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Tableaux d’une exposition

Fulvio Caccia

Mia Lecomte, Al Museo delle relazioni interrotte (poésie. Côme, Lietocolle, 2016)

C’est à une étonnante exposition à laquelle nous convie Mia Lecomte qui, comme son nom français ne l’indique pas, est l’une des voix les plus sensibles du paysage poétique transalpin. Cette voix qui a été longtemps mêlée à celle d’autres écrivains, souvent étrangers, afin de soutenir leur singularité au point de laisser la sienne dans l’ombre, voilà qu’elle s’affirme pour prendre la place qui lui revient. Son dernier opus poétique l’illustre éloquemment. Intitulé Al Museo delle relazioni interrotte, ce recueil dont le titre mériterait à lui seul un long développement est une invitation à un rituel qui est devenu aujourd’hui presqu’impossible : le rituel de la séparation, qui est aussi en même temps celui de la profanation. Cette sorte d’impossibilité traverse l’ensemble de ces 44 tableaux qui cristallisent autant un état, un souvenir, un lieu, une circonstance d’un quotidien à la fois familier et curieusement décalé : … Non osi la luce separare ciò che il mio grande vuoto ha unito («  … N’ose la lumière séparer / ce que mon grand vide a uni »).

Un lecteur pressé serait tenté d’y lire l’épilogue d’une crise amoureuse et conjugale parvenue à son point de rupture. Plusieurs poèmes pourraient le suggérer. Dans « Mirabilandia » (p.18) « la voix qui tourne, tourne et tourne » c’est celle du père, du mari ? Dans « Post coitum » (p.28), la question demeure : « qui s’en est allé » de la grande cuisine attiédie par l’été – « Se n’è andato in silenzio alla fine/ Tu sei andato » –  laissant la couvée familiale désemparée ? Dans « Matrimoniale » (p.40), sans doute le nadir du recueil, on croit avoir trouvé la réponse : Ho confidato all’uomo che non c’era / Questo letto è troppo grande per me sola (« J’ai confié à l’homme qui n’était pas là / ce lit est trop grand pour moi seule »).

Le dispositif élégiaque célébrant le Grand Absent – l’homme à travers deux de ses figures- semble ici fonctionner à plein régime. Et pour cause. C’est d’abord le père disparu à qui la poète rend hommage sur ses cendres encore tièdes ( Imboscata, p.31) ; mais aussi le mari, le conjoint vers lequel semble tendre tout le rituel de cette cérémonie des adieux. Mais s’en satisfaire serait faire l’impasse sur l’essentiel, car ici tout se passe hors champs, entre les marges, en de déplacements subtils qui mettent hors jeu ce sens que l’on veut à tout prix assigner à résidence : soit dans la chaleur conviviale et feutrée de l’Oikos, comme l’épouse la mère, la jeune fille ou… le suspect ! Dès lors le vrai jeu peut commencer et le vrai « je » s’exprimer. C’est ainsi qu’apparaît la vraie nature du poème, qui n’est élégiaque qu’en apparence ; son fonctionnement est parodique. Car tel est bien l’enjeu : déconnecter le faisceau très dense des rôles des fonctions qui ont tissé des siècles durant l’identité humaine. Ce n’est pas rien, surtout lorsqu’on est femme et qu’il faut se déprendre de la valeur-refuge, le ciment qui a été si longtemps associé à l’univers féminin: l’amour.

Comment s’en défaire sans jeter, au sens propre et figuré, le bébé avec l’eau du bain. C’est tout le dilemme des femmes à l’égard de la création. Au lieu d’en faire fi, comme nombre de ses contemporaines, ou de la subsumer comme l’ont fait certaines écrivaines des générations précédentes, Mia Lecomte a emprunté une porte dérobée. Cette porte, c’est l’observation du travail du désamour qui s’opère en elle. Expérience restituée par touches fines, par fragments, qui rend « son drame plus puissant et plus évident », comme l’écrit très justement Carlo Bordini dans sa postface. Or ce drame si évident ne peut être que celui de la séparation.  C’est pourquoi on pourrait lire ce recueil comme l’avers symétrique des “Fragments du discours amoureux”. Alors que chez Barthes il s’agit d’exposer de l’impossibilité du discours amoureux, ici c’est précisément tout le contraire : l’impossibilité de tout discours sur le désamour.

Le christianisme aurait-il triomphé au point de rendre inopérant toute expression du désamour ? Non, affirme Walter Benjamin, c’est le capitalisme dans sa phase avancée  qui a pris la religion de l’amour dans ses rets rendant impossible son outrage véritable. Qu’est-ce à dire ? Dans son essai La profanation, où ces pensées de Benjamin sont extraites, Giorgio Agamben nous en donne l’explication. Pour les juristes romains, la profanation consistait à restituer au libre usage des hommes ce qui avait initialement consacré, c’est-à-dire séparé pour l’usufruit des dieux. C’est le sacrifice – et donc la victime sacrifiée – qui instaurait la césure entre l’usage sacré et l’usage profane. On sait le long travail du christianisme pour absoudre cette coupure où Dieu, par son incarnation, devient l’objet même du sacrifice dévoilant ainsi la contiguité entre nature humaine et nature divine. Aujourd’hui, le capitalisme avancé pousse jusqu’à ces limites extrêmes la logique chrétienne en démultipliant les séparations sans raisons. Bref en transformant tout en marché, tel Midas changeant ce qu’il touchait en or: ” Dans sa forme extrême, la religion capitaliste réalise la forme pure de la séparation sans plus rien séparer “.

Or de quoi est-il précisément question dans ce recueil ainsi que dans toute création authentique, sinon de séparer les diverses appartenances dont tout un chacun est constitué de leur finalité, et affirmer ainsi une identité renouvelée qui n’est plus simplement réduite à ces fins . Pour Mia Lecomte, cela passe par l’exposition du désamour au travers ses divers rôles –fille, mère, femme – et libérer ainsi le langage de ses assignations afin de retrouver l’acte pur de la création  que fonde la poésie.

Le lieu par excellence de l’exposition c’est le musée, c’est aussi au-delà de l’espace physique déterminé, nous dit toujours le philosophe italien, « la dimension séparée où est transféré ce qui a cessé d’être perçu comme vrai, décisif ». Dès lors titre du recueil prend tout son sens, car au musée les relations ne peuvent qu’être interrompues.

Pluralinguisme et poésie à Paris : de quelle langue es-tu et vice versa.

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FULVIO CACCIA

En ce premier juillet, la saison littéraire parisienne s’achève et l’une de ses manifestations majeures est passée presque inaperçue. Il s’agit de la rencontre : «De quelle langue es-tu ? La poésie contemporaine italienne dans une perspective transnationale plurilingue », qui a eu lieu à la librairie La tour de Babel de Paris, le 1er juillet dernier grâce à l’initiative de Mia Lecomte et de ses complices du centre CIRCE-Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.

On aurait tort de réduire cette rencontre entre les poètes Antonella Anedda, Marco Giovenale, Eva Taylor et le critique Fabio Zinelli de l’EPHE à un simple débat entre italianisants. Prenant au pied de la lettre l’injonction camusienne selon laquelle la seule patrie de l’écrivain demeure la langue, les instigateurs de la soirée ont proposé de déconnecter celle-ci du territoire qu’elle est censée représenter.

Entre langue et langage

La poète Italo-allemande Eva Taylor le 1er juillet à la librairie ” La tour de babel” de Paris

A l’heure du Brexit et des replis identitaires en Europe, cette hypothèse est une bouffée d’air qui réaffirme la vocation originelle de toute littérature : rendre compte de la condition humaine. Mais comment la traduire sans tomber de Charybde en Silla : soit dans le piège d’une littérature nationale avide de tirer à elle tout ce qui fait différence ou au contraire une littérature postmoderne qui déconstruit le matériau de la langue ne conservant que la virtualité du jeu pur. On trouve bien là l’opposition entre langue et langage, analysée par les linguistes et déconstruit naguère par un Jacques Derrida.

Pour illustrer cette polarité, l’œuvre de trois poètes a été mise à contribution. Si la poésie d’ Antonella Anedda est empreinte d’un lyrisme très contemporain, ce n’est qu’une apparence. Car elle est travaillée par le dialecte sarde de son enfance qui dédouble la langue d’écriture, l’italien, et lui donne tout son aplomb, c’est-à-dire sa gravité. Ces poèmes dialectaux à l’âpre sonorité latine ne revendiquent pas une identité régionale, explique le critique Fabio Zinelli ; on est loin en effet de la manière dont un Pasolini s’empare du frioulan comme manifeste politique. C’est au contraire de l’intérieur de la langue qu’ils agissent pour la tendre et faire advenir cette parole singulière qui s’échappe du plurilinguisme attribuée trop souvent à la seule déconstruction moderniste.

Formalisme postmoderne

Plus caustique et ludique, donc apparemment plus moderne, Marco Giovenale construit ses poèmes à la manière d’un Francis Ponge comme des modes d’emploi ironiques qui, à chaque mot, se ramifient pour devenir logorrhée dont le rythme seul fait sens. On y retrouve le formalisme de la revue Tel Quel dont la source remonte à Mallarmé et à Valéry, bien sûr, et qu’aujourd’hui un Jean-Marie Gleize prolonge avec une approche intertextuelle très affirmée. Approche dont se revendique également le poète italien en faisant de l’Oggettistica, titre de l’un de ses poèmes, l’objet de son travail sur la langue.

Mais qu’en est-il pour l’exil ? Le plurilinguisme lié à cette expérience peut-il renouveler la langue d’accueil ? L’italo-allemande Eva Taylor ayant fui naguère le communisme de sa patrie d’origine, en doute. «Nous ne sommes pas des cosmopolites mais des réfugiés », avait précisé en introduction Mia Lecomte en citant la poète Amelia Rosselli. La langue seconde sert ici à refroidir la brûlante expérience de l’exil. C’est la langue de la mise à distance.

Sa poésie la reflète à sa manière. Attentive aux menus détails du quotidien, aux changements d’atmosphère, ses poèmes sont autant des signes qui balisent un territoire qu’il s’agit de se réapproprier et donc de nommer en lui incorporant cette torsion syntaxique propre à ceux qui viennent d’ailleurs. Ainsi peut se réaliser en catimini, un certain travail sur la langue. C’est d’ailleurs l’une des leçons de cette littérature contemporaine qui, se percevant en tant que « littérature mineure », accueille sur le même pied le formalisme postmoderne, le poésie dialectale et les écritures venant de l’expérience migrante pour en faire le lieu de convergence d’une littérature postnationale.

Ce n’est pas le cas de la littérature française qui reste, quoiqu’on en dise, profondément nationale dans ses modes de réception. L’idée selon laquelle Paris demeure la capitale mondiale des lettres conduit ses opérateurs à penser que la littérature française en est le réceptacle naturel. C’est cette opération de naturalisation qui est advenue à travers le manifeste d’une littérature-monde signé en 2007 par le gotha des écrivains francophones et français et dont le journal Le Monde a fait grand cas. Voilà bien un réflexe d’une littérature majeure avec ses qualités indéniables d’accueil certes mais aussi avec ses défauts dont le principal consiste à voir les littératures d’ailleurs comme une expression exotique de sa propre centralité. Après Ionesco, Beckett, des écrivains comme Nancy Huston ou encore la mauricienne Ananda Devi, le martiniquais Edouard Glissant, le québécois Jacques Godbout, l’haïtien Dany Laferrière, le congolais Alain Mabanckou, le malgache Jean-Luc V. Raharimanana deviennent ainsi partie prenante de la littérature française.

C’est d’ailleurs tout l’intérêt de cette rencontre qui ne se contente pas de théoriser mais donne à voir presque in vitro les élaborations en cours au sein d’une culture qui se considère « en marge » selon l’acception même d’un Paul Valéry. Nul besoin de remonter à Dante ou Pétrarque qui très vite avaient perçu la fragilité congénitale de l’italien pour comprendre que c’est justement cette faiblesse – le déficit d’état unitaire- qui lui a permis de devenir durant le Cinquecento la langue européenne de la culture.

Die Weltliteratur

Aujourd’hui par rapport au français, à la forte armature syntaxique, l’italien se trouve donc plus à même d’ouvrir une nouvelle et très ancienne perspective sur la langue qui n’est plus seulement le marqueur dune identité nationale mais aussi le véhicule d’une culture qui dès l’origine a été transnationale. Or ceci passe par ce que Deleuze et Guattari ont appelé après Kafka une « littérature mineure » ; ce qui implique l’approfondissement de l’expérience de l’exil et de l’immigration. Car c’est en subsumant l’expérience migratoire dont elle est porteuse avec ces 25 millions de migrants en un siècle que l’italien peut contribuer à faire éclore, en concordance avec les autres langues, l’avènement de ce que Goethe appelait déjà de ses vœux en 1802 : la littérature-monde. Die Weltliteratur

La quatrième dimension

En faisant éclater la chaîne du livre, l’avènement du nouvel environnement numérique peut en quelque sorte la favoriser. Mais pour réaliser pleinement les conditions de cette littérature monde, les opérateurs des littératures nationales (c’est à dire les éditeurs, les critiques, les libraires, les journalistes à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales) doivent prendre en considération un quatrième élément et peut-être le plus difficile : l’œuvre des écrivains ayant publié en dehors de leur aire linguistique d’origine. En acceptant de « rapatrier » ces écrivains autochtones écrivant dans une langue étrangère, ces littératures se grandiraient non pas en récupérant les plus célèbres d’entre eux mais en rendant visible à la face du monde ce qui demeure caché : la nature plurilingue et transculturelle de toute culture nationale. Ce pari n’est pas gagné tant s’en faut. Mais des voix se font entendre désormais pour bousculer le postulat de l’ autochtonie littéraire comme celle de Lamberto Tassinari dont l’essai John Florio alias Shakespeare (éditions du bord de l’eau ) vient d’être publié cette année 1 . C’est pourquoi on ne peut que féliciter les instigateurs de cette rencontre et les encourager à poursuivre ce travail si nécessaire.

1Je vous invite à voir le débat qui a suivi la présentation du livre le 2 février 2016 au PEN CLUB français à l’adresse suivante. https://www.youtube.com/watch?v=Gp1fkhNbRPM