain. Le pays qui s’est le plus approché d’une politique transculturelle a été, il faut le dire, le Canada avec sa Loi de 1971 sur le multiculturalisme qui a fait de cette politique la doctrine officielle censée régir les rapports entre les différentes cultures composant la mosaïque canadienne. Mais cette doctrine d’État n’est que l’extension, de nos jours on dirait politically correct, de l’affirmation des droits de l’Homme et du citoyen, issue de la Révolution française. Certainement pas «lettre morte», mais pas lettre vivante non plus. En tant que tel le multiculturalisme n’a été qu’une approximation maladroite de ce que pourrait et devrait être une politique transculturelle. Dans le cercle de la revue ViceVersa, nous aimions répéter avec un brin de suffisance que la transculture était la vérité du multiculturalisme. En d’autres termes, le multiculturalisme a représenté le maximum de ce qu’a pu et peut offrir une démocratie capitaliste sur le plan du droit à la différence culturelle et à l’égalité. De nos jours, le succès théorétique du terme transculturation, forgé en 1941 par le Cubain Fernando Ortiz, est un succès académique dans tous les sens du terme, c’est-à-dire élitiste et velléitaire, un succès accompagné d’un mélancolique manque de développements sur le plan politique. Il suffirait de considérer l’état de la démocratie canadienne, coast to coast pour se rendre compte des graves lacunes dont elle souffre dans des secteurs vitaux comme la finance et la fiscalité, la lutte contre la criminalité, l’environnement.

Critique du Nouveau Monde

Dans la première moitié du XIXe siècle, où la notion de progrès faisait un consensus presque universel en Europe, l’Italien Giacomo Leopardi, ni historien ni économiste mais poète qui se révélera à la postérité comme un philosophe surprenant, adresse des propos sarcastiques à la civilisation des États-Unis, pays modèle déjà pour tout progressiste de l’époque. Du reste – écrit-il dans un poème en prose de 1836 – elle ne se privera pas, cette généreuse race humaine, de tremper ses mains dans le sang chéri des siens; au contraire, on verra couverte de carnages l’Europe et la terre de l’autre côté de l’océan Atlantique, cette jeune nourrice de la vraie civilisation, chaque fois qu’un malheureux différend à propos de poivre, de cannelle ou de toute autre épice ou bien de canne à sucre ou qu’une contestation quelconque dont l’argent est l’objet amènera des armées composées de frères à entrer en lutte[4].

Leopardi est l’un des rares écrivains et penseurs européens à se faire très peu d’illusions sur le Nouveau Monde après avoir aisément constaté sur quels principes se fonde la nouvelle civilisation. En effet, transplantées en Amérique du Nord, la production capitaliste, l’économie de marché, avec d’autres idées et techniques modernes issues du Vieux Monde, sont devenues ce que nous voyons. Très vite le libre marché a tout bouffé et, un siècle et demi plus tard, l’on se demande ce qui resterait de cette civilisation si nous supprimions le marché.

Donc, si américanité est synonyme de transculturation, il faut convenir qu’elle est programme vague, objectif incertain. Non pas réalité. Les États-Unis sont le centre névralgique, le moteur et en même temps le point de crise, le trou noir des Amériques comme ils le sont de la planète entière. Ils sont le lieu où se joue le sort du rapport entre capitalisme, socialisme et démocratie, car c’est ici que le capitalisme a produit son maximum d’efficacité en réalisant le maximum de démocratie compatible avec le système. Il faudrait reprendre en société, par des mouvements et des groupes de travail politique, je veux dire à d’autres niveaux qu’académiques, la réflexion sur l’analyse de Joseph Schumpeter qui estimait, il y a plus d’un demi-siècle, que le capitalisme est destiné à succomber à son succès et non pas à ses échecs[5].

Photo: Werner Volkmer

Au moment même du succès incontesté du capitalisme il y a donc de quoi espérer ! Et pourquoi globalisation ne pourrait-elle pas être la maladie sénile du capitalisme, celle qui va le faire, littéralement, éclater de santé? C’est le capitalisme, ce Bien-portant imaginaire, pour paraphraser Molière, qu’il faut soigner. C’est alors qu’on pourra créer une pleine citoyenneté et enfin écrire le grand récit des Amériques. Une citoyenneté nouvelle, autre, c’est-à-dire un état civique, politique mais aussi économique, aux Amériques comme en Europe, en Asie comme en Australie : le grand récit du monde, quoi ! L’état moderne, la res publica moderne n’ont rendu possible, depuis deux siècles, que l’affirmation théorique, juridique, abstraite de l’égalité des citoyens, ce qui laisse de côté la solution des injustices sociales et économiques, la dignité humaine, et finit pour nous laisser dans une démocratie fort imparfaite. Il faut développer jusqu’à l’intolérable le potentiel démocratique de ce système afin que, en s’affirmant, les principes démocratiques transforment les principes du profit en reliant la “main invisible” d’Adam Smith à un cerveau rationnel et sensible. Utilitarisme à outrance, en appliquant au capitalisme sa propre logique, voici la thérapie qui pourrait être fatale au capitalisme. Le vacciner, pour ainsi dire, ce Bien-portant imaginaire, pour réussir à éliminer tout ce qui n’est pas utile, non pas à une caste de privilégiés mais à la société entière. Une citoyenneté des Amériques a du sens à condition qu’on s’organise à l’échelle du continent contre une économie panaméricaine de marché (qu’annoncent tous les accords, en cours et à venir), en faveur d’une économie panaméricaine avec marché selon la vision du groupe du Monde diplomatique. La logique du marché global à laquelle toutes les économies nationales de la planète adhèrent est en train de liquider l’État-Nation. Cela serait, d’après moi, un bien si les États-Unis n’étaient pas les seuls à vouloir survivre à ce processus en tant qu’ État-Nation par excellence qui détient le pouvoir presque total sur le reste du monde. Mais ce ne sont pas les seuls Etats-Unis qui sont la cible. C’est une hypocrisie qui cache la farouche compétition entre capitalistes, celle qui identifie dans les États-Unis les seuls ennemis des cultures nationales faibles. Le monde entier regorge d’Amerikaners, les Américains du reste de la planète, producteurs dans le plus pur style américain et hollywoodien de marchandises allant des automobiles aux programmes de télévision et virtuels, au cinéma, aux livres, à la publicité. La spécificité culturelle est un leurre si l’offensive contre la marchandise culturelle américaine ne naît de l’action d’individus, de groupes, de communautés tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des États-Unis, qui soient porteurs d’une autre vision du monde, essentiellement différente de la vision dominante, capable de contester non la simple et pure provenance géographique de la marchandise mais justement son caractère de marchandise culturelle.

Ce qui mènerait vers une société transculturelle authentique, laquelle pourrait affronter autrement la difficulté capitale de ce continent : le rapport avec les Autochtones. La relation des Européens avec les peuples autochtones des Amériques a été vécue comme une tragédie sans issue, car l’impact originel entre les corps, les techniques et la pensée des Blancs et ceux des Indigènes a produit une distance qui, comme celle entre Achille et la tortue, ne pourra jamais être comblée, un dommage irréductible, que seule la “renonciation” aux fondements de notre civilisation pourrait guérir. Les découvreurs-colonisateurs-civilisateurs-évangelisateurs débarqués dans les Amériques, en s’apercevant que ces terres étaient “occupées”, auraient dû civilement rebrousser chemin en se limitant peut-être à laisser des missions diplomatiques auprès des peuples visités. Ils ne l’ont pas fait. Ce qui oblige leur postérité à réparer, pas avec des dollars et quelques réserves mais, tout simplement, en changeant de civilisation ! Deux citations en guise de conclusion :

 Max Weber a dit, il y a presque un siècle, que « il faut arriver au désenchantement pour pouvoir débuter la grande politique ».

Nous y sommes.

 Horkheimer et Adorno écrivent dans l’introduction de Dialectique de la raison : « Il ne s’agit pas de conserver le passé, mais de réaliser ses espoirs ».

Ce qui peut bien demeurer notre devise.

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[1] Alain Caillé, Critique de la raison utilitaire. Manifeste du Mauss, La Découverte, 1988.

[2] Les termes de «faible» et de «faiblesse forte» ont été utilisés dans l’ébauche d’une théorie transculturelle entreprise par Fulvio Caccia et moi-même. Nous les avions élaborés à partir de la lecture de philosophes tels Gianni Vattimo, Gilles Deleuze, Félix Guattari mais aussi, directement, de Nietzsche et Heidegger.

Vers la fin des années 1980 j’écrivais: « L’immigrant perd souvent sa culture et sa langue. Nous voulions renverser cette image négative et présenter la faiblesse de l’immigrant comme une force. Il nous semblait nécessaire de déplacer le centre d’une culture donnée pour intégrer les autres, d’oublier nos nationalismes respectifs sans perdre pour autant le sens de nos cultures d’origine. La transculture est un humanisme basé sur l’idée que les cultures fortes sont condamnées (…) L’éclatement de l’identité forte traditionnellement associée à ces cultures coïncide avec l’émergence de nouveaux sujets sociaux, métis issus de la périphérie des empires, porteurs d’une révolte, d’un désir de subversion d’autant plus radical qu’il n’est ni politique ni idéologique. (…) Cet humanisme présuppose une personnalité non fermée, non finie, impure. Une identité qui n’enfonce pas ses racines dans le terroir, qui soit multiple sans pourtant être bâtarde, qui ne soit pas normale.» Lamberto Tassinari, La ville continue. Montréal et l’expérience transculturelle de ViceVersa in Revue internationale d’action communautaire, 21/61, 1989 ; maintenant in Utopies par le hublot, Carte blanche, 1999, p.13-28.

[3] Jean Baudrillard, L’Amérique ou la pensée de l’espace in Citoyenneté et urbanité, p.162, Esprit, 1991.

[4] Giacomo Leopardi, Palinodie, traduction française , Allia 1997. C’est moi qui souligne. L’argent est la valeur ultime, la «res» la plus «publique» de la république étatsunienne.

[5] Joseph Schumpeter, Socialism, Capitalism, Democracy, 1942.